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L'utilisation de la honte comme moteur de création

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Academic year: 2021

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L'utilisation de la honte comme moteur de création

Mémoire

Claudel Lauzière-Vanasse

Maîtrise en arts visuels - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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L’utilisation de la honte comme moteur de

création

Mémoire

Claudel Lauzière Vanasse

Sous la direction de :

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Résumé

Ce mémoire porte sur le sentiment de honte intériorisée pouvant résulter de l’expérience de l’homosexualité et s’intéresse aux différentes stratégies créatives comme le récit de soi que l’artiste peut mettre en place pour s’en détacher. Alimentée par la réalisation d’actions concrètes à travers la vie quotidienne et par une immersion au sein de la culture queer, cette recherche tend à démontrer l’impact important que peut engendrer le dépassement de la honte sur le processus créatif. Plus encore, elle met de l’avant l’idée que l’œuvre qui trouve son fondement et sa raison d’être dans une expérience traumatique peut être le lieu d’une renaissance et d’une réinvention identitaire.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Liste des figures ... iv

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre 1 < Définir la honte > ... 4

Chapitre 2 < Être dans l’action > ... 10

Chapitre 3 < Réinvestir ses apprentissages > ... 26

Conclusion ... 34

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Liste des figures

Figure 1 Claudel déguisé, photo tirée des archives familiales………..………22 Figure 2 Claudel à son anniversaire, photo tirée des archives familiales.…...26 Figure 3 Leigh Bowery # 1862 de Werner Pawlok……….……….………22

Figure 4 Candy paradise, Lucky Blue Smith de Pierre et Gilles………...26

Figure 5 Murmures de résistance de Claudel Lauzière Vanasse………….…22

Figure 6 Le petit jardinier _ Didier de Pierre et Gilles……….………24

Figure 7 Jardin d’oxymores (Plan d’installation)………….……….…….……...28 Figure 8 Jardin d’oxymores (détails)……….………….……...29

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Remerciements

Je tiens avant toute chose à remercier ma directrice de recherche, Francine Chaîné, pour avoir cru en moi et pour son accompagnement humain et empathique tout au long de cette incroyable aventure que fut la maîtrise. À travers mes épisodes de doute et d’adversité, ses encouragements ont su faire la différence et m’aider à garder le cap.

J’adresse des remerciements particuliers à ma grande amie Stéphanie Proulx qui a su démontrer une écoute et un intérêt pour mon projet hors du commun. Nos discussions, toujours stimulantes, ont contribué à alimenter ma réflexion et m’ont aidé à voir plus loin. Toujours là en cas de besoin, elle a su me rassurer à bien des égards et me faire rire lorsqu’il le fallait.

Il est aussi important pour moi de remercier mes parents pour leur appui inconditionnel depuis le début de mon parcours académique. Sans leur confiance, jamais je n’aurais réussi à devenir l’artiste que je suis aujourd’hui.

Enfin, je remercie Mathieu Gauthier, mon bel amour, qui me pousse à me dépasser chaque jour et à offrir le meilleur de moi-même.

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Introduction

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été porté par une profonde curiosité ainsi qu’une volonté de comprendre et de définir ce qui m’entoure. En grandissant, forcé d’admettre que quelque chose en moi était différent, j’ai déplacé cette recherche de sens sur le plan identitaire engendrant un besoin pressant d’introspection. Habité, entre autres, par toutes ces questions relatives au genre et à l’orientation sexuelle, j’entamais sans le savoir une quête personnelle qui me suivrait toute ma vie. Dès la fin du secondaire, poussé par un désir ardent d’authenticité, j’ai commencé à poser des gestes concrets afin d’essayer de prendre ma place. L’exemple le plus significatif est sans nul doute mon projet intégrateur qui consistait, à la base, à rédiger un essai sur l’acceptation de soi, mais qui se transforma, sous le coup de l’impulsion, en un coming out devant toute la classe. Dans cette optique, il n’est surement pas surprenant que les enjeux liés à l’identité aient trouvé une place des plus importantes parmi mes préoccupations lorsque vint le moment de faire mes débuts en arts plastiques au Cégep. L’art m’est alors apparu comme un espace accueillant afin de pouvoir explorer, de façons diverses, les questionnements et les difficultés qui m’habitaient. Au fil de mes premières œuvres, un personnage vit le jour agissant à titre d’alter ego. Accompagné d’une symbolique marquée, le Roi Paon avait pour mandat d’illustrer la part d’ombre qui sommeillait en moi. En l’inscrivant sur la toile ou en le mettant en scène à travers des séquences vidéo, j’avais davantage le pouvoir de m’en détacher et de prendre une posture de recul, plus encline à l’analyse et à l’acceptation.

Avec les années, le personnage du Roi Paon est tranquillement devenu moins présent au sein de mes œuvres laissant plus de place à de nouvelles réflexions esthétiques et plastiques. Il en résulte des œuvres hybrides qui remettent en question la définition des différents médiums et qui, par le fait même, brouillent le statut de l’œuvre d’art. Cependant, il ne faut pas percevoir ce changement comme une rupture au sein de mon parcours, mais plutôt comme l’élaboration d’un autre

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langage plus abstrait et métaphorique à l’aide des codes plastiques propres aux médiums (lorsque je fais référence aux codes plastiques, nous pourrions, par exemple, penser aux codes de la peinture en soulignant l’importance de la frontalité dans sa mise en espace, la valeur unique de l’objet pictural, etc.). Cette nouvelle façon de penser la création s’inscrit tout à fait en continuité avec mon travail antérieur puisqu’elle utilise une méthode similaire, c’est-à-dire définir pour mieux comprendre et réinterpréter.

Cela dit, pour retracer la genèse de mon travail à la maîtrise, il faut s’attarder davantage sur un moment en particulier qui s’impose comme le point de départ de mes recherches actuelles. En 2017, j’ai commencé à m’intéresser à la thématique de la honte et plus précisément à celle rattachée de près ou de loin à mon genre et à mon orientation sexuelle. Mes premières expérimentations s’articulèrent par la rédaction d’un texte faisant état de ma propre expérience de la honte à travers une série d’anecdotes où je me suis senti gêné par mon identité et par l’attitude des gens de mon entourage. Parallèlement, une deuxième facette du projet constituait à réaliser une collecte d’objets en lien avec la thématique faisant référence ou non aux différentes anecdotes et observations contenues dans le texte. Réunis à l’intérieur d’un coffre, les photos, les livres, les films, les jouets, les vêtements et tous les autres artéfacts récoltés furent présentés à la suite d’une lecture performative du texte devant public. Bien que cet exercice fût sur le coup des plus libérateurs, il fit naitre en moi un certain malaise. Comment peut-on ne pas se sentir troublé lorsqu’on est un jeune homosexuel et qu’on réalise que l’on reproduit soi-même, inconsciemment, plusieurs dynamiques homophobes? En analysant tous les comportements que j’avais répertoriés, je me suis rendu compte que la honte avait réussi à s’implanter en moi de manière insidieuse et que ses racines étaient ancrées beaucoup plus profondément que je le pensais. Après cette nouvelle prise de conscience, il m’était maintenant impossible de ne pas prendre certaines mesures pour démystifier cette honte identitaire et peut-être ainsi réussir à corriger le tir. D’ailleurs, nous pourrions classer ces mesures en trois catégories distinctes, bien que leur mise en œuvre se soit chevauchée et n’ait pas nécessairement suivi un ordre chronologique précis.

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Divisé en trois chapitres, cet ouvrage tentera de faire état de ces trois volets de recherche ayant pour objectif de m’aider à apprivoiser la honte et à faire de son dépassement un moteur de création. D’une part, un travail de recherche sur le concept général de la honte fut entamé pour mieux en comprendre les effets et tenter de cerner des moyens pour s’en départir. D’autre part, il fut aussi question pour moi d’entreprendre plusieurs actions à travers mon quotidien et au sein de ma vie personnelle ayant pour but de me sortir de ma zone de confort, de briser certains schémas de pensée qui nourrissaient mon sentiment de honte intériorisé et de m’ouvrir à la culture riche et inspirante de la communauté queer. Enfin, la troisième et non la moindre de ces trois étapes fut celle du travail en atelier où je me suis investi dans un processus créatif évolutif et sensible aux découvertes et aux réflexions apportées par les deux volets de recherche mentionnés précédemment.

