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La musique des années 2000 - Quelques remarques synthétiques

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Academic year: 2021

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Abstract : Le nouveau millénaire a commencé dans

un esprit de fête. Cette derniè re ouvrait certes l’esthétique vers un « tout est possible ». Mais c’est l’industrie du disque qui sembla surtout en profiter, créant, à travers des disques hybrides, ses propres esthétiques marchandes. La postmodernité était -elle surtout, dans sa diversité souhaitée infinie, une chatoyante vitrine de magasin mondialisé (incarné par internet) ? Le mot d’ordre du mélange toucha aussi les sphères de la musique écrite. Ces dernières devenaient

souvent « centristes », funambules paradoxales :

tonales et atonales. Au sein d’un monde désormais san s « ismes », survivaient les saturationnistes, eux -mêmes symptômes d’une autre fusion (entre saturation des guitares du rock et atonalisme savant). Enfin, un univers désormais oublieux de toute solennité poussait, par défaut de tout autre modèle désormais, l’enfant comme dernier sage occidental. Des esthétiques régressives, enfantines, s’en déployaient.

Ce texte fut publié dans une version plus ancienne (« Remarques au sujet de la musique des années 2000 ») dans Arte e cultura, passos, espaços e territorio s, Univille (Brésil), Editora Univille, 2011, p. 153-164, et ailleurs, en version portugaise, sous ce titre : « As e mergências no Século XXI: quais t e nd ê nc i a s c o mu n s d e u ma a r t e a o ut r a ? O c a s o p a r t i c u l a r d a mú s i c a », P a l í n d ro m o . Te o r i a e H i s t ó r i a d a A r t e ( r e v ue b r é s i l i e n ne ) , n ° 6 , 2 0 11 , p . 2 1 3 -2 3 1. En voici une version française actualisée (septembre 2019).

Il semble que l’an 2000, en tant que fable optimiste, futuriste voire cosmique, n’ait pas vraiment eu lieu. C’est sans doute le 11 septembre 2001 – son antithèse sombre, si l’on veut – qui l’a remplacé en tant que jalon de l’histoire. Cette tragédie, corrélée à certains néo -conservatismes politiques dominant en Oc cident, a conduit les journaux, entre novembre et décembre 2009, à dresser un sombre bilan des années 2000. Il s’agissait de la « décennie de l’enfer » selon le Time magazine américain ou de la « décade perdue » selon l’allemand Der Spiegel. « La décennie fut celle des conservatismes » écrivait Libération le 31 décembre 2009. Or, l’an 2000 semblait pourtant promet tre autre

chose (l’opposé) qu’une quelconque démarche

conservatrice. Il n’eut donc pas lieu.

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Ce contexte obscur, en première analyse, sembla pourtant profiter au monde de la musique. Comme le chantait Alain Bashung en 1995, sardonique : « Ma petite entreprise connaît pas la crise ». Entendez par là que cette entreprise – la musique (populaire) – va jusqu’à profiter de la crise. Elle est un palliatif, un dérivatif oublieux durant les périodes troubles de l’histoire1. Quoi qu’il en soit, un certain vent de liberté

esthétique sembla souffler sur les années 2000, tant dans les cercles savant que populaire.

Quant au petit monde de la musique savante, cette liberté semblait notamment permise par un certain nombre de décès parmi les grandes figures des avant-gardes du siècle précédent. Si « l’avant-garde » n’existe guère plus aujourd’hui, c’est déjà que ses vieux

protagonistes sont morts en masse et sans

descendance. Ce fut le cas pour Stockhausen en 2007, Ligeti en 2006, Berio en 2003, Xenakis en 2001. Cage et Messiaen, en ceci précurseurs, avaient déjà disparu en 1992, Nono en 1990. Boulez allait les suivre en janvier 2016. En 2010, certes encore vif, il semblait cependant

déjà retranché de la tribune esthétique des

compositeurs (dont il n’est pas certain , dès lors, qu’elle existait encore). Il manifestait même une relative bienveillance, désormais, pour les créations diverses de ses jeunes collègues, voire une absence de réaction. On était loin des anciennes sanctions d’i nutilité affublées à

ses adversaires des jeunes années2. Ce tribun semblait

assoupi. Il n’avait plus créé d’œuvre, par ailleurs, depuis sa dernière version de Dérive 2 (1988, 2002, 2006). La place était libre.

L’ouverture esthétique ressemble à l’ouverture sur le monde. Peut-être celle-ci inspira-t-elle d’ailleurs partiellement celle-là. Comme en ce qui concerne les autres arts, la mondialisation s’appliqua aussi à l’esthétique. En 2009, Nicolas Bourriaud expliq uait en profondeur le nomadisme artistique du nouveau millénaire dans son ouvrage Radicant – Pour une

esthétique de la globalisation3. Les musiciens, eux,

1 O n a va i t d é j à p u vé r i fi e r, d a n s u n t o u t a ut r e c o nt e xt e h i s t o r i q u e ,

que l’a rs subtilior d éplo yait ses ailes au

t o ur na n t d e s X I V è me e t X V è me s i è c l e , s o i t d ur a n t l e s p i r e s a n n é e s d e l a G ue r r e d e c e n t a n s . 2 D a n s «É ve n t ue l l e me n t » p a r u e n 1 9 5 2 d a n s l a R e v u e m u s i c a l e , B o ul e z é c r i v i t c e j u ge m e n t r e s t é c é l è b r e : « To ut mu s i c i e n q ui n ’a p a s r e s s e nt i – no u s ne d i s o n s p a s c o mp r i s , ma i s b i e n r e s s e n t i – l a né c e s s i t é d u l a n g a ge d o d é c a p ho ni q u e e s t I N U T I LE . C a r t o u t e s o n œuvre se p lace en deçà des nécessités d e so n époque ». Cité dans P i e r r e B o u l e z , R e l e v é s d ’ a p p re n t i , P a r i s , S e u i l , 1 9 6 6 , p . 1 4 9 .

