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Le fondement ontologique de la royauté chez Thomas d'Aquin

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C

LE FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA ROYAUTE CHEZ THOMAS D'AQUIN

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

pour Γ obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITE LAVAL

SEPTEMBRE 2000

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TABLE DES MATIERES

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

CHAPITRE I LA ROYAUTE D'APRÈS LE DE REGNO

Observation d'un fait naturel... La raison : principe directeur et agent du bien commun...

1.1 1.2

CHAPITRE II ROYAUTE DIVINE

a royauté divine

té... eu versus liberté de l'homme. s responsable du mal... e seconde... nt immanent au monde... re re... it à l'unité dans e...

onservation des espèces : de la puissance divine... es êtres créés vers une fin.. e à la Cause première... e à 1'intérieur des êtres.... ue 1 sali e Di t pa caus meme 1 ' Et s êt ondu prêm ine et c cts ge 1 happ caus 1 Ce qui disting 2.1.1 Libre eau 2.1.2 Liberté d 2.1.3 Dieu n'es 2.1.4 L'homme, 2.1.5 Dieu inti 2 Suprématie de 2.2.1 l'Etre de 2.2.2 L'amour c l'Etre su

3 Prov idence div 2.3.1 Création deux aspe 2.3.2 Dieu diri 2.3.3 Rien η ' éc 2.3.4 Dieu est 2 2 2 ROYAUTE HUMAINE CHAPITRE III

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3.1 L'âme

3.1.1 L'âme administre le corps... 23 3.1.2 Participation de la matière à la liberté

et à la dignité de l'homme... 25 3.1.3 Les causalités naturelles... 29

3.2 Royauté humaine et substances séparées

3.2.1 L'action des causes supérieures... 34 3.2.2 L'apport des substances séparées à

!'intelligence humaine... 35

3.3 Le perfectionnement de l'homme

3.3.1 L'homme se perfectionne au moyen de sens.. 36 3.3.2 L'homme se perfectionne au moyen de la

connaissance et de la contemplation.... 38

3.4 La personne humaine

3.4.1 Substance individuelle de nature

rationnelle... 41 3.4.2 L'idée de subsistance... 42 3.4.3 Entêléchies... 45 3.4.4 L'hypothèse de 1'Homme-Dieu :

l'union hypostatique... 47 3.4.5 Influence d'une personne sur une autre.... 48 3.4.6 Communication de la connaissance comme

un bien... 50 3.4.7 L'acte de la volonté libre n'est

accessible qu'à dieu... 51 3.4.8 L'union par amour... 53 3.4.9 Persuasion, commandement et obéissance.... 56

CHAPITRE IV LA PARTIE ET LE TOUT

4.1 L'Etre commun est principe

4.1.1 Le bien commun est dans le tout... 59 4.1.2 L'unité de l'être est le bien le plus

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Ill

parfait... 58

4.1.3. Le bien de la partie est celui de I ' ensemble... 61

4.1.4 La perfection par la perfection à II Etre commun... 63

4.1.5 Identité de la partie au tout... 65

4.1.6 La justice ordonne les partie dans leur diversité et leur ressemblance... 67

4.1.7 La finalité de la partie est dans la cause... 68

4.1.8 La royauté divine établit un ordre vital dans 1 ' univers... 71

4.2 Tout tend vers 1 'esprit 4.2.1 L'Esprit : origine et fin des choses... 73

4.2.2 L'esprit est principe et cause de !,intelligibilité... 76

4.2.3 L1 apport de la matière à l'esprit... 77

4.2.4. Causalité des esprits angéliques... 77

CONCLUSION... 83

BIBLIOGRAPHIE... 87

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INTRODUCTION

L'essence de la royauté est antérieure à son expression. Mais, pour nous, qui voulons parvenir à la connaissance de cette essence, n'èst-ce pas son expression qui est antérieure ? Pour répondre à cette question, il faudra, en premier lieu, démontrer que chez Thomas d'Aquin, la volonté libre fondée sur la raison constitue le moyen terme qui permet de passer de la définition existentielle à la définition ontologique de la royauté où elle trouve son essence. D'après cet enseignement, Dieu, principe de toutes choses, est seul essentiellement roi, car la liberté des êtres raisonnables elle-même ne peut se soustraire à son gouvernement. De plus, comme !'Aquinate le démontre dans son commentaire sur le De Causis. l'Être premier est plus intimement immanent à l'être inférieur (non pas en dépit de sa transcendance, mais à cause d'elle), en tant que cause première, que ne le sont les causes secondaires et instrumentales. Par voie de la volonté libre, dont le fondement est la raison, L'Être suprême et infini rappelle à lui toute existence finie issue de lui.

L’argumentation de cette thèse trouvera son appui dans la définition de la royauté que Ton trouve à la fin du premier chapitre du De Regno de Thomas d’Aquin. Charles Journet qui la cite, en fait ressortir les quatre causes comme suit :

Le roi est la personne - cause efficiente - qui régit - cause formelle - la multitude d’une cité - cause matérielle - en vue du bien commun - cause

finale}

Cette royauté prend sa source en Dieu comme le révèle !'inclination de toutes causes naturelles et humaines à conduire leurs effets vers leur existence parfaite. Il en est ainsi, à plus forte raison, de la Cause des causes, comme l'écrit, en effet, Aristote en son Ethique :1 2

1 Tel qu’interprété par Charles Journet dans sa préface au Du Royaume, texte traduit (de De Regno) par Claude Koguet, Librairie du Dauphin, Paris, 1931, p. XIX.

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V

on peut raisonnablement penser que c’est bien ainsi que les choses se passent en réalité, puisque les œuvres de la nature sont naturellement aussi bonnes qu’elles peuvent l’être, ce qui est le cas également pour tout ce qui relève de l’art ou de toute autre cause, et notamment de la Cause par excellence.

Un roi doit être pour son royaume ce que l’âme est pour le corps, ce que Dieu est pour le monde. C’est pourquoi il doit modeler son gouvernement sur le gouvernement divin. Nous en trouvons 1’affirmation dans le De Regno :

Le gouvernement universel est celui par lequel Dieu embrasse toutes choses et dirige l’univers par sa Providence. Le gouvernement particulier, tout en ayant la plus grande ressemblance avec le gouvernement divin, se manifeste dans l’homme qui est appelé petit monde (microcosme) pour la raison qu’en lui on retrouve la forme du gouvernement universel. Car de même que toutes les créatures corporelles et toutes les puissances spirituelles sont soumises au gouvernement divin, ainsi les membres du corps et les autres facultés de l’âme sont régis parla raison : de la sorte la raison se comporte dans l’homme, en quelque manière, comme Dieu dans le monde.3

En deuxième lieu, il me faudra tenir sous-jacente à toute démonstration, l’idée de !’inclination à l’existence parfaite des effets de la nature, c’est-à-dire de la présupposition finaliste indispensable à l'Ethique et à la Politique d’Aristote selon laquelle « chaque chose naturelle qui exécute une opération existe en vue de cette opération"4.

En troisième lieu, il me faudra démontrer, en redescendant dans l'ordre de la nature, que l'idée de royauté telle que redéfinie selon l'ordre ontologique peut s'inscrire dans la primauté de l’espèce humaine (sans, toutefois, ignorer tout à fait le rôle que !'Aquinate attribue aux substances séparées dans !'organisation de la matière). Je m'appliquerai à démontrer que la royauté s'inscrit dans la personne humaine, en vue de son propre bien, et dans !'organisation de la société, en vue du bien commun.5.

En somme, ce mémoire visera à démontrer que la royauté, dans l'ordre pratique, tel que la présente le De Regno, et, dans l'ordre ontologique, tiré de la 3 De Regno, 1, c.12.

4 Aristote, Du Ciel, 11,2, 286 a 7-10, trad. Paul Moraux.

5 Π faudra élaborer ce dernier aspect, avec tout ce qui se rapporte dans l'ordre pratique à l'éthique et à la politique, dans un travail subséquent.

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Somme Théologique, se fonde sur la volonté libre qui trouve, chez l'homme, sa racine, dans la raison. Quant à la méthode, je procéderai à la façon du philosophe Joseph Owens, un thomiste gilsonien, pour qui il ne peut y avoir de distinction entre la métaphysique générale et la théologie philosophique. Selon lui, le développement de la métaphysique commence lorsque, de prime abord, le jugement saisit l’être en tant qu'acte des choses sensibles pour ensuite isoler cet acte, afin de démontrer qu'il provient de causes extrinsèques. Il s'élève ensuite vers le divin, «Ipsum Esse», achevant ainsi le processus d'investigation à la lumière de cette connaissance de Dieu qui en est le principe propre.