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Chapitre 1 < Définir la honte >

Un de mes premiers réflexes lors du début de mes recherches fut d’essayer de parvenir à une certaine définition de ce qu’est la honte, d’autant plus que, très complexe, elle a comme particularité d’agir sur nous à plusieurs niveaux et de s’activer sur plusieurs plans. Dans son ouvrage Les sources de la honte, Vincent de Gaulejac explique précisément cette caractéristique de la honte :

La honte a de multiples visages, de multiples aspects. Elle est le produit de violences humiliantes diverses et composée de sentiments variés, rage, culpabilité, amour, haine, colère, agressivité, sidération, peur, etc., qui en font un « méta-sentiment » c’est-à-dire un conglomérat d’émotions, d’affects, de sensations, liés les uns aux autres1.

Cela dit, de Gaulejac souligne néanmoins que ce ne sont pas toutes les violences humiliantes qui contribuent à alimenter le sentiment de honte chez l’individu. En effet, selon lui,

[…] les humiliations ne sont productrices de honte qu’à partir du moment où le sujet est dans l’incapacité de réagir. La révolte interne que l’agression suscite ne pouvant se décharger vis-à-vis l’agresseur, elle est intériorisée […] L’humiliation, le mépris, l’invalidation dont l’individu est l’objet, produisent une réaction psychique, une trace qui persiste alors même que l’humiliation a cessé et n’a plus de raison d’être2.

Se faire ridiculiser pour une caractéristique qui nous est intrinsèque, notamment son orientation sexuelle, semble participer à mettre en place tous les éléments nécessaires pour créer ce genre d’état d’impuissance. Cet extrait du roman En finir

avec Eddy Bellegueule illustre avec précision ce lien qui unit le développement de

la honte intériorisée et l’impossibilité d’agir dans un contexte marqué par l’homophobie :

1 Gaulejac, V. (de). (1996). Les sources de la honte. Paris, France : Desclée de Brouwer. P. 73. 2 Gaulejac, V. (de). (1996). Les sources de la honte. Paris, France : Desclée de Brouwer. P. 68-69.

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C’est toi le pédé? En la prononçant ils l’avaient inscrite en moi pour toujours

tel un stigmate, ces marques que les Grecs gravaient au fer rouge ou au couteau sur le corps des individus déviants, dangereux pour la communauté. L’impossibilité de m’en défaire. C’est la surprise qui m’a traversé, quand bien même ce n’était pas la première fois que l’on me disait chose pareille. On ne s’habitue jamais à l’injure. Un sentiment d’impuissance, de perte d’équilibre. J’ai souri – et le mot pédé qui résonnait, explosait dans ma tête, palpitait en moi à la fréquence de mon rythme cardiaque3.

La honte intériorisée n’est donc pas qu’un sentiment ponctuel et modifie la perception de l’individu à travers le temps. En effet, « [c]’est l’ensemble de l’existence qui est contaminée par la honte4 » et les contrecoups de cette dernière

se font sentir bien au-delà du contexte relationnel qui a pu l’engendrer. De ce fait, il devient particulièrement intéressant de souligner le lien étroit qui unit la honte au développement de l’identité chez l’individu. Les propos de Vincent de Gaulejac à cet égard me semblent particulièrement éclairants :

Le terme d’identité contient une contradiction puisqu’il signifie à la fois ce qui est semblable, identique (idem), et ce qui est différent, se singularise. Cette dynamique contradictoire est au cœur des processus identitaires. L’individu se définit toujours et de façon indissociable par rapport aux autres et par rapport à lui-même. […] La honte apparaît lorsque ces processus identitaires sont perturbés, mettant le sujet dans une confusion extrême entre ce qu’il est dans le regard des autres et ce qu’il est pour lui-même. C’est le cas lorsqu’il est soumis à une injonction paradoxale qui l’oblige à s’affirmer comme différent de ses semblables. »5

L’expérience sociale de l’homosexualité ou l’expression de manières plus efféminées, surtout à l’adolescence, sont, à mon sens, propices à déclencher ce genre de distorsions intérieures. L’adolescence s’inscrit comme une période de notre cheminement où le regard des autres occupe une place fort importante. La vie en collectivité y est pratiquement inévitable et les étiquettes sont souvent distribuées sans retenue et sans dentelle. La peur du rejet et la solitude qu’elle entraine ainsi que l’ardent désir d’appartenir à un groupe poussent bien des gens qui diffèrent de

3 Louis, É. (2014). En finir avec Eddy Bellegueule. Paris, France : Seuil. P. 15-16.

4 Gaulejac, V. (de). (1996). Les sources de la honte. Paris, France : Desclée de Brouwer. P. 62. 5 Gaulejac, V. (de). (1996). Les sources de la honte. Paris, France : Desclée de Brouwer. P. 81.

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la norme à censurer leur existence pour se protéger de l’opprobre.Chaque situation du quotidien devient alors une occasion de se faire démasquer et chaque décision que l’on prend impose un calcul de risque très anxiogène. Mentir sur ses goûts musicaux ou prétendre aimer tel style de vêtement plutôt qu’un autre sont des comportements qui pourraient sembler a priori inoffensifs s’ils étaient posés de manière isolée, mais la récurrence qui caractérise presque toujours ce genre de supercherie en fait quelque chose de beaucoup plus dommageable que l’on pourrait le croire. Véritable supplice de la goutte d’eau, chaque mensonge, aussi petit soit-il, nous ramène à sa cause, c’est-à-dire à cette idée que notre véritable nature est inacceptable et qu’il faut la cacher à tout prix, l’enfouir le plus profondément possible.

Cela dit, il ne faut pas voir la honte comme une fatalité. Bien que difficile à surmonter, il existe plusieurs moyens pour tenter de s’en dégager, notamment par l’écriture. C’est précisément ce que nous explique Vincent de Gaulejac lorsqu’il mentionne le travail d’auteurs comme Phillipe Dejon, Annie Ernaux et Jean Genet. Selon l’auteur, les effets de l’écriture sont assez concrets : « Mettre des paroles là où la honte engendre le silence, permet de développer ses capacités de symbolisation et d’opérer une reconstruction de l’histoire qui est aussi une reconstruction psychique6. » Il ajoute qu’il est ici question d’un « [t]ravail délicat puisqu’il s’agit de

repérer les différents éléments qui ont provoqué la honte, de comprendre en quoi ils sont reliés et de substituer aux émotions inhibantes une expression qui libère7 ». La

honte se présente alors comme un levier de création où son dépassement engendre des résultats constructifs et réparateurs. Plus que l’écriture, c’est le récit qui semble être au cœur de l’exercice. En ce sens, même si Vincent de Gaulejac cite principalement en exemple des artistes issus de la littérature, tout porte à croire que le récit réparateur s’articule à l’aide des différents langages artistiques comme le cinéma ou les arts visuels. Les propos d’Ève Lamoureux et de Magali Uhl à l’égard du récit confirment non seulement la place remarquable qu’il occupe au sein de l’art

6 Gaulejac, V. (de). (1996). Les sources de la honte. Paris, France : Desclée de Brouwer. P. 262. 7 Gaulejac, V. (de). (1996). Les sources de la honte. Paris, France : Desclée de Brouwer. P. 262.

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actuel, mais soulignent également l’impact significatif de ce dernier sur les multiples acteurs du corps social :

Cette importance accordée au récit se décline enfin – et c’est certainement l’un des éléments les plus marquants dans la saisie du vivre-ensemble – vers une légitimation de tous les types de récits, dont ceux des personnes minoritaires ou minorisées. Les pratiques artistiques s’inscrivent largement dans cette floraison de récits incarnés et situés […] pour décliner les identités sociales, raciales, genrées, sexuelles, politiques, historiques différenciées. 8

L’art se présente alors comme l’un des langages parlés par les différentes parties du corps social pour tenter de se définir et de témoigner de son existence.

