INFORMER LES CITOYENS SUR LA RADIOACTIVITÉ
ET SES EFFETS SUR LA SANTÉ: DE BECQUEREL À
L ' APRÈS-TCHERNOBYL
Denise ADLER Université de Genève
MOTSCLÉS: RADIOACTIVITÉ ÉDUCATION POUR LA SANTÉ -VULGARISATION SCIENTIFIQUE
RÉSUMÉ : Un corpus de textes de vulgarisation scientifique et de publicités spécialisées, est analysé de façonàmettre en évidence leurs messages. Les pratiques de communication sont mises en relation avec leurs finalités. La discussion aborde, entre autres, la question de la responsabilité et des chÇ>ix des citoyens.
SUMMARY : A sample of science popularisation articles and specialised advenising is analysed to reveal their conlent messages. The communication practices relate with their aims. The discussion deals with the citizen reponsability and choices.
1. INTRODUCTION
Après chaque catastrophe nucléaire, bombe ou accident. l'opinion publique se réveille héberluée, comme s'il fallait redécouvrir chaque fois l'ampleur spatio-temporelle des dégâts et prendre la mesure du potentiel de souffrance révélé par l'événement. Pourquoi devons-nous à chaque fois réinventer les effets de l'interférence de la radioactivité sur le vivant? Quelle est la mison de celle amnésie? Que savons-nous sur ce sujet depuis que l'atome a passé des spéculations théoriques dans le laboratoire puis dans le quotidien?
l. UNE DÉCOUVERTE EN ACCÉLÉRÉ
LA RADIOACTIVITÉ ET SES APPLICATIaNS
Depuis quelque temps, des travaux qui menaient en jeu les structures atomiques étaient produits sans bouleverser les idées en cours sur la matière. Mais avec la découverte des rayons X, le monde bascule. Voyons la chronologie de l'installation des nouveaux rayons dans nos vies:
28 décembre 1895 Rbntgen dépose un mémoireàla Société physico-mathématique de Würzburg
...
impression et envoi aux scientifiques imponants avec une radiographie de la maindébut janvier 1896 parution dans un journal viennois
janvier 1896 parution dans de nombreux journaux du monde entier 13 janvier 1896 démonstrationàBerlin pour le Kaiser Guillaume II
mi-janvier 1896 large utilisation de l'appareillage décrit par Rbntgen pour des radiographies
20 janvier 1896 présentation d'examen radiologique àl'Académie des Sciences 1par Poincaré
printemps 1896 démonstration de radioscopie de la main dans les magasins DufayelàParis
...
constatation de rougeurs et ulcérations... avril 1896 Becquerel dose les rayons uraniques juillet 1896 traitement du cancer et autres lésionsàLvonfig. 1 : Une invention en accéléré: les rayons X (tableau Adler/L.D.E.S. d'après Tubiana, 96) On peut noter la rapidité de la transmission des informations et l'apparition des images animées (le cinéma est aussi émergent). On peUl aussi relever le paradoxe des rayons invisibles qui donnent un accès visuel
à
l'intérieur du corps, et constater la précipitation du développement des applications des rayons X au diagnostic puisà la thérapie. En effet. quelques moisà peine séparent la première publication du début des applications médicales.Rares sont ceux qui se sont interrogésàl'époque sur les effets des nouveaux rayons sur les tissus vivants. Becquerel en fit très tôt l'expérience: après avoir porté sur lui une source non protégée, il constata une rougeur qu'il interpréta comme le signe d'un effet biologique. Plus tard, Pierre Curie s'interrogeait avec inquiétude sur les liens entre les manipulations des matières radioactives et ses problèmes de santé (QUINN, 1995).
2, QUE POUVAIT NOUS APPRENDRE LA VULGARISATION?
