L'AVENTURE DE LA CREATION TECHNIQUE
Frédéric MARTHALER
Ecole d'ingénieurs, Laboratoire de Physique Bienne - Suisse
MOTS-CLES: CREER - IMAGINER -PLAISIR - STIMULATIONS - SWATCH.
RESUME: L'imagination et la créativité techniques plongent toujours leurs racines dans le savoir et le savoir-faire de l'inventeur avant son invention. Le plaisir de résoudre un problème (même élémentaire) et, parfois, la stimulation du travail en équipe sont de puissants moteurs. Les obstacles à vaincre sont d'ordre technique, pécuniaire, mais aussi "intérieur", c'est-à-dire la difficulté de dépasser l'habitude, les gestes faits et refaits cent fois de façon routinière.y a-t-il un moyen de développer par l'enseignement cene création particulière et l'aptitude à inventer? En exemple: l'invention de la "Swatch"!
SUMMARY : Imagination and technical creativity always have their roots in knowledge and the know-how of the inventor before bis invention. The pleasure to resolve a problem (even elementary) and, sometimes, the stimulation of teamwork are a powerful motor. The difficulties to surmount are of technical and financial order, but also "interior", Le. the ability of going behind the habit, to overcome routines. Are there possibilities to develop this by teaching this particular creation mode and the skill to invent ? For example : the invention of the "Swateh"!
1. CREATIONS TECHNIQUES ET IMAGINATION
1.1. Découvertes et inventions
Dans son remarquable ouvrageVictorian inventions , LÉONARDdeVRIES(1971(1) nous montre en première page une curieuse tête humaine formée de ressorts et de rouages com-pliqués. Ce n'est peut-être pas une bonne représentaùon du cerveau, mais elle suggère l'incroyable besoin qu'ont toujours eu les hommes d'inventer, de construire des machines qui élèvent l'homme dans la flatteuse position de créateur (figure. 1).
La création, l'invention, cela va dans l'ouvrage cité -d'une imprimerieàénergie solaire (figure 2)àl'allumette électrique (figure.3) en passant par l'horloge parlante portative (figureA), sans parler de l'ancêtre de l'aéroplane, du téléphone de Bell et du cinématographe...
Dans sa préface à l'ouvrage "Nous ne sommes pas programmés", Albert Jacqard affirme: " Le don qu'a fait
l'évolutionà l'espèce humaine est justement la capacité à imaginer un projet, donc à intervenir sur l'articulation qui sépare les instants successifs,àtransformer le monde,ànous transfonner nous-mêmes (...)"(LEWONTINet coLl985(2).
Pour illustrer les progrès de l' humanité, on parle souvent
œs
"grandes découvertes", sujet de choix dans les manuels d'histoire de nos écoles. Il conviendrait cependant de faire une distinction entredécouverte etinvention.: la découverte est la mise à jour d'un fait, d'une réalité, d'un phénomène existant, mais inconnu jusqu'alors.L'invention, elle, est une création, l'aboutissement d'une chaîne de raisonnements et de prises de conscience enrichieà chaque maillon d'un élément nouveau bien adapté. L'invention, même si elle est préparée par toutes les connaissances et faits qui précèdent sa genèse, ne préexiste jamais dans son état fmal. Elle est bien une pure création,àl'instar d'une oeuvre d'art!1.2. Inventeurs et chercheurs
On dit quelquefois de quelqu'un qu'il n'a pas inventé la poudre... Mais "inventer la poudre" qu'est-ce que cela veut dire? Cela sous-entend d'être capable de produire ce que seul un grand esprit peut produire! On imagine alors un personnage brillant, super-intelligent, passant son temps dans un laboratoire mystérieux ou perdu dans ses pensées, comme hors du monde... Cest le personnage à tête hirsute ou à barbe, à mi-chemin entre Einstein et le célèbre Tournesol. En revanche, personne ne pense à Alfred Nobel, ni à l'explosion de son usine à nitroglycérine en 1866, ni à la découverte accidentelle de la dynamite: Nobel avait renversé un peu du dangereux liquide sur du kieselgut - poudre inerte s'il en est - et le mélange s'était révélé beaucoup plus stable sans qu'il n'ait rien perdu de son pouvoir explosif! Personne non plus n'imagine la vie quotidienne d'un homme comme lui, ses espoirs, ses joies, ses malheurs, ses revers. Aujourd'hui, on n'associe plus guère Nobel qu'au célèbre Prix que sa fortune a permis de perpétuer. Mais qui saura jamais comment, ilya des siècles, les Chinois ont eux "inventé" la poudre noire? ou quel artisan génial, seul et anonyme est à son origine?
