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Histoires possibles et impossibles ; suivi de Le narrateur dans le texte fantastique

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Academic year: 2021

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Université de Montréal

Histoires possibles et impossibles

suivi de

Le narrateur dans le texte fantastique

par

Christopher Carzello

Département des littératures de langue française

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures

en vue de l’obtention du grade M.A. en littérature de langue française

Août 2013

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Ce mémoire intitulé : Histoires possibles et impossibles

suivi de

Le narrateur dans le texte fantastique

Présenté par : Christopher Carzello

a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :

Jean-Philippe Beaulieu Président-rapporteur Catherine Mavrikakis Directrice de recherche Mirella Vadean Membre du jury

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Résumé

Six courts récits, qui peuvent n’en former qu’un, se penchent sur les possibilités de la voix narrative (à la troisième personne, au « je », au « nous », au « tu »). Ils réfléchissent sur l’acte de création comme construction et sur les effets de la narration. Pour preuve, le dernier texte reprend intégralement le premier. Le fantastique surgit au moment de l’hésitation du lecteur devant la nature des faits qui lui sont présentés. C’est avec les différentes instances que composent les destinateurs et les destinataires du récit que ce texte joue.

La voix narrative, dans un texte fantastique, a une grande importance et doit créer une tension chez le lecteur, qui n’arrivera pas à trouver une explication pour certains aspects du récit. Le narrateur, souvent au « je », se confond avec un personnage. À l’aide de l’analyse du déroulement de l’intrigue et des procédés narratifs utilisés dans trois nouvelles : La Vénus d’Ille (Mérimée), Apparition (Maupassant), Ligeia (Poe), nous cherchons à montrer le rôle du narrateur dans le texte fantastique.

Mots clés : Mérimée, Maupassant, Poe, XIXe siècle, création littéraire, métarécit, fantastique, voix narrative, narrateur.

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Abstract

Six short stories, which can be grouped into one long story, provide different styles for the narrator: a third-person narrative, an ‘’I’’ narrative, a ‘’we’’ narrative, and a ‘’you’’ narrative. This particular text is a reflection about the act of creating as a progressive construction as well as a reflection on the effects of narration. As a concrete proof, the last part is identical to the first one, but having the whole story in mind gives the same text a different meaning. The fantastic mood emerges with the reader’s hesitation of how to interpret the facts that are presented to him. Globally, this text plays with the instances that provide a literary text and the ones that receive it.

The narrative in a fantastic text is very important, and has to create tension in the reader, who will not be able to explain certain aspects of the story. Often, the plot is told in the first person, hence merging the narrator with a character, thus creating a double personality. We try to shine the light on the role of the narrator in a fantastic text by analyzing how the plot unravels and which narrative methods are used in three short stories: La Vénus d’Ille (Mérimée), Apparition (Maupassant), and Ligeia (Poe).

Key words: Mérimée, Maupassant, Poe, nineteen century, creative writing, meta text, fantastic, narrative voice, narrator.

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Table des matières

Résumé ______________________________________________________________ ii Abstract ____________________________________________________________ iii Remerciements _______________________________________________________ v

Histoires possibles et impossibles ... 1

Les limbes ____________________________________________________________ 2 Le livre prend vie ____________________________________________________ 12

I. ______________________________________________________________________ 12 II. _____________________________________________________________________ 16 III. ____________________________________________________________________ 18 IV. ____________________________________________________________________ 21

Une intrigue? ________________________________________________________ 24 Le narrateur perd pied ________________________________________________ 47 Le lecteur pris au piège ________________________________________________ 66 Reprise des limbes (ou comment on ne lit jamais deux fois la même histoire) ___ 80

Le narrateur dans le texte fantastique ... 90

Introduction _________________________________________________________ 91 Quelques considérations sur La Vénus d’Ille ______________________________ 94

Apparition ou le narrateur perturbé/perturbant __________________________ 101

La remise en question du narrateur de Ligeia ____________________________ 112 Conclusion _________________________________________________________ 123 Bibliographie _______________________________________________________ 127

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Remerciements

J’aimerais d’abord remercier ma directrice de maîtrise, Catherine Mavrikakis, sans qui ce projet de roman, d’emblée complexe et improbable à réaliser, n’aurait jamais vu le jour. Merci pour sa patience tout au cours de cet ardu processus d’écriture, merci de ses conseils, toujours judicieux, merci de ses commentaires sans détours et merci d’avoir cru en ce projet.

Merci à mes parents de toujours me soutenir dans tout ce que j’entreprends, d’être toujours à l’écoute et de toujours avoir hâte de lire ce que j’écris.

Merci à mon entourage d’être présent pour moi quand j’en ai besoin et merci de m’encourager. Finalement, merci du fond du cœur à tous ceux qui prendront le temps de lire ce roman.

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Histoires possibles et impossibles

Reviendra le nœud de causes en lequel je suis imbriqué. Moi-même, j’appartiens aux causes de l’éternel retour. À jamais je reviendrai pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit.

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Les limbes

Ils ne savent pas où ils sont, ni où ils vont, tous les cinq. Comment pourraient-ils le savoir? Ils sont dans le lieu où les idées commencent, où les univers naissent. Ils débutent leur existence ou terminent leur vie. Tout dépend du lecteur, qui amorce sa lecture avec ce chapitre ou non.

Ils se regardent mutuellement tous les cinq : Simon, Kurt, Michel, Ariane, le Dr Robert. Ce sont leurs noms, mais ils ne signifient encore rien pour aucun d’entre eux.

Malgré leur personnalité distincte, ils agissent comme une masse. Ils regardent autour d’eux, mais ne voient que du blanc à perte de vue. Ils sont encore dans les pensées du Créateur ou du lecteur. Toutefois, ils prennent forme peu à peu. Ils émergent d’un long sommeil : celui de la conception. Leurs traits se définissent graduellement. Le visage de Kurt prend sa forme arrondie, ses cheveux noirs et ses yeux bleus. Simon se découvre un esprit analytique. Ariane et Michel se jaugent l’un l’autre. Ils pensent que quelque chose se développera entre eux. Peut-être que ce couple est mort. Peut-être qu’ils tous morts. Qui sait?

Sont-ils au début de leur existence ou à la fin? Sont-ils à l’endroit où les idées qui ont pris forme retournent à l’état d’idées? Là où les rêves se terminent? Là où ceux qui ont chéri durant un moment des personnages les abandonnent à leur sort?

C’est possible.

Ils étirent leurs membres ankylosés et se lèvent. Ils aimeraient se parler, mais ne trouvent rien à se dire. Quoi qu’il en soit, s’ils sont là, c’est que leur vie respective est liée d’une manière plus ou moins intense. Forcément.

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Ils croient se connaître, mais échangent tout de même leur nom et se posent quelques questions. Ils se font des remarques les uns sur les autres.

Le docteur s’enquiert du lieu où ils se trouvent tous. Simon dit qu’il a l’impression d’avoir déjà vu le médecin. Kurt affirme connaître ou avoir connu Simon. Ariane ajoute qu’ils sont tous dans un non-lieu.

À mesure qu’ils poursuivent leurs échanges, ils commencent à être mieux définis. Ils évoluent peu à peu en personnages. Mais ça, ils ne le devinent pas.

Tout ce qu’ils croient avoir vécu ou ce qu’ils vivront n’est ou ne sera que le résultat de l’imagination. Ils ne sont que des marionnettes dans le Grand Projet du Récit.

Il faut espérer que cette triste réalité ne leur parviendra jamais, car ils pourraient se rebeller. L’instrument du maître a déjà voulu prendre le pouvoir et tout a failli très mal tourner.

Les cinq personnages se mettent à converser de nouveau. Simon interroge le médecin sur sa spécialisation. Le docteur Robert croit qu’elle est liée à la parole. Kurt ajoute un commentaire. Ariane renchérit, mais Michel se fâche et leur dit qu’ils devraient plutôt tous se concentrer sur le moyen d’être ailleurs.

Ils commencent à s’interroger sur la manière dont ils sont arrivés là. Ils tergiversent en émettant des suppositions plus inutiles les unes que les autres. Finalement, le docteur Robert propose de cesser leur questionnement futile et de marcher.

Ils avancent donc, mais n’ont pas l’impression de progresser à travers cette immensité blanche qui rappelle certains blizzards où ciel et horizon se confondent en hiver.