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semblaient encore (durant les années 2000), plus sédentaires que ces plasticiens occidentaux qui s’installaient hardiment dans des pays en voie de développement, notamment à Mexico. Mais au moins les lieux de concert associés aux avant-gardes musicales s’ouvraient-ils à des compositeurs non occidentaux. Ces derniers n’étaient déjà plus considérés musiciens

nationaux (exotiques pour l’Occident) mais

internationaux. Ils étaient désormais valorisés selon une esthétique occidentale -mondiale unitaire, en principe. L’ouverture vers l’est , en musique, semblait la plus visible avant 2010. On remarquait , par exemple, le Libanais Zaad Multaka, le Chinois Tan Dun, la Coréenne Unsuk Chin. Les Latino-Américains émergeaient moins rapidement. Mais comme on le remarque dans le domaine des arts plastiq ues, ces nouvelles émergences n’étaient guère encore possibles que dans la mesure où

ces nouveaux artistes, « poliment invités4 », gagnaient

l’Occident5.

La postmodernité ou les esthétiques imaginées directement par l’industrie disquaire

Ces années 2000 ont vu l’avènement d’une activité singulière et innovatrice de l’industrie du disque. Ce

processus, d’apparence festive, enthousiasmante,

libératrice, constituait l’une des émergences les plus évidentes, car à grande échelle, quant au monde de la musique des années 2000. Il ressemblait à un âge d’or.

Il s’agissait de l’émergence d’une esthétique

ressemblant au postmodernisme des années 1980, prônant pluralité, « liberté ». Mais cette esthétique semblait désormais universelle. Car elle était cette fois d’origine industrielle. Elle fêtait – et fête encore de façon moins fervente – la mondialisation comme on eût fêté la chute des frontières, les auto-retrouvailles de la planète désormais unie. Mais la chute des frontières profitait, en premier lieu, on le sait aujourd’hui, au capital. Un pas de plus était franchi, désormais, dans la marchandisation de l’art (dont il question dans tout cet ouvrage, phénomène réellement omni-artistique), dans ce que Fredric Jameson nomme Le postmodernisme ou la

logique culturelle du capitalisme tardif6. Mais c’était

4 « L’ e ff e t p e r ve r s r é s i d e d a n s l e f a i t q ue l ’o n a r r i ve à c o ns i d é r e r i mp l i c i t e me n t l e s a r t i s t e s no n o c c i d e nt a u x c o m me d e s i n v i t é s a v e c q ui i l fa ud r a i t ê t r e p o l i , e t no n c o m me d e s a c t e ur s à p a r t e nt i è r e d e l a s c è n e c u l t ur e l l e . » I b i d . , p . 3 0 . 5 « R a r e s s o n t l e s a r t i s t e s p r o v e na nt d e p a ys " p é r i p hé r i q u e s " a ya nt

réussi à intégrer le système central de l’ar t co nte mporain en continuant à résid er dans leur pays d ’or igine. » Ibid., p. 12 .

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delà du constat de Jameson, et un pas de plus : les artistes n’avaient plus besoin d’être postmodernistes, c’est la société, convaincue – l’industrie notamment – qui était désormais postmoderne dans son en semble, ce qu’internet, alors en pleine explosion, symbolisait très

bien. Judith Lochhead le remarquait aussi7.

Mais une esthétique industrielle était-elle possible ? Oui si « la culture et l’économie ne font désormais plus qu’une », comme le remarquait John Seabrook dès

20008. De fait, ce phénomène était sinon nouveau, du

moins définitivement clair. Il consistait en la possibilité, désormais, pour les maisons de disque, d’inventer leur propre esthétique, pour ainsi dire indépendamment des compositeurs. Il s’agissait de produire non pas de nouvelles œuvres mais de nouveaux arrangements. Les arrangeurs coûtent moins cher, ils sont plus anonymes (donc plus manipulables) et leurs entreprises sont moins risquées (puisque l’œuvre souche qu’ils modifient est déjà connue, évaluée par la firme en amont).

Le CD Mozart l’égyptien (1998) se vendit à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. On en fabriqua donc une suite. Ce fut, titré à dessein comme dans l’industrie cinématographique : Mozart l’Égyptien 2 (2005). Le style était résolument postmoderne : hybridateur de Mozart et d’une musique traditionnelle arabe stéréotypée. Comme le formulent Michael Hardt et Toni Negri : « Le postmodernisme est de fait la logique par laquelle le capital opère […], car il constitue une excellente description des schémas capitalistes idéaux de la consommation de biens, à travers des notions telles que la différence, la

multiplicité des cultures, le mélange et la diversité9 ».

Mais ici, encore une fois, c’était davantage que le postmodernisme : la postmodernité où le capital agissait désormais à découvert, sans le truchement du

compositeur. Insistons. Ce n’étaient plus ces

hybridations imaginées, dans les années 1980, par les compositeurs postmodernistes dans leurs œuvres propres. C’étaient celles d’une époque non plus partiellement postmoderniste mais postmoderne . Il

s’agissait donc finalement de celles des

« producteurs », soit des acteurs financiers de ladite époque. « Ce que le postmoderne nomme hybridation 7 Vo i r P o s t m o d e r n m u s i c . P o s t m o d e r n t h o u g h t , N e w Yo r k , Lo nd o n, R o ut l e d g e , 2 0 0 2 , p . 4 . 8 N o b ro w [ i n d i s t i n c t i o n] , t h e c u l t u re o f m a r k e t i n g , t h e m a r k e t i n g o f c u l t u re , K no p f, N e w Yo r k, 2 0 0 0 , p . 1 8 . 9 E m p i re , P a r i s , U G E ( 1 0 / 1 8 ) , 2 0 0 4 , p . 1 9 6 .

