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L'extase et le sens existentiel chez Nietzsche : contre l'imposture de la raison

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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PASCAL QUELLET

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L’EXTASE ET LE SENS EXISTENTIEL CHEZ NIETZSCHE CONTRE L’IMPOSTURE DE LA RAISON

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l’obtention du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

MARS 2005

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Résumé

Le présent mémoire aura pour but d’exposer comment l’extase provoquée par l’expérience esthétique, en particulier par la musique, peut fournir un sens à l’existence humaine. Le développement du thème du sens chez Nietzsche passe nécessairement par la critique de deux principaux éléments : la rationalité et la religion. Nous exposerons premièrement les critiques que celui-ci développe au sujet de la rationalité pour mettre à jour les aspects néfastes d’une mauvaise utilisation de la raison. En deuxième lieu, nous discuterons de la critique que Nietzsche fait de la religion en abordant le thème des « arrière-mondes » pour arriver à fonder la question du sens au sein même de l’existence. Finalement, en explorant les thèmes de l’extase, de « l’étemel retour du même » et de la musique, nous serons à même de comprendre comment le paradoxe que pose une expérience d’absolutisation à l’intérieur d’un moment est nécessaire et générateur de sens.

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Avant-propos

Simplement, le plus humblement du monde, voici quelques remarques...La maîtrise, comme disait l’autre, c’est pas le travail d’une vie. Tout de même...Deux (ou trois ans!?) de fréquentation avec Nietzsche, des lectures, des défaites, des maux de têtes, plusieurs rencontres avec mes abîmes, et souvent de belles réalisations, c’est peut être le travail du début d’une vie. Enfin...ce n’est pas la place, ni le moment de tomber dans les confessions oiseuses de fin de journée ou dans le mélodrame. Donc, place aux remerciements! D’abord et avant tout, un énorme merci à ma directrice de maîtrise, Marie-Andrée Ricard. Sans son regard pertinent sur mes écarts philosophiques impertinents, tout ce beau travail aurait été de nul à très nul. Merci pour m’avoir aidé à « élucider » mes intuitions concernant Nietzsche. Merci surtout pour avoir été humaine et compréhensive. Merci également à Cynthia et à Iris, mes deux correctrices, sans lesquelles ce mémoire aurait été illisible. Bon, ensuite...Plusieurs de mes amis (es), fidèles compagnons dans la marche quelquefois pénible de l’existence. Fred, pour son cynisme, l’autre Fred, juste parce qu’il est Fred, David-Alexandre, pour son support lors de mes dernières années de bac, Alex, juste parce qu’il me montre l’exemple (y faut que la vie rock, mon vieux!), François, avec lequel j’ai appris à travailler et à comprendre la véritable valeur d’un livre. Merci aussi à tous les autres que je ne peux nommer par manque de place sur cette courte page. Un autre merci très spécial à ma copine, Andrée, pour son soutien. Vivre avec un philosophe angoissé devrait devenir un sport Olympique, sinon faire partie de la liste des sports extrêmes. Sans elle, la vie serait sans doute plus triste et sûrement beaucoup plus grise. Sincère remerciement à deux autres professeurs, Thomas de Koninck pour son temps et son aide, et Monsieur Luc Langlois, pour la justesse de ses observations. De cette liste interminable de remerciement, je ne peux passer sous silence Arvo Pärt, Pergolesi, Mozart et tous les autres qui ont insufflé

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une âme à la froideur du caractère « Times new roman 12 ». Voici, pour terminer, une citation de Saclap Louelte, tiré de son ouvrage Ainsi parlait Moskovskaya :

De la vie, nous ne dirons rien. Autant y plonger et prendre la chance de s’y noyer que de la regarder passer stupidement en se laissant bercer paresseusement par les flots. Être acteur de son existence, avec tout le risque que cela comporte, nous conduit invariablement au sens caché de l’existence, à son essence profonde. Nous devrions tous être pousser par cette idée : je veux voir ce qui s’y cache.

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Table des matières

Résumé...p.ii Avant-propos... p.iii Table des matières... p.v

Introduction- Il était une fois, dans une galaxie éloignée... p. 1

Chapitre I-Vérité et mensonge au sens extra-moral. Comment la raison nous apparaît comme un faux horizon de sens... p.7

1.1- Terreur de Socrate...p.8 1.1.1- Apollon...p.8 1.1.2- Dionysos...p.10 1.1 ■3-Le tragique... p.ll I.1.4-Socrate et la tragédie...p.14 1.2- Descartes... p. 18 1.3- Le problème de la rationalité selon Adorno... p.20 1.4- Vérité et mensonge au sens extra-moral. L’échec de la science et les limites de la raison... p.23

1.4.1- Chapitre I...p.24 1.4.2- Chapitre II... p.30 1.5- Comment la raison peut être un faux horizon de sens... p.32

Chapitre II- Retour de l’Antéchrist. Pourquoi la religion est incapable de nous fournir un horizon de sens valable...p.38

II. 1-Les prêcheurs « d’arrière-monde »...p.39 11.2- L’homme du ressentiment... p42 11.3- l’idéal ascétique...p.46 11.4- Constat de l’échec de la religion comme horizon de sens...p.52

Chapitre III- Nietzsche et la musique. Comment l’extase peut donner un sens valable a l’existence... p.54

III. 1-Bref potinage sur les rapports de Nietzsche à la musique... p.57 III.2-Nietzsche contre Wagner...p.59

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ΠΙ-3 -Schopenhauer -la musique comme métaphore de la volonté... p.64 111.4- 1/étemel retour du même -délire métaphysique ou expérience éthique pour le dépassement du nihilisme?... p.69

111.5- Dionysos : l’extase et l’absolu germent dans le présent... p.75 111.6- La musique, instrument du sens... p.91

Conclusion... p 95

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Introduction

Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de Γ univers répandu en d’innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de Vhistoire universelle : une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l’astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre, quelqu’un pourrait l’inventer, mais cette illustration resterait bien en dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que l’intellect humain figure au sein de la nature. Des éternités durant il n’a pas existé; et lorsque c’en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect humain ne remplit aucune mission au-delà de l’humaine vie. 1

Cette citation, comme plusieurs autres citations de Nietzsche, pourrait être interprétée injustement comme un ultime cri de haine envers la vie ou comme l’incarnation du nihilisme. Déracinée de son contexte, elle est presque grossière et peut-être nous fait-elle sourire un peu. La techno-science n’a plus les mêmes prétentions qu’au temps de Nietzsche, il est vrai. Aussi, l’homme ne vit plus dans le fol espoir d’atteindre le savoir absolu ou de comprendre jusque dans ses moindres recoins un univers beaucoup trop grand pour lui. La connaissance se fragmente et se spécialise, la science se perfectionne. Notre qualité de vie croît de jours en jours et, sans cesse, nous repoussons les limites de notre savoir. Nous sommes une race croissante et bienheureuse qui réussit à faire disparaître peu à peu la souffrance, les images troublantes de la mort et les horreurs de la guerre. Après la deuxième guerre mondiale, après les massacres de masse et les camps de concentration, nous avons vaincu. Nous avons vaincu le nihilisme. Nous ne sommes plus ces derniers hommes sans valeurs, prisonniers d’une liberté illusoire. Cent ans après la mort de Nietzsche, Dieu est toujours mort et l’homme est toujours vivant. Nous vivons maintenant dans une société libérée de l’oppression de la religion, de la morale, de la monarchie. Nous vivons en démocratie, mes frères! Nous vivons dans un monde où tout est

