ENJEUX ET CONTRAINTES DES EXPÉRIMENTATIONS
POUR DE FUTUR(E)S ENSEIGNANT(E)S
Virginie ALBE*, Françoise RUEL**
*École Nationale de Formation Agronomique (ENFA), Toulouse **Faculté d'éducation, Université de Sherbrooke et CIRADE
MOTS-CLÉS : EXPÉRIMENTATION - INTENTIONS - ATTITUDES - NORMES – CONTRÔLES
RÉSUMÉ : Une enquête a été réalisée dans le cadre théorique du comportement planifié d’Ajzen pour identifier des indicateurs qui fondent les intentions des enseignants de mener des expérimentations en classe. Les résultats obtenus pour deux populations intéressées par l'enseignement des sciences à des niveaux différents (primaire, lycée) et provenant de pays différents (Québec, France) ont été comparés.
SUMMARY : This study was conducted to find indications of the reasons leading teachers to do experiments in class. We used Ajzen’s Theory of Planned Behavior. Results obtained from two different populations (primary and secondary teachers in Quebec and France) were compared.
1. INTRODUCTION
La pratique expérimentale en enseignement des sciences, toujours considérée essentielle, fait partie des objectifs des programmes de sciences de l’école primaire à l’Université et les enseignants y souscrivent en général. Toutefois, des études ont montré des difficultés relatives à l'enseignement et l'apprentissage de la démarche expérimentale (Coquidé, 2000). Des chercheurs (Hewson & Olsen, 1994, Orlandi, 1991) ont par ailleurs observé les démarches expérimentales réellement sollicitées par les enseignants. Nous avons pensé dès lors qu'il serait intéressant de mieux connaître les motifs prévalant à la mise en œuvre d’expérimentations par de futurs enseignants.
Notre étude présente un double objectif. D'une part, identifier des indicateurs qui fondent ou sous-tendent les raisons favorisant ou empêchant la pratique expérimentale en sciences. D'autre part, comparer les résultats obtenus entre deux populations intéressées par l'enseignement des sciences à des niveaux différents (primaire, lycée) et provenant de 2 pays différents (Québec, France).
Nous avons utilisé le cadre théorique du « comportement planifié » d’Ajzen (Theory of planned Behavior), théorie issue de la psychologie sociale. Ce modèle postule que plus l’attitude, la norme subjective, et le contrôle perçu d’un comportement sont favorables, plus l’intention de réaliser le comportement en question est forte (voir figure 1).
ATTITUDES
NORMES SUBJECTIVES
CONTRÔLES PERÇUS
INTENTION
Figure 1 (d’après Ajzen, 1991)
Les différentes variables qui fondent les intentions des enseignants pour la pratique expérimentale ont été mesurées par questionnaires. Cette étude a concerné 31 professeurs-stagiaires français de disciplines scientifiques, futurs enseignants dans les lycées agricoles (externes), et 145 étudiantes québécoises inscrites au Baccalauréat d’Enseignement au Préscolaire et au Primaire (BEPP), futures enseignantes au primaire.
2. MÉTHODOLOGIE
L’échantillon des externes est lié au nombre de places offertes aux concours externes de recrutement au professorat par le Ministère de l’Agriculture et de la Pêche. Nous avons ainsi interrogé 10 professeurs-stagiaires en Matériel et AgroÉquipement et 21 en Mathématiques Sciences Physiques.
Ces futurs enseignants ont une formation universitaire d’au moins 3 ans, et, pour la plupart, ont suivi une année de préparation au concours dans un Institut Universitaire de Formation des Maîtres. Après la réussite au concours, ils sont en formation pour une année à l’ENFA. Dans leur formation antérieure, les aspects épistémologiques et didactiques des sciences n’ont que très rarement été abordés.