Mais eux, ils ne pensent pas à ça. Il n’y a pas de saison ici. Ou peut-être est-ce la cinquième saison? La saison entre le cycle des saisons?

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Ils aperçoivent soudain un point noir, très loin devant eux.

Pendant qu’ils marchent lentement vers ce point, ils réfléchissent à leur état : sont-ils morts? Sont-ils vivants? Sont-ils dans un entre-deux indéfinissable?

Le point noir gagne en diamètre. À chaque pas qu’ils font, cette tache devient un peu plus large, un peu plus imposante. Les personnages commencent même à distinguer des formes floues, des nuances de couleurs sombres. Ce qui est sûr, se disent-ils, c’est que quelque chose existe au bout de leur périple.

Tantôt, ces cinq formes n’étaient que des idées. Plus elles avancent, plus elles se complexifient. Elles grandissent vite. Leur personnalité commence même à se construire.

Tout à coup, leur destination cesse de se rapprocher.

Les personnages se rendent compte qu’ils sont coincés, bloqués dans le domaine de l’hypothétique.

Quelque chose d’inquiétant se produit. Sous leurs pieds, un disque plus noir que le néant se forme et prend de l’expansion.

Le docteur Robert regarde le phénomène se produire avec un intérêt apparent. Simon essaie de s’éloigner, de sortir de l’espace du disque. Rien n’y fait. Kurt inspire profondément et sa curiosité est piquée. Michel et Ariane n’affichent aucune expression et demeurent silencieux, leur regard respectif fixant l’expansion du trou béant.

Des êtres indéfinis aux formes incompréhensibles commencent alors à surgir des ténèbres et à se placer en cercle autour d’eux.

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Leur individualité prend de plus en plus d’importance. Chacun des personnages réagit maintenant de façon distincte. La masse plus tôt indéfinie se précise à présent.

Ariane, effrayée facilement, tente de se faire oublier. Kurt est pour sa part complètement mystifié par ces formes qu’il ne peut pas encore comprendre.

Ce qui se construit devant leurs yeux est la hantise de tout Créateur. Ici, toute chose peut sombrer à jamais et être oubliée. C’est le domaine dans lequel on peut perdre ses idées ou ses personnages.

Malheureusement, des milliers de projets tombent constamment dans l’abîme d’où s’extirpent en ce moment ces créatures.

Les personnages remarquent que certaines de ces entités sont magnifiques, d’autres effrayantes. Ils examinent la forme incohérente qui se referme peu à peu sur eux. Des êtres sont constitués seulement d’un membre, comme cette main ayant des ongles en acier ou cet œil doté du pouvoir de voir le passé.

Simon est fasciné par deux têtes qui se regardent mutuellement et s’échangent toujours les mêmes répliques. Une tête est celle d’un vieil homme avec des lunettes et l’autre, celle d’un jeune au regard rieur. Inlassablement, la jeune tête dit à la vieille : « Vous savez monsieur, qu’il est heureux l’élève qui, comme la rivière, peut suivre son cours sans quitter son lit. » La vieille tête répond alors avec un air de dédain : « Ouais, et tout comme la rivière, il coule. » Simon rit, et le même échange recommence entre les deux têtes.

Certaines entités ne sont même pas des êtres humains, mais plutôt des images, des concepts. Kurt s’y intéresse particulièrement. Il regarde tour à tour les images d’un monde où presque tout est inversé (les gens vivent la nuit et dorment le jour, etc.), d’un homme qui se réveille et est le

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seul personnage dans son univers, d’une peinture qui fait s’écrouler de douleur ceux qui la regardent.

Cette dernière image remue quelque chose en Kurt.

Ariane, elle, porte plutôt son regard sur des êtres qui sont des humains ou des animaux à part entière. Leurs traits sont extrêmement bien définis, jusqu’au moindre pli sur le front ou poil rebelle. Ceux-là ont tous une caractéristique particulière, remarque Ariane, comme cet homme à quatre bras ou ce chien rouge capable d’enflammer tout son pelage.

Ce sont tous des débuts d’idées, d’histoires, de personnages, de répliques, abandonnés par leur Créateur.

Les cinq personnages se demandent comment ils pourront exister. Ils ne savent pas qu’ils n’ont aucune emprise sur quoi que ce soit.

Ils sont intrigués et interrogent ceux qui maintenant se sont regroupés en un petit cercle autour d’eux si bien qu’ils ne peuvent plus avancer.

Lorsque Kurt demande à l’un d’entre eux qui ils sont, un homme lui répond dans une langue que personne ne comprend, sauf le docteur Robert. Celui-ci explique que l’homme est atteint d’une srevne chronique qui le fait parler en inversant les lettres et l’ordre des mots. Il ajoute que l’homme vient d’expliquer qu’ils sont tous des idées avortées errant dans ce lieu depuis leur Création.

Si le Dr Robert commence déjà à formuler des diagnostics, c’est que sa personnalité évolue à vue d’œil. Celle des autres aussi, forcément.

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Une conversation cacophonique a alors lieu. Les quatre autres personnages bombardent le docteur de questions : Qu’est-ce qu’une idée avortée? Depuis combien de temps les autres sont là? Est-ce qu’ils savent où nous sommes?

Les entités qui entourent les cinq personnages décident d’intervenir et le groupe apprend alors avec stupéfaction que le trou au-dessus duquel ils se trouvent à présent s’appelle les Limbes des idées potentielles. C’est l’endroit où errent toutes les idées (bonnes ou mauvaises) qui ne prennent jamais forme.

Le néant qui se trouve sous vous vous avalera, explique l’homme, traduit par le docteur Robert, si le projet qui vous a fait naître est abandonné. Si ce qui vous a fait apparaître voit le jour, vous pourrez parvenir à une existence réelle.

Lorsqu’Ariane demande ce qui se trouve dans l’espace sombre au loin, l’homme répond évasivement que c’est leur univers commun à eux cinq, celui dans lequel ils évolueront si la vie leur est donnée.

On leur explique ensuite que certaines entités tombent dans les Limbes, puis finissent par en surgir. Rien n’est certain dans cet endroit. On peut y rester un instant ou une éternité.

Les cinq personnages ont un sursaut de terreur à cette annonce. L’homme les rassure en leur expliquant que le temps n’a pas cours dans l’endroit d’où ils viennent. Rien dans les Limbes n’a une vraie conscience. Simon ouvre la bouche pour poser une autre question, mais l’homme l’interrompt en disant qu’ils doivent maintenant tous se taire et attendre.

Attendre de voir s’ils vont suivre les autres entités dans le néant des Limbes ou continuer leur chemin.

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Arriveront-ils un jour à destination ou seront-ils à jamais coincés dans cet endroit indéfinissable, où toutes les possibilités naissent, où tous les livres non-écrits attendent de voir le jour, où tous les livres déjà écrits attendent de renaître entre les mains d’un lecteur?

Au bout d’un certain temps, le temps nécessaire au Créateur pour retrouver son inspiration ou à un lecteur pour décider de prendre le livre, le disque de néant qui était sous leurs pieds commence à se rétrécir. Les autres entités y tombent une à une jusqu’à ce que les cinq personnages se retrouvent seuls à nouveau dans l’espace immaculé.

Ils se remettent finalement en route.

À mesure qu’ils progressent, la forme sombre au loin augmente en précision et en intensité. L’obscurité devant eux s’élargit à chaque pas et finit par former un mur qui occupe tout l’horizon. Ils remarquent alors que cette obscurité est en fait la bordure d’une forêt. Une forêt qui s’étend à perte de vue de chaque côté. Simon se retourne et est stupéfait de constater qu’il n’y a plus rien derrière eux. L’infini immaculé a fait place à un océan noir comme une nuit sans lune.

Ils ne pourraient pas revenir sur leurs pas même s’ils essayaient.

Ariane n’aime pas du tout l’idée de ne pas avoir la possibilité de rebrousser chemin, Michel non plus. Tous deux, perspicaces, disent avoir l’impression d’être contrôlés. Kurt s’avance d’un air indifférent.

Ils s’aventurent donc dans la forêt.