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CHAPITRE I

LA ROYAUTE D'APRÈS LE DE REGNO

1.1 Observation d'un fait naturel

Ce que Γ Aquinate décrit dans le De Regno se rapporte au principe du libre arbitre ou, plus fondamentalement, à la raison sur laquelle repose la différence entre le genre animal et Γespèce humaine. Parce qu’elle ne possède pas la raison qui lui permettrait de choisir ce qui convient à son bien, la bête doit nécessairement dépendre de la détermination de sa nature pour sa survie individuelle et spécifique. Par contre, en vertu de sa raison, l’homme possède la liberté de choisir et de s’approprier le bien qui lui convient, quoique l’auto- détermination de F esprit incarné soit limitée par sa dépendance physiologique, le corps ayant sa propre détermination. Il faut ajouter, aussi, que ce libre arbitre propre à l’homme s’exerce uniquement au niveau des moyens en vue d’un bien ultime déterminé par une cause extrinsèque.

Il est nécessaire qu’une cause efficiente (extrinsèque) détermine la nature du bien de la bête ainsi que le bien ultime de l’homme. Cette cause doit être extrinsèque. Si, en effet, elle était intrinsèque, il lui faudrait une autre cause qui la détermine. Nous pouvons supposer une hiérarchie de causes extrinsèques : Dieu en tant que cause ultime, les esprits séparés lui servant de causes intermédiaires. Mais, dans une telle hypothèse, la logique demeure la même car la cause ultime assume toutes les autres. Puisque qu’ainsi la nature et le bien ultime de l’homme sont déterminés par une cause extrinsèque, il s’ensuit que l’essence de la royauté, ou le gouvernement de tous les êtres, tient son origine d’un premier principe extrinsèque. Il existe donc une définition métaphysique de la royauté. C’est en la mariant aux quatre causes aristotéliciennes, à l’exemple de Charles Journet,1 que l’on peut

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faire passer du sens éthique au sens métaphysique, la définition que P Aquinate donne de la royauté dans le De Regno.

Au début de son traité sur la royauté (De Regno) Thomas d'Aquin expose ce qu'on entend par le mot "roi". Il en donne une explication fondée sur !'observation d'un fait naturel de la société humaine, à savoir, que les humains doivent être prudemment gouvernés par quelqu'un parce qu'ils vivent ensemble.

Chaque chose est ordonnée vers une fin en vue de laquelle un principe directeur la conduit, par le chemin le plus court. L'Aquinate donne l'exemple d'un voilier qui ne saurait atteindre sa destination s'il était sans pilote et à la merci des vents. L'homme est un être intelligent. Il appartient à tout être intelligent d'agir en vue d'une fin, en choisissant les divers moyens à sa disposition. Par conséquent, il a besoin d'un principe directeur qui le guide dans le choix de ses moyens. Or, la nature l’a justement pourvu de la raison, principe du libre arbitre.

La raison est donc la faculté reine de l'agir humain. Guidé par sa lumière, l'homme pourrait gouverner sa vie vers la fin qui lui est propre sans avoir besoin d'aucun autre guide, s'il était fait pour vivre seul, comme le sont certains animaux. Il serait alors, sous Dieu, son propre roi. Mais la vie sociale est une nécessité de la vie humaine parce qu'elle appartient à la nature de l'homme plus qu'à tout autre animal. Les animaux sont pourvus de membres qui leurs servent de défenses, d'habits et d'ustensiles pour tous leurs besoins. Seul, l'homme n'a pas d’instruments qui soient ainsi incorporés à sa nature. Il doit se les procurer en se servant de la raison qui lui est propre, mais avec l'aide de ses semblables. Π ne peut, en effet, acquérir par lui-même toutes les techniques nécessaires à sa survie et au progrès de sa qualité de vie. Possédant en propre la faculté de communiquer ses idées par le langage (en raison de sa raison), il est possible à l'homme d'accéder à un héritage culturel progressif. Telle est, en résumé, la pensée de Thomas d'Aquin.

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3

Puisqu'il est naturel aux humains de vivre en société, il est par conséquent nécessaire que l'on trouve parmi eux ce par quoi ils peuvent être gouvernés. Parce que la nature humaine trouve satisfaction dans un bien qui est commun à tous, les hommes forment un tout. Mais cette totalité qu’ils forment se dispersera s'il n'y a pas un agent pour prendre en main ce qui en constitue le bien commun. S’inspirant du traité De l’âme. d’Aristote, Thomas d'Aquin nous dit qu'«ainsi le corps de l'homme, comme de n'importe quel animal, se désagrégerait s'il n'y avait pas dans ce corps une certaine force directrice commune, appliquée au bien commun de tous les membres, force directrice qui s’identifie à l’âme, L'Aquinate poursuit son argument en disant que «c'est logique, car il n'y a pas d'identité entre l'intérêt propre et l'intérêt commun. Les intérêts propres divisent, tandis que l'intérêt commun unit. Aux effets différents répondent des causes différentes. Il faut donc, en plus de ce qui meut au bien propre de chacun, quelque chose qui meuve au bien commun de l'ensemble. C'est pourquoi l'on trouve aussi un principe directeur en toutes les choses appelées à former un tout ».2 II en est ainsi pour tous les corps de l'univers, célestes ou autres, car ils tombent directement, ou indirectement, sous le gouvernement de la providence divine. Pour l'être fini qu'est l'homme, ce gouvernement s'exerce par la raison en vertu du libre arbitre qu'il possède par rapport aux biens finis.

Cependant, parmi les choix que l'on peut faire pour gouverner les choses en vue d'une fin, il y en a qui sont bons et d'autres qui sont mauvais, selon qu'ils conviennent ou pas. Or, ce qui convient à un être libre, raisonnable et existant pour soi-même, tel que la personne humaine, c'est une fin ordonnée au bien commun de la multitude. Il s'ensuit que l'idée de la royauté implique que le roi soit non seulement chef, mais aussi, « berger », c'est à dire qu’il se soucie essentiellement du bien commun de la multitude et non pas de son bien propre comme le fait le despote.

En somme, dans les choses de la nature on trouve, à la fois, un gouvernement universel et un gouvernement particulier, selon ce qu'enseigne !'Aquinate. Il y a d'abord le gouvernement divin qui embrasse toutes choses et gouverne tout par sa providence. L'autre, le gouvernement humain, celui du microcosme, lui ressemble. La similarité entre

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liberté les membres de son corps et les puissances de sa psyché par la raison tout comme Dieu gouverne l'univers. On perçoit déjà dans cette définition descriptive, un élément de métaphysique, du fait que le gouvernement qu'exerce l'homme lui vient de sa ressemblance analogique à L'Être infini, en tant qu'être libre, mais limité. Il est vrai que certains animaux vivent socialement sous le gouvernement d'un seul ou, du moins, dans une organisation hiérarchique, mais leur gouvernement ne s'exerce pas librement par la raison mais bien par l'instinct que « l'Auteur de la nature » a bien voulu inscrire en eux.

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CHAPITRE Π

LA ROYAUTE DIVINE

2.1 Ce qui distingue la royauté divine

2.1.1 Libre causalité

En s'appuyant sur la définition descriptive que le De Regno tire de l'ordre naturel et qui vient d'être exposée brièvement on peut enfin remonter à l'essence de cette liberté que les brutes ne possèdent pas, mais qui est attribuable à l'homme de façon relative. C’est toute la scolastique et la pensée moderne qui sont imprégnées de cette prémisse. Comment ne pas citer ici Les Pensées, de Pascal, exemplaire à cet égard dans les célèbres fragments suivants :

«L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. [...] Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser ; voilà le principe de la morale» (£r. 347)

«Roseau pensant. - Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres : par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point : par la pensée je le comprends» (fr. 348)

Dans sa Somme contre les gentils3, Thomas d’Aquin élabore sur la progression que l’on peut observer dans l’ensemble des genres qui consituent les choses, à partir des corps inanimés jusqu’à l’âme humaine pourvue d’intelligence. Henri-Paul Cunningham résume cette progression de la façon suivante :

Du dynamisme de l’agent naturel physique limité à un mouvement selon une seule direction locale (ad unum), en passant par le mouvement des plantes s’effectuant selon des directions locales contraires (ad ambo) et la main « capable de tout prendre et de tout saisir » (ad omnia) jusqu’à « l’âme humaine qui est d’une certaine manière tout étant » (ad infinita) [...]4

J Cf, Somme contre les Gentils, 4c, 11,1-5, trad. Denis Moreau.

