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Le concept de perfectibilité chez Georg Forster, vecteur d'une critique interne des civilisations européennes ?

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-03084797

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Submitted on 21 Dec 2020

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Le concept de perfectibilité chez Georg Forster, vecteur

d’une critique interne des civilisations européennes ?

Emmanuel Hourcade

To cite this version:

Emmanuel Hourcade. Le concept de perfectibilité chez Georg Forster, vecteur d’une critique in-terne des civilisations européennes ?. Anthropologie sociale et ethnologie. Université de Lyon, 2020. Français. �NNT : 2020LYSEN053�. �tel-03084797�

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Numéro National de Thèse : 2020LYSEN053

THESE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITE DE LYON

opérée par

l’Ecole Normale Supérieure de Lyon

Ecole Doctorale N° 484 Lettres, Langues, Linguistique, Arts

Discipline de doctorat : Langues et littératures

étrangères,

Spécialité : Etudes germaniques

Soutenue publiquement le 12/10/2020, par :

Emmanuel HOURCADE

Le concept de perfectibilité chez Georg Forster, vecteur

d’une critique interne des civilisations européennes ?

Devant le jury composé de :

Coignard, Tristan Professeur des Universités Université Bordeaux

Montaigne Rapporteur Le Moël, Sylvie Professeure des Universités Université Paris

Sorbonne

Rapporteure Décultot, Elisabeth Professeure des Universités Universität

Halle-Wittenberg Examinatrice Fulda, Daniel Professeur des Universités Universität

Halle-Wittenberg Examinateur Knopper,

Françoise Professeure des Universités, émérite Toulouse 2 Jean Université Jaurès

Examinatrice Lartillot, Françoise Professeure des Universités Université de

Lorraine

Examinatrice Lagny, Anne Professeure des Universités ENS de Lyon Directrice de

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Remerciements

En préambule de ce travail, je souhaite remercier ma directrice de thèse, le Professeur Anne Lagny, pour m’avoir accordé sa confiance durant ces années de doctorat ainsi que pour son soutien et ses conseils.

Je remercie également le Professeur Daniel Fulda, qui m’a accueilli à l’université de Halle, m’a aidé de ses conseils et de ses encouragements et m’a donné la possibilité, à plusieurs reprises, de présenter l’avancée de mes travaux.

Mes remerciements vont également au Professeur Gérard Laudin, pour son invitation à venir présenter mes résultats dans son séminaire doctoral ainsi que ses conseils.

Je souhaite également exprimer mes remerciements au Professeur Elisabeth Décultot, qui par son invitation à Wörlitz m’a permis de présenter mes recherches devant un public de

spécialistes de Forster, au cours d’un colloque qui s’est avéré particulièrement fructueux pour la suite de mes recherches.

Je remercie également les membres du Groupe de recherche sur la philosophie allemande du XVIIIe siècle pour les nombreuses occasions de présenter mes recherches, ainsi que pour les

remarques et conseils de tous les membres.

J’exprime également mes vifs remerciements à Charlotte Morel pour son soutien et ses conseils, ainsi que sa relecture d’une partie de mes traductions de Forster.

Je remercie en particulier également Stefanie Buchenau, pour son soutien et l’occasion qu’elle m’a fourni de présenter mes recherches dans son séminaire.

Enfin mes remerciements vont à ma famille pour son soutien constant ainsi qu’à ma compagne, Rebecca Müller, pour son écoute, son aide et sa patience.

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Résumés de thèse et mots-clés

Georg Forster est une des figures des Lumières allemandes tardives qui prête le plus à controverse. Il traverse au cours de sa vie différents espaces géographiques et culturels dans lesquels se déploient au XVIIIe siècle des modalités nouvelles de transmission du savoir. Le réseau traditionnel de production et

de transmission du savoir, les universités, se double au siècle des Lumières de réseaux parallèles qui témoignent de l’essor de l’intérêt pour la connaissance scientifique dans des cercles plus larges de lettrés. Forster lui-même, de par sa formation d’autodidacte, se trouve à l’intersection de différentes écoles de pensées et traditions nationales, ce qui constitue la richesse de ses écrits. Lors de son voyage autour du monde, Forster est confronté à l'autre absolu, le « sauvage », mais aussi à l'autre relatif, le « civilisé » qui ne se comporte pas comme tel. Cela le conduit à une réflexion sur ce que sont les Lumières : dans quelle mesure sont-elles conformes à la réalité observée dans les sociétés européennes, et peuvent-elles être conçues au seul plan théorique. Or Forster accorde, dans cette réflexion, une place centrale à la perfectibilité. Le néologisme de Rousseau symbolise parfaitement à la fois la progression dans tous les domaines de la connaissance qui caractérise les Lumières, ainsi que leur grande ambivalence. La perfectibilité confronte les philosophes et les écrivains européens à des questions qui, si elles sont anciennes pour la plupart, sont reposées dans des conditions nouvelles, avec une acuité et une urgence jusqu’alors inconnues, en raison même du développement des sciences, des connaissances, des structures politiques et économiques ou encore des contacts avec d’autres civilisations.

Georg Forster is one of the most controversial thinkers of the late german Enlightenment. During his life, he crosses different geographical and cultural spaces, in which new ways of knowledge transmission occur. The traditional network of knowledge production and transmission finds a competition in parallel networks testifying the rising interest in scientific knowledge. Forster himself lives at a crossing of different national thinking traditions which are substantial of his writings. In his voyage around the world, Forster is confronted with the absolute other, the “wild people”, but also to the relative other, the “civilized people” not behaving as it would be expected from a civilized person. This leads him to reconsiderate the definition of the Enlightenment: to what extent is it conform to the reality one can observe in European societies, and should it only be considered from a theoretical point of view? In this regard, the perfectibility takes an essential place in Forster’s thoughts. Rousseau’s neologism symbolizes simultaneously the progression of every single domain of knowledge which caracterizes the Enlightenment, but symbolizes its ambivalence, too. The perfectibility confronts philosophers and writers with traditional questions asked under new conditions, due to the development of science, knowledge, political and economical structures and new contacts with other civilizations.