Le sentier humide, couvert par des épines de sapin mortes, craque sous les pas. L’odeur de l’eau mélangée à la terre est accueillante. Partout autour des personnages en devenir, il n’y a que des milliers d’arbres dont les feuilles laissent tomber des gouttes ici et là. Une faible lumière orangée, s’apparentant à celle du soleil couchant, filtre entre le feuillage. Les personnages sont

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ébahis par la beauté triste de l’endroit. Par moments, ils aperçoivent des formes plus ou moins distinctes qui semblent errer entre les arbres.

Il est vrai que cet endroit est à la fois magnifique et désolant.

Finalement, Ivanoé, la voix narrative, vient à leur rencontre et les accueille d’un ton neutre en leur expliquant qu’il sera leur guide. S’ils sont arrivés jusqu’ici, ajoute-t-il, c’est qu’ils sont sur le point d’exister, pour la première fois ou non. Il faut qu’ils acceptent leur statut de personnages, leur dit-il.

- C’est insensé! Nous sommes des véritables personnes, pas des personnages! renchérit le docteur Robert.

- Vous croyez? Où étiez-vous avant d’être ici? Quel âge avez-vous? Comment savez-vous ce que vous savez? Toutes les questions auxquelles vous ne pouvez pas répondre, c’est qu’elles n’ont tout simplement pas eu de réponse encore. Peut-être n’en auront-elles jamais, dit Ivanoé d’un ton indifférent. En fait, vous passez par ici chaque fois que vous êtes en transition entre la fin et le (re)commencement de votre histoire.

- Vous voulez dire que ce n’est pas la première fois que nous sommes dans cette forêt?! demande Ariane.

Ivanoé ne répond pas. Il demande aux personnages de regarder plus loin et leur explique que ce qu’ils voient est le ciel de leur univers, celui dans lequel ils évolueront. Il est sombre pour le moment, ajoute-t-il, car votre histoire se déroule la nuit. En grande partie, du moins.

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Ils continuent à suivre Ivanoé sans dire un mot. Les arbres deviennent de plus en plus rares. Sur leur gauche, ils finissent par remarquer les détails d’un village. Au loin, sur une colline dominant les environs se dresse un vieux bâtiment lugubre. Devant eux, à leurs pieds, il y a une structure rigide qui est d’une couleur différente de celle du sentier où ils marchaient. La structure provient du village qu’ils ont vu et se continue vers la droite, dans les ténèbres de la forêt. Ivanoé leur explique que cette construction est en fait la route créant le seul lien entre leur monde et l’extérieur. S’ils la suivent du côté droit, ils n’existeront tout simplement plus dans l’univers. Ariane demande s’il est possible de revenir dans l’univers une fois que l’on en sort. Ivanoé lui répond que l’exil et le retour d’un personnage dépendent de la volonté du Créateur.

De l’autre côté, termine-t-il, cette route mène à l’existence romanesque.

Dans le ciel, les étoiles commencent à scintiller et les personnages peuvent apercevoir la pleine lune orangée monter lentement dans le ciel nocturne.

Ivanoé s’immobilise et se tourne vers eux. Après un instant de silence, il leur annonce qu’ils sont arrivés au moment où tout (re)commence, qu’ils doivent tous se séparer et qu’ils ne conserveront aucun souvenir du cheminement qu’ils viennent de faire ensemble.

Sous le regard ahuri des personnages, quatre Ivanoé se matérialisent aux côtés du premier. - Chaque moi vous guidera tout au long de votre progression, explique celui-ci, mais vous n’aurez pas conscience que j’existe. Du moins, j’espère. Peut-être serai-je même en vous… S’il n’y a pas de question, termine-t-il, je vais sans plus tarder vous conduire à ce que j’appelle votre point de départ.

- Est-ce qu’on peut savoir comment notre histoire commence ou de quoi elle parle? demande Ariane d’un ton curieux.

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Ivanoé ne peut réprimer un sourire. Il est manifestement content qu’un personnage lui pose cette question.

Il adore cette étape, la seule où il peut librement être en contact avec ceux qu’il guide et leur montrer quelle sera la voie. Il apprécie ce court instant même si les personnages l’oublient tous.

Ivanoé ne peut résister à la tentation de leur donner un indice. Ils sont suspendus à ses lèvres à mesure qu’il récite : « Ça se passe dans une ville pareille à toutes les autres : à la fois unique et commune. Une nuit, il était trois heures du matin lorsque la sonnerie du téléphone retentit dans le petit appartement de Simon. »

- Ça commence vraiment comme ça? demande Simon, visiblement heureux que l’action semble débuter avec lui.

- Pas vraiment. C’est une histoire particulière. Elle n’a pas de début ou de fin précise. Mais c’est vrai que ça ferait un bon début de roman. Peut-être même qu’il existe déjà… Quoiqu’il en soit, j’espère qu’un jour, quelqu’un lira ces mots. Mes mots.

- Je suis sûr que cette phrase m’est familière, commente Kurt. Le moment est venu pour les personnages de partir.

Tout juste avant de les conduire tous les cinq vers ce qui deviendra leur univers narratif, celui qui contiendra leur vie, leurs émotions, Ivanoé et ses répliques passent rapidement leur main droite au-dessus de la tête de chaque personnage pour effacer leurs souvenirs.

De ton côté, lecteur, quand tu lis ces mots, tu as déjà plongé dans l’univers que l’on veut te faire visiter.

Finalement, quand tous les personnages sont partis, le dernier Ivanoé affirmé d’un ton solennel : « Ils ont tout oublié, mon Créateur. Ils ne savent pas où ils sont ni où ils vont, tous les cinq. »

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Le livre prend vie

I.

J’espère qu’un jour, quelqu’un lira ces mots. Mes mots. J’espère qu’on pourra en saisir le sens, car il me semble y avoir une rupture trop grande entre les phrases qui apparaissent sur le papier et le fond de ma pensée. Comme si l’idée perdait de sa force en devenant image. Comme si la voix masquait sa vérité par des termes mensongers… Il est vrai que les mots peuvent être menteurs, surtout avec ce que je m’apprête à raconter. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à distinguer le réel de l’irréel, la fabulation du concret, l’étrange du surnaturel.

En aucun cas puis-je garantir, lecteur, la véracité de ce que tu t’apprêtes à lire.

L’histoire que je me prépare à coucher sur papier est floue et étrange. Il serait tellement facile de ne pas croire aux événements qui me sont arrivés… Se moquer est aussi aisé que croire est ardu.

Je ne m’attends pas à ce que tu aies foi en moi, lecteur, mais je dois faire ce récit, ne serait-ce que pour apaiser ma conscience rongée par le doute. Ai-je rêvé? Ai-je vécu? Offre-moi ton jugement, lecteur, car le mien ne saurait trancher.

J’étais au salon, plongé dans une lecture qui m’absorbait complètement. C’était la première fois que cela m’arrivait. Il faut comprendre que dans cet état, qui se trouve quelque part entre le songe et l’éveil, le temps n’a plus cours. On ne vit que par l’histoire du roman qui nous habite, que nous habitons. Il y aurait des pages de réflexion à rédiger sur le sujet, mais disons simplement que je n’étais plus tout à fait conscient du monde qui m’entourait.

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J’ignore depuis combien de temps j’étais ainsi immergé lorsque mon regard se détacha à contrecœur de l’univers fictif dans lequel je baignais.

La maison dans laquelle je résidais était calme, comme à l’habitude. L’horloge émettait son tic-tac métronomique dont le rythme régulier me parvenait faiblement de l’étude.

Tiré de l’espace-temps du roman contre mon gré par un cou endolori, je n’arrivais toutefois pas à m’en détacher totalement. Le sommeil commençait néanmoins à me gagner. À travers la fenêtre, je voyais la lune printanière épandre sa lueur argentée dans le petit champ qui entourait ma maison isolée.

Même accablé de fatigue, j’étais incapable de poser le livre et de remettre la lecture au lendemain. Il est de ces ouvrages qui nous enveloppent et nous font regretter de ne pas être le personnage imaginaire plutôt que le lecteur de chair et d’os qui le déchiffre. Cette catégorie de livre ne nous laisse aucun répit. Nous dévorons les mots à la manière d’un ogre et la mort de notre propre mère ne saurait nous éloigner du récit qui nous occupe. Tel était mon sentiment avec ce livre. Mes yeux avaient peine à lire une phrase complète sans se fermer et pourtant, une force inexplicable m’empêchait d’abandonner le roman. Mes mains se cramponnaient aux pages comme un naufragé à une bouée de sauvetage. C’était la première fois que je ressentais quelque chose de similaire avec un ouvrage, comme je l’ai dit plus tôt. J’avais toujours cru les simples mots impuissants pour décrire une situation, une douleur, un endroit avec précision.