Or, si plusieurs artistes optent pour des récits à saveur autobiographique dans le but de se dégager de la honte, il est important de souligner que l’utilisation du personnel comme matériau de création ne se limite pas qu’à cette démarche de libération. Depuis les cinquante dernières années, nombreux sont les artistes en arts visuels qui ont décidé de mettre en œuvre leur propre vie. Selon Isabelle de Maison Rouge, cette tendance s’inscrit dans l’air du temps : « La société actuelle est confrontée au besoin grandissant de l’individu de s’exposer, d’offrir son intimité au regard de tous. […] L’artiste n’échappe pas à ces préoccupations et, dans l’art contemporain aussi, le clivage traditionnel entre domaine privé et domaine public tend à s’amenuiser9. »

Par ailleurs, l’objet banal issu du quotidien se voit maintenant attribuer une valeur artistique grâce à son utilisation en tant que symbole référant à l’intime et à l’expérience de la vie. Par son travail, un artiste comme Christian Boltanski participe à cette redéfinition des frontières de l’art : « Il s’approprie […] des albums de famille, fait des inventaires d’objets, rassemble des traces, des archives : photos, articles, papier… Il accumule ces souvenirs, bribes d’une vie réelle ou fictive, pour constituer ou reconstruire ce qu’il nomme la “petite mémoire”10. » Bien entendu, Isabelle de

8 Lamoureux, È., & Uhl, M. (2016). Les arts visuels à l'époque du vivre ensemble: Raconter, agir,

anticiper pour un monde commun. Dans F. Saillant (dir), Pluralité et vivre ensemble. Québec: Presses de l'Université Laval. P. 229-230.

9 Maison Rouge, I. (de). (2004). Mythologies personnelles : l’art contemporain et l’intime. Paris,

France : Scala. P.23.

10 Maison Rouge, I. (de). (2004). Mythologies personnelles : l’art contemporain et l’intime. Paris,

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Maison Rouge mentionne que d’autres stratégies que la collecte sont également utilisées par les artistes afin de se raconter : « Pour avancer dans une quête de vérité autobiographique, l’artiste cherche des modes d’expression originaux. Il a parfois recours au travestissement, à l’hybridation, à l’exhibitionnisme et à l’autodérision11. » Le costume, par exemple, devient un outil qui contribue à

construire le récit personnel de l’artiste en mettant de l’avant la frontière relativement perméable qui sépare la réalité de la fiction. Certains traits peuvent être exagérés pour insister sur une partie de la vérité. Les propos des chercheuses Valérie Morisson, Julie Morère et Emmanuelle Cherel abondent dans le même sens :

Se costumer, se maquiller, se grimer, se travestir pour s’explorer, prendre l’identité d’un autre ou modifier son corps, relève soit d’une démarche documentaire soit d’une mise en scène fictionnelle et s’adosse à différents modes autobiographiques. L’artiste peut en effet se déguiser pour habiter différentes […] identités et le costume être utilisé comme signe visible de normes sociales et codes vestimentaires. Mais l’autoportrait en costume opère aussi dans le monde de la fantaisie et du fantasme, affranchissant le sujet de toute contrainte12.

Les trois chercheuses expliquent que l’autoportrait déguisé

[…]oblige à un questionnement sur les rapports de pouvoir, sur l’intersectionnalité des rapports sociaux, en invitant à cesser de performer les clichés, en œuvrant pour le devenir minoritaire et des identifications multiples, diffractées, changeantes, composites, partagées par des contradictions culturelles et sociales13.

Bref, la honte intériorisée est un phénomène complexe intimement lié à la notion d’identité. Résultat d’une lutte interne souvent violente, elle prend racine chez l’individu et peut faire des ravages là où on ne s’y attendait pas. Heureusement, la

11 Maison Rouge, I. (de). (2004). Mythologies personnelles : l’art contemporain et l’intime. Paris,

France : Scala. P.24.

12 Morisson, V., Morère, J., & Cherel, E. (2017). Autoportraits déguisés : moi est un autre. Repéré à

https://1920.hypotheses.org/tag/deguisement

13 Morisson, V., Morère, J., & Cherel, E. (2017). Autoportraits déguisés : moi est un autre. Repéré à

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guérison est possible et plusieurs artistes semblent avoir réussi à s’en détacher en racontant leur histoire chacun à leur façon. En d’autres mots, l’art s’inscrit comme l’une des armes les plus puissantes lorsqu’il est question de combattre la honte. Il nous permet de transformer les tourments du passé en un combustible qui alimente une nouvelle trajectoire, un mouvement bien orienté vers l’avant.

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Chapitre 2 < Être dans l’action >

L’une des autres vertus de l’art, c’est qu’il nous oblige à nous mettre en action, à dépasser le stade de la pensée et à poser des gestes concrets. Pour arriver au résultat escompté, l’argile doit d’abord être pétrie avec vigueur. Je suis persuadé que cette même posture active est inévitable lorsqu’il est question de déconstruire les mécanismes de la honte. Il faut retrousser ses manches et attaquer le problème sous tous ses angles en s’investissant complètement. C’est en appliquant cette logique de pensée à travers mes recherches que j’en suis vite venu à la conclusion qu’il fallait étendre mes actions au-delà du travail d’atelier. Pour que le projet puisse réellement prendre sens, il fallait que la démarche emprunte des avenues déstabilisantes et que ses répercussions puissent se faire sentir même au quotidien. Mon premier réflexe fut de revenir au texte à l’origine de toute cette réflexion. Lors de ma première lecture performative (2017), il est vrai que la réponse avait été essentiellement positive et que plusieurs personnes avaient salué le courage nécessaire à l’élaboration d’un projet où l’on se dévoile autant. Or, l’assistance étant composée de personnes provenant uniquement du milieu de l’art, il n’est probablement pas surprenant que la réception d’une telle démarche ait été empreinte d’autant d’ouverture. L’idée me vint alors d’ouvrir de nouvelles portes en poussant l’expérience encore plus loin. Mon plan était de partager mon travail avec un choix d’audience moins prudent et possiblement plus significatif. En ce sens, le choix de mes parents fut motivé par plusieurs raisons : ni l’un ni l’autre n’évoluait au sein du domaine des arts, ils n’étaient pas au courant de l’existence du projet et, surtout, nous n’avions jamais vraiment parlé de ce qui était spécifique à mon orientation sexuelle et de l’impact que cela pouvait avoir sur ma vie. Cela dit, je trouve important de préciser que mes parents ont toujours été très ouverts. Dès notre jeunesse, mes frères et moi avons côtoyé la différence grâce aux quelques couples d’amis homosexuels de mes parents. À la maison, l’homosexualité nous a toujours été présentée comme quelque chose de normal qu’il fallait respecter au même titre que l’hétérosexualité. Il n’y avait pas de différence. Si ces valeurs

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d’ouverture et de tolérance se sont toujours appliquées chez moi, ce ne fut évidemment pas le cas à l’extérieur des murs du 895 rue Colins. À ce titre, je ne pense pas que mes parents aient déjà réellement réalisé à quel point l’environnement qu’ils nous offraient pouvait contraster avec le reste du monde. Bien sûr, je me considère chanceux d’avoir eu accès à cette sécurité, mais cette vision normalisée de l’expérience de l’homosexualité a probablement contribué à instaurer un certain silence par rapport à toute situation qui aurait suggéré que je pouvais sortir de la norme. En leur partageant mon texte, c’est ce silence que je souhaitais briser.