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consiste à greffer sur le tronc d’une culture populaire devenue uniforme des "spécificités" la plupart du temps caricaturales, comme on parfume avec différents

flavours synthétiques les sucreries industrielles10. » Qui

était l’auteur de cette nouvelle musique ? Mozart ? La tradition arabe ? L’arrangeur Hugues de Courson, dont le nom ne figure qu’en petit sur la couverture ? L’auteur semblait finalement la firme elle-même, Virgin Classic.

Le traitement de Mozart y était légèrement

irrespectueux11. Ce n’était donc plus tant la sacralité de

l’art, de la culture, de la musique savante du passé qui transparaissait. Ceci était une nouveauté, par rapport à

la fin du XXè m e siècle12. Ce qui semblait célébré,

désormais, semblait un âge d’or de « liberté », ou disons plutôt de libéralisme esthétique.

Depuis cette nouvelle « libération », les firmes utilisent les arrangeurs mais aussi, plus simplement

encore, les instrumentistes. Des « disques

d’interprètes » ont donc fleuri. Là encore, on fêtait – et on fête encore à la fin des années 2010 – la nouvelle

« liberté esthétique » notamment permise par

l’abandon relatif du terrain par les avant-gardes. La firme Naïve, à travers le violoniste virtuose Laurent Korcia, dans le CD Doubles jeux (2006), proposait la Sonate de Debussy (1916-17), mais aussi un arrangement du grand thème des Parapluies de Cherbourg (comédie musicale entièrement chantée de Jacques Demy, 1964), le Minor swing de Jango Reinhardt et Stéphane Grappelli, ou encore une version de la mélodie de Massenet Élégie (1875), interprétée par Jean-Louis Auber, ex-chanteur du plus célèbre groupe de rock français (Téléphone). Musique savante, jazz, pop, le mélange esthétique y était souhaité maximal, il célébrait une « ouverture d’esprit » qui aboutit, de façon corollaire, à une ouverture du marché. Mais là encore, les œuvres interprétées n’étaient jamais contemporaines. Seuls les arrangements étaient de leur temps. L’industrie culturelle s’apercevai t que les œuvres déjà écrites étaient en nombre suffisant pour 10 N i c o l a s B o ur r i a ud , o p . c i t . , p . 2 2 . 11 P a r e x e mp l e , l a p l a ge 4 , q ui h yb r i d e l e C o nc e r t o p o ur f l û t e , f i ni t p a r t o r d r e l a mé l o d i e m o z a r t i e n ne e n y f a i s a n t f i g ur e r d e s s e c o nd e s a u g me n t é e s , t r ui s me s m é l o d i q u e s a r a b i s a nt s . 12 D a n s u n a ut r e t e xt e , o n t e n t a i t d e mo nt r e r q u e l a fi n d u X X è me s i è c l e , ma t é r i a l i s t e e n a p p a r e nc e , d i s s i mu l a i t e n c o r e c e q ui r e s s e mb l a i t à u n p o l yt h é i s me , c u l t e a u x « g r a nd s gé ni e s », mu l t i p l e s , d e no t r e « c ul t ur e ». Vo i r « L’ œ u vr e e s t hé t i q ue c o m me limite d e l’œuvre. Une œuvre éthiq ue ? », in Les limites d e l’ œu vre , s o u s l a d i r e c t i o n d e M . M i c h e l G u é r i n e t P. N a va r r o , A i x e n -P r o ve nc e , -P U -P, 2 0 0 7 , p . 2 4 5 -2 5 3 .

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produire une infinité d’exégèses « en liberté », en fait de produits dérivés.

Le spectacle Best of Mozart (créé le premier juin 2008 au Théâtre Tambour Royal à Paris ), à ce titre, était emblématique. Point n’était plus besoin que Mozart (ou un compositeur conte mporain) ne produisît de nouvelle œuvre scénique. On compilait un spectacle avec les « meilleurs airs » du Salzbourgeois. Au passage, l’irrévérence était décidément nouvelle. Car on ne produit de Best of que lorsqu’un groupe pop est daté, sur la fin, cerné : circonscrit par la culture. La culture, à travers son industrie, entend ait donc enfin clairement supplanter l’art, en quelque sorte , vivre, curieusement, à la fois sur lui et sans lui .

Le choix du Festival d’Art Lyrique d’Aix -en-Provence, celui de programmer la Clémence de Titus encore en 2011, nous rappelait, à l’opposé, le vieux culte plus

aveugle propre au XXè m e siècle : tout ce qu’écrit Mozart

était précieux, même cet opéra écrit en trois semaines au mois d’août 1791, mineur en rapport des quatre chefs-d’œuvre scéniques (les trois opéra s sur des livrets de Da Ponte et Die Zauberflöte). Dans ce dernier cas, Mozart compte. Il reste une icône. D ans l’autre cas,

l’icône est plutôt notre nouvel esprit fun,

éventuellement mercantile, greffé sur Mozart comme à d’autres moments sur quelqu’un d’autre, au gré du marché. Que devenaient alors les compositeurs contemporains ?