Mais ce livre, lecteur, était différent. Très différent. Quand on trouve un livre qui crée l’effet dont je viens de parler, on ne peut le lâcher. Par la suite, toutes les lectures cherchent à retrouver cette première extase, ce premier moment d’oubli. Je n’ai pas lu les mots de ce livre, je les ai vécus.

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Un ami m’avait recommandé ce livre en me prévenant qu’il avait l’effet d’une drogue. Je comprenais la pleine portée de ses mots à présent. C’était un ouvrage sans titre qui semblait avoir au moins cinquante ans. Mon ami lui-même ignorait d’où il provenait. L’histoire suivait l’évolution d’une femme, Anna, dans diverses mésaventures. Ma fantaisie avait divinisé celle-ci. Je voyais en elle la créature parfaite, l’amante promise. Elle était la réponse à toutes mes chimères, la réalisation de toutes mes espérances. Un être qui jamais ne blesse, jamais ne part. Je n’ose en dire plus sur elle pour l’instant, de peur de diminuer sa beauté aux yeux de mon propre lecteur. Qu’il se figure l’idée de la plus belle personne sur lequel il lui eût été donné de poser le regard et il verra ce qu’Anna représentait pour moi. Je ne veux m’aventurer à expliquer l’histoire non plus. Il faut tout simplement lire pour comprendre.

Je m’endormis durant un moment. L’horloge sonna une heure du matin. J’ignorais depuis combien de temps j’étais dans cet état de torpeur qui précède le sommeil profond. Le livre gisait au pied du canapé. En le ramassant, je remarquai que quelques mots étaient complètement délavés.

« Je regarderai quels sont ces mots demain », me dis-je avant de marquer la page d’un signet et d’aller au lit. Je sombrai immédiatement dans l’abîme du rêve.

J’étais capitaine d’un grand vaisseau taillé dans l’or massif, mais j’étais seul à bord. La mer était sombre, éclairée par un soleil noir. Un goéland se faisait entendre au loin. Soudain, un homme émergea de la cale et avança lentement vers moi. Son visage semblait rongé par le chagrin des années. Ses paupières étaient closes. Je voyais sa bouche monter et descendre, mais le discours qu’elle débitait m’était inintelligible.

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Soudain, les yeux de l’homme s’ouvrirent, plus obscurs que le soleil dénué de lumière qui flottait dans le ciel.

Des yeux noirs comme une nuit sans lune.

J’étais figé par la peur. Le vieillard découvrit une bouche édentée qui s’étira en un rictus lugubre. Il me pointa la proue, qui tanguait d’une manière inquiétante. Elle craquait dangereusement et menaçait de se rompre. En fait, le bruit fut si strident qu’il me réveilla.

C’est suite à ce rêve fou, lecteur, que quelque chose est entré dans ma vie.

C’est à partir de ce moment que je ne peux assurer la véracité de ce qui m’est arrivé.

Mes paupières levèrent le rideau qu’elles formaient. Tout était calme dans la chambre. Seul le vent nocturne sifflait entre les feuilles naissantes de l’arbre en bordure de mon logis. Je me relevai dans mon lit. Il me semblait que l’atmosphère était étrange. Quelque chose se passait. Une lueur tremblante me parvenait du salon.

Il y avait quelqu’un chez moi.

Je m’extirpai du lit silencieusement. La silhouette pâle d’une jeune femme passa devant la porte ouverte de ma chambre, une chandelle à la main. Je vis pendant un instant ses cheveux sombres onduler dans la pénombre du couloir. Elle laissa échapper un petit rire gracieux. Je sentis qu’elle voulait que j’aille à sa rencontre.

Lentement, je sortis de ma chambre. La mystérieuse femme était attablée dans ma cuisine. Quand elle me vit approcher, elle me sourit tristement.

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Je m’approchai davantage. Oui. Je la reconnaissais à présent. Je me trouvais – je puis l’avoir rêvé, lecteur – je me trouvais devant Anna, le personnage de mon livre. Elle m’apparaissait exactement telle que je me l’étais imaginée.

II.

Anna se leva et avança vers moi. La flamme vacillante de la chandelle rouge, dont j’ignorais la provenance, reflétait les traits réguliers de son visage, qui était pâle sans être blême. Ses cheveux auburn tombaient de part et d’autre d’un cou dont on devinait la douceur et qui attirait les lèvres passionnées de ceux qui le regardaient. Ils terminaient leur chute en épousant le contour de sa poitrine, voilant en quelque sorte celle-ci aux regards impudiques. Pourtant, l’habit qu’elle portait semblait destiné à provoquer l’indiscrétion par le décolleté qui descendait plus bas que les seins. Les yeux de cette femme, d’un vert forêt tranquille, invitaient tout interlocuteur à s’y perdre paisiblement, du moins lorsque les étincelles aguichantes qu’elle lançait sporadiquement n’enflammaient pas celui qu’elle regardait de désirs inavouables.

Un sourire timide séparait ses lèvres, laissant apparaître des dents droites, d’un blanc de perle. Les ondulations de sa poitrine et de sa taille, bien proportionnées, venaient compléter la beauté presque irréelle d’Anna.

Obsédé par elle, je ne pus détacher mon regard de son être qu’après un long moment silencieux où elle-même me fixait d’un œil pétillant.

J’osai m’approcher d’elle. Elle n’eut pas le moindre mouvement. Je m’assis finalement en face d’Anna. La chandelle, posée sur la table à présent, voyait à son extrémité une flamme papilloter doucement, bercée par la brise printanière qui passait à travers la fenêtre de la cuisine.

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17 - Tu m’attendais… Tu m’espérais…

Sa voix était mélodieuse et douce comme une berceuse. Je me contentai d’acquiescer. Elle reprit :

- Je vis et meurs avec la lune de mai… Elle est pleine, ce soir, et commence à décroître… Le temps m’est compté.

Des heures et des heures de conversation suivirent ces remarques on ne peut plus étranges. Une discussion profonde, qui touche à tous les sujets possibles, qu’on ne peut avoir qu’avec une personne aimée. Celle où, en une nuit, on en apprend plus sur une femme qu’en dix années de fréquentation... Celle qui fait naître les premiers balbutiements d’une passion et dont le souvenir évoqué fait toujours sourire ceux qui l’ont vécue…

Un peu avant l’aube, je n’en pus plus. Je me précipitai sur Anna, la collai contre le mur le plus près et l’embrassai ardemment. Elle s’abandonna, elle aussi… Ses mains trouvèrent les miennes et nous guidèrent vers ma chambre. Nos vêtements glissèrent doucement vers le sol.

Je fermai les yeux afin de savourer le moment de pure volupté et d’extase qui allait naître avec le premier rayon de l’aurore.

Mais l’instant n’arriva jamais.

J’ouvris les yeux. L’horloge montrait neuf heures cinq. C’était impossible... Je n’avais fermé les yeux qu’une seconde…

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Dans le salon, le livre était ouvert à la page où j’avais interrompu ma lecture. Je me rappelais pourtant l’avoir fermé et marqué d’un signet. Aucun mot n’était effacé comme j’avais cru le voir la veille. Je consultai plusieurs pages pour m’en assurer. Rien. L’encre était parfaitement lisible partout dans l’ouvrage. J’étais pourtant certain de ne pas avoir imaginé ce détail. Mais lecteur, puis-je être vraiment certain de quoi que ce soit dans cette histoire?

Sur la table en bois de la cuisine, je remarquai de la cire rouge séchée… Tu comprendras aisément le trouble qui m’habita à ce moment-là. Je me sentis tiraillé entre le concret et l’irrationnel, entre le songe et l’éveil, ne sachant auquel des deux attribuer mon expérience.

Je n’étais toutefois pas au bout de mes surprises. En effet, la chandelle, elle, n’était plus là.

III.

Une conversation avec l’ami qui m’avait prêté le livre me revint à l’esprit. Ce livre, m’avait-il prévenu, a littéralement l’effet d’une drogue.

Cette phrase jouait inlassablement dans ma tête. C’était vrai pourtant : le livre ne m’intéressait plus. Il m’obsédait.