Mots-clés : anthropologie, connaissance, critique, éducation, espace germanophone, humanité, morale,

Lumières, nature, perfectibilité, perfectionnement, peuples extra-européens, philosophie, politique, races, révolution, science, société

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Jeder Pulsschlag seines immer thätigen Wesens strebt vorwärts. Unter allen noch so verschiednen Ansichten seines reichen und vielseitigen Verstandes, bleibt Vervollkommnung der feste, durch seine

ganze schriftstellerische Laufbahn herschende Grundgedanke; ohngeachtet er darum nicht jeden Wunsch der Menschheit für sogleich ausführbar hielt.1

1 SCHLEGEL Friedrich, « Georg Forster. Fragment einer Karakteristik der deutschen Klassiker », Lyceum der

schönen Künste, 1797, p. 38. « Chaque pulsation de son être constamment actif aspire à aller de l’avant. Parmi toutes les facettes de son entendement si riche et si divers, aussi différentes soient-elles, le perfectionnement reste l’idée fondamentale et immuable, qui règne sur tout son parcours d’écrivain ; même s’il ne pense pas pour autant que chaque souhait de l’humanité soit immédiatement réalisable. »

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Sommaire

Introduction ... 1

Partie I – Une démarche atypique : le développement d’une réflexion sur la perfectibilité via les sciences naturelles ... 46

Chapitre premier : Introduction du perfectionnement – la perfectibilité avant la lettre chez Forster ... 47

Chapitre 2 : Perfectionnement de la connaissance, perfectionnement de l’homme dans le Voyage autour du monde : le rôle de la méthode inductive ... 117

Chapitre 3 : La lecture de Buffon mène Forster au seuil de la perfectibilité ... 173

Partie II – Perfectibilité, nature et nature de l’homme chez Georg Forster ... 239

Chapitre 4 : Forces et perfectibilité ... 241

Chapitre 5 : Perfectibilité et nature de l’homme ... 316

Chapitre 6 : La perfectibilité dans le contexte de l'interaction de l'homme avec son environnement naturel et social ... 372

Partie III – La perfectibilité entre reconnaissance des peuples extra-européens et critique politique des sociétés européennes ... 436

Chapitre 7 : Perfectibilité et peuples extra-européens ... 438

Chapitre 8 : La place de la perfectibilité dans la critique des sociétés européennes ... 525

Chapitre 9 : La mise en œuvre de la perfectibilité, de l’éducation à l’action politique ... 583

Conclusion ... 643

Bibliographie ... 655

Index des auteurs et personnages cités ... 719

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Introduction

L’indétermination originelle du concept de perfectibilité la rend particulièrement féconde dans de nombreux domaines. Susceptible d’être définie selon des modalités opposées en fonction du courant de pensée auquel appartient l’auteur qui l’emploie, la perfectibilité acquiert progressivement un statut de concept central de l’histoire des idées de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pourtant, sa genèse de concept rousseauiste, conçu de toutes pièces dans une visée en partie polémique, ne semblait guère l’y prédestiner. Or la perfectibilité entre précisément dans l’espace germanique au moment où la théorie de la connaissance et le modèle d’explication de la nature et de l’homme connaissent un bouleversement radical. De fait, la grande diversité des significations du concept en fonction des auteurs dissimule en réalité une tendance de fond de la pensée de la deuxième moitié du siècle des Lumières. La perfectibilité est représentative du caractère ambivalent du XVIIIe siècle. Elle confronte les philosophes et

les écrivains européens à des questions qui, si elles sont anciennes pour la plupart, sont reposées dans des conditions nouvelles, avec une acuité et une urgence jusqu’alors inconnues, en raison même du développement des sciences, des connaissances, des structures politiques et économiques ou encore des contacts avec d’autres civilisations. C’est précisément à ce moment où les idées européennes sont mises à l’épreuve par l’ouverture d’un nouveau champ d’application particulièrement étendu que certains modèles sur lesquels les Européens pensaient pouvoir se reposer se voient fortement remis en question. La perfectibilité apparaît à la fois comme un élément important d’un modèle alternatif d’explication du monde et comme un outil de mise à l’épreuve radicale, mais peut-être nécessaire, des fondements théoriques de la culture européenne.

Le concept de perfectibilité apparaît sous la plume de Rousseau en 1755, dans le

Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes. Le terme est un

néologisme, il n’existe dans aucune langue avant la genèse du texte en 1753-17541. Il s’agit

1 On trouve en latin le concept de perfectibilitas sous la plume de Georg Bernhard Bilfinger en 1725, mais, malgré la proximité étymologique, il a de toutes autres implications que le concept de perfectibilité. Il s’agit d’un concept scolastique qui se déploie dans le champ théologique et qui décrit non pas une capacité de l’homme à se perfectionner, mais une certaine dimension de la perfection divine. Par ailleurs, Condorcet affirme dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain que le terme de perfectibilité apparaît dès 1750 sous la plume de Turgot. Cette affirmation a donné lieu à de nombreuses recherches, notamment de Bertrand Binoche. Les écrits de Turgot ne contiennent pas le terme perfectibilité, contrairement à ce qu’affirme Condorcet.