Nouveaux paradigmes synthétiques de la musique savante

Or, force est de constater que la musique savante n’échappait pas à la fascination pour l’entropie (l’inexorable mélange), pour l’hybridation, plus généralement pour la synthèse. Pour filer une métaphore hégélienne, le temps semblait moins celui des fortes thèses modernistes, ni des franches antithèses postmodernistes, que des vastes synthèses postmodernes. Si l’on veut, le modernisme tentait d’aller de l’avant, le postmodernisme en arrière (selon une analyse grossière), et la postmodernité galopante, libérée, des années 2000, empruntait désormais les chemins de traverse. Elle concevait moins le temps – moins l’avant et l’après – qu’une mise à plat générale, une mise en surface. La géographie, en somme, primait désormais sur l’histoire. Une sorte de géographisme

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avait supplanté l’historicisme certes contestable13. L’an

2000, s’il avait eu lieu, valait alors en tant

qu’écrasement eschatologique. Fin de l’histoire14 ?

C’était peut-être au moins l’alourdissement

considérable de l’histoire, comme lestée par le nouveau millénaire avenant. Le grand récit historique semblait alors d’autant plus difficile à relever que le grand récit géographique de la globalisation, lui, saturait l’air du temps. Le grand spectacle de la mondialisation, relayé par cet internet alors nouveau dans sa massive popularisation, semblait donc s’imposer jusqu’à l’esprit des artistes (dont des musiciens). Or d’Après Al Foster, de ce « spectacle, [les artistes étaient] moins les

critiques que les surfers15 ».

Les synthèses fourmillaient. Elles abouti ssaient à ce qu’on pourrait appeler un centrisme esthétique assez généralisé, en tout cas émergent. Pour précise r la topique hégélienne ci-dessus, nombre de musiciens, en gros depuis le nouveau siècle, ne cherchaient plus la thèse moderniste atonale, ni l’antithèse postmoderniste

néotonale, mais la synthèse postmoderne qui

consistait, de façon funambule, à écrire ni de façon tonale, ni atonale : sur le fil, entre les deux.

Parfois, on aboutissait même à des juxtapositions curieuses. On se souvient de l’hypermodernisme du musicien anglais Brian Ferneyhough, manifesté durant

les années 1980 en réaction implicite au

postmodernisme. Or, dans In nomine a tre (2001), le Britannique commence par faire entendre une monodie modale (autrefois strictement impossible dans son esthétique), puis soudain une p olyphonie strictement atonale. En d’autres termes, Ferneyhough se livrait à une synthèse hâtive, sommaire (une juxtaposition). Il osait coller un idiome tonal à son ancienne manière propre, opposée, atonale. Dans la musique savante aussi, semblait donc poindre un âge d’or esthétique, celui d’un « tout est possible ». Pour filer un parallèle avec les arts plastiques, il y avait là une révision du

modernisme16, mais cette fois aussi du

13 K a r l P o p p e r, p a r e x e mp l e , c r i t i q ua i t l ’ hi s t o r i c i s me ( d o nc l e

mo d e r ni s me e t t yp i q ue me n t c e l u i d ’ u n S c hö n b e rg) , e n mo nt r a nt qu’il cro yai t au destin donc à la magie. Misère de l ’histo ricisme , Paris, Plo n, 1956, 1988 pour l’éd itio n de po che, p. 200.

14 C ’é t a i t a u mo i n s l a t hè s e , d è s l a c h ut e d u R i d e a u d e F e r, d e F u k u ya ma . Vo i r L a f i n d e l ' h i s t o i re e t l e d e r n i e r h o m m e , P a r i s , F l a m ma r i o n, 1 9 9 2 . 15 D e s i g n & c r i m e , P a r i s , L e s p r a i r i e s o r d i na i r e s , 2 0 0 8 , p . 3 8 . 16 C ’e s t l à c e q ue d é c r i t R a n c i è r e d a n s c e r t a i n s « a r c hi v a ge s » ( o u « i n v e nt a i r e s » o p é r é s no t a m me n t s ur l ’a r t m o d e r n i s t e , t yp i q ue s a l o r s d e s a r t s p l a s t i q ue s p o s t mo d e r ne s . Vo i r no t e s u i va n t e .

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postmodernisme, dans la même œuvre, de façon paradoxale.

Le Concerto hambourgeois, achevé en 2003, l’une des dernières œuvres de Ligeti, se livre également à une synthèse, mais plus organique. Le langage est globalement modal (donc si l’on veut dans la lignée du dernier style du Hongrois, initié durant les années 1980, teinté de postmodernisme). Mais le cor solo, utilisant ses harmoniques naturelle s, joue subtilement « faux » et inocule ainsi une malicieuse et minimale atonalité, ainsi qu’une truculence braillarde qui

rappelle un primitivisme d’origine moderniste

(stravinskienne). Ligeti, lui aussi, mieux encore que

Ferneyhough, a moins inventé le XXIè m e siècle ici que

synthétisé le XXè m e. C’est pourtant une démarche

émergente du XXIè m e siècle, qui rappelle les processus

d’inventaires propres aux Arts plastiques (déjà développés durant les années 1990 et que Jacques Rancière remarque en 2004 dans Malaise dans

l’esthétique)17. Gardons nous d’y voir une stagnation. Il

y a là une invention transversale, trans -esthétique, dont il faudra examiner un jour si elle suit le mot d’ordre de l’industrie culturelle (« tout est possible aujourd’hui ») ou si elle justifie ce dernier, en amont, et dans ce cas pourquoi ?

Nouvelles synthèses entre mondes savant et populaire.