4 Cunningham, Henri-Paul, L’activité signifiante de la nature dans Laval théologique et philosophique, 52, 2 (juin 1996) p. 378.

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L'homme est microcosme de l'univers en tant qu'imagé de L'Être suprême qui gouverne cet univers. En effet, cet Être suprême (Dieu) est Acte pur (i.e. acte d'être) et ne dépend de rien, pas même d'une nature que l'on pourrait distinguer le moindrement en disant qu'elle est son acte. L'existence divine est un acte libre, indépendant et inconditionnel. Dieu est donc lui-même l'essence de sa liberté. Pour L'Être absolu, une telle liberté est nécessaire puisqu'il ne peut pas ne pas exister. (La contingence est un défaut d'être). Dieu seul existe par lui-même : il n'est pas l'effet d'une nécessité hors de lui-même, mais il est,,, tout simplement. Aussi, se suffit-il à lui-même. Il n'y a rien qui oblige Dieu à créer ou à ne pas créer, à exercer sa providence d'une façon plutôt que d'une autre, car autrement, ce serait poser le monde comme une condition sans laquelle Dieu ne serait pas Dieu. La valeur de L'Être participant ne dépend pas de ce qu'il crée ni de ce qu'il aime les choses qu'il crée. Par contre, il est nécessaire que Dieu s'aime lui-même puisque cela tient de son être interne, mais il a libre choix quant aux êtres externes

Le fait que Dieu ait le choix de créer un monde plutôt qu'un autre pose le problème de la libre causalité. Si Dieu peut créer une chose plutôt qu'une autre cela n'implique-t-il pas que la contingence est un attribut divin puisqu'il y aurait alors une multiplicité d'actes possibles chez celui dont l’Être et l'acte ne font qu'un ? Même si la raison humaine ne peut donner de réponse adéquate à cette question, il faut nécessairement affirmer que la contingence, la multiplicité et la diversité des êtres qu'il crée ne peuvent affecter l'unicité, l'identité et la nécessité de son acte. Comme le dit si bien Athanase d'Alexandrie, « Dieu a composé les contraires avec les contraires pour en faire une seule harmonie ».

2.1.2 Liberté de Dieu et liberté de l'homme

Il en est autrement des êtres qui tiennent leur existence de l'Être suprême. Les choses matérielles, par exemple, ne peuvent produire aucun changement sans qu'elles soient elles- mêmes modifiées dans leur être. Quant aux actes des esprits finis, ils sont définis par leurs objets et se font l'écho de leur contingence. Par contre, Dieu ne se situe pas dans un réseau de relations car il ne se départit de rien et ne n'acquiert rien.

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En reconnaissant la liberté essentielle de l'Être suprême, on peut mieux affirmer la finalité de !,univers contingent et la libre participation de l'homme à l'action providentielle de Dieu. Du côté de l'homme, la volonté libre semble causer une difficulté. Si l'homme peut intervenir volontairement dans le déroulement de l'existence temporelle, n’accomplit-il pas, ainsi, la fonction de créateur, démontrant par ce fait même qu'il possède quelque chose qui ne dépend pas de Dieu ? On peut jeter un peu de lumière sur l'idée de la convergence divine en examinant la relation qui existe entre l'être et la volonté libre. On voit alors que la relation entre la liberté de l'homme et celle de Dieu qui en est la cause n'est qu'un aspect de la relation entre l'être participé et l'Être participant. Dieu, l’Être participant possède une liberté infinie. Ce qui est infini ne peut être diminué par la participation d'une chose finie - ce qui est issu de Dieu ne le diminue pas. La liberté de l'homme ne diminue donc pas celle de Dieu. Au contraire, la liberté omnipotente de l'Être suprême se manifeste dans la faculté qu'ont certains êtres de se déterminer eux-mêmes et d'être, en quelque sorte, leur propre cause, cette faculté d'autodétermination dépend de leur participation à la liberté de l'Être Suprême. L'acte libre provient de l'esprit, ce qui fait que son auteur est une « image de Dieu ». L'image dépend de sa source sans la réduire.

L'argument de !'Aquinate en vue de réconcilier la contingence du libre choix humain et la préscience de Dieu repose sur le fait que l'homme existe dans le temps tandis que pour !'intelligence divine qui se situe hors du temps, le passé, le présent et le futur existent simultanément. Ainsi, la préscience s'applique à l'homme et non à Dieu.

2.1.3 Dieu n'est pas responsable du mal

Le mal, vis-à-vis la liberté, cause une difficulté encore plus grande, car on ne voudrait pas en rendre Dieu responsable. Il faut d'abord reconnaître que le libre choix en faveur du mal ne perfectionne pas la liberté, mais qu'au contraire elle l'obstrue. L'acte mauvais est l'exercice imparfaite de la volonté libre puisqu'en exprimant le néant, il occasionne une cassure dans le mouvement divin vers le bien. L'acte anéantissant et contraire à la nature de l'homme ne peut donc qu'être uniquement l’œuvre de l'être participé opérant par lui-même en vertu de sa liberté participée dont la limite n'exclut pas la possibilité d'un acte contraire à

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l'Être participant. On ne peut donc pas considérer comme contradictoires l'action divine et la volonté libre comme si l'homme était moins libre lorsqu'il est mû par Dieu. La liberté humaine trouve sa perfection là où est sa source, c'est-à-dire, en Dieu.

Thomas d'Aquin soutient que l'homme est libre pour ce qui concerne les biens finis mais qu'il est déterminé pour ce qui concerne le bien infini. C'est-à-dire que l'être humain peut accepter ou refuser l'objet fini qu'il rencontre, car cet objet peut lui paraître bon à cause de son actualité ou mauvais à cause d'une actualité dont il est privé ou qu’il ne possède pas, en raison de sa finitude. Par contre, rencontrant un bien infini qu'il reconnaîtrait comme tel, cet être humain ne serait pas libre envers lui. C’était sans doute à cette bipolarité de l’objet du bonheur humain que Socrate se référait lorsqu’il interrogeait Ménon concernant ceux qui font le mal :

« N’est-il pas évident que ceux-là ne désirent pas le mal, qui l’ignorent, et que l’objet de leur désir est une chose qu’ils croyaient bonne quoiqu’elle fut mauvaise ; de sorte qu’en désirant ce mal qu’ils ne connaissent pas et qu’ils croient être bon, c’est le bien qu’ils désirent en réalité ? »5

Toutefois, quoiqu'il agisse toujours en vue d'un bien (même lorsqu'il se trompe), l'homme ne rencontre pas au cours de sa vie terrestre, ce bien infini reconnu comme tel par son intellect et ne peut donc pas en déterminer l'existence parmi les objets temporels.

2.1.4 L'homme, cause seconde

Vu sous l'angle de la providence au moyen de laquelle Dieu exerce sa royauté en gouvernant les êtres qui tiennent de lui leur existence, la liberté humaine fait apparaître encore une difficulté que tente de résoudre Thomas d'Aquin. D'abord, il affirme, à la fois, la liberté de l'homme et celle de Dieu. Science et existence ne sont pas chez Dieu ce qu'elles sont chez l'homme : l’Être suprême les possède à la fois alors que les êtres participés les acquièrent successivement. S'il en était autrement, Dieu serait sujet au changement et à l'imperfection :

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Nous ne comprenons successivement les choses que parce que nous les considérons chacune en elles-mêmes ; nous en aurions une intelligence simultanée, si nous les considérions dans un seul et même être, comme nous considérons les parties dans le tout ou comme nous voyons divers objets dans un miroir. Dieu voyant tout en lui-même... voit tout simultanément et non successivement.6

Encore une fois, l'existence hors du temps sert d'argument à 1'Aquinate pour démontrer qu’on ne peut attribuer à Dieu le fonctionnement et les limitations de !'intelligence humaine. Toutefois, il demeure que l'homme est libre, autrement la raison ne lui servirait de rien. En vue d'harmoniser ces deux réalités, Thomas d'Aquin fait la distinction entre les causes premières et les causes secondes. Pour être libre, il suffit à l'homme d'être la cause seconde de ses actes alors que Dieu en demeure la cause première. L'auteur de la Somme Théologique donne comme analogie d'une cause seconde l'homme qui fabrique quelque chose : il est bien la cause de ce qu'il produit, même s'il se sert de choses déjà existantes dont Dieu est la cause première :