Dansla réalité de notre temps, c'est de moins en moins un homme seul qui crée une nouveauté fracassante. Thomas Alva Edison lui-même, qui avait déjà inventé son grammophone et la lampe à incandescence, avait compris qu'une longue recherche (après que l'idée de base a pris naissance) est nécessaire pour affiner l'invention et surtout pour la produire en série industriellement Cest lui qui a créé l'un des tout premiers centres de recherche à Menlo Park.
Cest donc souvent en groupe et à force de "patience et longueur de temps" que les chercheurs arrivent à leurs fins. Ces chercheurs, on les trouve dans les universités, bien sûr, mais aussi dans les industries ou même dans des instituts privés spécialisés dans la recherche (Exemples: MIT, Saint-Gobain, Ciba-Geigy, CERN, Battelle...)(PIGANIOL, 1987(3».
1.3. Imaginer et fabriquer
Que les chercheurs travaillent en groupe ou seuls, il faut observer que toute innovation s'appuie sur un certain nombre de connaissances antérieures, anciennes ou récentes.
Mais la conditionsine qua non pour innover semble bien être liée au pouvoir de l'imagination, c'est-à-dire à cette faculté particulière que l'homme a justement, parfois, de sortir des sentiers battus, de traverser certaines frontières que l'habitude du quotidien l'empêche normalement de franchir.
"Le rôle de l'homme est simple, aufond, il suffit pour assurer pleinement sa fonction qu'il laisse parler son imagination",ditLABORIT.(1981 (4».
Lacaractéristique de l'espèce humaine réside dans le fait de posséder dans son conex des zones associatives particulièrement développées, sur le fonctionnement desquelles repose l'imagination créatrice.
Mais créer du neuf ce n'est pas seulement l'imaginer, c'est aussi le fabriquer: l'homme
imaginant devientIwmo faber !
Plus loin, de façon assez critique, LABORIT,op. cité, écrit cependant aussi: "( ... )
L'information transmise dans une école technique ne se discute pas, elle s'absorbe. Elle est certitudeet réalité. Elle débouche sur des débouchés. Avons-nous donc si bien réussi notre monde
Cest pourtant sur le cas intéressant d'un de ces jeunes ingénieurs "fabriqués" dans notre Ecole Technique Supérieure et sur l'une de ses récentes inventions qu'il sera intéressant de se pencher ici.
Il s'agit d'Elmar Mock, inventeur - avec son collègue Jacques Müller - d'une montre qui connaît l'énorme succès populaire que l'on sait:laSwateh .
Le personnage n'a rien de l'inventeur mythique des bandes dessinées, mais n'est surtout pas non plus ce technicien sans dimension et limité persiflé par LaboriL
2. COMMENT ELMAR MOCK CONÇOIT-IL L'ACTE DE CREER?
Portrait deM.Elmar Mock : La trentaine, allure sportive. Gai, àlafois dynamique et détendu. Il aime la vie.
Au cours d'un déjeuner pris ensemble au "Chinois" de la Vieille Ville, nous avons eu une longue discussion sur l'acte d'inventer. Il est apparu qu'interviennent presque toujours les paramètres suivants :
Le plaisir d'abord (qu'on cherche à répéter !) est une motivation nécessaire, mais non suffisante.
Inventer consiste aussi à établir en quelque sorte une relation d'artiste avec l'objet ou, mieux, à tisser un lien entre création et technique. L'artiste est ici cet artisan-virtuose capable de communiquer au travers de son travail, de son oeuvre, les sentiments et les phantasmes qu'il ressent. La qualité de l'oeuvre augmente avec la qualité même de cette communication. En effet, à la base il y a la "création" parfaite, absolument pure, sans tache "matérielle", éthérée.L'inspiration... Alors seulement interVient l'artisan-virtuose,l'artiste proprement dit, qui entreprend l'expression formelle de ladite création, la "concrétise".Le phantasme devient "réalité". La transpiration.... Il y a donc plus de l'artisan que de l'artiste dans cette phase. L'artisan-créateur possède le moyen technique, certes, mais risque de trahir la "création pure" qu'il a imaginée. La pureté d'une création réside dans l'intégralité de sa transmission, dans la fidélité de sa traduction
à
partir du phantasme pur!Il Y a des créations moins nobles que d'autres (purement techniques par exemple) qui ont justement les limites de leur propre technique, lesquelles rendent impossible la traduction du subtil phantasme intérieur! Cest le cas de la technique industrielle elle-même, celui aussi de l'art équestre de la haute école, de la danse balinaise, etc. dont les contraintes physiques ou traditionnelles sont évidentes. Là, la création est par avance limitée à la technique elle-même, ou intrinsèquement contingentée par elle... Et pourtant, même dans ce cas, l'invention peut atteindre des sommets étonnants. Pensonsàla musique contrapuntique de Bach!