Concernant les BEPP, il s’agit d’une cohorte régulière inscrite au Baccalauréat d’Enseignement au Préscolaire et au Primaire, diplôme universitaire d’une durée de 4 ans. 145 enseignantes en 3e année ont été interrogées au début du dernier cours en formation à l’enseignement des sciences et des technologies. En deuxième année, elles avaient suivi un cours d’introduction à la didactique des sciences et un autre portant sur l’approche en sciences au préscolaire. Les aspects épistémologiques et didactiques ont donc été principalement abordés au début de cette deuxième année de formation. Dans un premier temps, un questionnaire ouvert a été proposé à 25 professeurs-stagiaires de Physique – Chimie issus du concours externe en formation à l’ENFA. 3 questions ouvertes portant respectivement sur l’attitude, les normes perçues et les contrôles perçus par les professeurs-stagiaires relativement à la mise en œuvre d’expérimentations en classe leur ont été soumises à la fin du trimestre d’automne. Les réponses nous ont fourni différents items que nous avons utilisés dans un second temps pour construire un questionnaire fermé. Après de légères modifications dans les formulations recueillies, nous avons proposé ce questionnaire à 31 professeurs-stagiaires (externes) et 145 étudiantes (BEPP) durant le trimestre d’hiver. Les futur(e)s enseignant(e)s interrogé(e)s devaient se prononcer sur une échelle comportant 3 degrés d’importance (très important, important, peu
important). Lorsque les catégories ne présentaient pas d’écart statistiquement significatif, (notamment
à cause de la taille réduite de l’échantillon pour les externes), nous avons regroupé les résultats « très important » et « important » en une nouvelle catégorie nommée « important et plus » lorsqu’une tendance se dessinait vers l’affirmation de l’importance d’un item et de manière similaire, regroupé les résultats « important » et « peu important » en une nouvelle catégorie nommée « important et moins » lorsqu’une tendance se dessinait vers l’affirmation d’un intérêt négligeable. Les résultats obtenus fournissent des informations sur les tendances dans l’importance accordée aux attitudes face à l’expérimentation, aux normes subjectives et aux contrôles perçus.
3. RÉSULTATS ET COMMENTAIRES
3.1 Attitudes face à l’expérimentation
Parmi les 15 items proposés, nous avons observé un accord des 2 populations pour 13 items. Seul l’item développer la curiosité des élèves apparaît « très important » pour les 2 populations (81,4% des BEPP et 67,7% des externes). 8 items présentent un profil «très important » pour les BEPP et « important et plus » pour les externes : concrétiser les notions abstraites, motiver les élèves, pour
que les élèves comprennent mieux, pour réaliser des manipulations, pour diversifier les pratiques pédagogiques, pour mettre les élèves en activité, pour que les élèves apprennent mieux, pour que les élèves s’initient à la démarche expérimentale. Les BEPP ont déclaré 9 items « très importants » avec
des taux supérieurs à 60% alors que seuls 2 items sont déclarés « très importants » avec des taux supérieurs à 60% par les externes (illustrer le cours et développer la curiosité des élèves). Une valorisation plus marquée a aussi été observée par Crawley (1990) pour la mise en œuvre de pratiques de résolution de problèmes par de futurs enseignants du primaire relativement à ceux du secondaire. On peut présumer qu’au primaire, la préoccupation pédagogique est plus nettement affirmée, avec une palette d’actes pédagogiques plus large que les attendus professionnels identifiés par les externes. 2 items montrent un désaccord des 2 populations avec une tendance d’importance mitigée pour les BEPP et pour les externes, une tendance vers un intérêt négligeable pour une formation individualisée
des élèves et vers un intérêt « important et plus » pour introduire le cours. On peut s’interroger sur la
nature de l’expérimentation telle que les externes la conçoivent. Quel statut accordent-ils à l’expérimentation dans l’enseignement ? dans l’apprentissage ? Les démarches effectives mises en œuvre par les enseignants réduisent souvent l’expérimentation à des monstrations (Johsua 1989). Le cours à donner semble être prioritaire sur la démarche à initier chez les élèves, l’item pour que les
élèves s’initient à la démarche expérimentale montrant une tendance d’intérêt important mais moindre
que l’item pour illustrer le cours. En revanche, les BEPP ont favorisé ces items dans des proportions semblables mais inversées, sensibilisées à l’approche constructiviste où l’accent est mis sur la démarche d’apprentissage plutôt que sur la transmission de connaissances par un cours magistral, ce dernier modèle étant majoritairement la pratique de référence que les externes ont rencontré au cours de leur formation et projettent a priori dans leur pratique à venir.
3.2 Normes subjectives
Parmi les 10 items proposés, nous avons observé un accord des 2 populations pour 8 items. Ainsi, 3 items manifestent une tendance d’importance affirmée (ma conception de l’enseignement, mon intérêt
personnel, les élèves), 2 items une tendance d’importance mitigée (les programmes, le ministère) et 3
items une tendance d’importance négligeable (la direction, les collègues, les parents). Seul l’item ma
conception de l’enseignement apparaît « très important » pour les 2 populations (79.3% des BEPP et
71% des externes). Enfin, 2 items montrent un désaccord des 2 populations avec pour le milieu
professionnel, une tendance d’importance mitigée pour les BEPP et vers un intérêt « important et
plus » pour les externes, et pour les conseillers pédagogiques ou les inspecteurs, une tendance d’importance négligeable pour les BEPP et mitigée pour les externes.