Pour découvrir le domaine de savoir qui était accessible aux non-spécialistes dès les années vingt, on peut passer en revue quelques articles parus dans le magazineLa Science et la Vie. Selon leur milieu
social, les plus nantis disposaient d'abonnements personnels tandis que les curieux aux moyens modestes le trouvaient dans des portefeuilles de lectures disponibles jusque dans les villages. Ils contiennent des textes qui abordent le sujet avec différents points de vue: Tout d'abord des descriptions de recherches accompagnées de spéculations sur les origines des phénomènes constatés comme "les divers rayons d'électricité, leur origine et leurs effets" (BECQUEREL, 1914 et 1920), puis des visites commentées qui nous permettent d'entr'apercevoir un univers soigneusement laissé mystérieux:lelaboratoire de Marie Curie (BOYER, 1921). On est renseigné sur les précautions prises: "Les moyens de protection contre les brûlures des rayons X" (CLÉVENEAU), mais les écrans plombés étaient conçus pour protéger les radiologues, et pas encore les patients.
Un des points communs de ces textes est l'espoir: "Les effets curatifs déjà obtenus par les substances radioactives (...) laissent entrevoir d'encourageantes perspectives pour le soulagement des misères humaines et, en particulier, la guérison du cancer, dans un avenir prochain". On peut aussi remarquer que les textes sont beaucoup plus prolixes sur les origines et les mécanismes que sur les effets, qui, s'ils ont été constatés dès les premiers temps, n'ont pas suscité d'approfondissement et ne semblent pas avoir inspiré les réflexions.
3. ÉVOLUTION DES MESSAGES
3.1 Du militantisme pour les traitements radioactifs
à
la radiopsychoseÀ
Genève, un appelà la population "pour le développement du Centre anticancéreux est lancé en février 1925 et un Grand Bal du Radium" avec danse et productions artistiques. "Au même titre que l'on a créé des sanatoriums antituberculeux, la nécessité urgente s'impose à tous les pays de créer des instituts de radium contre le cancer, car les deux maladies sont autant l'une que l'autre généralisées"(Tribune de Genève, 23.2.1925 et 27.2.1925, d'après DETRAZ, 1995). Le Radium Institut de
Genève a continé à fourni de l'eau "garantie 2500 à fois plus radioactive que diverses eaux minérales naturelles" jusqu'en 1940 (op.cit.).De même, une publicité des établissement balnéaires de Heidelberg vante les cures d'eaux radioactives au-delà de j'explosion d'Hiroshima (SCHMIEDER,1951).
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à
radium
saumure
de Heidelberg
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rhumatisme, goutte, névralgie (sciatique), maladie de femmes, maladie de la vieillesse
Fig. 2 : Publicité dans une brochure touristique, 1951
Lorsque des voix expriment des inquiétudes, celles-ci sont évacuées avec mépris: "Quand les Narbonnais en 1957 apprirent l'installation prochaineà5 km de chez eux, d'une fabrique d'Uranium, ils crièrent tout de suiteàl'explosion, au nuage radioactif, aux rayons de la mon. Il fallut expliquer ce qu'est une masse critique, ce que sont les isotopes. (...) Les risques de contamination sont exclus." (DUPONT, 1965). La vulgarisation technique est alors utilisée pour calmer les angoisses. "Les radiations ionisantes ("les rayons atomiques") inspirent souvent une sone de terreur irraisonnée, due semble-t-il au fait que nos sens ne les détectent pas, et aussi à l'idée que leur action reste mystérieuse et incompréhensible. Une claire connaissance du danger réel des effets biologiques, qui sont bien connus, et de leur mécanisme - qui ne l'est que partiellement - a pour conséquence première la disparition de celle "radiopsychose". (BONET-MAURY, 1960).
3.2 Des espoirs de guérisons aux promesses pour un avenir radieux
Pour les médecins, les rayons pouvaient représenter le cautère idéal, c'est-à-dire une sone de bistouri capable de ciseler avec une finesse particulière les cancers ou les tissus infectés: "Ils s'adressent surtout aux rayons gamma, d'une puissance de pénétration suffisamment grande pour aller chercher au sein d'une tumeur cancéreuse les cellules à tuer. Cependant, si le rayon gamma est le caustique spécifique rêvé, son action doit varier en raison inverse de la radiosensibilité de la cellule à mortifier" (BOYER, 1921). Il faut souligner que cette promesse est restée longtemps hypothèse sans que le sens critique troublé par l'émerveillement entreprenne une vérification, sur la base d'un bilan serein des résultats déjà obtenu. Le bienfait escompté est sans cesse envisagé dans l'avenir. Dans le même article, on peut lire : "Les cas de guérison du cancer à l'actif de la curiethérapie deviendront de plus en plus fréquents au fur et à mesure que sa technique se perfectionnera".