J’ai donc pris rendez-vous avec mes parents en leur mentionnant que je voulais réaliser une entrevue en lien avec mon travail à la maîtrise sans en dire nécessairement davantage. J’avais prévu que l’échange serait divisé en deux parties. Dans un premier temps, il était question de leur faire la lecture de mon texte et de recueillir leurs premières impressions. D’une durée d’environ dix minutes, j’estimais que le texte était suffisamment fourni pour nourrir une première discussion intéressante. Pour la deuxième portion de l’entrevue, j’avais décidé de leur montrer une série de photos provenant des archives familiales où l’on pouvait me voir à un très jeune âge déguisé en fille ou jouant avec des poupées Barbie.

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J’avais en tête l’idée que les photos pourraient agir à titre de préambule afin de mettre l’accent sur leur expérience en tant que parents. L’un des objectifs principaux de l’entrevue consistait à leur dévoiler mon expérience, mais ma volonté était également de créer un échange, un dialogue où chacun pourrait partager son vécu. Hormis ces deux grandes orientations, je n’avais pas préparé de questions de manière spécifique afin que l’échange reste le plus spontané et naturel possible. Le jour venu, nous nous sommes installés dans leur chambre près de la fenêtre qui donne sur la rivière. Je me suis assis en face d’eux et seuls un petit banc, l’enregistreuse et mon cahier nous séparaient. Je leur ai expliqué le contexte dans lequel j’avais écrit mon texte avant d’enchainer avec la lecture. Ils m’ont écouté bien attentivement jusqu’au bout. En réécoutant l’enregistrement, je remarque à quel point ma façon de m’exprimer après ma lecture trahit mon malaise. La tension dans la pièce est palpable et l’émotion brise, pour un instant, la voix de mon père qui est le premier des deux à s’exprimer. Ma mère adopte quant à elle une attitude de bonne élève et semble chercher à rester en contrôle en prenant le temps de choisir méticuleusement ses mots. L’échange dura au total un peu plus d’une heure trente et beaucoup de sujets y furent abordés. Lors de l’entrevue, ma mère me partagea notamment sa surprise par rapport à l’impact important que semble avoir le regard des autres sur ma personne. Selon elle, j’avais toujours fait preuve d’audace sans avoir l’air de me soucier de ce que les gens allaient en penser. À cet égard, ses propos sont très clairs : « Tu n’as jamais choisi la conformité, tu n’as jamais choisi de t’habiller comme tes amis, tu n’as jamais choisi de suivre des cours pour avoir de l’argent ou pour être comme tes amis. Tu as tout le temps fait des choix pour toi. C’est pour ça que ça me surprend un petit peu. »14En ce qui a trait à leur expérience

en tant que parents, je fus étonné d’apprendre qu’une rencontre avec ma professeure de maternelle influença de façon importante leur attitude face à mes goûts et mes intérêts souvent plus associés au féminin. Enfin, parmi les autres thèmes abordés lors de l’entrevue, on retrouve notamment les situations particulières engendrées par mon prénom androgyne, les difficultés de l’adolescence, l’expression de la différence, la vie de famille et ses dynamiques, etc.

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Somme toute, cette rencontre aura été une expérience assez positive. Cela dit, comme il s’agissait d’une première discussion réalisée dans un contexte plus ou moins académique, je pense que le stress et la volonté de bien faire les choses nous ont poussés à rester prudents dans notre façon d’échanger. Certaines paroles de ma mère ont confirmé que la normalisation, aussi bien intentionnée soit-elle, peut être très invalidante. Cependant, loin de moi l’idée de vouloir jeter le blâme sur mes parents en prétextant un manque de considération ou de compassion. Je crois plutôt que c’est moi qui aurais dû m’engager davantage afin que leur compréhension de mon expérience passe par le sensible. Il serait injuste de penser que si l’autre nous aime, il saura nous décoder et nous comprendre instantanément. Nous n’avons pas le même vécu alors l’écoute peut être complexe et exiger du temps.

Quelques semaines plus tard, lors d’une discussion au sujet de mes plus récentes actions de recherche, une interrogation toute particulière me fut adressée : en quoi tes actions s’inscrivent-elles dans le domaine de l’art plutôt que dans celui de la thérapie? Sur le coup, je m’étais senti très contrarié, voire attaqué, mais aujourd’hui, avec un peu plus de recul, je pense que la question mérite qu’on s’y attarde avec sérieux, et ce, surtout lorsqu’on s’intéresse aux enjeux liés à l’interdisciplinarité en art. Déjà, nous avons établi plus haut dans ce texte qu’un lien étroit unit la création du récit et le détachement de la honte, mais d’autres pistes sont aussi à considérer. Tout d’abord, comme il est mentionné auparavant, l’entrevue avec mes parents avait pour but de créer un dialogue qui continuerait de se complexifier à travers les années. La valeur immatérielle et temporelle de mon entreprise semble, d’une certaine façon, faire écho à quelques-unes des caractéristiques de l’art relationnel décrites par Nicolas Bourriaud. Ce dernier explique, qu’il n’est plus question de « considérer l’œuvre d’art comme un espace à parcourir15 » et ajoute qu’ « [e]lle se

présente désormais comme une durée à éprouver, comme une ouverture vers la discussion illimitée16 ». L’arrêt de l’enregistreuse à la fin de l’entrevue avec mes

15 Bourriaud, N. (2001) Esthétique relationnelle. Paris, France : Les Presses du réel. p.15. 16 Bourriaud, N. (2001) Esthétique relationnelle. Paris, France : Les Presses du réel. p.15.

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parents ne signe donc pas la fin du dialogue, mais s’inscrit plutôt comme l’une des étapes qui organisent sa mise en œuvre. L’entrevue peut alors être perçue comme une sorte d’interstice sociale puisqu’elle se différencie nettement des échanges familiaux habituels. En effet, l’interstice, selon Bourriaud, « est un espace de relations humaines qui, tout en s’insérant plus ou moins harmonieusement et ouvertement dans le système global, suggère d’autres possibilités d’échanges que celles qui sont en vigueur dans ce système17 ». L’entrevue qui marque le début de

l’échange impose donc de nouvelles règles au sein du système qu’est la famille et, par le fait même, de nouveaux résultats. L’artiste, quant à lui, agit alors à titre de déclencheur. Au-delà de l’enregistrement et de la construction du témoignage, il faut rappeler qu’il était surtout question de tenter d’améliorer activement mon sort en sensibilisant mon entourage dans le but de provoquer du changement. Cette attitude m’apparait comme très similaire à celle de l’artiste contextuel décrit par Paul Ardenne :

[…] être de présence dont l’action, à l’occasion, visera à resserrer les liens entre les membres du corps social ou aura soin d’appuyer sur les valeurs de partage et de respect mutuel, valeurs inhérentes au pacte démocratique. Sa condition revendiquée d’artiste, en revanche, repose sur l’expression d’un refus partiel de la société telle quelle, sur l’expression d’une imperfection ou d’une perfectibilité, en conséquence sur le vœu implicite d’une réforme dont l’art peut être un des vecteurs efficaces18.

En d’autres mots, l’artiste contextuel adopte une double posture au sein de la société puisqu’il a souvent pour objectif de resserrer les liens qui unissent les membres du corps social tout en refusant la société telle qu’elle est de façon à la corriger. Dans le cas présent, l’entrevue avec mes parents avait pour but de nous rapprocher les uns des autres grâce à la confidence, mais également de corriger une situation, un silence de part et d’autre qui me rendait inconfortable. Cette volonté de connecter avec mes parents dont témoigne la réalisation de l’entrevue n’est pas non plus sans rappeler le concept de reliance abordé par le sociologue Marcel Bolle de Bal. Ce

17 Bourriaud, N. (2001) Esthétique relationnelle. Paris, France : Les Presses du réel. p. 14.

18 Ardenne, P. « Art et politique : ce que change l’art "contextuel" », L’art même, (n⸰14). Repéré à

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dernier en fournit une définition très claire qui cadre bien avec les objectifs que j’avais : « créer ou recréer des liens, établir ou rétablir une liaison entre une personne et soit un système dont elle fait partie, soit l’un de ses sous-systèmes19 ». La famille

s’inscrit alors comme un système social où chacun de ses membres évolue de manière unique selon sa position. Bolle de Bal ajoute que « l’aspiration à la reliance sociale peut être de divers types : elle n’implique pas nécessairement un désir fusionnel, elle peut être désir d’échange de solitudes acceptées comme irréductibles20 ». En ce sens, la différence intrinsèque qui me sépare de mes parents

et qui semble les empêcher de saisir avec exactitude mon expérience de la vie n’est pas forcément un obstacle à la reliance. Reconnaitre nos différences et les nommer s’inscrit comme un geste réparateur en lui-même.