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possible, où tous les bonheurs se valent. Le peuple est maintenant au pouvoir. Et heureusement, grâce à un accès démesuré à !’information, il a les outils nécessaires pour comprendre les enjeux sociaux. Il dispose donc de toutes les informations nécessaires pour prendre des décisions éclairées! Heureusement...Pourquoi citer Nietzsche, alors? Pourquoi ressortir de la poussière le guerrier moustachu, le crieur de vérité? Pourquoi écrire un mémoire de maîtrise sur Nietzsche? La réponse est simple : pour ne pas oublier. Pour ne pas oublier que, malgré toutes les apparences et tous les mensonges, nous sommes les derniers hommes, les faibles, les prisonniers et les salauds par ignorance. La science a effectivement fait des bonds prodigieux mais l’homme, fondamentalement, reste malheureux. La seule différence avec l’homme de l’époque de Nietzsche, c’est qu’il peut maintenant le rester plus longtemps grâce au progrès de la science. Les enjeux soulevés par Nietzsche sont loin d’être compris et résolus. Pour vous convaincre de la pertinence de mes propos, je n’ai qu’un argument : le suicide. Voilà un mal étrange, n’est-ce pas? Dans une société où nous avons pratiquement tout et où nous pouvons pratiquement tout faire, pourquoi les gens ont-ils un si grand besoin de s’enlever brutalement la vie? Où est le problème? Comparativement aux pays sous-développés, nous avons (entendre ici les occidentaux) une qualité de vie exceptionnelle. Nous avons l’argent, la santé, le divertissement et, en plus, le choix. Le choix de la religion, de l’orientation sexuelle, de l’orientation de carrière, de la maison, de l’auto, de l’animal de compagnie, des études, des fréquentations, de la musique, des passe-temps, etc.... Pourquoi diable voudrions-nous nous enlever la vie? Nous n’avons jamais connu la guerre, la famine ou aucune des sept plaies d’Égypte, mais nous nous enlevons la vie. Seulement au Québec, nous pouvons compter cinq tentatives de suicide par jour. Cinq personnes, aujourd’hui, croient qu’elles en ont assez. Le plus étrange, c’est que le phénomène n’est pas réservé aux adultes. Des jeunes de douze ans commencent à penser au suicide. N’est-ce pas là le signe d’une grave maladie de société? De toute évidence, il y a un problème qui n’est pas résolu par les valeurs que nous propose actuellement notre société. Il est donc nécessaire, selon moi, de comprendre ce problème et de mettre à jour différents éléments qui voilent les racines de ce mal de vivre. Mon projet manque certainement d’humilité, mais qu’importe! L’objet d’une maîtrise

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repose après tout beaucoup plus dans la forme que dans le fond! Qu’importe la préoccupation sociale de l’homme si son sujet est habilement posé, amené puis divisé! Je n’ai que la prétention d’y voir clair, après tout. Si les gens se suicident, c’est que la mort semble être une meilleure option que la vie. L’homme contemporain a dépassé une frontière.. .Le néant vaut plus que l’être! Comment cela est-il possible? Il faudrait que l’être ne soit rien, ou que le néant soit quelque chose, pour que cela ait du sens! Comment l’appel du vide peut être à ce point séduisant? Pour que cela soit possible, nous devons encore croire à une vie supra-terrestre, ou ne plus croire en la vie. N’est-ce pas là le propre de l’homme faible et du nihiliste que de dévaluer la vie à ce point et de croire (par faiblesse) à des promesses de salut? Est- il surprenant d’utiliser la pensée de Nietzsche pour contrer le manque de sens? Mettons de côté un instant tous les mauvais préjugés et toutes les fausses accusations proférés contre lui. Que reste t-il? Un penseur du sens. Tout le projet de Nietzsche s’inscrit dans cette voie : surmonter le nihilisme. Nietzsche est le penseur du sens par excellence. Parce qu’il dénonce les faux horizons de sens, parce qu’il condamne le faible, parce qu’il s’obstine à faire l’apologie de l’ivresse et de l’extase et, surtout, parce qu’il veut se réapproprier l’absolu. Comment, par la philosophie de Nietzsche, pouvons-nous comprendre ce vide de sens ou ce sens du vide? D’abord, en arrachant les masques grotesques sous lesquels se cache le vide de sens. Nous commencerons donc par un ménage en règle. Avec l’aide du manuscrit Vérité et mensonge au sens extra-moral, nous discuterons d’abord des problèmes reliés à la connaissance. Nous devrons aussi discuter du cas « Socrate » qui idéalise la raison, puis de Descartes qui l’isole et, enfin, d’Adorno qui la dénonce comme réifiante. Une fois cette critique développée, nous devrons nous attaquer à l’idée de la religion. Nous devrons démontrer pourquoi la religion est incapable de nous fournir un horizon de sens valable. Il sera donc question de l’homme du ressentiment, de l’idéal ascétique et des problèmes engendrés par les idées « d’arrière-monde ». Une fois les choses mises en place, nous pourrons entrer dans le vif du sujet. Le nœud du problème reste complexe : comment pouvons-nous vivre l’absolu dans le temps pour donner sens à la vie dans l’immédiat? Il sera donc question dans la troisième partie du mémoire de musique, d’extase, des figures de Dionysos et d’Apollon et des problèmes du temps.

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Nous verrons comment il est possible de donner un sens à Γ existence par la ‘musique’. En observant les thèmes de l’éternel retour et de l’extase, nous pourrons arriver à élaborer une piste de réponse pour résoudre la problématique du rapport entre l’absolu et le temps. Avant d’aborder les différents sujets annoncés, il serait maintenant utile de préciser quelques détails quant aux thèmes abordés dans ce mémoire. Il est clair que l’un des objectifs du travail est de faire la critique de la raison. Comment faire la critique de la raison avec la raison? Je vous accorde que l’objection est classique, mais par souci de clarté, j’aime mieux la résoudre tout de suite. Je n’ai pas l’intention de disculper la raison en bloc. Je veux arriver à montrer que la critique nietzschéenne de la raison condamne seulement la mauvaise utilisation de celle-ci. Nous arriverons à montrer que la raison est un outil indispensable, mais qu’elle doit reprendre sa place. Par souci de précision, nous pourrions aussi nous demander : qu’est-ce que Nietzsche entend par raison? Nous pouvons remplacer « raison » par « art du travestissement ». Et par travestissement, nous pouvons entendre que « C’est le moyen par lequel se maintiennent les individus plus faibles, moins robustes, qui ne peuvent pas se permettre de lutter pour l’existence à coups de cornes ou avec la mâchoire affilée des bêtes de proie. »2 La raison est donc, pour Nietzsche, un outil de défense? La seule arme que l’homme a pu développer pour survivre? Nous sommes loin du « moi » cartésien et de la preuve ontologique de l’être. Comment prouver l’existence de Dieu avec une raison pareille? Ou plutôt : pourquoi vouloir prouver l’existence de Dieu? Avant de terminer !’introduction, j’aimerais souligner un dernier fait. Je n’écris pas ce mémoire dans le but de régler les querelles de spécialistes sur la pertinence de considérer Nietzsche comme un philosophe. Premièrement, je suis loin d’être un spécialiste. Deuxièmement, parce que la source du conflit me semble simple. Nietzsche n’a pas élaboré -à prime abord- de système. Il me semble évident que l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche puisse paraître désordonné, mais j’y vois une ligne directrice : la musique. Toute son œuvre sous-entend la musique; des premières lignes de ses écrits de jeunesse jusqu’aux écrits tardifs. La philosophie à coups de marteau a pour mission de détruire les anciennes icônes mais aussi de faire résonner les fils de fer du piano pour

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dégager de la fureur Dionysiaque l’éclat du soleil Apollonien. Nietzsche fut le premier philosophe à vouloir appréhender l’absolu autrement que par le concept. Mais, tout bien considéré, comment pouvons-nous prétendre saisir le vrai ou P universel par la seule force de notre entendement, nous qui ne sommes que trop plongés dans le temps et prisonniers de notre univers? Pour faire de la philosophie, ne devrions-nous pas nous éloigner le plus possible des fausses prétentions du savoir? Bien que !’introduction d’un travail académique ait pour but de fournir une synthèse claire et précise du travail à suivre, j’aimerais laisser quelques questions en suspens. Quant à !’architecture du travail, aucune surprise. Le travail sera divisé en trois chapitres. Les deux premiers auront pour mandat de clarifier pourquoi nous ne pouvons pas trouver un sens valable et durable (chapitre 1) exclusivement dans le savoir théorique et dans la raison, ou (chapitre 2) uniquement dans la religion. C’est dans le chapitre 3 que nous éclaircirons les concepts de temps et d’extase, et où nous discuterons du rôle de la musique. Nous voulons ainsi arriver à réévaluer le rapport de force entre les figures d’Apollon et de Dionysos pour comprendre l’équilibre fragile des paradoxes nietzschéens et mettre en lumière l’importance de la vie et de la tragédie (dissonance tragique). Nous pourrons aussi montrer que, pour Nietzsche, la création est directement liée au sens de l’existence. Bien sûr, de nombreux problèmes sont posés par la philosophie nietzschéenne. Outre les problèmes de forme et les allégations d’une subjectivité presque caricaturale (crions à l’hérésie!), il faut garder à l’esprit qu’il se contredit pratiquement toujours et qu’il ne répond que partiellement aux problèmes qu’il pose. Encore une fois, nous sommes face à de faux problèmes. Premièrement, il serait complètement idiot de considérer n’importe lequel des ouvrages de Nietzsche comme un ouvrage fini. De fait, le long processus de création de Nietzsche ne se termine pas. Deuxièmement, il faut comprendre qu’en tant qu’éducateur, il veut « enfanter » des créateurs, pousser l’individu à germer. Pour ce faire, aucun système n’est valable. Nous avons besoin d’étincelles pour engager le processus et Nietzsche, lui, nous donne tous les feux du ciel. La pertinence de son travail repose sur le processus et sur la mise en marche du processus. Les paradoxes engendrés par une pensée discordante provoquent la réflexion. Il est maintenant

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temps, encore une fois, de dévoiler les erreurs d’une civilisation malade et de tenter de surmonter par l’art et par l’amour son plus grand symptôme : le nihilisme.