Le mélange du savant et du populaire, quoi de plus banal ? Mais depuis l’après guerre, la musique contemporaine avait pris du retard dans cet exercice. On s’en aperçut a posteriori, c’est-à-dire quand elle commença à combler ce fossé. Les arts plastiques, dès les années 1960, souhaitaient « se rapprocher de la vie quotidienne », de la politique (1968 venait à grands pas). Ils entendaient relier art de galerie et art de rue. Les expériences américaines de la beat génération avaient quelque chose de populaire. Mais la musique contemporaine, en Europe, ne s’était pas tant

« compromise », elle, mis à part quelques

assouplissements du langage, surtout à partir de 1965, aboutissant au retour des cordes, de l’orchestre dans sa

profondeur romantique18, à certaines rares alliances

17

O p . c i t . , P a r i s , G a l i l é e , 2 0 0 4 , p . 7 4 .

18 C ’e s t l ’ é p o q ue o ù l ’o r c he s t r e , no n p a s c o m me r é s e r vo i r d e t i mb r e

o u p ui s s a nc e , ma i s e n t a nt q ue r é s o n a n c e e s t r e d é c o u ve r t p a r l’ensemb le des avant -gardes. Lontano (1967) de Ligeti o uvre la p o r t e a u fa me u x S i n f o n i a ( 1 9 6 8 ) d e B e r i o , o u l a mê me a n né e a u

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entre musique électroacoustique et musique pop19.

Finalement, le rapport de Pierre-Michel Menger, en 1980, témoigne du retrait pe rsistant du « marché » de

la musique contemporaine20. En est un symptôme le

longtemps inamovible protocole de concert

« classique ». Dès lors, jusqu’à la fin du XXè m e siècle, les

caprices fantaisistes du pianiste autrichien Friedrich

Gulda tranchaient à bon compte21. Or, après 2000, les

compromissions n’étaient plus à craindre puisque les valeurs s’égalisaient. La tolérance esthétique s’affich ait infinie. Comme le résuma Nicolas Bourriaud, « dans un

univers postmoderne, tout se vaut22 ». Ou encore : « La

globalisation entraîne la neutralisation des espaces23 »,

et des esthétiques, ajouterait-on volontiers. C’est encore « l’indistinction » (« nobrow ») évoquée par

John Seabrook24.

Or gardons-nous de penser que cette neutralisation est entièrement d’origine consumériste. Il y a certainement dans cette tendance eschatologique à la

L i v re p o u r c o rd e s d e B o ul e z ( q ui r o mp t a ve c h u i t a n né e s d e s i l e n c e o r c h e s t r a l ) . « O ki n g », e xt r a i t d e S i n f o n i a , e s t j u s t e me n t c é l è b r e p o ur s e s r é s o na nc e s e t l e s c o n t a mi n a t i o n s d e c e l l e s -c i d ’ u ne z o ne à l’autr e de l’o rchestre. Hugues Dufo ur t raco nte q ue ce n o uveau so uci d e l’ « espace », d ans l’or chestr e, fut un « r eco ur s face à la c r i s e d e s a n né e s 6 8 -7 0 . [ … ] C r i s e d u l a n g a ge mu s i c a l » ( « Ti mb r e e t e s p a c e », L e t i m b re , m é t a p h o re p o u r l a c o m p o s i t i o n , P a r i s , I . R . C . A . M . , C hr i s t i a n B o u rgo i s , 1 9 9 1 , p . 2 7 2 ) .

19 L a M e s s e p o u r l e t e m p s p r é s e n t ( 1 9 6 8 ) , d e P i e r r e H e nr y e t M i c h e l

Colo mbier, en témoigne tout par ticulièrement, co mme d ’ailleurs so n titre l’ind iq ue, en un sens.

20

D a n s c e r a p p o r t i mp i t o ya b l e f i g ur e no t a m m e n t c e t é mo i g na ge ano nyme d ’un « Co mpo siteur né en 1945 » : « ce q ui m’ennuie d ans ma positio n de co mpo siteur, c’est q ue les concerts de musiq ue contempor aine co mme ceux de l’I tinéraire n’intér essent q ue les ge n s d u mé t i e r. L e s ¾ d e l a s a l l e s o n t c o n s t i t u é s d e ge n s q ue vo us c o n n a i s s e z , d e s c o mp o s i t e ur s , d e s i nt e r p r è t e s , c ’e s t l a s o c i é t é a u t o p ha ge , c e s o nt d e s c i r c ui t s fe r mé s ; c e q ui e s t r e gr e t t a b l e , c ’ e s t que cette musiq ue n’est pas… en fait une cer taine esthétiq ue n’est pas essentielle, les gens n’en o nt pas besoin. […] Je me sens agacé p a r c e t t e t r i b u d e g e n s q ui s ’e n t e nd e n t , q u i n ’ o nt p a s l a fr a nc h i s e de dire q ue la musiq ue qu’ils entendent de leur s collègues ne leur plaît pas, par ce q ue chacun n’aime q ue sa musique d ans c ette sorte de co mmunauté d ’auto conso mmatio n ». Pierre -Michel Menger, La c o n d i t i o n d u c o m p o s i t e u r e t l e m a rc h é d e l a m u s i q u e c o n t e m p o r a i n e , P a r i s , L a d o c u me n t a t i o n F r a n ç a i s e , 1 9 8 0 , p . 1 0 1 . 21 C ’ e s t l ’ u n d e s r a r e s p i a ni s t e s « c l a s s i q u e s » ( u n i ve r s e l l e me n t r e c o n n u s ) à a vo i r o s é d o n ne r u n r é c i t a l vê t u d ’ u ne c h e mi s e à fl e ur. C e s i mp l e fa i t , b é ni n, c ho q u e à e xc e l l e nt c o mp t e ( c ’ e s t d i r e s o n ut i l i t é hi s t o r i q u e ) . L e fa i t q ue l e p i a n i s t e a i t c o mp o s é d e s va r i a t i o n s s ur L i g h t m y f i re d e s D o o r s , o u q u ’ i l a i t r é g u l i è r e me nt i nt r o d ui t d e s i mp r o vi s a t i o n s j a z z e nt r e s e s p a r t i e s d e r é c i t a l , p a r a î t p r e s q ue a l o r s mo i ns a ud a c i e u x . 22 O p . c i t . , p . 9 7 . 23 I b i d . , p . 8 3 . 24 O p . c i t .