Compte tenu de ces différentes notions, la distinction entre le processus créatif et le geste thérapeutique peut devenir difficile à faire, voire impossible. Il ne s’agit pas non plus, selon moi, de ce qu’on appelle l’art-thérapie puisque l’artiste ne participe pas à un double dialogue dans un contexte d’intervention, mais s’engage plutôt dans une pratique artistique personnelle dont les matériaux sont puisés à même son expérience. Si le résultat peut sembler similaire sur le plan affectif, j’estime que les deux démarches sont tout à fait différentes puisqu’elles prennent le problème de façons inversées. Dans le cas de l’art-thérapie, l’art est utilisé comme un outil de communication supplémentaire au service de la thérapie tandis qu’une pratique artistique œuvrant dans le champ intime de l’artiste met plutôt le personnel au service de l’art. De plus, l’artiste n’est pas protégé par l’espace neutre que représente le bureau du thérapeute. Le patient de l’art-thérapeute, quant à lui, n’a pas à se soucier de la qualité de ce qu’il produit. Réussir à bâtir une œuvre constitue un défi de taille et l’artiste qui plonge autant en lui-même s’expose au risque de manquer de recul et de passer à côté. Se mettre en scène ne suffit pas. Le récit se doit d’être transmis de la bonne façon pour qu’il puisse toucher et avoir un impact,

19 Bolle De Bal, M. (2003) « Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologique »,

Sociétés 2003/2 (n⸰80), p. 103.

20 Bolle De Bal, M. (2003) « Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologique »,

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non seulement sur l’artiste, mais sur le public qui y aura accès. Bref, c’est peut-être là, dans les conditions de la transmission du récit, que réside finalement le point de bascule entre l’art et la thérapie.

Si l’art apparait à l’artiste comme un outil de premier choix pour apprendre à se connaître, pour guérir certaines blessures et pour partager son expérience de façon sentie avec les autres acteurs de la communauté, il est important de rappeler à quel point ses bienfaits ont aussi un impact significatif sur les gens qui en sont simplement témoins. Tel un vaisseau, l’art permet à celui qui le découvre de se laisser porter et de voyager à travers des univers aussi riches et foisonnants que bouleversants. Celui qui consomme de l’art, sous quelque forme que ce soit, emmagasine un bagage de connaissances et d’affects qui aiguise avec sensibilité son regard sur le monde. C’est donc dans cette perspective qu’au cours des deux dernières années, je me suis permis, voire obligé de m’imprégner de toute sorte d’œuvres s’inscrivant de près ou de loin dans la culture queer. J’insiste davantage ici sur le contraste important qu’instaure le choix du verbe « permettre » et celui du verbe « obliger » dans une telle déclaration. En effet, l’état d’esprit dans lequel j’étais tout au long de cet exercice était particulièrement paradoxal. Il faut dire qu’au cours de la majorité de ma vie, je me suis beaucoup censuré lorsqu’il était question de mes goûts et de mes intérêts. J’aurais beaucoup de difficulté à faire la liste des films, des livres, des CDs, des vêtements et de toutes ces choses que je ne me suis jamais complètement permis d’aimer par peur du regard des autres. Je n’avais juste pas le droit. Même aujourd’hui, la crainte d’être étiqueté et d’être réduit à des stéréotypes reste bien présente. Des préjugés, on en a tous déjà eu à un moment ou à un autre. Par le passé, je ne sais pas combien de fois j’ai dit que je ne voulais pas être perçu comme un gai « style village » comme si tout le monde qui fréquente le milieu avait le même profil. C’est insensé et je ne me rendais surtout pas compte à quel point cela trahissait ma propre homophobie. Oui, il y a beaucoup d’homophobie au sein même de la communauté homosexuelle. Les jeunes gais de ma génération ont grandi dans le même système patriarcal qui encourage la masculinité toxique et avec les mêmes référents culturels que les autres enfants issus des sociétés occidentales du début

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des années 1990. Pendant longtemps, les seuls personnages homosexuels que nous pouvions voir à la télévision étaient très flamboyants, hyper caricaturaux et dépeints sans trop de profondeur. Tranquillement, l’idée qu’un homme puisse aimer un autre homme a commencé à être un peu plus acceptée, mais non sans certaines conditions. En effet, lorsqu’il est question du « bon homosexuel », de « l’homosexuel acceptable », on fait référence à celui qui reste viril malgré ses préférences, à celui qui réussit le mieux possible à recopier le modèle hétéronormatif priorisé par la société. En dehors de ce cadre strict, les autres manifestations de l’homosexualité sont encore très marginalisées. Bref, c’est donc pour toutes ces raisons et parce que j’avais une peur immense d’être catalogué comme « la tapette de service » qu’à l’adolescence, j’ai commencé à adopter certains comportements spécifiques afin de me dissocier de l’image négative trop souvent associée aux homosexuels efféminés. Par exemple, j’ai essayé de mettre de l’avant ma vie d’athlète et mon côté sportif et j’ai investi beaucoup d’énergie dans mes relations amicales avec des garçons pour que tout le monde voie que, moi aussi, je pouvais répondre aux critères traditionnels de la masculinité. Avec le temps, le besoin de prouver ma virilité s’est quelque peu estompé, mais plusieurs habitudes ou schèmes de pensée sont restés ancrés en moi de manière plus ou moins consciente. Autant d’années de refoulement laissent inévitablement des traces internes qui influencent le développement de l’identité. D’ailleurs, les propos de Judith Butler sur la valeur « productive » du refoulement abondent dans le même sens :

En réalité, on pourrait analyser le refoulement comme ce qui produit l’objet qu’il vient de nier. Cette production pourrait être produite par l’action même de refouler. Comme le montre clairement Foucault, le mécanisme du refoulement a une logique culturelle paradoxale : il prohibe en même temps qu’il produit, ce qui fait de la « libération » une question particulièrement sensible. […] Le corps construit par la culture sera alors libéré non par un retour vers son passé « naturel » ou ses plaisirs originels, mais vers un futur ouvert et plein de possibilités culturelles21.

21 Butler, J. (2006). Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris, France :

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Dans ce contexte, il est peu étonnant que l’exercice consistant à confronter mes désirs refoulés m’ait placé dans une double posture a priori contradictoire. Toutefois, je dois avouer qu’à travers mes différentes découvertes artistiques, l’excitation et le fort sentiment de connexion que j’ai senti avec les œuvres a rapidement pris le dessus, laissant les inconforts du départ se faire de plus en plus rares.

En littérature, mon attention fut particulièrement dirigée vers de jeunes auteurs de mon âge. Je pense entre autres aux deux Québécois Kevin Lambert (Tu aimeras ce

que tu as tué et Querelle de Roberval) et Antoine Charbonneau-Demers (Coco et Good boy) ainsi qu’au Français Édouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule, Histoire de la violence et Qui a tué mon père). Les recueils de poésie Queues et Quelqu’un de Nicholas Giguère se sont également imposés comme des œuvres

particulièrement captivantes. Dans chacune des œuvres, nous pouvons sentir une volonté palpable de rendre visible des réalités évacuées du discours traditionnel. Brut et parfois même très cru, le style d’écriture de ces auteurs révèle aussi un désir ardent et assumé de briser les conventions et de mettre en lumière la violence qui ponctue trop souvent l’existence de ceux qui sortent du rang. La solitude et la honte sont des thèmes qui reviennent à maintes reprises à travers les différents récits. Dans le cas d’Édouard Louis, la honte se manifeste dans son rapport avec la sexualité et à ses origines sociales (il vient d’une famille pauvre de Picardie au nord de la France). Son récit est d’autant plus poignant puisqu’Édouard Louis construit son œuvre grâce aux mécanismes de l’autofiction. Cette stratégie d’écriture instaure une impression de confidence entre l’auteur et le lecteur même si l’autofiction ouvre la porte aux faits romancés qui pourrait nous éloigner, dans une mesure plus ou moins importante, du récit biographique traditionnel. Cependant, existe-t-il vraiment des récits autobiographiques neutres et à l’abri de la subjectivité de l’auteur ? À en croire Judith Butler, se raconter sans altérer la réalité, ne serait-ce que partiellement, est impossible :

Les identifications constitutives d’un récit autobiographique sont toujours partiellement fabriquées par la narration. Lacan considère que nous ne pouvons jamais raconter l’histoire de nos origines, précisément parce le

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langage barre l’accès du sujet parlant aux origines libidinales refoulées de son discours22.