Il est à peine utile de signaler au passage l'intervention fréquente du hasard, tant la Petite Histoire en fait souvent étaL Mais il faut toute la science du chercheur pour entirerprofit!
Un autre fait d'importance: la simplicité! Toute idée trop compliquée est vouéeàl'échec. Ajoutons que, en quelque sorte, la fonction crée l'organe, donc ici l'aptitudeàcréer. La première invention facilite la seconde, et ainside suite...
l'homme, un autre soi-même! C'est lui ledestinataire de l'effort du créateur, de l'inventeur. D'ailleursl'autre, c'est aussi le collaborateur, le coéquipier. D faut ajouter ici que le travail en commun nécessite un certain engagement et l'esprit d'équipe est très important!
Enfin il existe une certaine dépendance de l'environnement: Mock constate qu'il vit un peu avec les saisons: au printemps, tout feu tout flamme; en automne, plus pessimiste et, surtout, ne trouvant pas le même genre d'idées... L'influence du milieu familial est tout aussi indubitable: fils d'horloger, Mock a toujours aimé aussi bricoler et affectionne les petits mécanismes, les micromoteurs, les montres. L'école? Confrontant dialectique et mathématique, il afrrrme avoir toujours été plutôt pragmatique, champion de la discussion, de l'oral,àla Socrate... et non celui des formules de mathématiques.
Comme dans la création artistique, le succès a aussi son importance. Un "bide" dansle théâtre correspond à un "invendu" danslemonde des affaires!
L'économique joue de même un grand rôle: un nouveau produit doit être rentable. Mais cela n'exclut aucunement la fantaisie! Cela signifie que le créateur doit sentir ce qui est le besoin du public. D est comme une girouette: il prend le vent et s'oriente. Dans le bon sens du terme, ilest opportuniste! (Par exemple la Swatch, pour être concurentielle, ne devait pas coûter plus de FS 1O.-pour cela, elle a dû être limitée à 29 éléments de montage, individuels ou prémontés, en tout 51 pièces, dontila dû assurer l'entière réalisation, depuis la fabrication des composants jusqu'au montage en chaîne).
Mock signale enfin le nécessaire goût du risque. Cest aussi cela la création: oser se lancer! (Ajoutons que Mock a aussi participéàla création de la fameuse Rockwatch, ainsi que bien d'autres réalisations de pointe).
En résumé: créer, inventer, c'est une vraie passion, celle de réaliser ses phantasmes.(cela ne va d'ailleurs pas sans poser quelques petits problèmes avec l'environnement familial, remarque avec humour notre inventeur! )
3. CREATION DE LA SWATCH
3.1. Contexte historique et cahier des charges
La fabrication des montres a une longue tradition. Elle a acquis un style, un affinement de sa structure. La montreàressort était dotée d'un mouvement à freinage, en quelque sorte. L'avènement du systèmeàdiapason (dont l'oscillation entretenue était transmise directementàune roue àrochets) fut un progrès certain. La base de temps délivrée par un quartz oscillant convenablement taillé et commandant électroniquement un moteur pasàpas a permis d'atieindre une plus grande précision encore. L'affichage digital a été une étape vite dépassée, mais les fabricants helvétiques ont manqué le virage de l'analogique. Les 91 pièces nécessaires àla construction d'unemontreàquartz analogique conventionnelle conduisirentàun prix trop élevé et seules les montres "haut degamme"sont restées concurrentielles. Les initiateurs de la Swateh(MM.E.Thomke et F. Sprecher), dans le cadres de la firme ETA, ont lancé un défi! Ds ont établi un cahier des
chargesclair, mais sans suggestion préalable de solution. Seule directive: le nouveau produit devait être tel, qu'il ne pouvait être remplacé par les techniques traditionnelles.
L'équipe de travail choisie devait faire la plus large placeàl'interdisciplinarité, les souhaits communs étant : peu de hiérarchie, la plus grande liberté possible, l'esprit de collégialité et une grande densité d'intercommunication (MOCK, 1988(5».