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également du seul grand texte de Rousseau dans lequel le concept apparaît : il ne se retrouve ni dans le Contrat social, ni dans l’Émile ou De l’éducation. Rousseau semble abandonner son concept, peut-être en raison même des controverses qu’il avait fait naître : le philosophe de Genève craignait sans doute que la polémique qui ne manquerait pas de réapparaître autour du concept prenne une place disproportionnée dans la réception de ses écrits. Le concept se trouve dès lors livré aux interprétations et aux emplois les plus divers. À compter de sa réception dans l’espace germanique à la fin des années 1750, avec la traduction du second Discours en allemand par Moses Mendelssohn, l’intérêt des écrivains germanophones pour le concept ne se dément plus jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Comment expliquer cet intérêt inattendu des écrivains allemands pour la perfectibilité, clé de voûte d’un système rousseauiste que ces mêmes écrivains rejettent dans leur grande majorité ?

La perfectibilité se caractérise par son caractère ouvert : elle est une potentialité humaine, un cadre de l’action qui, dans sa définition, reste suffisamment limitée pour ne porter par elle-même aucune valeur. Le simple emploi du terme laisse ouvertes un certain nombre de questions essentielles : quelle est la nature de cette faculté ? quel est cet être qui peut perfectionner, et que perfectionne-t-il ? comment définir le perfectionnement dont il est question ici ? Ce perfectionnement est-il voué à atteindre une perfection, et dans l’affirmative, laquelle ? Dans quels domaines ce perfectionnement doit-il avoir lieu ? En fonction des réponses à ces questions, le concept peut avoir des champs d’application radicalement différents et venir à l’appui de systèmes antagonistes. Par exemple, la perfectibilité peut être employée par certains auteurs comme une critique de l’évolution des sociétés européennes, ou bien par d’autres, à l’inverse, comme le germe d’un progrès européocentré. Cela explique à la fois le grand succès du concept dans toute l’Europe durant la seconde moitié du XVIIIe siècle et la

grande difficulté qu’il y a à dégager des traits communs à la perfectibilité, en particulier si on envisage le concept non plus seulement à l’échelle française, mais à l’échelle européenne.

Dans l’espace germanique notamment, la perfectibilité ne reprend que la définition

a minima du concept de Rousseau : la faculté d’un être à perfectionner, ou, le plus souvent, à

se perfectionner. L’arrière-plan de la réflexion de Rousseau, qui intègre la perfectibilité dans une réflexion sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes et qui est inséparable de la genèse du concept, ainsi que la dimension intrinsèquement ambivalente du concept, qui mènerait l’être humain au malheur, sont pour l’essentiel ignorés par les auteurs qui décident de réutiliser le

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concept selon leur propre définition. Lorsque les spécificités de la perfectibilité rousseauiste sont prises en compte, c’est le plus souvent pour en faire une critique féroce, qui révèle surtout la mésinterprétation des idées de Rousseau. Restreinte à un principe de l’action humaine, présentée comme un simple mouvement vers un perfectionnement que chacun est libre d’interpréter à sa guise, la perfectibilité s’avère être un cadre commode pour de nombreux auteurs : ceux qui emploient le terme n’hésitent pas à la définir de telle manière qu’elle puisse être intégrée dans leurs propres systèmes de pensée, ou au contraire de manière à l’en exclure. Il convient néanmoins de souligner les points communs à ces différentes conceptions, dans la mesure où, en raison du caractère controversé du concept dès son apparition, le simple fait de l’employer présuppose une prise de parti dans certains débats d’idées majeurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Trois facteurs semblent avoir joué un rôle central dans le succès du concept. En premier lieu, le caractère polémique de la définition originelle de la perfectibilité incite les auteurs à redéfinir le concept en fonction de leurs propres réflexions : la destination de l’homme et le rapport à l’au-delà chez Mendelssohn, Lessing ou Johann Friedrich Wilhelm Jerusalem, le rapport entre l’homme et l’animal chez Tetens ou Blumenbach, le rapport entre les peuples chez Iselin ou Meiners, la pédagogie chez Pestalozzi ou Campe, pour ne citer que quelques exemples. Ensuite, la mauvaise compréhension de ce que devait désigner le concept sous la plume de Rousseau conduit un grand nombre d’auteurs à s’opposer à ce qui leur paraît être une contradiction dans les termes. De fait, la définition par Rousseau se heurte immédiatement à l’incompréhension, voire à l’hostilité de ses contemporains. Cependant ces deux premiers facteurs auraient également pu conduire la perfectibilité à l’oubli, or ce n’est pas le cas, parce que le concept occupe une place laissée vacante dans la pensée par la remise en cause du modèle chrétien, et avec lui, de la place de l’être humain dans la nature. Ces multiples emplois et définitions de la perfectibilité répondent tous à un même besoin de combler un vide dans le modèle d’explication de l’homme.

À compter du milieu du XVIIIe siècle, la perfectibilité s’inscrit au centre d’une nouvelle

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du terme de perfectibilité imposent un changement de point de vue sur le monde et sur la connaissance humaine. Cela apparaît tout particulièrement lorsque l’on cherche à distinguer la perfectibilité de termes qui lui sont apparentés, voire qu’on pourrait considérer comme des synonymes, mais qui s’inscrivent en réalité dans une conception du monde et de la connaissance humaine très différente.

De fait l’apparition de la perfectibilité chez Rousseau, puis sa vaste réception dans toute l’Europe, vont de pair avec la période de transition dans la définition des concepts que Reinhart Koselleck qualifie de « temps charnière »2. L’apparition de la perfectibilité au milieu du XVIIIe siècle est représentative de ce « temps charnière », puisque le concept n’a pu apparaître que dans le contexte de cette redéfinition de concepts déjà existants. Cette nouvelle définition de termes anciens correspond à une adaptation de ces concepts aux conditions sociales et politiques différentes qui se mettent en place à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Il est important de distinguer le concept de perfectibilité de concepts qui peuvent sembler voisins, voire synonymes à première vue, mais qui, pour des raisons diverses, ne recouvrent que certaines dimensions du concept de perfectibilité, voire, dans certains cas, peuvent être employés d’une manière diamétralement opposée. La raison peut en être une genèse plus ancienne de ces concepts, qui ont dès lors des implications différentes, ou bien des emplois et un réseau de sens très différents.