Il n'est pas essentiel à la liberté que l'être libre soit sa propre cause, comme il n'est pas nécessaire pour qu'une chose soit cause d'une autre, qu'elle soit sa cause première. Ainsi, Dieu est la cause première qui meut toutes les causes naturelles et volontaires. Et comme en mettant en mouvement les causes naturelles il n’empêche pas que leurs actes ne soient naturels, de même en agissant sur les causes volontaires il n’empêche pas leurs actions d'être volontaires, mais il leur donne plutôt ce caractère, car il agit en chaque être d'une manière conforme à ce qui lui est propre.7

La volonté libre est au cœur de l'idée de royauté puisqu'elle représente l'agir gouverné par la raison. Thomas d'Aquin considère la liberté comme un attribut de la volonté en autant que celle-ci est rationnelle. La prémisse de son argument repose sur la distinction de l'ordre de la spécification dans laquelle !'intelligence a la primauté, et de l'ordre de l'exercice (ou des causes « motrices ») où la primauté appartient à la volonté. Dans l'ordre de la spécification, on le sait, la volonté n'est nécessairement déterminée que par le bien général ou le Bien absolu. Dans un tel cas, la liberté de choix disparaît mais il reste quand même une certaine liberté de spontanéité car l'option pour ce bien déterminant se fait de soi-même sans être poussé par autrui. Nous avons vu, d'ailleurs, que Dieu peut mouvoir la volonté sans porter atteinte à la liberté. S’il est naturellement mû par le souverain bien l’homme possède la liberté de choisir les moyens de l’atteindre.

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2.1.5 Dieu intimement immanent dans le monde

L'auteur de la Somme Théoïogique, écrit que Dieu peut être dans une chose de deux manières :

D'abord (H est présent dans une chose) comme cause efficiente, et à ce titre il est dans toutes les choses qu'il a produites ; ensuite il peut être dans une chose comme l'objet désiré dans le sujet qui le désire. C'est de cette manière que Dieu existe spécialement dans la créature raisonnable qui le connaît et l'aime actuellement et habituellement.7 8

On dit que Dieu existe en toutes choses par la substance, la présence et la puissance. Et Thomas d'Aquin donne l'exemple du roi, car celui-ci existe par sa puissance partout dans son royaume, par sa présence partout dans son champ visuel, et par sa substance là où il siège. Ainsi, Dieu est partout dans l'univers par sa puissance, partout par sa présence (voyant tout) et partout par sa substance. Et !'Aquinate ajoute que Dieu existe aussi en l'homme de façon unique en se faisant une personne avec lui.9

En raison de son omnipotence, Dieu possède la liberté de créer sans avoir à utiliser des êtres préexistants. Parce que la pensée de !'Aquinate est foncièrement chrétienne, l'univers créé, qu'elle contemple est plus qu'un tout immense qu'un roi divin aurait porté à l'existence et qu'il gouvernerait de loin, sans rapports intimes, par intermédiaires. Tout l'univers est pour lui la manifestation d'un Dieu-Amour intimement immanent aux êtres qui tiennent de lui leurs existences et, par conséquent, plus près d'eux que ne le sont les autres créatures, même celles par !'intermédiaire desquelles il exerce son gouvernement.

L'univers tel que révélé à la lumière des principes métaphysiques de Thomas d'Aquin est une manifestation de Dieu. On peut donc, au moyen de la science humaine, faire voir l'idéal de la création dans sa réalisation. Cette réalisation de l'idéal créateur est une manifestation de la royauté absolue de Dieu, Donc, aussi, peut-on percevoir l'essence de la royauté à travers l'univers créé. Dieu dépasse infiniment sa création - il en est tout à fait distinct - et c'est ce que Thomas d'Aquin nous fait voir clairement lorsqu'il traite de la transcendance de l'Être séparé qu'il nomme aussi, l'ineffable ou l'Absolu. Toutefois, 7 Ibid, I, q. 83 a. 1.

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l'univers issu de lui le reflète, même si c'est de façon limitée, car rien ne peut sortir de l'Auteur divin qui ne lui soit semblable, étant donné qu'il tire tous les êtres de son Être propre sans se diminuer pour autant. Thomas d'Aquin élabore son système du monde à partir de ce principe divin dont la puissance et l'unité dynamiques sont les marques principales de la royauté. La création d'êtres multiples limités, issue de la puissance divine (pourrait-on utiliser le mot "énergie" divine), tend vers l'unité d'où elle procède. L'intuition de Teilhard de Chardin n'était pas loin de celle de Thomas d’Aquin lorsqu'il contemplait la création comme une ascension vers l'esprit et le divin, sollicitant l'empreinte et l'énergie de sa source. En considérant la perfection formelle du monde créé, on constate qu'il n'est pas extérieur à l'esprit créé, pas plus qu'à l'Esprit divin. Il n'y a que le fond incommunicable de la subsistance de l'homme qui est infranchissable à l'esprit créé quoique accessible à l'Esprit divin. Aidé de son intuition religieuse, !'Aquinate parvient à concilier l’unité suprême de l'univers avec !'irréductible diversité des êtres subsistants.

2.2 Suprématie de l'être

2.2.1 L'Être des êtres

En fin de compte, c'est à l'Être, perfection et actuation dernière, qu'il faut aller pour trouver le principe de la royauté, car l'unité qui fonde cette dernière dépend de son degré d'acte et de perfection. Chaque chose trouve son unité interne la plus profonde dans son être car c'est par lui qu'elle est subsistante et distincte. Dieu est l'Être des êtres et c'est pourquoi chaque chose tend vers l'unité en lui. C'est aussi par l'être que chaque chose appartient à l'univers car celui-ci est le tout de tout ce qui existe par Dieu. Aucune créature ne peut être hors de ce tout qu'est l'univers. Comme l’écrit, en effet, Aristote, « L’Être est ce que tous les êtres ont en commun. »1° Plus loin, il répète la même assertion d’un autre façon : « l’Être par essence reçoit autant d’acceptions qu’il y a de catégories, car les significations de l’être sont aussi nombreuses que les catégories.11 ». Ce qui est le cas, principalement, pour la catégorie de substance car celle-ci englobe toute les autres. Ainsi, 9 10 11 9 Cf. Annexe

10Méta. IV, 3, 1005 a 23-33, trad. J. Tricot 11 Ibid., V, 7,1017 a 25, trad. J. Tricot.

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retrouve-t-on dans la totalité des créatures une parenté universelle qu'elles tiennent autant de leur commune origine et leur dépendance essentielle envers leur premier principe que de leur retour convergeant vers lui. Dans l'univers que décrit Thomas d’Aquin, tout se tient et tout s'accorde. Les êtres supérieurs exercent leur royauté en communiquant aux êtres inférieurs leurs richesses supérieures pour le bien commun de l'univers. Cet ensemble se rattache à Dieu, roi suprême, auquel est subordonnée la hiérarchie des formes. Cependant, chaque être, considéré comme chose individuelle, échappe au totalitarisme de l'ensemble créé car chaque chose est être par Dieu et pour lui avant d'être pour les autres. Thomas d'Aquin insiste sur le fait que l'ordre qui relie les créatures à Dieu est antérieur à celle qui les relie les unes aux autres.

On peut définir une chose en fonction de ses relations avec le monde qui l'entoure. Mais cette définition ne peut pas dire tout l’être de cette chose particulière car la valeur qu'elle possède vient d'abord du fait qu'elle est subsistante. En sa subsistance la chose se réfère directement à Dieu et ne peut être réductible à ses relations avec l'univers créé. Ainsi l'ordre ontologique de la royauté s'exerce d'abord sur le plan divin, de la part de Dieu envers ses créatures, et ensuite seulement sur le plan des êtres finis, de la part des êtres supérieurs envers les êtres inférieurs. Si les marques principales de la royauté sont l'unité et la puissance, leur parfaite manifestation serait !'actualisation des formes par la communication de l'être. Dieu seul possède ce degré ultime de royauté.