La ligne entre l’autofiction et le récit biographique peut parfois devenir très difficile, voire impossible à discerner. Tel un funambule, Édouard Louis réussit avec brio à marcher avec aisance sur le mince fil qui sépare le réel de la fiction, mais son récit n’en est pas moins authentique et criant de vérité. En somme, même si les œuvres de ces quatre auteurs déploient un ton qui se veut plus tranchant et revendicateur que celui de ma production actuelle, elles ont tout de même été de grandes sources d’inspiration. En fait, ma démarche aurait bel et bien pu s’inscrire dans cette lignée, surtout lorsqu’on pense à l’époque du texte performatif (2017) et de l’entrevue (2017), mais nous verrons un peu plus loin pourquoi une certaine distance par rapport à ce type de posture s’est imposée avec le temps.

De plus, il est important de souligner que mon exploration des productions artistiques queer ne s’est pas limitée à la littérature. En effet, le cinéma et la télévision se sont révélés être des outils considérablement efficaces pour élargir mes connaissances sur le sujet. À cet égard, une émission en particulier mérite d’être mentionnée. Il s’agit de l’émission de téléréalité Rupaul’s Drag Race, où chaque semaine, les meilleures drag queens des États-Unis se mettent en scène dans l’objectif de décrocher le titre ultime de America’s Next Drag Superstar. Cette émission qui pourrait a priori sembler n’être qu’un banal divertissement comme tant d’autres téléréalités acquiert un statut singulier pour plusieurs raisons. Incontestable succès planétaire, Rupaul’s Drag Race s’est imposé comme une véritable célébration de la différence et de l’acceptation de soi et a réussi l’exploit de faire entrer l’univers du drag au sein de la culture de masse en démocratisant un art qui en a souvent laissé plus d’un réticents ou même rebutés. Pour être honnête, je dois avouer que j’ai longtemps ressenti un inconfort vis-à-vis de cette partie la culture LGBTQ+. Le personnage de la drag queen m’apparaissait comme une version exacerbée de tout ce que je ne pouvais et ne devais pas être. Cependant, en

22 Butler, J. (2006). Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris, France :

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écoutant Rupaul’s Drag Race et en réalisant le plaisir que j’avais à le faire, j’ai réussi à modifier mes perceptions et à mettre mes réserves de côté. Tout au long de mon visionnement, j’ai fait la connaissance d’un monde très codifié possédant son propre jargon, de nombreuses traditions et une esthétique très forte qui prend racine dans ce que Susan Sontag nomme le camp. Publié pour la première fois en 1964, son ouvrage Notes on "Camp" jette les bases en plusieurs points de ce qui est considéré autant comme un style, une sensibilité qu’une attitude. Quelques-uns d’entre eux sont particulièrement éclairants lorsqu’il est question de saisir le caractère singulier du camp:

« 1. To start very generally: Camp is a certain mode of aestheticism. It is one way of seeing the world as an aesthetic phenomenon. That way, the way of Camp, is not in terms of beauty, but in terms of degree of artifice, of stylization. […]

8. Camp is a vision of the world in terms of style — but a particular kind of style. It is the love of the exaggerated, the "off," of things-being-what-they-are-not.

[…]

28. Camp is the attempt to do something extraordinary. But extraordinary in the sense, often, of being special, glamorous.

[…]

41. The whole point of Camp is to dethrone the serious. Camp is playful, anti-serious. More precisely, Camp involves a new, more complex relation to "the serious." One can be serious about the frivolous, frivolous about the serious23.

»

À travers son essai, Sontag met également de l’avant l’étroite relation entre le camp et l’homosexualité, mais précise tout de même qu’il est important de ne pas prendre de raccourci en réduisant le camp à ce que l’on pourrait appeler le goût homosexuel. Dans son article intitulé What is Camp? la journaliste Elyssa Goodman explique clairement l’importance que le camp a pu avoir pour les communautés homosexuelle et queer :

« Camp became part of the queer experience because it was a way for queer people, spurned by society, to connect in solidarity and survive injustice with humor: if you were going to be on the outside, you might as well have had an

23Sontag, S. (1964). Notes on "Camp". Repéré à

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in-joke while you’re there. In this way, camp is also resistive. Professor Juan Antonio Suárez asserts in his 1996 book Bike Boys, Drag Queens, and Superstars that camp is not just about cultural tastes, but a war cry, a protest made by a community “claiming social and cultural spaces forcibly denied to them”. Camp creates community around the experience of living in the world as queer, and community amongst outsiders can produce power if there may have previously been none24. »

Créer des œuvres camp ou tout simplement adopter une attitude camp s’avèrent donc être des gestes politiques beaucoup plus radicaux que ce qu’aurait pu a priori nous laisser croire l’abondance de crémage, de plumes et de paillettes qui les accompagne. De plus, il est intéressant de souligner l’influence positive que le camp semble entretenir sur la perception qu’un individu peut avoir de lui-même. À cet égard, Allan Pero, professeur à l’Université de Western Ontario, nous donne un exemple concret : « If my culture is making me ashamed of who I am or how I love

or how I present myself, camp becomes a means to realize there are all of these cultural examples inviting me to recognize and love my “shame” rather than [hiding it]25. » L’utilisation du camp s’impose alors comme une stratégie supplémentaire

pour aider l’individu à apprivoiser la honte et réussir à se soustraire à son emprise. Bien évidemment, plusieurs artistes en arts visuels se sont approprié l’esthétique camp à travers leurs pratiques respectives. Parmi ceux-ci, l’artiste de performance et designer Leigh Bowery ainsi que le duo français Pierre et Gilles sont assurément mes préférés. Véritable légende du camp, Leigh Bowery s’est imposé comme l’un des artistes incontournables des années 1980 et 1990. Son travail est encore régulièrement cité dans le monde du drag où il est considéré comme une icône, autant pour ses costumes avant-gardistes que pour son attitude sans compromis. Il représente pour moi une grande inspiration pour ses performances décomplexées, ses maquillages colorés, ses vêtements toujours caractérisés par une

24Goodman, E. (2019). What Is Camp? Repéré à

https://www.them.us/story/what-is-camp?fbclid=IwAR2naDA2vddbpb3n0kV34do8BDi0ZyMYYmeXYz4gIhzALHk9PQOZyMIItYE

25Goodman, E. (2019). What Is Camp? Repéré à

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surabondance de motifs et de textures, mais surtout parce qu’il était au centre de sa création rendant presque impossible la distinction entre l’œuvre et l’artiste. Lorsqu’il réalisait ses maquillages, Leigh Bowery ne lésinait pas sur la quantité et utilisait toujours des couleurs extrêmement saturées et contrastées lui donnant l’apparence d’une peinture vivante.

Figure 3, Leigh Bowery #1862. Werner Pawlok, 1988.