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« fusion finale » quelque chose de plus mystérieusement nécessaire, de plus historique qui, peut-être, dépasse l’économie et la mondialisation financière, n’en déplaise aux exégètes de Marx. Il y a probablement une raison, une stratégie, au-delà d’une simple lassitude, pour que philosophie, politique, esthétique s’avouent battus (comme le déplore Alain

Badiou)25 et n’existent plus guère, en tout cas, en tant

qu’organes de résistance, permettant alors à la fatale entropie de neutraliser les espaces, comme à son habitude, mais aujourd’hui de façon infiniment plus rapide, comme dans une progression exponentielle en phase terminale. De fait, le fantasme d’une fin participe de l’air du temps, peut-être initiée par un pessimisme d’origine écologique et généralisé , aboutissant à une mise à distance du monde, peut -être plus saine, plus utile qu’on ne le croit.

Mais voici un exemple d’hybridation des musiques savante et populaire. Franck Bedrossian, Raphaël Cendo, Yann Robin et le Russe Dmitri Kourliandski constituent la nouvelle génération de compositeurs savants qui, depuis les années 2000, s’intéressent au x sons saturés. C’est pour le monde de la musique contemporaine une nouveauté certaine, même si le résultat sonore ne semble pas si neuf puisqu’il est, en un sens, attendu, imaginé, fantasmé au sein de

l’horizon d’attente du public26 depuis longtemps. Il ne

s’agit pourtant pas d’employer des guitares électriques. Les sons saturés, ici, sont souvent ceux des bois de l’orchestre. Mais il est clair, pour l’oreille, que le rock est déjà passé par là (ce que Bastien Gallet appelle une

force27 mais qui est aussi une limite), voire que le

primitivisme du Sacre du printemps (1913) ne fait que rencontrer un nouvel épigone. Mais peut-être

25

« To u t l e p r o b l è me e s t d e s a vo i r a uj o ur d ’ h u i c e q ue c ’e s t q u ’ u n art no n impér ial, c’est bien une q uestio n q ui est indiscer nab lement u ne q ue s t i o n p o l i t i q ue e t u ne q ue s t i o n e s t h é t i q ue . U n e d e s r a i s o ns de la d ifficulté d e l’art aujo urd ’hui est l’extr ao rdinai r e faiblesse d e l’inventio n po litiq ue contempor aine. L’espace génér al de résignatio n d ans leq uel l’hu manité est installée à cet égard, l’ab sence de projets, de sorte q ue l’ar t est to ujour s tenté de por ter un retrait plutôt q u’un projet – cela r eflète la si tuatio n d’ensemble. » Alain Badio u, Utop ia 3. La question d e l’art au 3e

m i l l é n a i re , S a m me r o n, G E R M S , 2 0 0 2 , p . 2 7 ( d i s c u s s i o n) .

26 O n r e p r e nd i c i l e c o nc e p t d e J a u s s d é ve l o p p é d a n s P o u r u n e

e s t h é t i q u e d e l a r é c e p t i o n ( P a r i s , G a l l i ma r d , 1 9 7 8 ) .

27

« L a f o r c e d e F r a n c k B e d r o s s i a n e t d e R a p ha ë l C e nd o , e s t d ’a vo i r opéré la remédiatio n d ans l’écriture instr umentale co ntemporaine du br uit asso urd issant de la pop music [ …]. Bastien Gallet, « F r a n c k B e d r o s s i a n e t l e p r o b l è me d u s o n -é v é ne me n t », i n F r a n c k B e d r o s s i a n, D e l ’ e x c è s d u s o n , P a r i s , E n s e mb l e 2 e 2 m, 2 0 0 8 , p . 4 2 .

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s’agissait-il moins d’inventer que de réaliser de vieilles idées, idées d’ailleurs fusionnelles. Transmissions (2001, pour basson et dispositif électronique) engendre une atmosphère scabreuse, obscène . Certes le fait qu’un art choque, en général, semble rien moins que nouveau.

C’est là le problème des saturationnistes,

indiscutablement réalisateurs audacieux mais dans le même temps à la traîne du point de vue de l’esthétique, comme leur époque, tels de curieux néo-modernistes qu’on eût davantage imaginé prospérer durant les années 1960, juste avant que le rock lui -même ne pense à l’outrage – effectivement intéressant – de la saturation.