2.2.2 L'amour conduit à l'unité dans l’Être suprême

L'unité, cause finale de la royauté, trouve sa source et son plein accomplissement en Dieu. Mais cela ne peut se faire sans une puissance active car l'unité a besoin d'un mouvement qui oblige envers elle pour s'accomplir. L'auteur du De Regno affirme que la royauté implique non seulement une puissance active en vue de l'unité qui serait l'idée du chef, mais qu'elle implique aussi l'amour d'amitié (la charité) qui serait l'idée du berger. Ce deuxième élément est élaboré dans la Somme théologique :

L’amitié implique une certaine union, puisque saint Denis dit que l’amour est une vertu unitive. Or, de nous-mêmes à nous-mêmes il y a unité (...). Comme l’unité est le principe de

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l’union, de même l’amour par lequel on s’aime soi-même est la forme de l’unité. Car l’amitié que nous avons pour les autres consiste en ce que nous sommes pour eux ce que nous sommes pour nous-mêmes. C’est ce qui fait dire à Aristote (Nico. Lib. LX, cap. 8) que les sentiments d’amitié qu’on a pour les autres viennent de ceux qu’on a pour soi-même.12

La charité conduit à l'unité car elle oblige à l'amour même des ennemies en tant qu'êtres humains. Même s'il n'a pas à exprimer une amitié particulière envers ceux qui sont ses ennemis, le « berger » ne néglige aucun de ses semblables dans le besoin. Seule la charité dispose l'homme à accepter que la fin ultime de tous soit la finalité de chacun. Notre ressemblance aux autres humains nous vient de notre bien commun en Dieu, et puisque le bien commun prime sur les biens particuliers, les hommes qui ont une personnalité bien intégrée sont portés à aimer Dieu plus qu'eux-mêmes et leurs semblables, et à aimer leurs semblables comme eux-mêmes :

La ressemblance que nous avons avec Dieu est antérieure à la ressemblance que nous avons avec le prochain, parce que nous participons à Dieu de la même manière que le prochain y participe lui- même. C'est pourquoi, en raison de cette ressemblance, nous devons aimer Dieu plus que le prochain.13

Les autres créatures font de même mais à leurs façons. Qu'elles soient intelligentes, animales, ou même sans conscience, c'est par nature que les parties aiment le bien général du tout auquel elles appartiennent plus que leurs propres biens. Dans sa thèse de doctorat, Michel Gervais résume cet important point de doctrine dans les termes suivants :

Le désir naturel de Dieu comme fin ultime n’est donc pas propre à la créature raisonnable : il se rencontre chez tous les êtres. Cependant chacun d’eux tend vers lui selon le mode propre à sa nature. C’est ainsi que la créature douée d’intelligence à un mode tout à fait singulier de poursuivre l’assimilation à Dieu.14

Par la charité, l'homme aime le bien commun de tous plus que lui-même ; ce qui veut dire qu'il aime par-dessus tout l'Être Suprême dans lequel se trouve la source de son être et de son bien.

L'unité est plus forte que l'union. C'est ce qu'affirme encore Thomas d'Aquin lorsqu'il explique que s'aimer soi-même en participant à la bonté de Dieu est un motif plus fort qu'aimer son prochain à cause de la participation à son bien. Un humain peut endurer un 12 Som. Théol, II-H, q. 25.

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mal physique pour le bien de son ami : mais, ce faisant, il s'aime spirituellement plus que son ami puisque c'est sa propre perfection qu'il recherche. Dans le même sens, Socrate affirmait que ceux qui le condamnaient injustement se causaient plus de mal qu'ils ne lui en causaient. Il en est ainsi parce que le bien infini qui existe en Dieu - bien spirituel - est supérieur à tous les autres biens qui trouvent leur source en lui.

On peut dire que Dieu aime et qu'il ressent le plaisir, non pas comme passion, mais comme acte :

Il est évident que Dieu aime tout ce qui existe, mais il l'aime d'une autre manière que nous. Car notre volonté n'est pas la cause de ce qu'il y a de bon dans les êtres, mais elle est seulement mue par cette bonté comme par son objet. L'amour qui nous fait vouloir du bien à quelqu'un n'est pas cause de la bonté de cette personne ; c'est au contraire la bonté réelle ou supposée du sujet que nous aimons qui provoque notre amour et qui nous porte à lui conserver le bien qu'il a, et à y ajouter celui qu'il n'a pas ou du moins à travailler à le faire. Mais l'amour de Dieu infuse et crée la bonté dans les êtres qui existent.15

Puisque l'amour vrai veut le bien de quelqu'un, il y a deux objets à l'acte d'aimer ; le bien que l'on veut pour un autre et la personne pour qui on le veut. L'amour recherchera l'unité avec le bien voulu si son objet est soi-même. Si le bien voulu vise quelqu'un d'autre, l'amour créera un lien commun avec lui, car on traite celui-ci comme soi-même, désirant son unité avec le bien comme on le désire pour soi-même. L'amour divin recherche aussi l'unité (quoique Dieu soit toujours un en substance avec le bien qu'il aime, c'est-à-dire, son propre bien), et la communauté des biens, car il veut le bien de tous.

En Dieu, l'amour et la délectation sont des actes, et les actes de Dieu manifestent sa puissance. Π faut d'abord distinguer la puissance active, celle qui agit sur un autre et la puissance passive, ou potentielle, celle qui a la capacité de subir l'acte. H n'y a pas de contraste entre puissance active et chose réalisée, car l'un dépend de l'autre étant donné que les choses n'agissent que si elles sont en acte. La puissance passive, par contre, contraste avec chose réalisée puisque les choses sont en puissance seulement de ce qui n'est pas encore actualisé ou réalisé. Ainsi Dieu n'a pas de potentialité car il est tout acte, mais il possède la puissance active à un degré infini, ce qui lui donne la liberté de porter à 14 14 Gervais, Michel, Intelligence humaine et vision de Dieu selon saint Thomas d’Aquin, Dissertio ad Lauream in Facultate S. Theologiae apud Pontificium Athenaeum « Angelicum » de Urbe Romae, 1973, p. 51.

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l'existence toutes les formes qu'il a en lui et de gouverner celles-ci providentiellement. Parce qu'il est l'Être Suprême, la puissance et l'acte ne font qu'un en lui car ils sont, à la fois, sa substance et son existence. Pour l'homme et les autres créatures, la puissance se trouve dans l'acte et dans son effet, tandis que pour Dieu elle se trouve dans l'effet seulement car l'acte de Dieu est sa substance même. Si Thomas d'Aquin se résout à faire une distinction, c'est qu'il reconnaît que notre façon humaine de comprendre les choses ne nous permet pas de saisir l'idée de Dieu dans son unité. Puisque la substance divine contient d'une façon non composée chacune des perfections créées, nous nous la représentons comme acte et puissance tout comme nous nous la représentons comme étant une nature ou comme possédant une nature.

La puissance active est la capacité d'exécuter ce que la volonté commande et ce que !'intelligence conçoit. (Ces trois choses qui ne font qu'une en Dieu, je les ai déjà identifiées comme étant des caractéristiques propres à la royauté et à son activité.) La royauté divine s'exerce au moyen d'une puissance active qui est sans limites et qui transcende tous les pouvoirs créés et limités. Dieu agit par sa propre substance illimitée et, par conséquent, sa puissance est illimitée et sa royauté générale. Par contre, plus la forme (i.e. l’âme humaine) par laquelle un être créé agit participe à la perfection divine, plus cet être possède de puissance.

2.3 La Providence divine

2,3.1 Création et conservation des espèces : Deux aspects de la puissance divine

Si on s'en remet à l'enseignement de la Somme Théologique on verra que la puissance royale de Dieu s'exerce en deux actes distincts, soit en créant et en gouvernant :

L'existence de toutes les créatures dépend de Dieu au point qu'elles ne pourraient exister un moment et qu'elles rentreraient toutes dans le néant, si la puissance divine n'était là pour les conserver, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. XVI, cap, 16) (...) Tout dépend de sa cause suivant la manière dont la cause l'a produit.15 16

15 Soin. Théol., f q. 20, a. 1.

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L'Aquinate utilise le mot création pour l'acte uniquement divin par lequel l'univers est agencé et maintenu en existence sans intermédiaire et sans matière préexistante. Par contre, même si le gouvernement du monde lui appartient d'abord, Dieu veut en partager l'exercice avec ses créatures en les impliquant comme causes secondes. Il serait, bien sûr, possible à Dieu de se passer de causes secondes en agissant par miracle Mais pour Thomas d'Aquin, Dieu démontre davantage sa puissance et sa bonté en gouvernant à travers l'ordre naturel, particulièrement lorsqu'il le fait à l'intérieur même de la volonté libre de l'homme, et c'est ainsi que l'homme participe à la royauté divine en tant qu'intermédiaire.