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I. Vérité et mensonge au sens extra-moral : comment la raison apparaît comme un faux horizon de sens

Le présent chapitre a pour but de justifier, par un bref rappel des moments forts de !’histoire de la raison, sur quels fondements Nietzsche s’appuie pour critiquer l’usage abusif de celle-ci. Premièrement, il sera question du thème de la raison chez Platon. Nous verrons pourquoi Nietzsche condamne les réflexions de Socrate et pourquoi ces réflexions sont condamnables. Il sera ensuite question de la raison chez Descartes. Bien que Nietzsche n’ait pas discuté abondamment du cogito cartésien, un bref rappel des théories cartésiennes sur le « sujet pensant » ne pourra que nous préparer à bien comprendre la portée des théories de Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extra-moral. Troisièmement, nous discuterons du problème que pose la raison réifîante chez Adomo. Encore une fois, il est utile de justifier mon choix : Adomo est, bien malgré lui, porteur de la tradition critique nietzschéenne. Bien que cette dernière affirmation pourrait à elle seule faire l’objet d’un autre mémoire, je me permets d’utiliser les thèmes abordés par Adomo pour répandre quelque clarté sur la position de Nietzsche sur le sujet. C’est qu’un recul objectif -et historique- est nécessaire pour comprendre les concepts nietzschéens. Finalement, nous discuterons des thèmes développés par Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extra-moral. Nous verrons donc comment il est possible de condamner la raison et, ainsi, la nécessité d’en relativiser l’usage pour le bon fonctionnement de « l’humaine vie ».

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1.1. L’erreur de Socrate

« Ma philosophie, platonisme retourné (umgedrehter Platonismos) : plus on s’éloigne de l’étant vrai, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but »? Comment pouvons-nous tenir compte d’une telle affirmation? Le platonisme, nous le savons, a comme idéal la raison. Il semble illogique de condamner en bloc près de deux mille ans d’histoire, seulement pour choquer ou pour assouvir une vendetta psychologique. La citation de Nietzsche n’est pas que rhétorique; elle a des fondements. Mais, comme dans l’ensemble de son œuvre, il est difficile de séparer le vrai du faux. Nous utiliserons, pour comprendre clairement les raisons de cette affirmation, la Naissance de la tragédie où se dresse un tableau intéressant de Socrate et de la tragédie. Nous ne pouvons arriver à comprendre « l’erreur socratique » qu’en comprenant la tragédie. Tentons d’abord de définir la tragédie au sens où l’entend Nietzsche.

Il y a bien chez lui l’idée qu’à l’origine de la tragédie se trouve !’affrontement irréfléchi de l’apollinien -avec sa puissance d’illusion- et du dionysiaque - avec son feu de sang- et que la tragédie, qui était apparue comme un phénomène de la nature, disparaîtra avec Sophocle aussi naturellement qu’elle était survenue. 3 4

Nous avons donc une piste. La tragédie est un affrontement, un combat entre deux forces opposées. Plus encore, elle est un désir, une volonté d’unir ces deux forces. Ces forces se manifestent par les figures d’Apollon et de Dionysos. Nous avons maintenant, en plus d’avoir à définir la tragédie, à expliquer ces deux figures.

1.1.1. Apollon

C’est en rêve, d’après la représentation de Lucrèce, que pour la première fois les figures superbes des dieux se présentèrent à l’âme des hommes; c’est en rêve que le grand sculpteur a vu, belles è ravir, les statures des êtres

3 N.T., Fragments posthumes, fin 1870-avril 1871, p. 308, K.G.W., 111, 7 (156). 4 PHILONENKO, Alexis, Le rire et le tragique, biblio essais, 1995, p.26.

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surhumains; et de la même manière le poète grec, si on l’avait interrogé sur les mystères de la procréation poétique, c’est du rêve qu’il se serait souvenu.5

Dans le rêve, nous pouvons jouir d’une vision immédiate des figures. Il n’y a jamais rien de superflu : tout nous semble à sa place et tout est clair. Apollon est le dieu de l’apparence et de toutes les formes plastiques. Nietzsche nous rappelle que la racine de son nom est le « brillant ». Il est une divinité de lumière qui règne sur la « belle apparence ». Par extension, nous pouvons affirmer qu’il est aussi dieu de la mesure et des frontières. Bref, « le regard d’Apollon doit être solaire »6, il fait apparaître. Si le regard d’Apollon peut saisir les phénomènes aussi clairement, c’est que son regard est d’abord intérieur. Apollon est aussi le principe d’individuation par excellence. Où, ailleurs que dans nos rêves, sommes-nous le plus individualisé? La forme ne peut être que plus claire, puisque nous sommes, dans le rêve, entièrement face à nous-mêmes et ainsi protégés de l’imperfection du monde empirique. Étrangement, tout dans le rêve nous apparaît avec plus de véracité et plus de clarté, comme si celui-ci était éclairé plus facilement par notre subjectivité. C’est dans se monde entièrement subjectif que règne la belle apparence et le Dieu de la forme. Apollon, chez les Grecs, est le dieu de la forme et de l’apparence. L’exemple utilisé par Nietzsche pour expliquer cette figure n’est donc pas arbitraire. Le rêve est le lieu le plus immédiat, le plus clair et le plus subjectif qui soit.

À l’extérieur de ma conscience, les choses ne sont plus claires. Parce que nous voyons l’apparence et nous ne voyons que le multiple. Citons Schopenhauer :

Non, le monde étend devant le regard de l’individu brut le voile de Maya7, dont parlent les Hindous; ce qui se montre à lui, à la place de la chose en soi, c’est le phénomène seul, sous les conditions du temps et de l’espace, du principe d’individuation, et sous celles des autres formes du principe de raison suffisante. Et avec cette intelligence ainsi bornée, il ne voit pas l’essence des

5 NIETZSCHE, Friedrich, La naissance de la tragédie, folio essais, 1977, p.28 6 Ibid, pp.30

7 « Maya, le sanscrit équivalent au gyûma (sgyûma) tibétain, veut dire spectacle magique ou illusoire, en référence directe avec les phénomènes de la nature. En brahmanisme, dans un sens plus élevé, il se

rapporte à la Shakti de Brahman (l’esprit suprême, le Ain Soph du Judaïsme). » Le Bardo Thödol. livre des morts Tibétain. Librairie d’amérique et d’orient, 1998. p.5.

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choses; qui est une; il en voit les apparences, il les voit distinctes, divisées, innombrables, prodigieusement variées, opposées même.8

Chez le jeune Nietzsche, Schopenhauer eut une influence capitale. Nous pouvons voir qu’il y puise les concepts des images d’Apollon et de Dionysos. Chez Nietzsche, le principe d’individuation devient Apollon et « l’essence des choses », Dionysos. Mais est-ce que Nietzsche, lui aussi, pose P « Un » sous les phénomènes? Pour l’instant, ce qu’il faut voir et comprendre, c’est que la figure d’Apollon représente une sorte de « digue » contenant une force souterraine que nous aurons à cerner.

1.1.2. Dionysos

Dionysos est l’opposé direct d’Apollon. Dieu démembré, il est multiple mais un. II représente les forces souterraines, l’évanescent, l’éternel, l’intemporel bref, il est celui qui n’a aucune limite. Si nous présentons cette figure en exposant des contraires, c’est que Dionysos représente aussi l’union des contraires. Il est, à la fois, un principe de destruction est de construction. En refusant ainsi de poser l’existence d’une réelle antinomie entre les contraires apparents, Nietzsche souligne le caractère infini et quasi irrationnel de Dionysos. « Si nous ajoutons à cette horreur l’extase délicieuse que la rupture du principium individuationis fait monter du fond le plus intime de l’homme, ou même de la nature, alors nous nous donnerons une vue de l’essence du dionysiaque que l’analogie de l’ivresse nous rendra plus proche encore. »9 Les concepts clef pour arriver à comprendre l’état dionysiaque sont : / ’éclatement du principium individuationis et l’ivresse. Bien que les concepts soient clairement définis, il est difficile d’élaborer théoriquement le concept de Dionysos, figure aux mille masques. Dionysos est ce qui se cache derrière le voile de Maya. C’est le principe de vie. Nous pourrions même dire qu’il est inconceptualisable, si nous ne le considérons que par lui-même. Seul l’homme qui fait l’expérience de

8 SCHOPENHAUER, Arthur. Le monde comme volonté et comme représentation, puf, 1998, p.443. 9 NIETZSCHE, Friedrich, La naissance de la tragédie, folio essais, 1977, p.30.