Tous les jours, au bureau, je restais perdu en mes pensées, réfléchissant à ma nuit unique avec Anna, espérant le retour du crépuscule et la fin de mon travail monotone. J’aurais voulu pouvoir dessiner Anna à mes collègues, pouvoir la graver dans leur esprit, que mes mots soient plus que des mots plats. J’aurais voulu que tout le monde ressente le langage.

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Ce livre… ce livre était le seul que j’avais pu vraiment comprendre et qui me comprenait en quelque sorte. Nous parlions la même langue. C’était un code secret. Entre moi et lui seulement. Peut-être le comprends-tu, lecteur?

Deux entités d’univers immiscibles, de mondes qui ne sauraient être liés, trouvaient tout leur sens quand je traversais le seuil du monde du livre et que son espace envahissait le mien.

Je passais l’entièreté de mon heure de repas à poursuivre ma lecture. J’avais l’impression de retrouver Anna parmi les mots. Je la croisais au tournant de chaque phrase. Je distinguais son visage entre deux figures de style.

Un après-midi, au travail, le sommeil me gagna durant une conférence. La salle dans laquelle celle-ci se déroulait était d’un gris délavé. Le patron bavarda d’un ton morne et plat de l’excellente performance de la firme pour laquelle je travaillais.

Que faisais-je à exercer cet emploi? J’y perdais clairement mon temps. D’ailleurs, la platitude des paroles de mon superviseur auraient endormi des employés plus aguerris que moi. Garder les yeux ouverts était véritablement une torture. Je fus sur le point de m’abandonner au sommeil quand je sentis de longs cheveux soyeux me chatouiller la nuque. Un rire gracieux fit ensuite écho dans mon oreille. Un rire unique, que j’aurais pu reconnaître parmi cent mille…

Je me retournai brusquement sous les regards ahuris de mes collègues. Le patron interrompit son bavardage monocorde devant mon air étrange. Je vis tout de suite que personne n’avait compris pourquoi je m’étais retourné.

Anna se tenait pourtant derrière moi, invisible aux autres. Elle sourit et m’envoya un doux signe de la main, suivi d’un clin d’œil langoureux.

Son apparence était néanmoins différente. Quelque chose n’allait pas. Son corps était spectral, blafard, comme s’il eût été montré dans un poste de télévision dont on ne pouvait bien

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capter l’image. Anna vacilla un instant, telle la flamme d’une chandelle sous l’effet d’une brise, et se volatilisa complètement.

Je me sentis soudain las d’être au travail. Loin d’elle. Je demandai l’après-midi de congé à mon supérieur, qui me l’accorda, voyant bien que quelque chose me préoccupait. Il ne me posa pas de questions.

Aussitôt de retour chez moi, j’allai m’étendre sur mon lit et sombrai dans un sommeil de plomb dont je n’émergeai que plusieurs heures plus tard. Je me sentais malade, faible. Des spasmes musculaires saisissaient mon corps en plusieurs endroits et mes mains tremblaient de façon incontrôlable. J’éprouvais quelque nausée et mon teint était blême. Je me rendis compte que je n’avais rien mangé de la journée.

Après avoir avalé une énorme salade et une tranche de bifteck, je me sentis un peu mieux, mais mes symptômes ne disparurent complètement que lorsque je replongeai dans mon livre.

À mesure que je progressais dans le roman, la béatitude me gagnait à nouveau. Je retrouvais enfin Anna. Elle m’avait cruellement manqué. Pourtant, un chagrin inconsolable s’installa quand je m’aperçus que la fin de l’œuvre approchait. Inexplicablement, je fus rapidement de nouveau épuisé.

Un détail me tira de la torpeur dans laquelle j’étais en train de m’engouffrer. Toutes les répétitions du mot « Anna » dans le récit s’estompaient à mesure que les pages glissaient entre mes doigts. Ceux-ci étaient devenus humides au contact constant et ferme des feuilles de papier.

La disparition graduelle du nom d’Anna m’affectait moins qu’elle ne l’aurait dû; j’étais tellement exténué… Je m’endormis sur le divan, le livre encore entre les mains.

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IV.

En la voyant, je remarquai tout de suite que quelque chose l’attristait. Elle semblait inconsolable. Sa lèvre inférieure tremblait, une larme silencieuse roulait le long de sa joue. Je l’essuyai. Elle prit ma main et la colla contre son doux visage. Toujours sans dire mot, elle me pointa la lune qui formait un C blanchâtre et rachitique dans le ciel nuageux. Anna me confia qu’après cette ultime nuit, je ne la reverrais plus. Je te laisse imaginer, lecteur, à quoi nous employâmes ces derniers moments…

En me réveillant le lendemain, j’étais irrémédiablement seul. Je n’ai jamais pu terminer le livre, car il était introuvable. Je le cherchai partout, je mis mon appartement sens dessus dessous. Rien n’y fit.

Toutefois, une lettre m’attendait devant ma porte. Une lettre qui me laissa perplexe et troublé. Quelque chose en moi se rompit à la lecture des mots qu’elle contenait. Je les transcris ici. Toi, lecteur, tu m’en donneras tes conclusions. La lettre était de Jean, l’ami qui m’avait prêté le livre. Des larmes avaient coulé, rendant certains mots difficiles à lire :

Kurt…

Je n’ai pas été très honnête avec toi… J’ai imbibé toutes les pages du livre d’une drogue expérimentale du département des Maladies du Langage de l’hôpital psychiatrique que j’ai volée au docteur Robert. Il voulait s’en servir pour aider des patients qui ont des troubles de langage et de concentration. Quelle folie de ma part! Cette drogue, qui agit au contact dermique, aide à la détente, à la concentration, et à l’immersion totale dans une activité... Elle peut toutefois agir comme un somnifère. La diégésamphétamine (c’est le nom de la drogue) entraîne, lors du

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sevrage, une courte dépendance caractérisée par des tremblements qui s’estomperont quelques heures après ta dernière prise. Il n’est pas impossible que tu aies halluciné. « Le livre a littéralement l’effet d’une drogue », tu te rappelles? J’espère que tu ne m’en veux pas de t’avoir fait vivre cette expérience… Je ne sais quoi d’autre ajouter… Je n’ai agi que par amitié…

Jean P-S : J’aimerais ravoir le livre quand tu l’auras terminé.

Je froissai la lettre, ne sachant plus quoi penser. Je considérai la possibilité d’appeler Simon, mon meilleur ami, mais n’en fis rien. Il m’aurait cru probablement fou.

Mon esprit s’égara à partir de cette journée-là. Je ne fus plus jamais tout à fait le même. Il me semblait parfois apercevoir Anna durant un instant, au tournant d’une rue, derrière moi au supermarché… Il m’arriva d’entendre son rire dans la maison tout juste avant de m’endormir ou même d’avoir l’impression qu’elle se penchait sur moi pour m’enlacer. Je pouvais presque sentir ses cheveux chatouiller mon visage.

Par moments, je souffrais d’amnésie. Je me retrouvais dans un lieu en ignorant tout à fait comment je m’y étais rendu. Une seconde avant, je croyais être dans un espace tout autre. Mon corps semblait oublier son existence. Je marchais au milieu de la ville en plein jour, entouré de mes collègues, et soudain, je campais au milieu d’une forêt, seul, en pleine nuit. C’était une impression étrange, lecteur. C’était la sensation que mes mouvements étaient contrôlés par quelqu’un d’autre.

Quelque chose grandissait en moi depuis cette aventure. La folie? La lucidité? La réponse ne me viendrait pas de sitôt…

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Je pris la décision de consigner par écrit ce qui m’était arrivé. Les premières phrases me vinrent naturellement :

J’espère qu’un jour, quelqu’un lira ces mots. Mes mots. J’espère qu’on pourra en saisir le sens, car il me semble y avoir une rupture trop grande entre les phrases qui apparaissent sur le papier et le fond de ma pensée. Comme si l’idée perdait de sa force en devenant image. Comme si la voix masquait sa vérité par des termes menteurs.

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Une intrigue?

Une nuit, il était trois heures du matin lorsque la sonnerie du téléphone retentit dans le petit appartement de Simon. Celui-ci dormait profondément. Il mit un certain temps à prendre conscience du bruit. Lorsqu’il ouvrit finalement les yeux, son regard tomba sur le réveil. Qui diable pouvait bien l’appeler à cette heure? Il étendit le bras et saisit d’un geste maladroit le combiné.