Thomas d'Aquin remarque que certains philosophes ont prétendu que tout arrivait par chance. Mais l'ordre de la nature démontre bien que tout est réglé par une intelligence, comme l'indique la citation précédente. Il ne peut en être autrement car il est nécessaire que Dieu ait créé l'univers dans un but et qu'il le guide ensuite vers la fin pour laquelle il l'a créé. C'est pourquoi on dit qu'il gouverne. Les êtres raisonnables agissent comme agents de leurs propres buts alors que les autres êtres agissent en vue des buts qui sont agencés par d'autres, comme la flèche qui est lancée par un archer. Même les choses qui sont stables selon leurs natures ont besoin d'être guidées pour ne pas s'anéantir. Ainsi, la nature fixe qui détermine la conduite d'une créature vient de Dieu qui la dirige vers une fin. C'est un peu comme la flèche de l'archer, quoiqu'il fasse considérer que la détermination qu'une créature reçoit de Dieu est sa nature propre, tandis que ce que l'homme impose à la nature est coercition. C’est à l'intérieur des choses que Dieu exerce donc sa royauté et non de l'extérieur.

2.3.2 Dieu dirige les êtres créés vers une fin

La royauté, telle queje l'ai décrite, est le plus grand bien de la création, car elle conduit tout à l'unité et le bien ultime de tout l'univers est le retour à l'unité dans l'Être Suprême. La royauté divine conduit tous les êtres à cette unité qui surpasse celle de l'univers. La Somme Théologique nous en donne la démonstration en ces termes :

Il est manifeste que le bien a la nature de la fin. Ainsi la fin particulière d'un être est un bien particulier, et la fin universelle de tous les êtres est un bien général. Or, le bien général est ce qui est bon par soi et par son essence, c'est l'essence même de la bonté, tandis que le bien particulier n'en est qu'une participation. D'où il résulte évidemment que dans tout l'ensemble des créatures il

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n'y a pas de bien qui ne soit une participation du bien absolu. Par conséquent il faut que le bien qui est de !'univers entier soit quelque chose qui existe en dehors de l'univers lui-même.17

Le but particulier d'une chose est « bon de façon particulière » tandis que le but de toutes les choses réunies, c'est-à-dire de l'univers, doit être « essentiellement bon » - il doit être la bonté en soi. Les biens qui sont dans l'univers ne sont que des biens participés ; il faut donc que le but de l'univers entier soit hors de celui-ci. Thomas d’Aquin enseigne que nous atteignons certains buts en acquérant des formes intrinsèques, telle la santé ou la connaissance, tandis que d'autres buts sont atteints par !'acquisition de choses extérieures, telle la construction d'une maison ou l'achat d'un champ ou même encore la représentation d'une chose, telle la peinture d'un paysage. Ainsi le but qui attire toutes les créatures peut se situer hors de l'univers des choses que l'on peut posséder ou représenter. Le bien intrinsèque de l'ordre cosmique est sûrement un but de l'univers. Mais il ne l'est qu'en vue d'un bien ultime extrinsèque, tout comme le but du bon fonctionnement d'une machine est pour le bien de son opérateur.

Gouverner, c'est guider quelque chose vers une bonne fin et cela implique aussi l'unité, car rien n'existe sans unité. Le gouvernement de plusieurs individus vise la paix et l'unité de tous, et puisque qu'un groupe de personnes ne peut en unifier et pacifier un plus grand nombre sans que ce groupe soit d'abord lui-même uni, il s'ensuit que le meilleur gouvernement résulte d'une seule personne plutôt que de plusieurs. Dieu, tout en étant !'Unique, exerce un gouvernement multiple. Il conduit les êtres participés vers l'unique but de les faire imiter le plus grand bien. Mais il accomplit cela de deux façons : il maintient en existence toutes les choses qu'il a créées bonnes et qui imitent sa bonté ; il anime et dirige les créatures en vue de leur faire imiter sa causalité. Ces deux activités générales en impliquent une multitude d'autres particulières et la complexité de tout cela fait que la chance existe. La chance, par ailleurs, démontre que le monde est gouverné, car sans une intention générale qui s'exerce effectivement sur tout le changement des choses créées, rien ne pourrait être involontaire - tout serait déterminé.

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Les choses différentes sont gouvernées de façons différentes selon un seul plan divin. Celles qui sont maîtresses de leurs propres actes et qui agissent par nature de façon autonome ne sont pas seulement gouvernées par Dieu agissant en elles. Mais, pour leur rendre le bien attrayant et le mal répugnant, nous dit Thomas d'Aquin, il les gouverne aussi par des commandements et des prohibitions, par des récompenses et des châtiments. (Le philosophe peut facilement reconnaître que ces commandements et ces prohibitions sont implicitement inscrits dans l'ordre de la nature et qu'ils demandent à être explicités par la loi positive. Quant aux récompenses et aux châtiments, ils se trouvent dans les conséquences naturelles de nos actes.) Dieu ne gouverne pas de la même façon les êtres sans raison car au lieu qu'ils agissent par eux-mêmes, c'est Dieu qui agit sur eux. Par contre, !'intelligence et la volonté par lesquelles les êtres raisonnables se gouvernent ont besoin d’être complétées par !'intelligence et la volonté mêmes de Dieu ; et c'est ainsi que la royauté des êtres créés est tributaire de sa source divine.

L'exercice de la royauté implique un projet et sa réalisation. Le projet divin s'effectue au moyen de la providence qui dépend uniquement de son auteur mais qui se réalise avec la participation des êtres créés. Le meilleur projet est celui qui prend en considération les circonstances particulières de chaque action et c'est pourquoi la providence divine s'applique jusqu'au dernier des détails. De plus, la réalisation d'un projet est meilleure lorsque son auteur permet qu'elle soit plus parfaitement exécutée en partageant avec ceux qu'il gouverne non seulement sa bonté, mais aussi sa faculté de faire le bien. « Un bon professeur ne fait pas qu'enseigner à ses élèves », nous dit Thomas d'Aquin, « mais il en fait aussi des professeurs. »18

L'Aquinate explique que par rapport au projet divin, rien dans l'univers n'arrive par chance :

Un effet peut se produire contrairement à l'ordre soumis à une cause particulière, mais il ne peut s'en produire aucun en dehors de la cause universelle. La raison en est que quand il arrive une chose qui est contraire à l'ordre régi par une cause particulière quelconque, c'est qu'une autre cause est venue gêner, contrarier l'action de la première, mais cette cause peut toujours être ramenée à la cause première et universelle.19

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2.3.3 Rien n’échappe à la Cause première

Or, Dieu est la cause principale de toute existence, c'est pourquoi rien ne peut se soustraire à sa royauté. Si une chose semble lui échapper d'un point de vue, on constate que d'un autre point de vue, elle lui est subordonnée. L'Aquinate prend l'exemple d'une chose mauvaise : celle-ci peut se dérober à l'ordre établi par Dieu, mais elle ne peut échapper tout à fait au gouvernement divin car, alors, elle cesserait d'exister. Le fait même qu'une chose puisse se soustraire à une cause immédiate entre dans l'exécution du projet divin. Rien ne peut poursuivre le mal en tant que tel, que ce soit par nature chez les êtres déterminés ou volontairement chez les êtres libres, car tout ce qu'ils font de leur propre initiative accomplit le plan divin. Ainsi, les choses peuvent résister à des causes particulières, mais elles ne peuvent pas se soustraire à la royauté universelle de Dieu.

Selon l'exposition de !'Aquinate, il y des agents qui sont les causes de certaines choses en tant qu’effets sans être, pour autant, la cause de leurs existences, H donne l'exemple d'un constructeur qui, par son travail, porte une maison à l'existence : cette existence ne dépend pas uniquement de l'agent, mais elle dépend aussi de la structure de la maison et des matériaux avec leurs qualités respectives. Ainsi, l'existence de la maison résulte du plan et des matériaux alors que sa construction, sa genèse, relève du constructeur.19 20 Sous cet aspect, les choses de la nature ressemblent aux objets fabriqués car, là aussi, les agents qui ne causent pas la forme de l'effet ne cause pas, non plus, l'existence de celui-ci sous cette forme, mais seulement sa réalisation.

De plus, rien de la même espèce que l'effet ne peut produire la forme, en soi, d'un effet, car ce serait produire sa propre forme. Ce qu'il cause, c'est l'apparition de cette forme dans telle ou telle matière. "C'est ainsi que l'homme engendre l'homme et que le feu engendre le feu", écrit Thomas d'Aquin.21 Mais, lorsque l'effet n'est pas de la même espèce que son agent, - comme l’architecte d’une bâtisse - celui-ci peut causer la forme de son effet, ainsi que son apparition dans la matière. Or, comme l'effet n'apparaît pas sans l'agent de son 19 Ibid., I, q. 103, a. 7.