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l’état dionysiaque peut connaître, non pas théoriquement mais intuitivement, l’essence du dionysiaque. Nietzsche compare l’homme ivre de vie à l’homme libre et de nouveau un avec l’autre et la nature. « Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d’homme à homme vient à se renouer, mais la nature aliénée -hostile ou asservie- célèbre de nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l’homme. »1° Allons plus loin :

Maintenant l’esclave est un homme libre, maintenant se brisent toutes les barrières hostiles et rigides que la nécessité, l’arbitraire ou la mode insolente ont mises entre les hommes. Maintenant, dans cet évangile de l’harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié, confondu avec son prochain, mais il fait un avec tous, comme si le voile de Maya s’était déchiré et qu’il n’en flottait plus que des lambeaux devant le mystère de l’Un originaire. 10 11

Bien que les idées du jeune Nietzsche sur les deux figures tragiques soient beaucoup plus exaltées que rigoureuses, nous devons voir qu’elles restent présentes dans l’ensemble de son œuvre. Presque toute l’articulation du problème esthétique de Nietzsche tient entre les rapports de force entre Apollon et Dionysos. La visée de ce texte n’est certainement pas d’épuiser le concept du dionysiaque, de toute façon inépuisable, pas plus que celui de l’apollonien. Nous avons défini brièvement ces deux figures dans le seul et unique but de comprendre le sens des critiques portées à Socrate.

1.1.3. Le tragique

Posons-nous maintenant la question : qu’est-ce que le tragique? Pour mieux comprendre, nous devons voir où et comment la tragédie fut mise en place pour la première fois. Selon Nietzsche c’est chez les Grecs, sous la forme du chœur, que naît la tragédie :

10 Idid.p31

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Je ne pense rien affirmer d’inepte en disant que le problème de cette origine, loin d’avoir été résolu, n’a en fait jamais été sérieusement posé jusqu’à ce jour, quelle que soit la multitude des combinaisons qu’on aura pu tenter, lambeaux dispersés à tous vents de la tradition grecque. Celle-ci nous dit pourtant de la manière la plus formelle que la tragédie est née du chœur tragique et qu’à l’origine elle n’était que ce chœur et rien que lui. 12

Notre tâche est donc simple : pour comprendre la tragédie, nous n’avons qu’à comprendre l’utilité du chœur dans le théâtre grec, puis d’y relier les figures d’Apollon et de Dionysos. Nous ne nous éloignerons pas d’une semelle du développement de Nietzsche sur cette question.

Comme lui, commençons par voir les définitions classiques du chœur. Selon les formules esthétiques courantes, à l’époque de Nietzsche, le chœur est soit une représentation du spectateur idéal ou une représentation du peuple. Selon lui, cette dernière hypothèse est complètement impossible pour une raison : le chœur a des racines purement religieuses. Il ne cherche donc pas à représenter directement le peuple. Le chœur ne peut pas être, selon lui, la voix du peuple et doit en rester indépendant. Que le chœur soit devenu politisé, peut-être, mais il est impossible qu’il soit un rejeton des valeurs démocratiques athéniennes. Cette hypothèse étant rejetée, considérons l’idée que le chœur pourrait être une représentation du spectateur idéal, bref une idéalisation du spectateur athénien. C’est cette conception du chœur, élaborée par A.W. Schegel, qui « tend à faire du chœur la substance, si l’on veut, ou le condensé de la foule spectatrice, -c’est-à-dire le spectateur idéal. » Cette idée est vivement soutenue par la tradition historique mais reste fausse, selon Nietzsche. Fausse parce que le chœur pris en soi (sans la scène) et ce chœur de spectateurs idéaux ne sont tout simplement pas conciliables. Parce que, dans le théâtre tragique, le spectateur doit vivre une expérience esthétique plutôt qu’empirique. Un Grec, devant un chœur qui clame les joies de faire du bon pain, n’a que faire d’une expérience limitée autant gastronomiquement qu’esthétiquement. Le spectateur doit considérer l’art pour l’art, non pas comme un phénomène physique, d’où les racines plus religieuses que politiques du choeur. Pour pouvoir faire vivre une expérience

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esthétique aux spectateurs, le chœur doit se détacher de la réalité et se créer un environnement indépendant des préoccupations journalières des spectateurs pour favoriser un espace de création intéressant. « Nous craignons fort que la naissance de la tragédie ne soit explicable ni par la haute estime où l’on doit tenir !’intelligence morale des masses ni par le concept du spectateur sans spectacle. » 13 conclut Nietzsche. La tragédie doit donc avoir pour racine quelque chose d’autre.

Il va donc de soi que Nietzsche propose une autre solution. C’est Schiller qui, selon lui, dépeint le plus vraisemblablement le rôle du chœur tragique grec : « il considérait le chœur comme un mur vivant dont s’entoure la tragédie pour s’isoler totalement du monde réel et, par là, préserver son espace idéal et sa liberté poétique. »14 Un lieu idéal, où Dionysos pourrait s’exprimer et ainsi faire vivre aux spectateurs présents une véritable expérience esthétique. Ce lieu, n’étant pas influencé par le spectateur, peut favoriser l’explosion des idéaux tragiques. Il doit y avoir une dichotomie entre le spectateur et le chœur pour sauver !’individualité des deux pôles et fournir l’occasion de faire resurgir cette tension tragique. Cette dichotomie, en plus d’être géographique (parce que le chœur a sa place bien à lui) est esthétique. Le chœur n’a pas la responsabilité de peindre la réalité, ni de servir d’exemple. Il incarne le mythe, l’étemel et le religieux. Par sa distanciation, le chœur tragique appelle le spectateur à s’abolir. Il met au monde le visage des dieux et des héros pour permettre aux spectateurs de tendre vers quelque chose de plus grand. Par cette distance psychologique et physique, le chœur Grec était un appel à la transcendance. Nous voyons qu’en définissant le chœur, Nietzsche nous propose une définition du tragique qu’il traduit par l’opposition entre Apollon et Dionysos. Le tragique est un rapport de tension entre un individu et un espace commun, libre du temps et de la raison. Nous pouvons aussi bien parler d’un rapport qui s’installe entre une personne et un chœur, par exemple, que d’un rapport direct d’un individu avec lui-même. Pour l’instant cette définition reste confuse, mais elle est suffisante pour la question qui nous intéresse ici.

13 Ibid, p.53 14 Ibid, p.54

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Il est donc inutile de développer d’avantage cette question, puisque nous l’exposerons directement dans le dernier chapitre. Rappelons-nous seulement que la tragédie est une tension représentée par le combat étemel d’Apollon et de Dionysos, combat vécu et assumé par les Grecs. Le rapport entre les instincts et la raison peut traduire en partie cette tension et nous aider à comprendre la chute de la tragédie, ainsi que la problématique socratique.