Si le concept de perfectibilité se construit étymologiquement sur celui de perfection, il définit cependant un tout autre horizon : chez un grand nombre d’auteurs de l’espace germanique, l’idéal de progression de l’homme passe, au milieu du XVIIIe siècle, du concept de perfection à celui de perfectibilité. Dorénavant, l’humanité ne doit plus s’efforcer de se rapprocher d’une perfection qui lui viendrait de Dieu, selon un modèle physico-théologique, 2 Reinhart Koselleck nomme cette période qui s’étend de 1750 à la fin du XVIIIe siècle le „Sattelzeit“. Koselleck emploie le terme à de nombreuses reprises, notamment dans l’introduction au premier tome de ses Geschichtliche Grundbegriffe : KOSELLECK Reinhart, « Einleitung », in: BRUNNER Otto, CONZE Werner et KOSELLECK Reinhart, Geschichtliche Grundbegriffe; historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland., Stuttgart, Klett, 1972, p. XV.

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mais d’entretenir et de développer les manifestations de sa capacité à se perfectionner. De fait, l’emploi du concept de perfectibilité n’implique pas nécessairement une faculté de l’homme à atteindre effectivement la perfection : chez nombre d’auteurs, cette perfection reste non seulement inaccessible, mais même inconnaissable ; chez d’autres, il n’est pas même certain qu’elle existe. Ce glissement qui s’opère a de nombreuses conséquences, il remet notamment en question l’anthropocentrisme, en particulier chez les auteurs empiristes : on constate dans l’expérience un perfectionnement de l’homme et on induit de ce perfectionnement une capacité de l’homme à se perfectionner. On peut naturellement supposer qu’à ce perfectionnement correspond une perfection universelle de l’humanité, c’est notamment la thèse d’Isaak Iselin ; mais pour d’autres auteurs, on formule ainsi une hypothèse insuffisamment fondée dans l’expérience. L’idée d’une perfection divine ainsi que la définition des fins de l’homme par une aspiration à se rapprocher de cette perfection divine existent toujours chez certains auteurs ; mais l’histoire de l’humanité, les rapports de l’homme à son milieu, la théorie de la connaissance humaine ne s’organisent plus autour de cette idée d’une perfection divine dont il s’agirait de se rapprocher.

La perfectibilité incarne en partie la remise en question de la croyance dans la raison et le progrès qui se met en place à la fin du XVIIIe siècle. Il faut prendre garde en effet de bien distinguer perfectibilité et perfectionnement. La perfectibilité, qui n’implique pas l’existence d’une perfection, n’implique pas même l’existence d’un perfectionnement chez certains auteurs : si être perfectible, c’est être susceptible de se perfectionner, il est possible d’envisager que cette perfectibilité présente en germe ne soit pas employée dans les faits, ou bien qu’elle soit employée au service d’un perfectionnement qui n’en a que le nom. L’exemple le plus extrême de cette distinction est fourni par l’inventeur du concept lui-même : chez Rousseau, la perfectibilité amorce la réalisation d’un perfectionnement qui conduit tout droit à la décadence complète de l’homme. Ce pessimisme radical du Rousseau du second Discours fait des émules durant tout le reste du XVIIIe siècle. Si rares sont les philosophes à être aussi négatifs que Rousseau l’a été à l’égard de son propre concept, il n’en reste pas moins que nombre d’entre eux, à la suite de la critique des sociétés européennes par Rousseau, attribuent une charge négative et une visée polémique au terme de perfectibilité, en soulignant précisément que cette capacité de l’homme à se perfectionner n’est pas toujours employée, et lorsqu’elle l’est, pas

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toujours à bon escient. En fonction des circonstances, la perfectibilité peut mener à différentes formes de perfectionnement, comme l’affirment certains philosophes des Lumières écossaises comme Adam Ferguson.

Il faut également se garder de confondre la perfectibilité avec une tendance au progrès. Le progrès est un concept fermé qui repose sur un postulat : penser le progrès suppose un système d’une évolution linéaire de l’histoire humaine, qui irait d’un état d’obscurantisme et de sauvagerie vers un état de civilisation, marqué par les lumières de la raison. L’espèce humaine progresserait le long de cette histoire de manière prédéterminée, avec souvent une volonté divine, ou bien naturelle, qui veille à cette progression. Le progrès est donc un concept déterminé dans sa forme, mais indéterminé dans son contenu : quelle évolution peut-elle être qualifiée de progrès ? Cela reste à la discrétion de celui qui constitue le système. Cela rend le concept de progrès particulièrement utile pour qui veut l’utiliser à des fins politiques par exemple. Chez certains auteurs, en particulier Herder et Forster, on ne peut pas appréhender la perfectibilité comme un simple synonyme de progrès.

En fonction de la définition donnée au perfectionnement que la perfectibilité doit s’employer à poursuivre, cette dernière peut aller jusqu’à entrer en contradiction avec le rôle qui lui avait été attribué, celui de justifier la place de l’être humain, et surtout de l’Européen, dans le monde : selon que la perfectibilité a pour horizon de perfectionner les mœurs et les techniques, ou bien la moralité et les rapports des hommes entre eux considérés du point de vue de l’humanité dans son entier, ses implications seront diamétralement opposées. Lorsqu’elle rend compte de la place de l’Européen dans le monde sans la justifier, lorsqu’elle souligne le fait que la perfection visée par le perfectionnement des Européens n’est pas valide, et donc que la progression permise par cette action ne se confond pas avec la visée vers la perfection, la perfectibilité peut constituer une critique féroce du comportement des Européens et les contraindre à assumer la responsabilité de certaines exactions à l’égard d’autres peuples.