20 Cf. Ibid., I, q. 104, a. 1. 21 Ibid.

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apparition, ainsi, l'effet n'existe pas sans l'agent de son existence. La Somme Théologique offre un double exemple ;

C'est le motif pour lequel l'eau chaude conserve pour quelque temps sa chaleur après qu'elle n'est plus soumise à l'action du feu. Par sa nature l’eau est réceptive de la chaleur de la même façon qu’elle existe dans le feu. Si l’eau était réduite à la forme parfaite du feu elle en conserverait la chaleur indéfiniment■ L'air, par contre, ne reste pas même éclairé un seul instant après que le soleil n'exerce plus sur lui son influence, car il appartient à la nature du soleil de diffuser la lumière, mais l'air a part à la lumière sans avoir part à cette nature.22

Malgré sa valeur scientifique périmée, cet exemple illustre analogiquement le rapport qui existe entre l'Être suprême et l'être créé : Dieu seul existe par nature car l'existence est ce qu'il est alors que les créatures n'existent que par Dieu car l'existence n'est pas ce qu'ils sont. Thomas d'Aquin emprunte à saint Augustin l'idée que si Dieu ne maintenait pas !'univers créé au moyen de sa toute puissance royale (sa providence), la nature perdrait sa forme et disparaîtrait. Et, pour illustrer, !'Aquinate fait le lien avec l'exemple donné, plus haut, à savoir que tout ce qui est en possession d'une forme existe par Dieu tout comme l'air qui possède la transparence est illuminée par le soleil. De plus, Dieu ne peut conférer une existence continue à sa créature sans activité de sa part car ce serait aussi absurde que de lui attribuer une « non-cause ». À l'exemple de l'action du soleil qui maintient le monde dans sa lumière, l'action par laquelle Dieu maintient les choses en existence n'est pas une activité nouvelle, mais bien l'acte intemporel et continue de conférer l'existence.

Les choses sont maintenues en existence soit directement et conformément à la nature de l'agent dont elles dépendent, soit indirectement, comme effet secondaire, lorsque l’agent empêche leur destruction. Quoique Dieu ait créé toutes choses sans intermédiaires, la création a été établie selon un ordre dans lequel certaines choses dépendent d'autres choses pour leur existence continue, le tout demeurant sous la dépendance générale de royauté divine. Avant même qu'elles existent, Dieu avait le pouvoir de ne pas donner aux choses leur existence et de même, après leur création, il a le pouvoir de cesser de maintenir chez elles l'influx de l'existence, c'est-à-dire qu'il peut les réduire au néant. Cependant, son pouvoir et sa bonté se manifestent de façon plus excellente en maintenant les esprits et la matière en existence.

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2.3.4 Dieu est Cause à l'intérieur des êtres

La royauté de dieu s'exerce en nous à travers ce que nous accomplissons au moyen de notre volonté libre. Il y a deux agents qui agissent sur notre volonté et sur notre intellect : ce sont l'objet de la volition (c'est-à-dire, le bien) et le créateur de la capacité même de vouloir librement. Tout bien possède le pouvoir d'agir comme objet de la volonté, mais Dieu seul en a le pouvoir souverain ; la volonté est réceptive envers tous les biens particuliers, tout comme l'intellect est réceptif envers tout ce qui existe dans l'univers, mais Dieu seul peut contenir tout bien. Pour la même raison, il ne peut se faire autrement que notre aptitude à vouloir soit de provenance divine. En voulant, en effet, nous tendons vers le bien en général et cette tendance est propre à la source de tout mouvement vers le bien, dont le but est la fin de toute finalité. Il en va comme dans les affaires humaines où celui qui est chef ou roi dirige la communauté vers le bien général. C'est ainsi que le mouvement de notre volonté libre relève de la royauté divine. Lorsqu'une chose est mise en mouvement contre son gré, on dit qu'elle est contrainte. Il en est tout autrement lorsque cette chose est mue par l'auteur de sa propre inclination. Nous agissons librement lorsque nous sommes mus de l'intérieur. Et puisque cette capacité intérieure de nous mouvoir vient de l'extérieur, être mû par un autre, dans le cas de d'être mû par Dieu, ne s'oppose pas à se mouvoir soi-même. Dieu meut notre volonté mais il ne la contraint pas ; sa royauté est au- delà de toutes contraintes. Nul roi particulier ne peut agir ainsi sur un être libre : en respectant la personne, il respecte Dieu qui la meut.

La royauté de Dieu s'exerce sur tout l'univers, mais non sans intermédiaires car les créatures ont elles-mêmes part à son activité royale et peuvent l'exercer, à l'instar du feu, qui agit sur les choses pour les rendre chaudes.* 23 Dieu agit par !'intermédiaire du feu comme il le fait par ses autres créatures, car chacune de celles-ci fait partie de l'ordre causal de l'univers selon lequel l'agent transmet à ses effets une partie de son acte en puissance.

2= TW.

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En effet, « c'est en vue de l'activité que les choses existent24 », comme l’enseigne Aristote, et Dieu qui leur donne une existence en propre leur donne aussi un acte en propre.

On peut comprendre ce point en se rappelant la doctrine des quatre causes. Les actes sont amorcés et produits par trois causes combinées : fin, agent et forme. La matière, pour sa part, est amorphe ; elle est le sujet qui reçoit l'effet des causes. Les fins meuvent les agents et ceux-ci réalisent les formes en agissant selon leurs propres formes. (Thomas d'Aquin se sert de l'exemple du menuisier qui utilise les pointes aiguës de sa scie pour construire une boîte ou un lit.) Dieu agit à la façon de ces trois causes agissantes ; d'abord, comme fin, puisque chaque acte est en vue d'un bien réel ou apparent et comme les choses ne peuvent pas être ou sembler être bonnes sans porter quelque ressemblance au Bien suprême, Dieu est présent, de façon causale, dans toute activité. De même, dans la hiérarchie des agents, le premier agent mobilisateur meut les autres à Faction et c'est de cette façon que tous les agents agissent en vertu de Dieu qui cause en eux leurs actions. Enfin, toujours selon Thomas d’Aquin, Dieu ne fait pas seulement agir les choses en

appliquant leurs formes et leurs puissances actives (comme le menuisier qui coupe une

planche avec une scie qu'il n'a pas fabriquée) mais c'est lui qui crée et maintient en

existence les formes de ces mêmes choses qu'il fait agir. Les formes sont à l'intérieur des

choses, et elles le sont d'autant plus lorsque ces choses sont principales et générales. Or Dieu est la cause propre de l'existence en général, c'est-à-dire de ce qui est le plus intérieur, principal et général en tout. Dieu possède donc la royauté en la plénitude parfaite signifiée par ce mot. C'est Dieu qui donne aux choses leurs formes, lui qui les maintient en existence, lui qui les applique à leurs actes, lui qui est la fin de toutes activités. Ainsi la royauté divine est au plus profond des choses - elle est tout à fait première même au cœur des activités de la nature et de celles issues du libre arbitre.

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23

CHAPITRE ΠΙ

LA ROYAUTÉ HUMAINE

3.1 L’âme

3.1.1 L'âme administre le corps

L’âme spirituelle est la forme subsistante de la personne humaine dont la composition inclut un corps matériel. Elle se distingue donc des formes pures. Étant subsistante, elle peut posséder une existence séparée ou immatérielle, ce qui veut dire qu'elle possède les caractéristiques de l'action causale que Thomas d'Aquin attribue aux purs esprits. Ce que l'auteur de la Somme Théologique dit de l'action des anges sur le monde matériel nous fournit les prémisses nécessaires pour découvrir comment s'exerce la royauté de l'homme sur la matière.

Les modes d'action des êtres purement immatériels ne peuvent être que spirituels, ce qui veut dire qu'ils sont propres à l'intellect et à la volonté. Donc, lorsque les purs esprits exercent une influence sur le monde matériel, c'est au moyen de ces deux opérations qu'ils le font. S'il s'agit de porter le sujet vers son objet, ce sera par l'acte volontaire ; il faudra l'apport de l'intellect pour se représenter l'objet et déterminer l'effet ainsi que la fin à atteindre par lui. Comme le dit l’adage ; « rien n’est voulu à moins d’être connu ».