1.1.4. Socrate et la tragédie

Le théâtre grec nous semble une représentation directe de la philosophie des Grecs. C’est par son analyse que Nietzsche arrive à cerner directement le problème de 1’ « équation socratique » et à en faire la critique. L’analyse du chœur grec est donc un passage nécessaire. L’esthétique nietzschéenne étant directement reliée au sens même de l’existence, il est crucial de comprendre convenablement les objections qu’il pose à Socrate. Posons-nous donc la question : de quoi la tragédie grecque est- elle morte? L’agonie de la tragédie s’est faite par le biais d’Euripide et le style théâtral qui succéda à la tragédie fut la comédie attique. Le problème est clairement identifié par Nietzsche : les auteurs de comédie ont fait l’erreur de mettre le spectateur sur scène. Par ce choix scénique, le sujet, autrefois mythique, devient de plus en plus quotidien et banal. De plus, l’auteur veut expliquer. « Avec Euripide, le spectateur, l’homme dans la réalité de sa vie quotidienne fit intrusion sur la scène. »15 Dans ses comédies, Euripide remplace les dieux par des personnages communs qui devaient user de rhétorique brillante pour se rendre intéressants. L’idéalité s’est alors retirée dans le langage plutôt que dans la pensée, nous dit Nietzsche dans la Naissance de la tragédie. Le gouffre entre le chœur et le spectateur critiqué par Euripide fut alors franchi, à cause de la ressemblance entre les nouveaux héros et le spectateur. Le publique pouvait maintenant utiliser lui aussi le langage, travailler l’art de la rhétorique, réfléchir, comprendre. Par lui, le peuple a appris à parler. Bref,

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Euripide, qui avait remarqué une dysharmonie entre l’intention du poète et son effet sur le spectateur, fit naître un nouvel idéal : « Tout doit être de l’ordre de l’entendement pour que tout puisse être entendu. »16

Les Grecs furent alors pris d’un nouvel engouement qui provoqua ainsi un déséquilibre entre l’aspect apollonien et dionysiaque de l’art. Apollon devint le seul dieu des Grecs, qui étaient maintenant à la recherche de clarté et de rhétorique élégante. Pour Euripide, plus ses textes étaient clairs, mieux la pièce serait reçue du public. Il allait jusqu’à présenter un prologue qui expliquait et dénouait les problèmes discutés dans la pièce. Il fallait extraire du langage tout doute et, de l’histoire, toute invraisemblance. Si Nietzsche discute ainsi des problèmes de la mort de la tragédie et de son assassin, c’est que ces problèmes s’étendent bien au-delà des frontières du théâtre. Socrate est aussi responsable de cette façon de voir le monde. Cette façon de sacrifier la liberté de création à des idéaux de transparence et de clarté ne pouvait que provoquer un déséquilibre marqué entre les figures qui fondent l’esthétique de Nietzsche. L’énoncé euripidien « tout doit être conscient pour être beau » peut être mis en relation avec celui de Socrate, qui affirme que « tout doit être conscient pour être bon ». Laissons cependant le côté les liens qui pouvaient exister entre Euripide et Socrate et abordons directement le thème qui nous intéresse, les rapports entre Socrate et la tragédie.

L’idéal de clarté totale vers lequel nous entraîne Socrate nous mène nécessairement vers la mort de l’art. Parce que le socratisme méprise le côté obscure et animal de l’homme, qui est inexplicable et incontrôlable par la voie royale de la raison, il abolit l’art. De plus, cette négation entraîne certains problèmes pathologiques chez l’individu, comme l’explique Nietzsche en discutant des relations que Socrate avait avec ses propres instincts. « On voit ici aussi que Socrate appartient réellement à un monde faussé et renversé. Dans les natures productives, c’est l’inconscient qui agit de manière créatrice et affirmative, alors que le conscient est

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critique et dissuasif. Chez lui l’instinct devient critique et la conscience créatrice ». Le débat n’est donc pas uniquement esthétique. Nous voyons, par cette citation, que le problème de la mort de la tragédie implique beaucoup plus que la mort d’un style. Nietzsche semble nous dire que la relation qu’entretient le théâtre (et l’art en général) avec le spectateur est représentative de la santé mentale et physique d’un peuple. Les maladies de styles sont des maladies bien réelles, qui prennent racine chez l’homme et qui traduisent un malaise social tout aussi réel. Il devient donc urgent de comprendre ce qui motive les phénomènes esthétiques...

Socrate identifie le bonheur au bon, et le bon à la raison. Par cette équation, il permet la scission entre les couples de concepts bien/mal, juste/injuste, beau/laid, etc...En posant l’équation raison=bon=beau, Socrate restreint le domaine des possibles puisqu’il propose que le beau appartiennent de façon exclusive à une interprétation du réel. Il dénigre aussi la nature essentielle des instincts humain pour la création, en suggérant le primat de l’intellect et de la raison sur le corps. En se sens, il restreint la vie, qui elle se présente sous un million de figures. C’est dans le Phédon que nous avons l’illustration la plus frappante du dégoût de Socrate pour le corps et pour les instincts. Citons un passage :

-Pour moi, je crois qu’il n’y accorde aucune importance, dit-il, en tout cas celui qui* 18, vraiment, est philosophe.

- Ton opinion, dit Socrate, est donc que, en général, la préoccupation d’un tel homme n’est pas de se soucier du corps, mais de s’en éloigner autant qu’il en est capable, et de se tourner vers l’âme?

-Selon moi, oui.

-C’est donc d’abord en de telles circonstances que l’évidence s’impose : le philosophe délie son âme, autant qu’il le peut, de toute association avec le corps, d’une façon qui le distingue de tous les autres hommes?

-Oui.

Allons voir un peu plus loin dans le discours :

" Ibid. pJ282

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...tant que nous aurons le corps, et qu’un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons; et, nous l’affirmons, ce à quoi nous aspirons, c’est le vrai. Le corps en effet est pour nous source de mille affairements, car il est nécessaire de le nourrir; en outre, si des maladies surviennent, elles sont autant d’obstacles dans notre chasse à ce qui est. Désirs, appétits, peurs, simulacres en tout genre, futilités, il nous en remplit si bien que comme on dit, pour de vrai et pour de bon, à cause de lui il ne nous sera jamais possible de penser, et sur rien.. 19

Je pourrais difficilement être plus clair sur l’image que Socrate avait du corps. Il serait intéressant de voir la critique nietzschéenne de la morale socratique. Je crois cependant que nous avons suffisamment éclairé les problèmes que peut engendrer la pensée platonicienne pour l’esthétique de Nietzsche. Le corps est nuisible à la recherche du vrai. Socrate, responsable lui aussi de la mort de la tragédie, fut donc le premier penseur à engager l’homme sur la voie de la dégénérescence. Il le fit par le mépris du corps et de l’instinct et par le couronnement de la raison comme l’ultime planche de salut de l’homme. La mort de la tragédie est la mort d’une partie de l’homme et, par conséquent !’inacceptation de la totalité du vivant. C’est pour cette raison que Nietzsche condamne Socrate. La mort de la tragédie est la représentation de l’échec de l’homme face à !’acceptation de ses instincts.

En définitive, ce que nous pouvons reprocher à Euripide et à Socrate, c’est d’avoir perçu les problèmes immenses que pouvaient faire naître les instincts chaotiques de l’homme et d’avoir voulu contrebalancer leurs effets par une exagération démesurée du rôle de la raison. En plus de faire de mauvaises pièces de théâtre (en excluant les dialogues platoniciens, bien sûr!), ce débalancement entre les deux pôles apollonien et dionysiaque peut nuire considérablement aux individus d’une même société. En effet, l’histoire de la philosophie occidentale montre bien que nous avons continué sur cette voie avec un terrible succès. Avec Descartes, Kant, et tous les autres penseurs de la rationalité, nous pouvons constater historiquement le développement du problème de la « raison réifiante », comme l’appellera plus tard Adomo. Bien que nous ne dresserons pas la liste exhaustive de tous les penseurs qui

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ont participé à enfler monstrueusement le concept de raison, nous discuterons de deux d’entre eux : Descartes et Adorno.

1.2. Descartes

Notre petite histoire du débalancement malsain entre la raison et les instincts du monde occidental ne serait pas complète sans un bref rappel des théories de Descartes. Sans vouloir enlever quoi que ce soit au génie incontestable de ce grand parmi les grands, j’aimerais montrer qu’il est possible que le «je pense donc je suis » participe lui aussi à la scission entre le sujet et le monde des phénomènes et, ainsi, au déséquilibre qu’il entraîne. Mais, par contre Descartes exprime une autre facette du problème. Socrate provoque une division entre l’esprit et le corps, mais Descartes va plus loin. Il pose une scission entre l’homme et le monde. En posant la raison comme seule instance directionnelle, il pousse encore plus le déséquilibre entre Apollon et Dionysos.