Pour les BEPP, conception de l’enseignement et intérêt personnel semblent coïncider tandis que pour les externes, la conception de l’enseignement semble primer sur l’intérêt personnel. A ce stade-ci de la formation pédagogique, les externes ont-ils compris toute l’importance de l’expérimentation à faire partie intégrante de l’enseignement des sciences au lycée ? Cette interrogation pourra être reliée aux items valorisés à la question concernant les attitudes des futurs enseignants face à l’expérimentation. L’impact de la mise en œuvre d’expérimentation ne semble-t-il pas réduit à l’illustration des cours et à la stimulation de la curiosité des élèves ? En ce sens, ne valorise-t-on pas le talent théâtral au détriment d’un questionnement didactique et épistémologique qui suppose un recul critique sur le rôle de l’expérimentation dans l’apprentissage ?
3.3 Contrôles perçus
Parmi les 12 items proposés, nous avons observé un accord des 2 populations pour 7 items, ce qui constitue une plus grande disparité que dans le cas des attitudes et des normes perçues. Ainsi, 5 items manifestent une tendance d’importance affirmée (avoir du matériel en nombre suffisant, maîtriser les
techniques des manipulations, maîtriser la théorie, avoir du temps pour préparer, avoir du temps en classe) et 2 items manifestent une tendance d’importance mitigée (avoir suivi une formation à la gestion pédagogique de ce type d’activité, travailler en équipe pédagogique).
5 items montrent un désaccord des 2 populations, avec pour avoir l’aide d’une personne ressource, une tendance d’importance négligeable pour les BEPP et affirmée « important et plus » pour les externes. 3 items montrent une tendance d’importance mitigée pour les BEPP et d’importance affirmée pour les externes, vers un intérêt « très important » pour travailler avec de petits groupes
d’élèves, et avoir suivi une formation sur la sécurité en classe et « important et plus » pour avoir des locaux spacieux. Enfin, 1 item montre une tendance d’importance négligeable pour les BEPP et
d’importance mitigée pour les externes pour avoir l’aide de collègues.
Les externes ont retenu plus d’items « très important » que les BEPP (8 versus 5) avec travailler avec
de petits groupes d’élèves, avoir suivi une formation sur la sécurité en classe et avoir l’aide d’une personne ressource. Ces contraintes exprimées par les externes ne constituent-elles pas des prétextes
pour restreindre l’expérimentation en classe ? Concernant la sécurité, on peut notamment s’interroger sur une possible dérive vers une paranoïa collective, les programmes et les matériels utilisés respectant les garanties réglementaires.
4. CONCLUSION
D’une manière globale, les 2 populations montrent des tendances similaires dans l’intérêt accordé à l’expérimentation. Les attitudes et les normes subjectives des futurs enseignants pour la mise en œuvre d’expérimentations en classe montrent un accord des 2 populations pour la plupart des items proposés.
Comme portrait d’ensemble, les futurs enseignants des 2 populations considèrent que la mise en œuvre d’expérimentation en classe de sciences contribue au développement de la curiosité chez les élèves, à la concrétisation de notions abstraites, à la motivation des élèves, à l’amélioration de leur compréhension, à la réalisation de manipulations par les élèves, à la diversification des pratiques pédagogiques, à la mise en activité des élèves, à une amélioration de l’apprentissage des élèves, et à l’apprentissage de l’observation. Les normes subjectives perçues par les 2 populations révèlent peu de pressions extérieures, la conception de l’enseignement et les élèves étant identifiés comme prioritaires. Les attitudes et les normes perçues sont favorables à la mise en œuvre d’expérimentations en classe. Toutefois, une disparité plus grande a été observée pour les contrôles perçus, les externes ayant identifié un nombre plus grand de contraintes pour s’engager dans des expérimentations en classe.
BIBLIOGRAPHIE
AJZEN I., The theory of planned behavior, Organizational behavior and human decision processes, 1991, 50, 179-211.
COQUIDÉ M., Quelle analyse didactique des pratiques expérimentales des élèves ?, Didactiques des
disciplines : recherches sur les pratiques effectives, Toulouse, 5-6 oct. 2000
CRAWLEY E. F., Intentions of science teachers to use investigative teaching methods : A test of the theory of planned behavior, Journal of research in science teaching, 1990, 27, 685-697.
HEWSON P. W. & OLSEN T. P., Qualitative physics and students'ideas : a physics teacher's story.
International Journal of Science Education, 1994, 16, 5, 563-573.
JOHSUA S., Le rapport à l’expérimental dans la physique de l’enseignement secondaire. Aster, 1989,
8, 29-53.