La perfectibilité dispose également d’un concept antinomique qui se trouve chez différents auteurs de l’espace germanique, celui de la corruptibilité. Dès l’origine rousseauiste du concept, la perfectibilité de l’homme et le perfectionnement effectif de ses facultés le mènent

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à sa propre déchéance. Chez Rousseau, la perfectibilité contient déjà cette dimension de corruptibilité, elle est même inévitable dans la perspective du second Discours, qui est celle d’un regard rétrospectif sur les origines de l’inégalité dans les sociétés humaines. La plupart des auteurs allemands ont réconcilié la perfectibilité de l’homme avec la nature humaine, en transformant le concept de manière à le présenter comme le principe de la nature humaine : il n’y a plus d’opposition, comme chez Rousseau, entre la formation de l’individu et le perfectionnement de la société, et la perfectibilité perd chez la plupart des auteurs sa dimension négative. La perfectibilité de l’homme est même placée dans le prolongement de la nature et des sciences naturelles par les travaux de Blumenbach sur la tendance formative, à la confluence des sciences naturelles et de l’anthropologie, qui sont ensuite repris et développés par Kant. Dans l’espace germanique, c’est notamment le développement du concept de Bildung, qui n’a pas réellement d’équivalent français de la même importance, qui permet cette réconciliation entre perfectibilité historique et nature de l’homme3.

Le concept de corruptibilité semble moins présent dans la réflexion sur la perfectibilité dans l’espace germanique qu’en France. Cependant certains auteurs l’emploient, notamment Lichtenberg et Herder, non pas dans l’optique d’affirmer que toute perfectibilité de l’homme signifie également sa corruption, comme Rousseau, mais afin de préserver la dimension critique du concept : toute progression apparente de l’homme n’est pas nécessairement une manifestation de sa perfectibilité. Cela signifie que la perfectibilité de l’homme ne saurait être réduite à un synonyme du progrès de l’homme. Cela signifie également que la perfectibilité est loin d’être le signe d’une avancée homogène et incontestable de l’humanité vers son perfectionnement.

L’articulation du concept de perfectibilité avec les autres concepts centraux de différents systèmes de pensée parfois opposés, ses implications et enjeux parfois divergents en fonction de la définition qui lui est donnée par les différents auteurs qui l’emploient, rendent son étude

3 Voir à ce propos l’article de Wilhelm Voßkamp, qui propose une synthèse très claire de la question : VOßKAMP Wilhelm, « Perfectibilité und Bildung. Zu den Besonderheiten des deutschen Bildungskonzepts im Kontext der europäischen Utopie- und Fortschrittsdiskussion », in: JÜTTNER Siegfried et SCHLOBACH Jochen (éds.), Europäische Aufklärung(en): Einheit und nationale Vielfalt, Hambourg, F. Meiner, 1992, p. 121.

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complexe, mais aussi féconde pour la compréhension des grandes controverses du temps. Or la perfectibilité reste peu étudiée par la recherche, en particulier dans l’espace germanique4. Lorsqu’elle a été étudiée, c'est le plus souvent uniquement dans le cadre étroit de sa signification pour la philosophie de l'histoire et de son rapport à la téléologie. Elle recouvre en réalité des domaines de pensée bien plus larges, avec des implications notamment en sciences de la nature, en anthropologie, en science politique ou en épistémologie.

La définition de la perfectibilité ouvre un vaste champ de questionnements, dans lequel se déploie précisément le caractère protéiforme de la perfectibilité, qui explique pourquoi elle a trouvé une place centrale chez un si grand nombre d’auteurs. La première est celle de l’identité de celui qui est susceptible de se perfectionner. Est-ce l’être humain seulement, ou bien également l’animal ? Parmi les êtres humains, est-ce que tous sont susceptibles de perfectionnement, ou bien seulement une partie de l’humanité : les peuples extra-européens, les catégories inférieures de la société, les femmes, sont-ils susceptibles de perfectibilité ? Faut-il envisager uniquement la perfectibilité d’une manière réflexive, c’est-à-dire la capacité personnelle à se perfectionner, ou bien désigne-t-elle également le perfectionnement venu de l’extérieur d’un objet, d’un animal, voire d’autres êtres humains ? Quelle est l’origine de cette faculté ou de cette capacité ? Fait-elle partie de la nature de celui qui perfectionne ou se perfectionne, ou bien est-ce son environnement qui développe en lui cette faculté ? S’agit-il d’une faculté qui relève de l’esprit, ou bien des sens ? Existe-t-il une perfection prédéterminée qui constitue l’horizon de cette perfectibilité ? Si c’est le cas, comment cette perfection se définit-elle ? Les réponses à ces questions appelées par le concept de perfectibilité peuvent être très différentes en fonction des auteurs qui emploient le concept, et avec elles, les enjeux de la perfectibilité.

4 Il est cependant important de mentionner un intérêt récent de la recherche pour cette question de la perfectibilité dans l’espace germanique. En premier lieu, un ouvrage collectif consacré à la question de la perfectibilité dans les Lumières et le piétisme allemands est paru en 2018, sous la direction de Konstanze Baron et Christian Soboth. BARON Konstanze et SOBOTH Christian, Perfektionismus und Perfektibilität. Theorien und Praktiken der Vervollkommnung in Pietismus und Aufklärung, Hambourg, Meiner, 2018. Un volume de textes allemands des Lumières traduits en français et intitulé La perfectibilité de l’homme. Les Lumières allemandes contre Rousseau ? est également en préparation, sous la direction de Charlotte Morel, de Ayse Yuva et de l’auteur de ces lignes, pour une publication prévue à la fin de l’année 2020. Il regroupe les traductions et les introductions d’environ 130 textes d’auteurs allemands des Lumières et est le fruit du travail d’une quinzaine de chercheurs français et européens. Ce projet a été réalisé au sein du Groupe de recherche sur la philosophie allemande au XVIIIe siècle, rattaché au laboratoire Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités de l’ENS de Lyon (UMR 5317).