Pour Nietzsche, ce qui est réellement en cause dans le questionnement sur le « moi » est le rapport que l’homme entretient avec la nature et avec l’homme lui- même. Comment l’homme se comprend-t-il par rapport à son environnement? Rappelons brièvement !’argumentation de Descartes dans le discours de la méthode : ce qui est vrai doit être clair et indéniable. Toutes les informations que mes sens me donnent ne sont pas claires et indéniables, puisque les sens peuvent être trompés. Par conséquent, je ne peux être sûr d’aucun phénomène extérieur. Ma raison, ou l’action de penser, ne découle pas des sens ni des phénomènes extérieurs. Je peux douter de tout, sauf d’une chose : c’est queje pense, puisque même le doute est aussi une action de penser. De façon plus synthétique, nous dirons que Descartes peut douter : des sens : aucune connaissance certaine ne peut provenir des sens; des raisonnements : parce que je peux me tromper en faisant certains raisonnements20; de l’état de veille :

20 Descartes lui-même trouve cette forme de raisonnement faible puisque certains raisonnements, comme les raisonnements mathématiques et géométriques sont indubitable

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parce que dans le rêve, l’homme n’est pas toujours sûr qu’il rêve. Il peut alors confondre la réalité avec le rêve. La réalité devient ainsi une source de doute et nous devons, pour cette raison, la rejeter. En fait, que reste-t-il? « Je pense, donc je suis,qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies... »21. Nous pouvons prendre pour règle générale que les choses qui sont claires sont toutes vraies. Les choses qui apparaissent à notre esprit sont nécessairement vraies si nous ne pouvons pas en douter. La mesure de la vérité, c’est la clarté et la clarté provient de notre faculté de penser. Heureusement, Descartes croit en Dieu. Parce que sans lui, nous serions la mesure de toutes choses et plus aucune valeur n’aurait de sens. Dieu est là pour organiser et pour nous assurer que nos actes sont bons.

Chez Descartes, nous le savons, tout part du « moi ». L’existence est soutenue par ce rapport intime avec la conscience. Dirigé par le doute hyperbolique des méditations, Descartes met à l’écart tous les phénomènes et ne laisse que le « moi » comme pierre angulaire du réel. Quel rapport peut avoir ce « moi » avec le monde? Comment arrive-t-il à sortir de ce « moi »? Par l’idée du divin. Quelles conséquences pouvons-nous en tirer? Premièrement, que l’homme est le seul être conscient. Deuxièmement qu’il est le seul à pouvoir organiser et diriger le monde, puisqu’il est le seul être capable de juger. De là, plus rien ne peut freiner ses ambitions...Il est indéniable que Descartes a eu une grande influence au niveau de la pensée non seulement chez l’élite, mais aussi dans le peuple.

Nous l’avons vu : l’idée que la raison doit gouverner le monde et qu’elle a le pouvoir de percer les secrets les plus intimes de l’univers n’est pas nouvelle. L’histoire commence même avant Socrate, après tout. Thalès de Milet ne cherchait-il pas à comprendre rationnellement d’où venait l’homme? Mais étonnamment, ce qui est important pour nous et pour notre recherche est de voir que la distanciation entp

DESCARTES, René, Discours de la méthode. GF-Flammarion, 1992, p 55.

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l’homme et le reste des phénomènes n’a, au fond, rien à voir avec la raison. Le besoin de recherche rationnelle est motivé par autre chose. Une chose est sûre : la raison ainsi présentée par le biais de Descartes et de Socrate me rend mal à l’aise. Elle semble limitée, ou enfermé complètement sur elle-même. Peut-être est-ce parce qu’elle ne ressemble qu’à une construction bâtie de toute pièce par l’homme incapable d’assumer sa nature instinctuelle profonde. Était-ce parce qu’ils étaient incapables se gérer des instincts trop brutaux ou trop violents? Nous constatons que le problème discuté ici est plus profond qu’une simple analyse théorique. La critique touche la raison comme symptôme d’une maladie plus grave. Il me semble qu’à quelque part dans l’histoire, le monde occidental a pris, depuis Socrate, un mauvais chemin.

Cette rencontre avec Descartes est donc loin d’être anecdotique. Pour comprendre les enjeux nietzschéens du sens existentiel et de l’extase, il est essentiel de saisir clairement le problème de la rationalité dans le temps. Il faut aussi comprendre que nous n’avons pas affaire qu’à une petite guerre de philosophe. Nous parlons de phénomènes de société, soutenus par des faits historiques, comme les Lumières, la révolution française et, plus tard, les camps de concentration. De véritables enjeux sociaux sont sous-tendus par les questions du « moi » et de la relation de l’homme avec le monde tel que discuté par Descartes, Socrate et Nietzsche.

1.3. Le problème de la rationalité selon Adorno

Bien sûr, nous dépassons chronologiquement les idées de Nietzsche. Par contre, il est important de voir comment Adorno traite de la question du « moi » pour bien comprendre la cause des problèmes générés par une mauvaise vision de la raison et ses manifestations dans le monde. De plus, il est clair que certains thèmes développés par Adorno sont un prolongement des idées déjà énoncées par Nietzsche. Pour Adorno, le problème de la raison n’est pas uniquement formel. Au contraire, celle-ci

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a bel et bien des ancrages dans le monde et la morale, d’où la nécessité vitale de comprendre les mauvaises utilisations de celle-ci. Le problème, bien que développé longuement dans la deuxième digression de la Dialectique de la raison, est assez simple. Adorno, bien qu’il voyait en la figure d’Ulysse le précurseur par excellence du « moi », voit davantage le problème surgir concrètement avec les Lumières. Pour sa part, Nietzsche voyait le problème surgir directement dans la philosophie de Socrate. Nous nous en tiendrons simplement au fait qu’Adorno aussi croit, tout comme Nietzsche, qu’il y a eu un déplacement négatif de l’importance mise sur la nécessité de la raison,comme instance directionnelle de l’agir humain par rapport aux instincts et aux mythes. Voilà certainement une vision trop sommaire du problème de la raison, mais nous n’avons pas à développer le problème davantage pour l’instant.

La raison, pour Adorno, tend vers le système. La théorisation, la conceptualisation et la formalisation des phénomènes sont le propre de la raison. La raison ne peut travailler qu’avec des systèmes. Toute la cohérence de ces systèmes a pour point de départ un axiome : l’unité réside dans la concordance. La connaissance tend toujours vers la totalité. Rationnellement, nous tendons vers l’unité, la clarté et la totalité. Une connaissance partielle ou fragmentaire est inutile, puisque nous ne pouvons pas la faire coïncider avec le monde. Nous avons alors deux choix : 1-si le concept n’est pas conforme aux phénomènes, nous changeons le concept. 2-si le concept n’est pas conforme aux phénomènes, nous changeons le phénomène. L’énoncé n.2 semble absurde, mais il est malheureusement plus souvent utilisé que l’énoncé n.l. Pourquoi? Parce qu’il est plus facile pour l’esprit faible d’agir selon des règles déjà établies que d’avoir à redéfinir entièrement le paradigme dans lequel il évolue.

Le problème réside donc dans !’utilisation de la raison, et non dans la raison elle-même. Après tout, la raison reste neutre devant le phénomène, puisqu’elle n’est là que pour classer, conceptualiser et éclaircir le « flou phénoménal ». Mais la raison ne fait que théoriser. Un fossé immense sépare la théorie et la pratique nous dit Adorno et, dans le monde, les systèmes et les concepts de la raison sont rapidement

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épuisés. C’est que la raison, pour comprendre et pour classer, doit évacuer le plus possible les éléments gênants et instables du monde des phénomènes. La raison est incapable de gérer le chaos. Elle tord ainsi la réalité pour faire entrer le plus d’éléments possible à l’intérieur de ses catégorisations. Citons, pour éclairer mes propos, Adorno :

Mais les conditions du laboratoire constituent l’exception. Le penser qui ne réussit pas à harmoniser l’intuition et le système, viole bien plus que des impressions visuelles isolées, il entre en conflit avec la pratique. Non seulement l’événement attendu n’a pas lieu, mais c’est l’inattendu qui arrive : le pont s’écroule, la semence dépérit, la drogue tue. L’étincelle qui signale le plus sûrement le manque de penser systématique, la violation de la logique, n’est pas une perception éphémère, mais la mort soudaine. Le système vers lequel tend la Raison est la forme de connaissance qui vient le mieux à bout des faits, qui soutient le plus efficacement le sujet entreprenant de dominer la nature.22

Les problèmes de débalancement que provoque la raison ne s’appuierait-il pas sur cette tension entre les phénomènes et sur les systèmes de la raison? Le désir qu’a l’homme, depuis les Lumières, de liquider les zones de clair obscur et les superstitions pour comprendre et contrôler l’ensemble de son environnement n’est-il pas responsable du dérèglement global de notre société occidentale?

Pour Adorno, l’homme qui se retrouve devant un problème de non- concordance entre les systèmes de la raison et le réel fait le choix de modifier le réel. Pour réussir à appliquer son monde à ses constructions mentales, il a dû reconsidérer sa relation avec le phénomène et extraire de celui-ci toute parcelle d’individualité, de mystère, ou de valeur. Une fois le processus enclenché, il a finalement tourné sa machine à penser vers l’homme et, ainsi, le considérer lui aussi comme un phénomène interchangeable. Dès lors, l’homme a pu manipuler l’homme, l’éliminer ou le remplacer. Cette interchangeabilité, cette victoire de la logique sur l’instinct, a permis, selon Adorno, les camps de concentration. Nous pouvons voir que l’enjeu a une importance capitale.