Après la 2e guerre mondiale, les tentatives de maîtrise de la réaction en chaîne permettent d'envisager d'autres types d'applications, industrielles et stratégiques "La nouvelle pile atomique française" est
destinéeàproduire des radio-isotopes, dont le plutonium. Une pile analogue a explosé au Canada? Qu'impone, on prendra des précautions: "Même en cas de défaillance du personnel la sécurité est assurée." (ROBERT, 1953).
À
la courseàla bombe vient de succéder du moins dans les discours -la course aux applications industrielles: "Le Royaume- Uni, pour devancer l'U .R.S.S. dans l'emploi industriel de l'atome, vient de ramener à 1956, au lieu de 1960, la date de mise en service de ses premières centrales nucléaires" (Bergier &DeLaùl, 1954). Le discours du programmeAtome pour lapaixest paniculièrement prometteurs, en pleine guerre froide: "Under a conùnuing climate of peace, we may hope and expect that those benefits will multiply and touch vastly greaier number of lives throughout the world-through cheaper and more abundant electricity, through improvements in agriculture, through more efficient industry, and through life-saving advances in the understanding, prevention and treatment of disease. These achievements - and many more-will contribute to bringing humanity nearer the realizaùon of a life of universal dignity and opponunity for ail peoples in a world freed of poveny, hunger, illness and war" (SEABORG &WILKES, 1964).
4. LES JUGEMENTS PAR CATÉGORIES ONT-ILS ENCORE UN AVENIR? Si, pour un public non averti, les rayons pouvaient représenter à la fois une sorte de lanterne-magique, capable de donner un accès (du moins visuel)àl'intérieur du corps, ni les scientifiques ni le corps médical ne pouvaient ignorer les dégâts occasionnés par ces rayons incisifs. C'est justement leur agressivité qui les rendaient capables d'agir contre des tissus malades. Mais les non-professionnels déduisaient de leur action thérapeutique (quasi-chirurgicale) un effet globalement bénéfique et en rlTent une panacée avec la complicité de marchands peu scrupuleux qui diffusaient des messages publicitaires mystificateurs.
En effet, dès les premières décennies, des hécatombes de souris et de cochons d'Inde dans la panie de l'Institut du Radium consacrée aux recherches en biologie, ainsi que les atteintes à la santé des premiers radiologues et des chercheurs auraient pu attirer l'attention.ÀGenève, le premier radiologue de l'Hôpital cantonal : "Victime des rayons, il dut être amputé du bras et mourut d'un cancer généralisé en 1913" (DETRAZ, 1995). Avant même la découvene scientifique de la radioactivité, la monalité des mineurs de pechblende en Tchécoslovaquie et en Allemagne était connue: "De 1875à 1912, sur 665 décès de mineurs, 276 étaient dus au cancer du poumon, soit 40% ; une autre statistique, établie en 1921, montre que la monalité par cancer du poumon est de 50%." (BONET-MAURY, 1960).
"En 1923, on avait déjà souligné l'ambiguïté des rayons X et du radium, à la fois cause et traitement du cancer. Vers 1930, la population peut lire un anicle relatant les dangers de la radioacùvité, ou tout au moins du radium, et la nécessité de s'en protéger: "On raconte l'histoire de l'infonuné peintre empoisonné en peignant des cadrans de montre lumineux, dont le squelette était si radioactif qu'un de ses pieds "s'était photographié lui-même" (DETRAZ, 1995).
Ainsi, les catégorisations simplistes d'objets bons et mauvais sont dépassées, nous avons besoin raisonnements plus complexes qui prennent en considérations les fonctions et relations dans leur contexte pour comprendre la radioactivité.
BIBLIOGRAPHIE
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1920, t. XVII,50et: La radioactivité de la matière, La Science et la Vie, 1914, t.IV, Il.
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