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Si la perfectibilité occupe une place à l’importance croissante dans la pensée de nombreux auteurs des Lumières tardives allemandes malgré les malentendus qui frappent la réception du concept de Rousseau, cela est lié pour l’essentiel à la fragilisation de la place de l’être humain dans la nature et dans l’histoire, causée par la remise en question des préceptes bibliques dans un nombre de domaines de la connaissance toujours croissant. Cette remise en cause confronte les philosophes à un problème central : quelle signification faut-il accorder à l’action humaine, notamment d’un point de vue moral ? Si la lettre de la Bible n’est plus digne de foi, notamment dans un certain nombre d’affirmations sur la place de l’être humain dans le monde, est-il encore possible de concilier la religion chrétienne avec cette nouvelle place et ce nouveau système d’interprétation du monde ? La perfectibilité, par ce qu’elle dit de l’être humain et ce qu’elle n’en dit pas, connaît un âge d’or au moment où ces questions se posent, parce qu’elle permet à la fois de préserver la place de l’être humain dans le monde, et en particulier celle de l’Européen, et de conserver cette distance fraîchement acquise à l’égard des Écritures. La perfectibilité rend compte de la progression de l’humanité qu’il est possible de constater empiriquement, par des moyens scientifiques, tout en conservant la possibilité, mais pas la nécessité, d’une explication théologique de cette progression. À ce titre, la perfectibilité est le reflet de la séparation psychologique présente chez un grand nombre de penseurs des Lumières : œuvrant à la compréhension scientifique du monde, à la constitution d’un discours scientifique permettant de rendre compte de tous les phénomènes observés à la surface du globe, ils restent pour leur immense majorité des croyants, même s’ils scindent leur activité scientifique et leurs croyances personnelles, qui relèvent de la sphère privée.

La perfectibilité s’inscrit dans le bouleversement du modèle d’explication de la nature et de la place de l’être humain dans la nature qui intervient au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. C’était jusqu’alors un modèle d’explication physico-théologique de la nature qui avait cours : la nature serait l’œuvre parfaite de Dieu, créée suivant la chronologie présentée dans la Bible, et la nature répondrait en tous points aux fins qui lui ont été attribuées par Dieu. D’après ce modèle, l’homme jouissait d’une place centrale dans la nature et la connaissance qu’il se constituait de la nature avait pour but principal de se rapprocher de la perfection divine

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par la connaissance des œuvres divines. C’est ainsi que Linné, qui est probablement le naturaliste le plus influent de la seconde moitié du XVIIIe siècle, est encore un tenant de ce modèle physico-théologique. On estime que l’avènement définitif de sciences naturelles entièrement séparées de la théologie intervient en 1790, avec la parution de la Critique de la

Faculté de juger de Kant. Entre autres auteurs, Buffon a également œuvré à cet établissement

des sciences naturelles en tant que science à part entière. Cet avènement d’une nature qui existerait indépendamment de Dieu pose cependant de nombreuses questions : existe-t-il des fins de la nature indépendantes des fins divines ? Quelle place revient à l’homme dans la nature si l’on ne considère plus qu’il en est au centre ? En particulier, quelles fins l’homme doit-il poursuivre ? Si la perfection divine ne se trouve plus à l’horizon de la connaissance humaine, l’homme peut-il encore se perfectionner ? Si oui, vers quelle perfection doit-il dès lors se diriger ?

L’avènement de la perfectibilité ne signifie pas pour autant un effacement des problématiques théologiques, puisque la perfectibilité elle-même est l’enjeu de réflexions et de débats dans ce domaine. Parmi les auteurs qui acceptent l’existence de la perfectibilité de l’homme se pose la question d’une éventuelle extension de cette faculté de perfectionnement après la mort : peut-on affirmer que la perfectibilité de l’homme dans le monde ici-bas se poursuivrait dans l’au-delà ? L’homme continue-t-il à se perfectionner au-delà de la mort ? Cette question fait notamment l’objet d’une controverse entre Lessing et Johann August Eberhard.

Selon la manière dont elle est définie, la perfectibilité peut également contribuer à appuyer ou au contraire à remettre en question la téléologie dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Si la nature ne poursuit aucun but précis, ou bien un but qui ne recouvre pas celui que Dieu aurait attribué à l’homme, il est possible que l’homme, au cours de son histoire, n’ait pas lui non plus progressé en direction de ce but. La conception de la perfectibilité de Herder, ainsi que son idée d’un perfectionnement et d’un centre de gravité qui seraient relatifs à chaque peuple, contribuent ainsi à cette réflexion : si on définit la perfectibilité comme une faculté libre de se perfectionner, dépendante seulement du milieu de vie de l’homme, aux manifestations et

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aux buts aussi divers qu’il existe de peuples et de milieu naturels différents, l’hypothèse d’une téléologie reste-t-elle soutenable ? Quel sens dès lors faut-il donner à l’histoire humaine ?

Dès la réception du concept dans l’espace germanique, la controverse fait rage sur la place de cette perfectibilité dans la nature humaine : doit-on considérer que l’être humain se définit par sa perfectibilité ? Se perfectionne-t-il par son action, comme le pense Mendelssohn, ou bien la faculté de se perfectionner permet-elle seulement à l’homme de persister dans son être, comme l’affirme Lessing ? Cette controverse a lieu dès 1756, un an seulement après la parution du second Discours en français.