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Les affinités d’Adorno avec Nietzsche sont claires. La raison réifiante que dénonce Adorno est sans doute la même que critiquait Nietzsche dans Vérité et mensonge aux sens extra-moral. En fait, ce que Adorno critique dans la deuxième digression de la Dialectique, c’est le dernier homme. Celui qui se croit au centre de tout et pour qui toutes les valeurs se valent. La raison est sans aucun doute l’outil par excellence du dernier homme. C’est sa seule façon de justifier sa faiblesse et de lui donner un sens. Comme nous l’avons déjà dit, la raison est neutre quant au contenu. Nous pouvons maintenant affirmer clairement qu’il n’y a aucun sens dans un système où tout se vaut.

1.4. Vérité et mensonge au sens extra-moral : l’échec de la science et les limites de la raison

Bien que ce manuscrit soit peu connu, il est capital pour le développement de la pensée de Nietzsche. C’est ici qu’il pose les bases de sa critique de la rationalité, qui lui sera utile pour le développement de sa théorie esthétique. C’est par l’analyse du langage que Nietzsche passera pour faire cette critique, puisque pour lui, les concepts qui constituent la raison sont formés d’abord par le langage. Pourquoi développer la critique de la rationalité autour de la question du langage? Ne serait-il pas plus à propos de discuter directement de « l’entendement pur »? Si Nietzsche passe par la voie du langage, c’est qu’il est conscient, en bon philologue, que toute l’entreprise du savoir humain se construit par le langage et par la formation des concepts. Il veut mettre à jour les racines du véritable instinct de vérité, que les chercheurs croient voir dans les concepts enfantés du mot. En s’attaquant directement aux matrices de la formation des concepts, il arrive à montrer l’imposture du langage et du faux instinct de vérité véhiculés par tous les chameaux de ce monde. Nous suivrons le texte un paragraphe à la fois, pour dégager les points saillants de sa critique. Nous verrons

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ainsi la pertinence des différentes critiques de la raison abordées dans la première partie du travail.

1.4.1. Chapitre 1

Premier constat posé par Nietzsche : P intellect humain ne remplit aucune fonction au-delà de « l’humaine vie », voire même de la survie. L’intellect n’est qu’humain et au service de l’humain. Le problème réside dans le fait que l’être humain le considère avec « pathos », comme s’il contenait toute la vérité et était le pivot du monde. Pour montrer que l’intellect de l’homme n’est pas le pivot du monde, Nietzsche le compare à la mouche. En effet, si nous pouvions comprendre la mouche, nous verrions que même cette mouche « nage à travers l’air » en pensant qu’elle aussi est au centre du monde. Il n’y a rien dans le monde que cette force du connaître ne peut pas « gonfler comme une outre », nous dit-il. L’intellect nous donne l’impression, nous, philosophes, scientifiques et religieux de détenir une clef secrète sur les vérités de l’univers, clef qui nous donne droit de cité sur tous les existants. En réalité, il est étonnant de prendre conscience que l’intellect sert les êtres vivants les plus malchanceux, les plus fragiles et les plus éphémères. L’intellect est en fait la seule arme qui nous permet de rester quelques brèves minutes dans l’existence. L’importance que nous accordons à l’intellect est liée à un orgueil malsain, selon Nietzsche. Cela a pour effet de nous berner quant à la vérité des choses. Nous serions en fait trompés sur la valeur même de l’existence. Pour lui, l’effet général de l’intellect est l’illusion.

La thèse de Nietzsche est donc celle-ci : l’intellect est un moyen de conservation, et ce moyen de conservation se traduit par l’imitation et le travestissement. Nous verrons cette thèse illustrée clairement, par le biais de cette citation :

L’intellect, en tant que moyen de conservation de l’individu, déploie ses principales forces dans le travestissement; car c’est le moyen par lequel se maintiennent les individus plus faibles, moins robustes, qui ne peuvent pas se

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permettre de lutter pour Γ existence à coups de cornes ou avec la mâchoire affilée des bêtes de proie.23 24

L’intellect est bel et bien un outil de défense. Nous sommes les animaux qui possédons le moins d’armes contre les éventuelles agressions extérieures. De plus, les jeunes enfants humains sont incapables de se défendre seuls jusqu’à l’adolescence. L’intellect est donc bien l’arme des faibles. Parce que l’homme est l’animal le plus faible physiquement, il a dû, pour survivre, développer une autre habilité pour survivre, entre autre un intellect plus puissant. C’est chez lui que cet art du travestissement atteint des sommets. Voici en effets les actions qui sont le propre de l’intellect humain : illusion, flagornerie, mensonge et tromperie, commérage, parade, éclat d’emprunt, masques, convention, hypocrisie, comédie donnée aux autres et à soi-même. Voilà donc la grande découverte de Nietzsche : l’homme est vaniteux. Devant un portrait aussi triste du réel caractère de l’humain, où est la place de l’instinct de vérité si cher au philosophe? Car cachés derrière les illusions, nous ne distinguons que des formes vagues, que des sensations floues. Au fond, l’homme ne sait pas grand-chose de lui-même. La nature nous cache l’immense diversité et la majorité des choses. L’intellect humain n’est pas fait pour autre chose que pour sa survie, et face au mystère des phénomènes, il devient pratiquement dangereux, comme l’indique cette citation tirée du manuscrit de Nietzsche :

La nature ne lui cache-t-elle pas l’immense majorité des choses, même sur son corps, afín de l’enfermer dans la fascination d’une conscience superbe et fantasmagorique, bien loin des replis de ses entrailles, du fleuve rapide de son sang, du frémissement compliqué de ses fibres? Elle a jeté la clé : et malheur à la funeste curiosité qui voudrait jeter un oeil par une fente hors de la chambre de la conscience et qui, dirigeant ses regard vers le bas, devinerait sur quel fond de cruauté, de convoitise, d’inassouvissement et de désir de meurtre l’homme repose, indifférent à sa propre ignorance, et se tenant en équilibre dans des rêves pour ainsi dire comme sur le dos d’un

tigre. ^

23 NIETZSCHE, Friedrich, Vérité et mensonge au. sens extra-moral. Babel, 1997, pp.8-9. 24Ibid, pp.10

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À la lumière de ce qui vient d’être dit, nous ne pouvons pas, en toute bonne foi, tendre par l’intellect à un instinct de vérité.

L’homme, face à l’homme, utilise aussi le travestissement. Par nécessité et par ennui, nous devons vivre en société ou, dit plus péjorativement, en troupeau. Pour être capable de vivre ensemble, nous devons nous munir de systèmes de lois et faire des accords de paix. C’est cet accord de paix qui, selon Nietzsche, ressemble le plus à ce que nous appelons « l’instinct de vérité ». La vérité devient donc purement et simplement une convention sociale, une habitude. Cette habitude se fixe par le langage, qui fournit l’étalon de mesure nécessaire de la vérité. Pour la première fois, avec le langage, le contraste entre vérité et mensonge apparaît. Nous pouvons faire paraître l’irréel réel, simplement avec les mots. Le pauvre peut dire qu’il est riche, l’esclave qu’il est maître. En faisant offense à la convention, l’homme apprend à mentir. L’homme en société condamne le mensonge pour une raison : en fait, ce n’est pas l’illusion qui le dérange, mais les effets néfastes que le mensonge peut avoir sur sa personne. Le même mécanisme vaut pour l’homme qui veut à tout prix la vérité. Il ne veut pas vraiment lever le voile sur l’illusion, il veut être bien. Il recherche en fait les conséquences agréables de la vérité. Aussi reste-t-il bien indifférent aux vérités ‘nuisibles’.

Bref, Nietzsche tourne son étude de l’intellect vers le langage. Il expose la problématique ainsi : qu’en est-il de ces fameuses conventions du langage? Seraient- elles des produits de la connaissance, du sens de la vérité; est-ce que les désignations et les choses se recouvrent? Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités? Puisque le langage est à la base de toute l’entreprise philosophique et scientifique, il me semble primordial de poser la question. Si nous ne voulons pas nous contenter de systèmes tautologiques, nous devons premièrement comprendre l’illusion que peut engendrer l’intellect. Nous devons ensuite éviter de conclure que le mot, qui n’est que la transposition sonore d’une excitation nerveuse, ait un lien quelconque avec la chose que ce mot désigne à l’extérieur de nous. C’est-à-dire : nous devons conclure que le langage est complètement arbitraire. A ce sujet, nous

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n’avons qu’à voir la diversité des autres langues. Combien d’équivalences le mot « arbre » a-t-il? En vérité, la « chose en soi » reste complètement hermétique pour le créateur de langage. Il n’a, pas plus que quiconque, accès à une quelconque vérité! Aucun créateur ou inventeur de mot de peu prétendre avoir un accès direct à la chose en soi. Tout ce que le mot désigne, c’est une relation entre une réaction interne et un élément extérieur.