- Allô? fit-il d’une voix endormie. - Oui, Simon?

- C’est moi. Qui parle?

- Pardon de vous appeler aussi tard, monsieur. C’est le docteur Robert de l’hôpital psychiatrique. Kurt a disparu…

La phrase eut l’effet d’une gifle. Kurt, le meilleur ami de Simon, avait été interné quelques mois plus tôt pour une histoire aussi absurde qu’effrayante…

Simon et Kurt étaient partis rejoindre un couple d’amis pour camper en forêt. Un événement macabre s’était produit lors de la deuxième nuit, lorsque l’on avait manqué de bois pour le feu. Kurt avait proposé d’aller en chercher, et Simon l’avait accompagné. Les deux amis parlaient peu en ramassant les branches dans la forêt. L’obscurité rendait celle-ci d’une densité impénétrable, surtout pour la faible lumière de leur lampe de poche respective. Pour accomplir sa tâche, Simon avait tourné le dos à son meilleur ami. Quand il s’était redressé, Kurt n’était plus là. La vitesse à laquelle Kurt s’était déplacé ce soir-là avait semblé étrange à Simon.

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À peine quelques minutes plus tard, l’horrible cri d’Ariane avait retenti. Simon avait couru, couru à s’en déchirer les mollets. Arrivé hors d’haleine à la clairière où le campement était dressé, il avait alors vu l’horrible spectacle...

Kurt, couché par terre, les mains saisies de convulsions, marmonnant des paroles incompréhensibles…

Michel, d’une pâleur cadavérique, agenouillé devant sa copine, les yeux fixés sur elle. Et elle, le corps sordidement mutilé…

À la faible lueur du feu et sous les rayons argentés de la pleine lune, Simon avait pu deviner que le corps était nu. En s’en approchant, il avait remarqué qu’à la place de la bouche d’Ariane se trouvait un trou béant; les lèvres et la langue avaient été soigneusement découpées. Le sang coulait encore à flots. Avant de reculer de dégoût, il avait pu apercevoir, gravés sur le corps, un triangle, un cercle et deux traits verticaux, placés côte à côte. Un trait horizontal biffait l’ensemble. Sous celui-ci, il y avait ce qui ressemblait à un signe d’égalité mathématique. Finalement, un X était gravé en-dessous du tout.

Simon frissonnait au simple souvenir de cette atroce aventure.

Deux semaines plus tard, Michel s’était suicidé. Il était demeuré silencieux jusque là. La police n’avait pas réussi à lui extirper une seule parole cohérente. Il arrivait quelquefois, avait-elle inscrit dans son rapport, qu’il se mette à hurler spontanément : « JE N’AURAIS JAMAIS VOULU REVENIR! MAIS JE SUIS OBSERVÉ!!!! JE SUIS CONTRÔLÉ » Puis, il retombait dans sa torpeur silencieuse. Aucun sens n’avait jamais pu être dégagé de ces crises sporadiques.

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Quand à Kurt, s’il n’était pas devenu presque muet, il ne faisait que marmonner des sons dans une langue que Simon n’avait jamais entendue. On l’avait interné peu après…

- Simon, vous êtes toujours là? retentit la voix du Dr Robert au téléphone. - Oui, excusez-moi. Je suis un peu sous le choc.

- Il faudrait passer à l’hôpital. Je n’ai pas encore contacté la police. J’ai pensé que vous seriez davantage en mesure de m’aider à découvrir où il est allé…

- D’accord, j’arrive.

- Oh, Simon, une dernière chose. Vous ai-je déjà parlé du patient Ivanoé Tivarrox? Le connaissez-vous?

- Non. Jamais entendu parler. Vous croyez qu’il pourrait être complice de la fuite de Kurt? - Non… non probablement pas. Peut-être… Je ne sais pas. Je vous en parlerai une autre fois. Ils raccrochèrent et Simon sortit pour aller rejoindre le docteur Robert en se demandant comment il pouvait être d’une quelconque utilité dans cette affaire.

*

L’hôpital psychiatrique était situé en haut d’une colline désolée. Le vent y sifflait toujours de manière lugubre, à cause de la mauvaise isolation de l’immeuble. L’endroit était séparé du reste de la ville. Même en juin, il y faisait froid. Lorsque Simon arriva, le garde de sécurité nocturne lui ouvrit la porte sans le saluer.

La lune en contre-jour rendait la silhouette du bâtiment encore plus sombre. L’interminable hall d’entrée aux murs sales et défraîchis se dressait devant lui, flanqué de chaque côté par des portes aux formes monotones. Les pas de Simon résonnaient lourdement alors qu’il progressait dans le corridor, où la moisissure florissait allègrement en plusieurs endroits. Au bout du couloir,

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sur la gauche, se trouvait un ascenseur qui permettait d’accéder aux cinq étages supérieurs. Devant Simon, une fenêtre donnait sur une carrière abandonnée depuis des décennies.

Lorsque Simon appuya sur le bouton, l’ascenseur se mit à grincer. Les portes s’ouvrirent. Une silhouette bondit sur lui en hurlant, le plaquant au sol. Simon cligna des yeux. De longs cheveux bruns lui chatouillèrent le visage et il entendit un éclat de rire qui semblait contraster avec la quiétude terne de l’endroit.

- Puisque sur le bouton tu as bien appuyé, C’est enfin le moment de me désennuyer. Tu n’as rien à craindre puisque sous ta tutelle, Je vais partout où ton commandement m’appelle. Dis-moi donc à quel étage tu veux sortir,

Et puis dans un instant nous pourrons partir.

Simon, stupéfait, se rendit compte que le personnage excentrique venait de lui parler en alexandrins plus ou moins réussis. Il ne savait toutefois pas à quel étage se trouvait le médecin; il y en avait cinq, excluant le rez-de-chaussée.

- Savez-vous où est le bureau du Dr Robert? demanda Simon timidement. - Ça ne relève point du tout de mon domaine.

Je connais chaque étage où cet ascenseur mène, Mais l’endroit des bureaux me demeure inconnu. Les plus violents malfrats que le coin ait connus

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28 Se retrouvent tous emprisonnés au deuxième. Les verseurs de larmes, eux, s’enlisent au troisième. Puis, viennent ceux qui vivent dans une illusion; Ceux du quatrième ont perdu la raison.

Les traumatisés se réfugient au cinquième. Et moi, mon cher monsieur, je réside au sixième.

- Vous? laissa échapper Simon. J’aurais parié qu’il vivait au quatrième, pensa-t-il. L’homme expliqua :

- Tous ceux dont le discours a été affligé, Voient au même étage leur domaine érigé.

Simon réfléchit un instant. Les plus violents malfrats? Probablement les « troubles comportementaux ». Les verseurs de larmes? Le Dr Robert ne m’a jamais mentionné que Kurt était en dépression… Simon avança sa main vers le bouton portant le chiffre quatre, mais l’homme aux cheveux longs et bruns la repoussa d’une claque et appuya lui-même en jetant un regard courroucé au jeune homme. Simon allait protester mais se ravisa en se rappelant l’endroit où il était. Il ne voulait pas provoquer ce pauvre homme qui assurément n’avait plus toute sa tête. L’ascenseur s’immobilisa brusquement au troisième étage. Les portes s’ouvrirent et Simon se retrouva nez à nez avec le Dr Robert qui sursauta.

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- Vous aviez oublié de me dire à quel étage vous trouver, expliqua Simon, tout aussi calmement.

- Je vois que vous avez rencontré notre mascotte, constata le médecin. Simon, voici Racine.

L’homme aux cheveux longs et brun foncé fit une élégante révérence.

- Racine est le plus vieux patient au Département des Maladies du Langage de l’hôpital. Il est atteint d’une alexandricite chronique qui l’empêche de s’exprimer autrement qu’en alexandrins. Comme la maladie n’est pas à son état le plus grave, ceux-ci sont plus ou moins parfaits. Mais bon, pressons. Je n’ai jamais réussi à décoder ce que Kurt disait.