L'acte volontaire que l'intention conduit vers une fin avec la collaboration de !'intelligence sera aussi la façon dont l'esprit humain exercera son influence sur son corps et par lui, son influence sur le monde.25 Cet acte se prolongera par l'influence qu'il exerce en créant une relation réciproque entre l'agent et l'effet que celui-ci produit au dehors26 L’homme, lui-même un esprit créé, possède une connaissance intuitive et rationnelle de sa 25 Cf. Som. Théol., I, q. 19, a. 4 et 1, q. 112, a. 1.

26 C’est le principe trinitaire expliqué par Thomas d’Aquin : la cause (acte premier) projette hors d’elle-même son effet (acte deuxième) ; et une relation apparaît entre la cause et l’effet (acte troisième).

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royauté en vertu de cette puissance réalisatrice qu’il tient de sa participation à la liberté divine. Nous le constatons, par exemple, dans les paroles que Harman Belville met sur les lèvres d’Achab lorsque celui-ci s’adresse au « glorieux esprit du feu »;

Je reconnais ta puissance sans demeure et sans voix, mais jusqu’au dernier souffle de ma vie catastrophée, je contesterai en moi ta domination absolue et universelle. Au centre de cette personnification d’une force impersonnelle, une personnalité ici se dresse. Aussi d’où que je vienne, où que j’aille, tandis que je vis ici-bas, une personnalité royale est en moi sensible à ses droits royaux. Ou pour mieux dire, d’où que je vienne et où que j’aille, au cours de ma vie terrestre, quelqu’un de royal est en moi et a conscience de ses droits royaux.27

Cette « personnalité royale » appartient, toutefois, à la nature d'un agent crée : par conséquent, sa puissance réalisatrice est limitée et Achab le reconnaît :

Oh ! toi, glorieux esprit, ton feu m’a engendré et en vrai fils du feu, j’exhale vers toi mon souffle.28 Contrairement à la puissance créatrice divine, celle qui est créée ne peut produire l'être, puisque son champ d'action est borné et son influence causale ne dépasse pas le créé. Si l’homme parvenait à émerger de ce créé pour prendre sa place parmi les dieux, ce ne serait pas, non plus, sans cette même puissance par laquelle il avait émergé du néant car "Dieu seul peut faire de nous des dieux."29

L'âme humaine, forme substantielle d'un corps particulier, se compose avec la matière du corps pour former un être individuel de l’espèce humaine. Aussi, l’âme qui forme le corps peut s'en servir, tout en le transcendant, pour réaliser des activités royales propres à l'esprit. En tant que principe conjoint avec le corps de la substance individuelle, elle se sert de la sensibilité pour les activités d'origine matérielles ou végétatives et en tant que principe spirituel, elle exerce sur le corps sa royauté (i.e. l'influence causale propre aux esprits)30 L'influence réalisatrice propre à l’âme ne s'applique qu'au corps qu'elle anime et sa causalité se limite au mouvement local. Ainsi, l’âme est la source du mouvement d'un individu humain, tandis que le corps ne fait que se prêter à sa puissance. Les dispositions de la matière l'habilitent à être informée par l’âme mais l’âme ne possède pas de semblables dispositions en vue du corps.

Belville, Harman, Moby Dick, trad. H. Buex-Rolle, Gamier-F Flammarion, Paris, 1989, p. 509.

Ibid.

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Si l’âme intellective est unie au corps, comme sa forme substantielle, ainsi que nous l'avons dit. (art: 1); il est impossible qu'une disposition accidentelle quelconque serve de lien entre le corps et l’âme, comme entre toute forme substantielle et sa matière. La raison en est que la matière étant en puissance pour tous les actes d’après un certain ordre, il faut qu'elle possède d'abord l'acte qui tient le premier rang parmi tous les actes.30 31 32 Or, le premier de tous les actes c'est l'être. On ne peut donc pas concevoir que la matière soit chaude ou étendue avant de la concevoir existante. Et puisque c'est sa forme substantielle qui la met en acte et qui fait qu'elle existe absolument, comme nous l'avons dit (art 4), il est donc impossible que des dispositions accidentelles quelles qu'elles soient préexistent dans la matière avant sa forme substantielle et par conséquent avant l’âme.

Saint Augustin utilise le mot administration pour nommer l’aspect de la royauté qui désigne le mouvement que l’âme communique au corps qu'elle a informé pour s'en servir. Mais, comme ce pouvoir d'administration ne s'applique directement qu'au corps mû par l’âme, l'homme doit se servir de son corps pour mouvoir les autres corps et exercer sur eux sa royauté. De même, nous lisons dans la Somme Théologique que « la puissance motrice de l’âme est renfermée dans le corps auquel elle est unie ; elle le vivifie, et c'est par son moyen qu'elle peut mouvoir d'autres êtres»33

3.1:2 Participation de la matière à la liberté et à la dignité de l’âme

Thomas d’Aquin enseigne qu’une des raisons pour lesquelles « ... l’âme humaine abonde d’une variété de puissances » est qu’elle « se trouve aux confins des créatures spirituelles et corporelles ; et par conséquent les puissances des deux natures se rencontrent en elle ».34 L’âme, agent principal se servant du corps comme instrument, complète sa propre causalité en s'appropriant l'effet que cet instrument produit sur l'objet, et ce faisant, elle communique au corps sa royauté et l’élève à une dignité et une perfection de puissance qu'il ne possède pas en propre.35 L'Aquinate répète plus d'une fois que dans l’action transformatrice que l’homme exerce sur la nature, le corps humain est l'instrument « conjoint » de l’âme. Ceci nous fait déjà entrevoir la puissance royale de l'homme sur l'univers (ainsi que ses limites) car l'enseignement de Thomas d'Aquin concernant le mouvement local communiqué directement au corps par l'influence active de l’âme, au 30 Cf. Ibid., I, q. 76, a. 4.

31 II faut que le premier de ces actes soit dans la matière avant qu'elle soit susceptible de recevoir les autres. Comme le dit l'axiome, il faut être avant d'être quelque chose.

32 Sorti. Thèol., I, q.76, a 6.

33Ibid, I, q. 110, a. 3.

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moyen de l'union substantielle de ses deux principes (matériel et spirituel); correspond à l'aspect de la royauté humaine qui s'applique à !'administration des choses matérielles.

Si l'on fait remonter la royauté de l’espèce humaine à sa source spirituelle, il faut constater, avec Thomas d'Aquin, que le pouvoir de l’âme est plus souverain lorsqu'il s'exerce sur l'action de ses membres qu'il ne l'est lorsqu'il s'exerce sur l'action de ses sens.35 36 D’après l'auteur de la Somme Théologique cela s'explique par le fait qu'en raison de leur fonction d'ordre végétatif, les membres n'ont pas de mouvements propres à eux-mêmes et qu'ainsi la source de toutes leurs actions se trouve uniquement dans l’âme, alors que c'est au moyen de leur propre faculté d'agir que les sens servent d'instruments à l’âme. Autrement dit, les membres n'agissant pas par eux-mêmes, leur mouvement tout entier vient de l’âme, alors qu'elle ne peut agir par les sens que dans la mesure où son influence s'accorde à leur nature. Donc, la volition humaine, source de la royauté, s'exerce avec plus de liberté par les actes extérieurs, ceux des membres du corps, qu'elle ne le fait par les actes intérieurs de la sensibilité car celle-ci possède son propre degré d’autonomie.37 Nous pouvons appliquer une description analogue au gouvernement humain qui s'exerce avec plus de liberté sur la nature qu'il ne le fait sur les personnes qui possèdent un même degré d’autonomie.

En dépit de l'influence directe et souple que l’âme humaine exerce sur ses membres, ceux-ci ne suffisent pas à l'homme pour exercer de façon suffisamment parfaite sa royauté sur la nature. C'est pourquoi il a recours à d'autres instruments qu'il invente afin de multiplier l'efficacité de son corps. Lorsque l’homme arrange ainsi les forces déjà, existantes de la nature en vue d'une fin qu'il considère comme son bien, il exerce sa royauté sur la nature en lui conférant une intelligibilité nouvelle. Cette royauté est beaucoup plus absolue que celle qu'il exerce sur .son semblable. Le corps inanimé, en effet, n'exige pas le respect qui est dû à un autre individu de l’espèce humaine, ni même des autres espèces ou genres vivants, car si on veut conserver la vie à ceux-ci, il faudra que les transformations qu'on leur fait subir soient très superficielles. Quant aux corps inanimés, la possibilité de transformation est aussi vaste que la mesure des possibilités humaines et les limites de la 35 Cf. Ibid, I-II, q. 2.

36 Cf. Ibid, I, q. 81, a. 3. 37 Cf Ibid., I-H, q. 74, a. 3.

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