Cette querelle sur la nature de l’homme connaît cependant des prolongements très concrets dès les années 1780, et ce dans deux domaines centraux : les rapports entre peuples européens et extra-européens, et la justification ou non du colonialisme et de l’esclavage d’une part, le domaine de la politique et la réflexion sur le bien-fondé des réformes ou des révolutions d’autre part. Si tous les peuples ne disposent pas de cette perfectibilité, ou bien pas au même degré, peut-on affirmer l’inégalité et la hiérarchisation des peuples, voire des races, comme l’écrit Christoph Meiners ? Si au contraire la perfectibilité définit tout homme, faut-il affirmer l’égalité de l’ensemble des hommes, en théorie comme en pratique ? Quel rôle le milieu est-il appelé à jouer dans cette réflexion sur la perfectibilité, et faut-il donner une nouvelle importance à la théorie du climat, abondamment employée dans l’espace germanique depuis sa redéfinition par Montesquieu ?

Quel rôle doit jouer la perfectibilité dans la société ? Chez Rousseau, elle est partie intégrante de la critique de la société : la perfectibilité a une dimension néfaste puisque c’est elle qui, en raison des besoins et des passions qu’elle développe, conduit les hommes à établir une société inégalitaire. Elle est cette « méta-faculté » qui développe toutes les autres, mais qui contient également le germe de l’inégalité et de la domination de l’homme par l’homme. La plupart des auteurs des Lumières allemandes ne considèrent pas la perfectibilité sous un jour si négatif, cependant elle joue également un rôle chez certains penseurs dans la critique des sociétés européennes. Comment cette critique s’exprime-t-elle à travers la perfectibilité ?

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La perfectibilité occupe également une place importante dans la constitution de la science de la pédagogie au XVIIIe siècle. Elle est étroitement liée à la problématique de l’autonomie de l’individu. L’éducation doit-elle se borner à permettre à chaque individu de se conformer au rôle que la hiérarchie sociale lui a attribué dans la société, et ce faisant, à reproduire la structure de la société à chaque génération ? Dans ce cas, la perfectibilité de chaque individu serait déterminée par l’horizon de la perfection avec laquelle il peut jouer son rôle dans la société. L’éducation doit-elle, au contraire, s’efforcer de perfectionner chacun non pas en fonction de sa place dans la société, mais de ses capacités, et dans le domaine dans lequel il semble le plus doué ? Dans le premier cas la perfectibilité de l’homme se projetterait vers un horizon de perfection déterminé par le statut social de l’individu, dès sa naissance ; dans le second, cette perfectibilité se projetterait vers un horizon de perfection défini par les capacités de chaque individu. Tetens affirme que la perfectibilité de chaque individu doit être doublée d’une certaine spontanéité, la faculté d’agir par soi-même. L’éducation de l’homme doit-elle le conduire à une certaine autonomie de la pensée, et à cette faculté d’agir par soi-même ? Si la réponse est affirmative, de quelle manière la perfectibilité de l’homme peut-elle l’aider à acquérir cette autonomie ? Le perfectionnement de l’enfant par l’éducation revient-il à étouffer en lui toute trace de la sensibilité pour en faire un être le plus proche possible d’un être entièrement rationnel, ou bien faut-il au contraire s’efforcer de lui apprendre à concilier raison et sensibilité ?

C’est dans les années 1770 que le concept de perfectibilité acquiert toute son ampleur. Cette période coïncide avec les premiers travaux de Georg Forster, qui développe ses idées en même temps que le concept de perfectibilité prend de l’épaisseur dans l’espace germanique. Naturaliste et botaniste de formation, Georg Forster est un autodidacte qui joue un rôle majeur dans la sociabilité scientifique des Lumières tardives allemandes, sans jamais en devenir lui-même une figure centrale. Forster produit un discours original dans de nombreux domaines des Lumières qui font polémique, et se trouve, par la diversité de ses intérêts, au centre de nombre des plus importantes controverses de la seconde moitié du XVIIIe siècle, des controverses de

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La position de Forster dans ces controverses se nourrit des réflexions de nombreux auteurs, allemands, anglais, écossais ou français notamment. Si Forster est l’un des auteurs qui emploie la perfectibilité dans ces domaines les plus divers de la pensée, c’est notamment en raison de sa formation d’autodidacte, qui lui permet d’appliquer sa réflexion à différents champs de la connaissance. Plus encore, la perfectibilité joue souvent chez Forster le rôle d’un pont entre différents domaines dans son parcours intellectuel personnel, Forster articulant ces domaines au sein d’un tout dans lequel la perfectibilité est centrale.

La forme « perfectibilité » est une création dans la langue française, formée par analogie, comme le sont la plupart des créations de nouvelles formes. Dans l’espace germanique, cette forme alors nouvellement créée en français donne lieu à la constitution de deux nouvelles formes, « Perfektibilität » et « Vervollkommnungsfähigkeit ». Nous nous attacherons ici à étudier les deux termes à la fois d’un point de vue synchronique et diachronique dans l’œuvre de Forster5 : il s’agit d’étudier d’une part l’apparition et l’évolution du concept en allemand au cours du temps, d’autre part les rapports que cette forme entretient à son champ lexical, aux concepts proches, et les éventuelles modifications de ces concepts que signifie la présence de la perfectibilité chez Forster.

Si le concept de perfectibilité se positionne en rupture face à un certain nombre de conceptions héritées des siècles précédents, son apparition atteste d’une lente évolution des concepts, qui ont connu une inflexion de leur signification et permettent l’appriopriation du concept par un grand nombre de penseurs à travers toute l’Europe, et cela alors même que la définition de la perfectibilité par Rousseau et les implications de cette définition avaient été mal comprises, voire déformées.