Nous composons le langage par ‘métaphore’. Par son immense pouvoir d’imitation, l’homme invente, pour communiquer, des sons pour parler des choses. Les mots naissent par le biais de deux métaphores, selon Nietzsche. La première métaphore traduit une excitation nerveuse en image. La deuxième métaphore, elle prend cette image et remodèle en son. Pour compléter le tableau, Nietzsche spécifie qu’à chaque fois qu’une métaphore est faite, un saut périlleux est exécuté d’une sphère à une autre complètement différente. De plus, ces métaphores n’ont absolument rien à voir avec les entités originelles. Nous pouvons donc conclure que la naissance du langage ne se fait pas de façon logique et qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre le matériel avec lequel travaille le philosophe ou le chercheur et l’essence des choses.

À la lumière de ces dernières réflexions, Nietzsche peut maintenant penser le problème de la formation des concepts. Nous avons besoin de repenser le problème, puisque les mots sont insuffisants pour la formation d’une connaissance adéquate. Par exemple, il serait inutile de former le mot « tortue » pour désigner l’essence ou la nature d’une seule tortue ou encore pour saisir l’expérience originelle de la tortue. Le mot « tortue », pour pouvoir être utile à l’étude et à la classification des tortues, doit pouvoir convenir aussi bien aux tortues luth, aux tortues de mer, qu’aux tortues à oreilles rouges. Le mot doit pouvoir s’adapter à plusieurs cas particuliers. Nietzsche peut alors affirmer que « Tout concept naît de !’identification du non-identique. » Le concept ne peut être formé que par l’abandon délibéré de chaque différence individuelle. Une fois les différences abandonnées, une représentation, bien éloignée de la réalité, nous est donnée.

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Pour saisir Futilité des critiques du langage pour une juste compréhension des problèmes engendrés par un mauvais usage de la raison, transposons cette relation particulier/universel à la morale, en citant Nietzsche, cette fois :

Nous appelons un homme honnête; nous demandons : Pourquoi a-t-il agi honnêtement aujourd’hui? Nous répondons habituellement : en raison de son honnêteté. L’honnêteté! Autant répéter que la feuille est la cause des feuilles. Mais nous ne savons absolument rien sur une qualité essentielle qui s’appellerait l’honnêteté, nous n’avons affaire qu’à un grand nombre d’actions individualisées et par conséquent dissemblables, que nous assimilons par abandon de la dissemblance et désignons dorénavant comme des actions honnêtes; en fin de compte nous extrayons d’elles la formule d’une qualitas occultas portant le nom de l’honnêteté. 25

L’abandon de toutes les différences individuelles nous donne le concept et aussi les formes. Par exemple, l’abandon de toutes les différences entre les différentes espèces de tortues nous donne la forme de la tortue universelle ou se par quoi nous pouvons reconnaître toutes les tortues. Mais la nature, elle, ne connaît ni forme ni concept! L’édifice des concepts, que nous voyons comme la vérité, n’est en fait qu’une somme de corrélations humaines poétiquement et rhétoriquement amplifiée. Par habitude, et seulement par habitude, les vérités nous semblent universelles. Elles ne sont en fait que des métaphores. Pire encore, des illusions devenues sclérosées par l’habitude que nous prenons pour des faits. Nous ne savons donc toujours pas d’où vient cet instinct de vérité. Du moins nous pouvons voir que l’homme arrive à croire à l’instinct de vérité par un mensonge, à travers une certaine inconscience, un oubli. L’homme n’arrive qu’à « dissoudre une image dans un concept ».

Pour Nietzsche, confondre l’édifice des concepts avec un quelconque instinct de vérité est un problème très grave. En effet, dans le monde dit « civilisé » cet inconscience a pris des proportions monstrueuses. Les premiers concepts ont servi à construire d’autres concepts plus complexes et des pyramides gigantesques d’ordres, de classements et de découpages du réel. Pour l’homme moderne, il n’y a de vrai que

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cet ordre et ce classement. Conséquence : l’homme cherche le vrai à travers une montagne de cadavres. Les constructions de concepts ont quelque chose d’admirable, certes, mais elles restent loin de la connaissance et de l’essence des choses. « Si quelqu’un cache une chose derrière un buisson, qu’il la recherche au même endroit et la trouve en effet, on ne va pas spécialement célébrer cette recherche et cette trouvaille : pourtant c’est bien ainsi que les choses se passent avec la recherche et la découverte de la « vérité » dans le secteur de la raison. »26

De ces affirmations, Nietzsche conclut qu’entre le sujet et l’objet « il n’y a aucune causalité, aucune conformité, aucune expression, mais tout au plus un rapport esthétique, je veux dire l’esquisse d’une transposition, la traduction balbutiante dans une langue complètement étrangère. »27

L’essence des choses n’apparaît pas dans le monde connu. Il est donc inutile de chercher rationnellement à trouver le vrai. Que faire des lois naturelles, alors? La science n’a-t-elle pas de barèmes utiles à la connaissance du vrai? Plongeons-nous là aussi dans l’illusion? Après le langage, le concept et les formations de concepts (qui forment la connaissance philosophique par exemple), nous devons traiter des lois naturelles. Mais malheureusement, parce que les lois sont toujours en relation avec d’autres lois, nous n’avons aucune connaissance de ces lois en tant que telles, mais seulement de leurs relations. Puisque ces relations ne font que renvoyer les unes aux autres, nous demeurons, encore une fois, dans l’incompréhension la plus totale. Nous ne pouvons connaître des lois que ce que nous y ajoutons : l’espace et le temps, qui ne sont que des relations mathématiques. En fait, ce qui nous étonne dans les lois naturelles repose plus sur la rigueur des mathématiques que sur les lois elles-mêmes. Nous ne pouvons pas le nier; la rigueur et le caractère inviolable des représentations spatio-temporelles, c’est-à-dire toutes les formes géométriques abstraites qui correspondent aux règles mathématiques, sont fascinantes. Dans leurs simplicités, et surtout dans leurs perfections, les mathématiques ont quelque chose de sublime. Au

26 Ibid, pp.20.

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premier abord, les règles, les nombres et les chiffres ont quelque chose de froid et d’austère, mais en y regardant de plus près, nous pourrions presque y voir quelque chose de sublime. Un peu comme une peinture abstraite, les formules mathématiques sont des matrices des phénomènes, une façon primitive de voir le monde. Elles exposent, d’une certaine façon, la chose dans sa nudité, dévêtue du manteau chaotique de l’immanence. C’est dans ce dépouillement, dans cette forme pure, que peut nous apparaître l’universel. Toutes les formes portent en elles la loi du nombre. En ce sens, le nombre dépasse le concept quant à sa précision. Nous sommes face à un phénomène plus originel que le mot, phénomène qui nous permet d’expliquer plus clairement la construction des concepts, car l’édifice des concepts est une réplique des relations spacio-numérico-temporelles sur le terrain des métaphores. Voilà pourquoi le concept nous paraît si clair! Seulement, dans les faits, le concept n’a pas la même perfection que les relations mathématiques. Nietzsche nous met en garde : nous ne devons pas confondre l’immuabilité des lois mathématiques et !’imperfection des concepts. Les concepts sont formés comme les lois mathématiques, mais leur contenu est différent.

1.4.2. Chapitre II

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, c’est sur le langage que se fait l’édification des concepts puis, par extension, la science. Le chercheur, tout comme l’homme, construit des concepts pour ne pas se perdre dans le chaos des représentations. Ce rempart conceptuel est une nécessité vitale. Le besoin viscéral de contrôle, qui découle d’une peur fondamentale de !’environnement extérieur, pousse l’homme à forger des métaphores pour donner sens et justification à cette environnement. Cependant, Nietzsche remarque que la voie de la conceptualisation des phénomènes n’est pas la seule voie explorée par l’homme. Il peut aussi se tourner vers les mythes et l’art. « Sans cesse il confond les rubriques et les alvéoles des concepts en introduisant de nouvelles transpositions, métaphores, métonymies, sans cesse il manifeste le désir de donner au monde présent de l’homme éveillé une forme

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