Éléments signatures de plusieurs de ses looks, les coulures recouvrant son crâne chauve avaient notamment pour effet de lui donner une dimension très picturale. Dans cette optique, je vois beaucoup d’affinités entre certains aspects de mon travail et le caractère un peu clownesque de ses habits et de ses maquillages. Cependant, l’esthétique de Bowery se situe souvent à la frontière du cauchemardesque, ce qui constitue une différence notable entre nos deux univers. Cette facette plus sombre du travail de Leigh Bowery ne se retrouve pas non plus au sein de l’œuvre de Pierre et Gilles. Actif depuis 1976, le duo réalise des œuvres qui combinent les références mythologiques et historiques avec la culture populaire et l’érotisme. Dans un premier temps, Pierre réalise des photographies en studio avec un décor grandeur nature où la profondeur est suggérée par la juxtaposition des éléments qui le composent.

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Une photographie est ensuite sélectionnée et imprimée en très gros format sans qu’aucune retouche ne soit faite au préalable. Le travail de Gilles peut alors commencer: ce dernier intervient directement sur l’image à l’aide de son pinceau et de peinture. Les œuvres qui en résultent ont donc un double statut puisqu’elles pigent autant dans les codes picturaux que dans ceux de la photographie. Telle une peinture plus traditionnelle, l’œuvre finale s’inscrit comme un objet unique et non reproductible. Toutefois, elle conserve la précision et le réalisme à un niveau que la photographie seule permet. La situation place alors le regardeur dans une position de doute, car celui-ci peine à catégoriser l’objet qui lui fait face et, par le fait même, à définir les critères qui serviront à son analyse. En revisitant leur œuvre, j’ai été fasciné de constater que mon travail emprunte une logique de production essentiellement similaire, mais dont certaines étapes sont inversées. La plupart du temps, je commence par réaliser plusieurs explorations picturales que je photographie par la suite. Grâce à Photoshop, il m’est alors possible de modifier mes images et de créer une composition qui sera imprimée en une seule copie de grand format. Même si les différentes étapes de mon processus de création ne sont pas exactement les mêmes que celles de Pierre et Gilles, l’œuvre qui en résulte soulève le même genre de doute ontologique.

Figure 4, Candy paradise, Lucky Blue Smith.

Pierre et Gilles, 2015.

Figure 5, Murmures de résistance. Claudel Lauzière Vanasse, 2018.

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De plus, il serait difficile de ne pas remarquer certaines similitudes esthétiques : couleurs pastel, présence marquée du rose, motifs ornementaux souvent très présents, aspect général soigné, voire extrêmement léché, etc. Dans les deux cas, la notion de beauté est mise de l’avant par l’agencement de ces éléments généralement très séduisants. Du côté de Pierre et Gilles, la surenchère d’éléments esthétiques est tellement flagrante qu’on en vient presque à tomber dans le domaine du mauvais goût. Cela dit, cet esthétisme marqué apporte une certaine douceur aux œuvres et contraste avec les mises en scène souvent provocantes des personnages.

Figure 6, Le petit jardinier _ Didier. Pierre et Gilles, 1993.

L’œuvre Le petit jardinier _ Didier en est particulièrement un bon exemple. En effet, même si l’image montre un jeune homme en train d’uriner, la beauté du personnage, l’abondance de fleurs ainsi que les couleurs lumineuses du décor bucolique insuffle une atmosphère joyeuse et légère à la scène. Même si les œuvres de Leigh Bowery et de Pierre et Gilles divergent à bien des égards (notamment parce qu’elles utilisent

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des médiums complètement différents), elles se ressemblent par leur façon sans détour de mettre de l’avant une sensualité et une sensibilité queer souvent très peu représentée. Chacun à leur manière, mais toujours grâce à l’extravagance, ces artistes réussissent à traiter avec humour des enjeux aussi sérieux que la religion ou l’identité. Enfin, je pense que c’est en grande partie cette audace et cette approche libre et décomplexée de la création qui ont rendu ces artistes aussi inspirants à mes yeux.

Somme toute, lorsque je prends le temps de réfléchir à ma façon de percevoir la culture queer et ses différentes manifestations, j’arrive à la conclusion que mon regard a complètement changé, et ce, en seulement deux ans. Si cette évolution est aujourd’hui aussi marquée, je pense que c’est parce que j’ai su oser prendre des risques et parce que je me suis engagé activement à poser des gestes qui ont contribué à m’affranchir de plusieurs complexes et à dissiper plus d’un malaise. Cette nouvelle posture portée sur l’action et la découverte m’aura également permis de m’ouvrir sur une culture très riche sur le plan artistique, de m’y reconnaitre et d’être touché à bien des égards. Enfin, il ne fait aucun doute que ce cheminement s’est aussi reflété dans ma pratique en me permettant d’aborder avec plus de maturité des questions qui m’étaient jusqu’alors peut-être trop sensibles.

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Chapitre 3 < Réinvestir ses apprentissages >

Parallèlement aux deux volets de recherche mentionnés précédemment, plusieurs expérimentations furent réalisées en atelier. Même si la honte occupe une place centrale au sein de mon projet de maîtrise, il est important pour moi de préciser que les œuvres qui en résultent n’ont pas pour mandat de l’illustrer ou de représenter ses différentes facettes à travers une dynamique d’imitation. L’objectif de ma démarche consistait plutôt à l’apprivoiser, à prendre conscience de ses effets pour m’en affranchir et utiliser son dépassement comme un moteur de création. Cela dit, certaines de mes tentatives en atelier, surtout parmi les premières, ont eu un rapport plus direct avec la notion de honte. Par exemple, j’ai écrit quelques textes très personnels relatant de mauvaises expériences vécues dans les bars, j’ai tenté d’utiliser la bande sonore de l’entrevue réalisée avec mes parents pour en faire un montage plus intéressant, j’ai réalisé quelques montages photographiques à l’aide d’images issues des archives familiales, etc. Aujourd’hui, la plupart de ce matériel a été mis de côté, car je n’ai jamais réussi à obtenir de résultats satisfaisants. La matière première avec laquelle je travaillais était tellement personnelle et sensible que je n’arrivais pas à prendre le recul nécessaire afin de faire des choix éclairés. De plus, j’avais beaucoup de difficulté à trouver des solutions artistiques afin de ne pas m’enfoncer dans une esthétique documentaire qui ne me plaisait pas. J’en suis venu à la conclusion qu’il fallait que je prenne un peu plus de distance par rapport au travail et que je ne devais pas m’obliger à faire de la honte une thématique. Par conséquent, l’étude de ma relation avec la honte a surtout nourri le processus de création des œuvres reliées à cette recherche en participant à mettre en place un contexte de travail et d’exploration plus libéré que jamais. Cela m’a permis, dans un premier temps, de développer de manière plus assumée une esthétique qui me ressemble et qui partage certains éléments de la pop et du camp souvent associés à la culture homosexuelle. L’aspect propre et léché, la palette de couleurs vives et attrayantes, la présence de formes aux courbes séduisantes et l’utilisation de contrastes marqués sont quelques exemples de ces similitudes.

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Dans un deuxième temps, cette nouvelle ouverture m’a permis d’établir un rapport analogique entre l’identité queer et mes œuvres. Rappelons-nous que mon travail aborde notamment les effets occasionnés par le passage de la peinture vers d’autres médiums comme la sculpture et le photomontage avec le logiciel Photoshop. Les notions de code et d’hybridité m’apparaissent comme les éléments les plus importants à considérer afin de bien saisir l’association qui peut être faite entre mes œuvres et l’individu queer. La notion de code se doit alors d’être vue dans son sens le plus large, c’est-à-dire comme un ensemble de conventions qui caractérise et qui régit de manière intrinsèque (ou non) un champ spécifique. Cette définition s’impose comme un point d’ancrage important lorsqu’il est question de déplacer mon discours sur d’autres champs que celui des médiums d’art. Il est alors possible de penser aux différents codes qui régissent notre place au sein de l’espace social. En effet, chaque culture, chaque groupe sexuel et chaque classe sociale possèdent un ensemble de codes qui les organisent et les démarquent les un des autres. C’est donc par le biais de ces différents codes que nous interagissons avec les autres et que nous organisons, par le fait même, les multiples éléments qui construisent notre identité. Cependant, l’individu queer semble faire fi de de la classification binaire traditionnelle qui fonde les catégories homme et femme en détournant et en subvertissant les codes qui leur sont associés. Dans un ordre d’idées similaire, mes œuvres semblent elles aussi s’inscrire dans ce genre de logique caractérisée par la subversion des catégories. En effet, lorsqu’elles sont conçues, l’objectif est de mettre de l’avant une proposition au statut hybride qui s’articule grâce à l’utilisation simultanée de stratégies associées aux divers médiums. Plusieurs questions sont alors soulevées : peut-on trouver un équilibre à la frontière de la peinture et du médium qui lui est associé ? Au contraire, l’un d’eux finira-t-il toujours par prendre le dessus en imposant son essence ? Si tel en est le cas, à quel moment peut-on observer le changement de statut de l’œuvre ? Plus encore, comment doit-on considérer et situer une œuvre lorsque la peinture, chargée d’une longue tradition, est mise en relation avec des médiums relativement récents comme le photomontage avec le logiciel Photoshop ? À mon avis, dans un