Le docteur entra dans l’ascenseur et Racine appuya allègrement sur le numéro 6. Le dernier étage était aménagé exactement de la même façon que le premier et que probablement tous les autres. L’éclairage était plus faible encore, pour permettre aux patients de dormir. Au loin, par les fenêtres, on pouvait apercevoir les premières lueurs rosées de l’aurore. Racine déclama en se penchant respectueusement :

- Quatre heures du matin vont bientôt retentir, Il est à présent grand temps que je me retire.

Sans aucune autre explication, il fila dans la pénombre. Un instant plus tard, on entendit une porte claquer. Toutefois, Simon aperçut une autre silhouette s’avancer vers eux silencieusement. Le docteur baissa la tête.

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- Lui, c’est le libraire. Un des patients les plus gravement atteints. Il ne peut s’exprimer qu’avec des titres de livres.

- Voyage au bout de la nuit des temps, salua-t-il en criant.

- Silence! Retournez vous coucher, il est encore tôt, chuchota le Dr Robert en jetant un regard inquiet autour de lui.

- La mort dans la peau de chagrin, enchaîna l’autre en pointant le médecin d’un air hautain avant de regagner sa chambre.

Les deux hommes continuèrent à marcher en silence le long du couloir flanqué de portes jusqu’à ce qu’ils atteignent une chambre sens dessus dessous. Deux lits simples avaient été renversés et la penderie complètement mise à l’envers. Un fouillis de vêtements jonchaient le sol. Une femme dans la vingtaine, aux yeux bleu azur et aux cheveux blond platine était assise au milieu de ce chaos. Les coudes appuyés contre ses genoux, la tête entre les mains, elle tremblait. Son teint était livide.

- Elle, c’est Oulipa, notre principal témoin. Elle partageait la chambre avec Kurt. Peux-tu expliquer à Simon ce qui s’est passé?

- Oulipa dormait quand tout à coup Kurt a fait un son hors du commun. Il fait toujours un son hors du commun, mais là son bruit… Son bruit a fait un frisson à moi. Oulipa n’a pas vu Kurt. Il fait noir, la nuit. Il a vomi un discours obscur, a mis Oulipa hors du lit. Ça a fait mal. Puis, il a tout, il a tout…

- Ravagé, compléta le docteur Robert. Il est sorti dans le couloir, mais personne ne l’a aperçu par la suite. On a fouillé l’hôpital de fond en comble, rien. Aucune trace de bris, de violence. Le gardien n’a souligné rien d’anormal. C’est comme s’il avait disparu. On a demandé plus

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d’informations à Oulipa, mais comme elle est atteinte de lipogrammicite et est incapable d’utiliser la lettre e, cela rend les choses difficiles.

Simon réfléchissait à toute allure. C’était la deuxième fois que Kurt semblait s’évaporer. La première fois, c’était lors de cette nuit affreuse où Ariane avait été assassinée. Simon avait la désagréable impression de se retrouver dans une situation épouvantable bien malgré lui, que tout avait été orchestré, qu’il n’était qu’un pion que quelqu’un, quelque part, contrôlait… Il se sentait totalement impuissant.

Même avec ce que le docteur Robert lui avait dit, aucun indice actuel ne permettait à Simon de déterminer comment Kurt avait pu fuir.

Kurt…

L’image de son meilleur ami était aujourd’hui floue dans l’esprit de Simon. Son souvenir s’était estompé de jour en jour. Aujourd’hui, Kurt lui semblait à peine plus réel qu’une ombre, qu’un fantôme…

- Je sais bien qu’il n’y a rien qui vous permettrait de déterminer comment Kurt a fait pour s’enfuir, dit soudainement le docteur Robert. Toutefois, si je vous ai fait venir ici, c’est qu’Oulipa a quelque chose à vous montrer.

Le docteur posa doucement une main sur son épaule. Oulipa sursauta, mais ne bougea pas. L’homme la releva tranquillement et lui chuchota quelque chose à l’oreille. La femme, sans pudeur, enleva son chandail, révélant des seins ronds et bien proportionnés. Simon rougit. Toutefois, son visage perdit sa couleur aussi vite qu’il l’avait gagnée lorsque la jeune femme lui

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tourna le dos. En grosses lettres écarlate était gravé dans la chair coupée le nom SIMON. Mais ce qui suivait l’effraya encore plus.

En effet, des symboles étaient marqués à même la peau. Les mêmes qui avaient mutilé le corps d’Ariane.

- Voilà pourquoi je vous ai appelé avant la police. Vous étiez le meilleur ami de Kurt. Est-ce un code, selon vous? demanda le docteur.

Simon examina les signes d’un peu plus près. Il y avait un rond d’environ deux pouces de diamètre, un triangle et deux traits verticaux et parallèles très rapprochés l’un de l’autre, de manière à ne former qu’un troisième signe. Tous étaient d’une hauteur d’environ cinq centimètres et s’alignaient sur une première rangée. Il réfléchit un instant et examina le reste des mutilations. Le tout ressemblait au dessin suivant :

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Simon releva la tête, encore plus perdu qu’auparavant.

- Voulez-vous bien m’expliquer comment il a réussi à « dessiner » ça sans que personne dans l’hôpital ne l’entende? demanda-t-il avec une certaine irritation dans la voix.

- Oulipa n’a pas pu hurler. Elle était complètement immobilisée et bâillonnée. Avez-vous bien mémorisé le signe, Simon? Je veux qu’elle aille se faire examiner. Les entailles ne sont pas trop profondes, mais elle a quand même besoin d’un suivi médical.

- Oui, oui! C’est clairement une équation mathématique. Kurt aimait les mathématiques… Il aimait aussi que tout écrit ait un effet sur les gens. Il détestait les mots plats… Les trois symboles ont l’air d’être des variables qui n’égaleront pas deux X, mais bien un X et demi. Mais pourquoi avoir pris la peine d’inscrire l’inéquation? C’est…

- Une redondance mathématique, compléta le docteur. Ce serait comme dire que un n’égale pas deux, n’égale pas trois, etc. au lieu de dire simplement que c’est égal à un.

- Kurt ne l’aurait pas inscrit sans raison… affirma Simon. Ces marques sont forcément des signes à interpréter. Mais c’est le rond que je trouve bizarre, on dirait un œil…

- J’ai froid, interrompit Oulipa.

Sans préambule, elle poussa un cri et se blottit dans les bras du médecin. Elle tremblait toujours de manière incontrôlable. Simon devina que ce n`était pas seulement lié à la température de la pièce. Le regard fuyant d’Oulipa se fixa au loin.

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Oulipa ne bougea pas. Son regard se perdit dans le néant. Elle ne dit plus mot ni ne cligna des yeux. Le docteur essaya d’attirer son attention, mais elle semblait être devenue complètement indifférente à ce qui l’entourait. Le médecin soupira et donna congé à Simon, en lui demandant finalement s’il savait ce qu’il allait faire.

Celui-ci avait déjà son idée en tête. Il demanda au médecin de contacter la police et de lui faire parvenir des photos du corps mutilé d’Ariane. Quatre jours plus tard, il les avait dans sa boîte aux lettres.

Sa stupeur augmenta davantage lorsqu’il les contempla. Ce qui avait été découpé dans la peau de la jeune femme s’adressait à Michel :

*

Deux semaines s’étaient écoulées. Simon ne dormait presque plus. Il n’avait parlé à personne depuis l’arrivée des photos. Il restait enfermé dans son appartement, faisant les cent pas entre son salon et sa cuisine, se tuant à comprendre la signification du comportement de Kurt et essayant d’établir un lien entre les deux mutilations. C’était par les différences entre les deux séries de symboles qu’il allait pouvoir trouver la signification du message.

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35 Il repensa à Michel…

Michel, à qui le premier meurtre avait été adressé.

Michel, dont la copine avait été horriblement mutilée et qui, deux semaines plus tard, se suicidait. Son silence était demeuré jusque dans sa mort. Mais pourquoi Oulipa n’avait-elle pas été assassinée directement? Peut-être que Michel avait été averti, tout comme Simon l’avait été?

Peu importe. Il était trop tard maintenant pour les suppositions.

Michel s’était-il vraiment suicidé par amour? Ou avait-il, lui aussi, dépéri à force de chercher un sens au message? Simon, lui non plus, ne parlait à personne. Les derniers jours s’étaient déroulés dans un silence profond… Était-il en train de suivre la voie de Michel? Et qu’est-ce que Michel voulait dire quand il disait qu’il n’aurait jamais dû revenir? Revenir d’où? Il était vrai que lui et Ariane avait disparu pendant un moment à la fin de l’automne dernier. Simon n’avait jamais su où ils étaient allés.