Les caractéristiquesàatteindre pour cette nouvelle montre étaient:
Précision quartz, plate, étalU:he 3bar.
Affichage: mois, jour, heure, minute, seconde. Corrections
rapides.
Fiable, agréableàponer, échange faciledelabatterie.
Prixderevient bas (moinsde10 francs) pour être vendue sur le
marché entre 40 ou 50 francs.
Conserver le "Swiss made" légal (par exemple satisfaire au test de fiabilité exigé par NUIS).
3.2. Les nouvelles idées
Pour atteindre ces buts il a fallu plusieurs innovations:
1er pas: suppression du mouvement. Comme pour la carrosserie autoporteuse d'une automobile (plus de chassis), le mouvement de la montre a été remplacé par un boîtier en matière synthétique (ABS), moulé de façon à recevoir tous lescomposants de la montre.(figure 5 et figure 8)
2ème pas : diminution du nombre de composants (on passe de 91à51 pièces) (figure 6).
3ème pas: grande précision de fabrication de l'ensemble des éléments montés sur une base métallique.
4èrne pas : un circuit rigide comportant le "chips" monté (plus de circuit imprimé!)(figure 7).
Effectivement, après moins de deux ans de recherche et de mise au point - y compris des études de marché - la Swatch a été commercialisée aux Etats-Unis en 1982 et un an plus tard en Suisse et ailleurs.
4. CONCLUSION: y A-T·IL DES MOYENS DE STIMULER L'INVENTIVITE ? Les stimulations du quotidien (la vie domestique, les déplacements, les loisirs, le métier, l'environnement politique, économique et social) viennent tout naturellement et atteignent ceux qui sont le mieux disposés à les recevoir. On peut s'entraîner à les reconnaître.
La nécessité, qui peut être d'ordre économique, ou celle de répondre àun besoin nouveau, ou simplement encore celle d'échapper à un danger, est une stimulation qui vient aussi de façon naturelle.
La formation, la préparation, la culture du chercheur jouent aussi un rôle prépondérant. L'éducation familiale et scolaire peuvent étouffer ou au contraire favoriser l'attitude créatrice du futur inventeur. Cela commence tout petit avec l'inventivité de langage dans les comptines, le dessin d'enfant et le jeu du faire - semblant(GAUQUELIN, 1973(6».
Les méthodes de simulation· par l'ordinateur ou par des exercices de laboratoire - permettant de résoudre des problèmes techniques (élémentaires ou sophistiqués) peuvent très bien être utilisées dans les formations scolaires et professionnelles, comme aussi dans des situations particulières au sein de l'entreprise. Les brain-storming du genre"se mettreàla place de l'objet",comme une sorte de projection animiste, se montrent aussi très efficaces.
Le désir de perfectionnement d'une technique, d'une machine ou d'un outil existants peut être le premier pas vers la créativité. Mais c'est souvent en se démarquant de l'habitude et en reprenant les choses d'une façon franchement nouvelle qu'on trouve la meilleure solution. La révolution réussit (quelquefois) mieux que révolution.
On ne cherche pas toujours une chose précise.Lehasard et l'accident sontàla source de beaucoup d'inventions. La description d'exemples historiques dans l'enseignement obligatoire peut aiderunfutur chercheuràreconnaître plus tardunaccident semblable etàen tirer profit.
Cependant, la stimulation du travail d'équipe et le plaisir que procure toute recherche restent sans aucun doute les meilleurs moteurs de la créativité. N'est-ce pas cette attitude hédoniste qu'il convient le plus de susciter chez les jeunes pour les conduire ainsi vers tous les possibles? Car, disaitBAUDELAIRE (7),l'imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provincesduvrai !
5. BIBLIOGRAHIE
(1)de VRIES (Leonard),1971. -Victorian inventions.John Murray,London.
(2)LEWONTIN(R.c.), ROSE(S.),KAMIN (L.-J.), 1985. -Nous ne sommes pas programmés.
Ed. La Découverte, Paris. .
(3)PIGANIOL (p.),1987. -La recherche mal menée? InLarousse,Paris,.(p. 145). (4)LABORIT (H.),1981. -L'Homme imaginant.Coll. 10/18,Paris, 468. (5)MOCK(E.),1988. -Das Beispiel "Swatch"Public. VDI,Grenchen.
(6)GAUQUELIN (F),1973. -Apprendreàapprendre.CAL,Paris.
(7)BAUDELAIRE (C.) . - Curiosités esthétiques. InDictionnaire des citations.Ed. Larousse, Paris, 1977.
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