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cas comme celui-ci, je pense que l’œuvre doit être perçue en trois temps : comme une peinture, comme une impression et finalement comme un « objet autre », caractérisé par ses composantes fluides, simultanées et limite contradictoires. Puisque la peinture, dans sa matérialité physique, ne fait pas nécessairement partie du résultat final, que l’impression dépend d’un point de départ pictural et que l’hybride qu’il en résulte ne saurait exister sans cet éternel jeu d’aller-retour qui existe entre leurs codes respectifs, cette méthode de lecture m’apparait comme étant la plus satisfaisante afin de considérer l’ensemble de l’œuvre.

Cela dit, les parallèles entre mon travail et les questions relatives au genre ne se limitent pas qu’à ce jeu de codes superposés. Pour bien identifier ces liens, il faut s’attarder davantage sur l’œuvre la plus ambitieuse de mon cursus, c’est-à-dire l’installation intitulée Jardin d’oxymores. L’installation regroupe une centaine de petits objets fabriqués à l’aide de peinture et de tissu disposés sur six socles à l’allure de bacs à jardin.

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Figure 8, Jardin d’oxymores (détail). Claudel Lauzière Vanasse, 2019.

Ces objets au motif rayé résultent d’un processus de trempage s’échelonnant sur une longue période de temps qui s’inscrit comme une véritable métaphore de notre lente transformation à travers le quotidien. Chaque rayure apparait comme la trace d’un temps d’arrêt imposé entre deux actions et témoigne, dans un rythme coloré, des jours qui passent dans une succession plus ou moins identique. La répétition du motif est donc étroitement liée à celle du geste de l’artiste dans son atelier. Plus encore, les volumes créés par l’accumulation des couches de peinture ne sont pas sans rappeler les stalactites que l’on retrouve notamment à la voûte des souterrains ou sur le bord des toits durant la saison hivernale. Provenant du grec stalaktos, le terme stalactite signifie « qui coule goûte à goûte » et renvoie directement à cette idée du temps qui s’écoule tranquillement seconde après seconde, minute après minute et heure après heure. Cette dimension itérative qui caractérise le processus de fabrication des objets rayés n’est pas sans rappeler celle qu’attribue Judith Butler au genre dans son essai Trouble dans le genre. Selon elle, « [le] genre, c’est la stylisation répétée des corps, une série d’actes répétés à l’intérieur d’un cadre

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régulateur des plus rigide, des actes qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être26 ». En

poussant l’analogie jusqu’au bout, nous pourrions associer le bout de tissu à l’origine des objets rayés au corps et voir les trempages successifs comme ces actes qui finissent par produire l’aspect « soluble » du genre. Cette comparaison peut nous sembler encore plus sensée lorsqu’on s’attarde davantage sur un passage particulier de l’essai de Butler où le corps et ses fonctions y sont décrits :

[…] le « corps » apparaît comme un simple véhicule sur lequel sont inscrites des significations culturelles, ou alors comme l’instrument par lequel une volonté d’appropriation et d’interprétation se choisit une signification culturelle. Dans tous les cas, on figure le corps comme un simple instrument ou un véhicule auxquels on attache un ensemble de significations culturelles qui leur sont externes. Mais le « corps » est lui-même une construction, comme l’est la myriade de « corps » qui constitue le domaine des sujets genrés. On ne peut pas dire que les corps ont une existence signifiante avant la marque du genre27.

Au sein de mon installation, c’est l’acte de trempage qui donne au tissu son sens, sa signifiance en tant qu’objet d’art. En séchant, la peinture laisse inévitablement une marque colorée sur ce « corps tissu » et impose à l’objet ses propres significations culturelles. D’ailleurs, il est important de souligner que la couleur possède une dimension sociale à ne pas négliger. Selon l’historien Michel Pastoureau, « [la] couleur n’est pas tant un phénomène naturel qu’une construction culturelle et complexe, rebelle à toute généralisation, sinon à toute analyse. Elle met en jeu des problèmes nombreux et difficiles. […] La couleur est d’abord un fait de société28 ». Sa symbolique est donc sujette à évoluer et à changer à travers le

temps. La couleur bleue en est un exemple parfait :

[À] Rome se vêtir de bleu est en général dévalorisant, excentrique (surtout sous la République et au début de l’Empire) ou bien un signe de deuil. Au reste, cette couleur, disgracieuse quand elle est claire, inquiétante quand elle

26 Butler, J. (2006). Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris, France :

Éditions La Découverte. P.109-110.

27 Butler, J. (2006). Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris, France :

Éditions La Découverte. P.71-72.

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est sombre, est souvent associée à la mort et aux enfers. Quant à avoir les yeux bleus, c’est presque une disgrâce physique. Chez la femme, c’est la marque d’une nature peu vertueuse; chez l’homme, un trait efféminé, barbare ou ridicule29.

Pendant longtemps, le bleu gardera cette connotation négative et sera peu utilisé autant par les artistes que pour la fabrication des objets de la vie courante. Cela dit, Pastoureau explique que cette dévalorisation ne perdurera pas éternellement :

Après l’an mil, et plus encore à partir du XIIe siècle, le bleu cesse d’être en Occident la couleur de second plan ou de pauvre renom qu’il était pendant l’Antiquité romaine et le haut Moyen Âge. Bien au contraire, il devient rapidement une couleur à la mode, une couleur aristocratique, et même déjà la plus belle des couleurs selon certains auteurs. En quelques décennies, son statut change, sa valeur économique décuple, sa vogue dans le vêtement s’accentue, sa place dans la création artistique se fait envahissante. Étonnante et soudaine promotion qui témoigne d’une réorganisation totale de la hiérarchie des couleurs dans les codes sociaux, dans les systèmes de pensée et dans les modes de sensibilités30.

Aujourd’hui, le bleu, plus populaire que jamais, est souvent affilié à l’univers masculin en opposition au rose jugé comme la couleur de la féminité. Dans bien des cas, l’utilisation d’une de ces couleurs suffit pour que l’on associe un objet à un genre en dépit de la fonction de celui-ci. Par exemple, si on avait affaire à un marteau rose, certains seraient tentés de dire qu’il s’agit d’un marteau de fille. Cette association, quoique plus que discutable, témoigne de la force symbolique de la couleur et inscrit celle-ci comme l’une des marques du genre. Plusieurs questions méritent toutefois d’être soulevées. Par exemple, qu’en est-il lorsque l’objet arbore les deux couleurs de manière simultanée et à quantité égale ? Est-ce que l’une ou l’autre des couleurs possède une force symbolique plus importante que sa rivale ? Quel est l’impact sur la symbolique lorsque nous varions les tons et les teintes ? Peut-on féminiser ou masculiniser une couleur? Si tel en est le cas, selon quels critères basons-nous un tel jugement ?

29 Pastoureau, M. (2000). Bleu : Histoire d’une couleur. Paris, France : Éditions du Seuil. P.27. 30 Pastoureau, M. (2000). Bleu : Histoire d’une couleur. Paris, France : Éditions du Seuil. P.43.

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