Les nouvelles hybridations entre monde savant et populaire se font aussi par le truchement des D.J. et autres plasticiens « turntablists ». Là aussi, c’est un retard qui se comble peu à peu, cette fois institutionnel. Les salles de concert étaien t autrefois dédiées à telle ou telle esthétique (savante ou populaire). Aujourd’hui cette dichotomie se nuance très lentement, non pas par pure « ouverture d’esprit » des programmateurs, mais aussi selon la marchandisation postmoderne évoquée ci-dessus. Le Grand Théâtre de Provence, typiquement postmoderne, lui (ouvert en 2007), programme musiques savante et populaire (certes populaire « sage ») mais parce qu’il collecte peu de subventions et doit remplir ses caisses. En tout état de cause, l’exemple du D.J. erikm, qui remixait du Grisey et du Varèse en temps réel, à la Cité de la Musique, en 2006, était alors, selon nous, émergent. Là encore, cependant, quoi de plus normal ? Car il s’agissait bien, en principe, d’une démarche savante, raffinée, au moins selon les canons esthétiques des arts plastiques dont erikm se réclame d’ailleurs. Mais même

à la fin du XXè m e siècle, le poids institutionnel qui

écrasait des lieux comme l’I.R.C.A.M. ou la Cité de la Musique, était encore tel que ces mélanges bénins, alors, étaient jugés inutiles, de mauvais goût. Erikm raconte d’ailleurs que les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, qu’il remixait, étaient venus, pour certains, en pantalon de cuir noir, sentant bien que quelque chose de nouveau – de scabreux – se passait et qu’il s’agissait de s’harmoniser (maladroitement) avec.

De multiples œuvres savantes des années 2000 mélangent langage contemporain et son pop. De fait , la nouvelle hybridation réelle, fusionnelle, emprunte, du pop, non pas le langage (tonal, bien connu), ni le rythme (dont les postmodernistes anglo-saxons s’étaient déjà emparés durant les années 1980 , voire

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avant eux leurs ancêtres répétitifs des années 1960 ). Elle pille désormais ce qu’il a de plus personnel, ses textures, son son. Dans son opéra The second woman (2011), Frédéric Verrières alterne ou mêle chant et formation de chambre classiques et chant pop (avec son accompagnement électrifié ), de façon fluide, continue, organique : c’est là la nouveauté historique. Les deux coloraturs répondent aux accents plus crus de Jeanne Cherhal, chanteuse-bricoleuse typique des années 2000 et du renouveau féminin de la chanso n française (bien incarné par les célèbres Camille et Anaïs). L’enjeu ici n’est plus de piller la source populaire, comme le faisaient Stravinsky et Bartók, pour finalement jouir de son butin dans son quant à soi, mais bien de préparer une fusion future, une synthèse réelle de deux mondes qui, à terme, n’en feront sans doute plus qu’un.

On évoquait ci-dessus un non-lieu (celui de cet an 2000 dont il n’eût pas été certain qu’il eût réellement

lieu). Les arts, eux, l’ont pourtant illustré

partiellement, appelé de leurs vœux alors même qu’il était déjà derrière eux. Ces illustrations ont souvent pris la forme de caricatures futuristes, à dessein naïves ou amusantes : populaires. Les baskets apparues sur le marché autour de l’an 2000, avec leurs couleurs en

dégradés futuristes, bleutés, partiellement

translucides, ressemblaient à des vaisseaux spatiaux « faits d’une matière inconnue ». Elles symbolaisent cette maigre réalisation, ici sur le terrain du design,

d’un fantasme de science-fiction éternellement

inassouvi, toujours ajourné. En musique, on en trouvait un équivalent avec le retour parfois caricatural de la résonance, de la profondeur du son, d’effet « space » : qui évoque le cosmos. Ce retour précéda d’ailleurs légèrement l’an 2000 et continua par la suite. Là encore, l’effet semblait facile, rêveur, astronomique et concernait pourtant la musique savante. Le Chinois Tan Dun, dans son Water concerto (1999), nous faisait entendre des instruments de facture nouvelle, certes, mais surtout, pour certains, très résonants (inspirés sans doute de quelques chants de baleine). Si l’on ajoutait le protocole particulier de concert (qui se libérait peu à peu, comme on l’évoquait plus haut), les musiciens plongés dans une pénombre bleue , on aboutissait finalement à un effet non pas seulement aqueux, mais mieux : cosmique. Même Boulez, dès l’amorce d’Anthèmes 2 (1997), pour violon et électronique, s’autorisait un effet d’écho abyssal (inédit chez lui) qui évoquait un univers de science-fiction. L’atmosphère engendrée, jugée vulgaire par les

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puristes, lui a d’ailleurs été reprochée en son temps. Or, par la suite, cet effectif précis (un instrument à corde soliste associé à un dispositif électronique – comprenant un effet d’écho) résonna encore durant les années 2000, toujours rêveur, romantique par sa texture (donc populaire), tel un naïf hommage désespéré à cet an 2000 si vite passé sans laisser la moindre trace. Citons, Partita I, de Philippe Manoury, pour alto et électronique (2006), ou Double bind pour violon et électronique (2006-7) de la très émergente compositrice coréenne Unsuk Chin. Ces deux œuvres, naturellement, ne boudaient pas non plus quelques passages de résonances électroniques vertigineuses. Pourquoi se seraient-elles montrées plus royalistes que le roi (plus sèches que l’œuvre « space » de Boulez) ?