Toute l’histoire tournait autour de la question du langage : Kurt, qui marmonnait des paroles incompréhensibles, Ariane, dont la bouche et la langue avaient été macabrement découpées, le Département des Maladies du Langage, Oulipa, qui souffrait de lipogrammicite et qui se trouvait mutilée elle aussi…

Et finalement, lui, Simon, qui sombrait peu à peu dans l’égarement et l’absence de mots… Il mangeait peu. Cette histoire était en train de le rendre fou. Les heures s’écoulaient sans bruit autre que celui des grillons de l’été. Le soleil des plus longues journées de l’année allait et venait, suivant sempiternellement la même trajectoire. Simon ne bougeait pas, le regard perdu, se balançant entre les deux dessins et cherchant à éclairer une énigme dont la réponse ne venait pas.

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Souvent, il était attablé, épuisé, à sa table en bois de chêne. Au milieu de la table se dressait une chandelle rouge qu’il utilisait les rares fois où il invitait une fille chez lui. Il y avait longtemps qu’elle avait servi. La vaisselle propre s’accumulait à côté de l’évier. Lors des moments où il n’en pouvait vraiment plus de réfléchir, Simon tentait de s’aérer l’esprit grâce à des tâches ménagères qu’il finissait par n’exécuter qu’à moitié, n’ayant déjà plus le cœur de ranger ce qu’il venait de laver. Il retournait alors s’asseoir à la table.

Parfois, il s’y endormait et sombrait dans des rêves étranges où il voyait Kurt, Ariane, Michel et le docteur Robert défiler devant lui dans un immense espace immaculé. Il les entendait rire et lui chuchoter des suites de mots sans sens. L’ordre relatif du logis contrastait avec l’état agité dans lequel Simon se trouvait.

Un soir, il était endormi sur la table quand tout à coup, un bruit sourd à l’étage du dessus le fit se réveiller en sursaut. Ses voisins étaient particulièrement bruyants. Quelque chose se fracassa dans le salon et il eut la vague impression d’entendre sa porte d’entrée claquer.

À première vue, tout semblait normal dans la pièce d’où était parvenu le bruit sourd. Aucun objet de valeur n’avait été brisé. Toutefois, en s’avançant vers le fond, Simon remarqua que le support de l’ampoule, caché par une plante suspendue, pendait du plafond. Il était mal vissé. Les impacts répétitifs des coups sur le plancher par les voisins du haut avaient fini par le faire décrocher. Tous les fils avaient suivi et pendaient à présent, telle une corde multicolore. L’ampoule, pour sa part, avait quitté son socle et explosé par terre.

Une chaise se trouvait exactement sous la corde. Simon ne se rappelait pas l’y avoir placée. Comme si quelqu’un avait soigneusement préparé le bris…

Simon regarda par la porte vitrée du salon et eut un hoquet de terreur. De l’autre côté, sur le balcon, il aperçut Kurt qui riait silencieusement en le fixant avec un regard dénué de toute

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expression. Simon courut vers lui. Lorsqu’il fit glisser la porte coulissante, il entendit le rire glacial de Kurt pendant un instant avant que le jeune homme disparaisse. Simon revint à l’intérieur et referma brusquement la porte. Il se tourna vers la cuisine.

Kurt y était attablé, le haut du visage caché par ses cheveux sombres. Il pointa la chaise et la corde de fils électriques et se mit de nouveau à rire. Un rire sans joie. Il se leva soudainement et avança vers Simon, la tête baissée. Simon n’arrivait toujours pas à distinguer les yeux de celui qui avait été son ami, mais il voyait sa bouche qui dessinait un rictus. Arrivé à sa hauteur, Kurt le poussa vers la chaise et voulut le forcer à y monter. Simon tenta de se dégager. Vif comme l’éclair, Kurt lui empoigna le bras et le tordit dans un angle inquiétant, ce qui fit pousser à Simon un cri de douleur. Il monta sur la chaise à contrecœur. Kurt, toujours sans parler, fit signe à Simon d’empoigner la corde et de se l’enrouler autour du cou.

Kurt cessa soudainement de sourire et releva la tête vers Simon. Ses yeux ne comprenaient ni pupille ni iris. Ils étaient tout noirs comme une nuit sans lune.

Ce fut la dernière chose que Simon aperçut. Avant que Kurt ne fasse basculer la chaise… Simon se réveilla alors en sursaut.

Dans sa chambre à coucher, des rayons argentés découpaient la forme de la fenêtre sur le lit. Simon s’assit brusquement, porta les mains à son cou, qui lui faisait extrêmement mal. Il y sentit la marque d’une peau irritée qui chauffait. En tâtant, il s’aperçut que la brûlure était circulaire.

Il se précipita au salon et alluma les lumières. Au fond de la pièce, il vit que l’ampoule était dans son socle. Rien n’était cassé. Pourtant, la chaise était tout de même placée sous la lumière.

Simon ne savait que penser. Il s’avança craintivement vers le balcon, craignant de voir Kurt et ses horribles yeux, sursautant à chaque craquement du bois dans l’appartement.

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Il n’y avait rien. À l’intérieur comme à l’extérieur. Seule la pleine lune le surplombait, lui donnant l’impression que le ciel était un cyclope en train de le dévisager de son œil parfaitement sphérique et pâle…

Un œil, une sphère…

Traversé d’un éclair de génie, Simon se frappa le front. Il avait trouvé la signification du premier symbole : le rond signifiait la pleine lune. Il en était certain. Il courut à sa table, où traînaient toujours les deux feuilles. L’équation non résolue l’attendait.

« Lorsque ce sera la pleine lune… » un triangle et deux traits. Il fallait compléter la phrase. Que pouvait bien représenter le triangle? Une pyramide? Simon en doutait. Il continua à réfléchir en massant son cou, toujours douloureux.

Les signes sur le corps d’Ariane étaient adressés à Michel… Maintenant, c’était à lui qu’un code était destiné… Il se rappela du message pour Michel. Une simple équation mathématique dont les variables avaient été rayées… Que signifiait ce trait? Que les conditions établies par Kurt n’avaient pas été remplies?

Comment Kurt avait-il pu oser tracer une croix sur la vie de quelqu’un, sans remords? Tracer une croix…

Simon saisit à la hâte une feuille de papier qui traînait sur la table. Il dessina les trois symboles initiaux. Les conditions à respecter, déduisit-il. Elles ne l’avaient pas été la première fois… Il biffa d’un trait les symboles.

Ce qui signifie… pensa-t-il en traçant le signe d’égalité mathématique. Une vie a été enlevée. Il dessina le X à côté.

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Simon avait maintenant la certitude que telle était la signification de l’étrange message que Kurt avait envoyé à Michel.

Il revint à son propre message, qui comportait une inégalité. Si les conditions étaient remplies, il n’y aurait pas deux victimes (d’où le signe d’inégalité), mais une et demie (d’où le signe d’égalité).

Mais comment pouvait-on être une demi-victime? Il repensa à Oulipa. Oulipa qui avait été malmenée par Kurt. Oulipa, dont le corps avait été violenté et qui garderait des cicatrices pour le reste de son existence… On pouvait dire qu’elle était à moitié morte. Simon se rappelait son air perdu et hagard, son regard éteint.

Simon se sentit pâlir face à la conclusion qui se dessinait sous ses yeux.

Il devait absolument remplir les conditions de sa propre équation, sinon, Oulipa allait être assassinée, comme Ariane.

Il connaissait déjà la signification du cercle… La pleine lune.

Simon devina que le triangle signifiait forcément une montagne. Il se demanda toutefois comment il le savait avec certitude. Cela lui semblait un peu aléatoire. Comme s’il fallait qu’il le sache à ce moment-là. Même chose pour les signes de croix et d’égalité, qui lui étaient venus à l’esprit comme par la grâce divine du Créateur…

Il n’avait toutefois pas le temps de pousser son questionnement plus loin; la vie d’Oulipa en dépendait. Il savait ce qu’il devait faire à présent. C’est tout ce qui comptait.

Il imagina la phrase :

« Lorsque ce sera la pleine lune, trouve-toi à la montagne… » Il ne restait que les deux traits verticaux pour la compléter.

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