Le fait que, du point de vue des compositeurs, des programmateurs culturels, l’on ne craigne plus aucune vulgarité (postmodernité oblige), voire qu’on recherche celle-ci avec malice, hédonisme galopant, « sans complexe », permettait aussi de se rapprocher du thème

– encore populaire – de l’enfance28. Les livrets d’opéra,

à ce titre, se permettaient désormais une dramaturgie simple voire naïve, efficace. Ils s’inspiraient même parfois de contes populaires. Il n’est qu’à se souvenir de Lachenmann (ici précurseur) et de sa Petite fille aux

allumettes (1996), puis chronologiquement du

Wintermärschen de Philippe Boesmans (2003-4, d’après Shakespeare), d’Alice in wonderland (2004-7) d’Unsuk Chin, de Das Märschen (2006-8), d’Emmanuel Nunes. Certes ces démarches, on s’en doute, n’auraient pu facilement être taxées de béotiennes : l’opéra de Nunes est d’après Goethe, celui de Boesmans d’après Shakespeare, Alice au pays des merveilles – on le dit – ne s’adresse pas aux enfants et le conte d’An dersen choisi par Lachenmann est une cruelle satire politique. Mais les contes pour enfants ont toujours eu des para-textes multiples, d’une part, et d’autre part, si Pierre Boulez avait écrit un Vilain petit canard (ce qui eût été étonnant mais donc pas impossible à l’époque), il y aurait eu là de toute façon un fait singulier, en regard de l’esprit plus cérémonieux du siècle précédent. Les arts plastiques, certes, avaient déjà montré la voie durant les années, après l’Inflattable rabbit (1986) de Koons puis les divers nounours de Mike Kelley ou Mac Carthy. C’était peut-être là l’une des formes de

28 P o ur u n e d o c u me n t a t i o n b e a u c o up p l u s c o mp l è t e à c e s uj e t , vo i r

J a c q u e s A mb l a r d e t E m ma n u e l l e Ay mè s , M i c ro m u s i q u e e t l u d i s m e s r é g re s s i f s d e p u i s 2 0 0 0 , A i x -e n -P r o v e nc e , P U P, 2 0 1 7 .

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l’esthétique du jeu dont parlait Jacques Rancière29.

La valorisation de l’enfance sembla fatale car relative. Quand il était désormais prouvé que l’adulte, totalement inconséquent, puéril, détruisait la planète , l’enfant faisait alors figure de sage, au moins par défaut. Par ailleurs, ce dernier, depuis la seconde guerre mondiale, n’a fait que renforcer peu à peu son auctoritas. La thèse de Françoise Dolto, en 19 39, puis le développement après-guerre de ses travaux, montraient la considération croissante d’une société pour la

philosophie innée (la métaphysique) de ses

progénitures. « C’est un scandale pour l’adulte que

l’être humain à l’état d’enfance soit son éga l30 », voire

son supérieur depuis le nouveau millénaire . Par ailleurs, la pose enfantine était peut-être celle de l’artiste, du musicien notamment, qui affirmait ainsi son irresponsabilité politique, dans une société qui démissionnait précisément à formuler des grands récits

collectifs31 et avait tendance à laisser à l’art, désormais,

le monopole encombrant de sa conscience. L’art se devait sans doute de refuser cet écrasant cadeau et se dire innocent. En tout état de cause, les « petites esthétiques » (ou « esthétiques du petit »), durant les années 2000, n’émergeaient pas seulement en musique mais, davantage même, dans une partie significative de

l’ensemble des arts32.

Quant aux années 2010 ? Les tendances amorcées durant la décennie précédente n’ont sans doute fait que s’y assoir. Une nouvelle émergence, certes augurée plus tôt, était peut-être l’utilisation de l’image, voire de l’écran ou de l’installation, par les jeunes musiciens, conscients de l’importance de s’imposer sur Youtube, donc d’avoir quelque signature vidéo . On prenait conscience de l’importance de la communication, donc de l’affiche, supplantant désormais la politique, mais

29 M a l a i s e d a n s l ’ e s t h é t i q u e , P a r i s , G a l i l é e , 2 0 0 4 , p . 7 4 .

30 D o l t o é c r i t e n c o r e : « N o us a vo n s u n m yt h e d e p r o gr e s s i o n d u

fœtus, de la naissance à l’âge ad ulte, qui fait q ue no us identifio ns l’évolutio n d u co rps à celle de l’intelligence. Or, l’intelligence s y mb o l i q ue e s t é t a l e d e l a c o nc e p t i o n à l a m o r t . » L a c a u s e d e s e n f a n t s , P a r i s , L a ffo n t , 1 9 8 5 , p . 1 3 . 31 A l a i n B a d i o u i r o n i s e j u s t e me n t à c e s uj e t : « I l f a ut vi vr e d a n s no t r e vi l l a ge p l a né t a i r e , l a i s s e r f a i r e l a n a t ur e , a ffi r me r p a r t o u t d e s d r o i t s na t ur e l s . C a r l e s c ho s e s o n t u n e na t ur e q u ’ i l f a ut r e s p e c t e r. […] L’éco no mie de marché, par exemp le, est naturelle, o n doit t r o u ve r s o n é q ui l i b r e , e n t r e q ue l q ue s r i c he s ma l he ur e u s e me nt i n é vi t a b l e s e t d e s p a u vr e s ma l he ur e us e me n t i n n o mb r a b l e s . » L e s i è c l e , P a r i s , S e u i l , 2 0 0 5 , p . 2 4 9 . M a i s c e r t e s , r é p o nd r a i t N i c o l a s B o ur r i a ud : « C o m me n t p r e nd r e l a B a s t i l l e s i e l l e e s t i n vi s i b l e e t p r o t é i fo r me ? » ( o p . c i t . , p . 6 6 ) . 32 R e vo i r no t e 2 8 .

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aussi les arts, en quelque sorte. L’aspect visuel commençait donc à se généraliser, notamment chez Steen-Andersen, Adamek, voire des compositeurs de la génération précédente, comme Aperghis ou Dusapin . Y avait-il là une contre-attaque, quand les arts plastiques, eux, s’étaient déjà emparés du son avec plus d’une décennie d’avance ? Ce sera l’objet d’un autre texte de le préciser.

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