Forster a à la fois été conduit à l’emploi du terme de perfectibilité par sa présence dans les discussions scientifiques et philosophiques et dans les revues germanophones des années 1770, et a lui-même laissé sa marque sur l’emploi de ces termes, puisqu’il est cité comme producteur de contenu scientifique ayant marqué implicitement l’emploi du terme. Ainsi, alors que le terme de Perfektibilität n’apparaît que trois fois dans les soixante-douze

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premiers volumes de l’Enzyklopädie de Krünitz, l’une de ces trois occurrences correspond à une citation de Forster6.

L’étude de la perfectibilité chez Forster, de sa genèse jusqu’à son application dans le champ politique, présente elle-même un intérêt certain. Le concept est une production de la seconde moitié du XVIIIe siècle, il apparaît dans le contexte scientifique de la naissance de modèles d’explication du monde concurrents de la théologie et désigne un rapport de l’être humain à son milieu et à sa propre évolution qui n’existait pas auparavant. Il subit une réception très critique de la part d’un très grand nombre de philosophes européens et connaît pourtant une postérité étonnante, le mot de perfectibilité recouvrant peu à peu des concepts différents en fonction des systèmes dans lesquels il s’intègre. Forster ne fait pas exception. Cette étude de la perfectibilité pour elle-même, dans la comparaison avec ce qu’elle est chez d’autres auteurs, est donc déjà particulièrement fertile. La spécificité de Forster est cependant qu’à aucun moment de sa carrière de lettré il ne dispose d’un système fixe de pensée : des concepts venus d’horizons très divers, de différentes traditions nationales, de différentes écoles de pensée et de différents domaines de la pensée, s’articulent au sein d’un tout mouvant. Au fur et à mesure du développement de sa pensée, Forster accorde donc une place qui varie largement à la perfectibilité, donnant ainsi, entre la première occurrence que l’on trouve dans son œuvre, en 1776, et la dernière dans les Tableaux parisiens parus de manière posthume en 1794, un aperçu révélateur des réflexions sur la perfectibilité qui traversent toute l’Europe des Lumières dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ces réflexions recouvrent aussi chez Forster une grande variété de domaines, de la distinction naturaliste entre l’être humain et l’animal jusqu’à l’action politique au nom de cette capacité de l’être humain à se perfectionner, en passant par l’emploi de cette perfectibilité comme un critère d’évaluation du perfectionnement des différents peuples du globe, et le type de rapport entre peuples européens et extra-européens que ce critère implique. Forster commence à écrire au moment où le terme de perfectibilité fait son entrée dans la langue allemande, sous forme de composés de vervollkommnen d’abord, puis

6 KRÜNITZ Johann Georg, « Lecker-Bissen », in: Ökonomische Encyklopädie oder Allgemeines System der

Staats-, Stadt-Staats-, Haus- und LandwirtschaftStaats-, vol. 67Staats-, BerlinStaats-, PauliStaats-, 1795Staats-, p. 621. L’encyclopédieStaats-, conçue lors de la parution du premier tome, en 1773, comme une simple traduction du Dictionnaire raisonné d’histoire naturelle de Jacques-Christophe Valmont de Bomare et de l’Encyclopédie Oeconomique ou Système général d’Oeconomie rustique, domestique et politique, s’étend rapidement bien au-delà. Dès le deuxième tome, Krünitz établit sa propre liste d’articles. Il rédige les soixante-douze premiers volumes, de la lettre A à la lettre L, jusqu’à sa mort en 1796. À son achèvement en 1858, l’encyclopédie couvre 242 volumes.

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sous la forme étrangère de Perfektibilität. Son activité de traducteur et de rédacteur de comptes-rendus d’ouvrages, ainsi que ses prises de position dans de nombreux débats de son temps, permettent de suivre à travers le point de vue de Forster les évolutions que connaît le concept à partir de son apparition en allemand.

L’étude de la perfectibilité, qui s’impose peu à peu dans sa pensée pour des raisons qui constituent un des principaux objets d’étude de cet ouvrage, permet aussi de réorganiser le cheminement de la pensée de Forster, de la relire à travers un prisme différent. C’est tout particulièrement le cas du glissement des sciences naturelles à des réflexions anthropologiques, morales et philosophiques. La perfectibilité est humaine, elle a été définie comme ce qui distinguerait l’humanité du reste de la faune et de la flore. La perfectibilité est aussi pourtant, pour Forster, le chaînon qui rattache l’homme à la nature : l’homme a besoin de la nature pour réaliser sa perfectibilité. Or les problèmes de classification et de génération des organismes, sur lesquels Forster prend position très tôt, s’articulent de manière centrale à la fabrication par Forster de son concept de perfectibilité et sont au cœur de son évolution vers des considérations qui relèvent davantage du domaine de l’anthropologie. Si la perfectibilité est si centrale chez Forster, c’est parce qu’elle effectue la jonction entre la dimension organique de l’homme et sa dimension rationnelle et morale. La perfectibilité a déjà été étudiée chez Forster, mais toujours de manière ponctuelle, pour éclairer un aspect particulier de sa pensée ou de son œuvre, jamais de manière systématique, en tant qu’elle serait un élément structurant de sa pensée.

La perfectibilité constitue également un fil directeur qui éclaire certaines des positions bien particulières que Forster assume dans les controverses de son époque. C’est ainsi que la logique du positionnement de Forster dans certaines questions centrales des Lumières allemandes tardives, comme ses hésitations face à la théorie du climat ou son polygénisme dans la controverse sur l’origine de l’homme, est éclairée par la volonté de Forster de conserver à tout homme la potentialité de se perfectionner dont il dispose.

Forster traverse au cours de sa vie différents espaces géographiques et culturels dans lesquels se déploient au XVIIIe siècle des modalités nouvelles de transmission de la

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se double alors de réseaux parallèles. Ils témoignent de l’essor de l’intérêt pour la connaissance scientifique dans des cercles plus larges de lettrés qui n’ont pas nécessairement bénéficié d’une formation universitaire. Forster lui-même, de par sa formation d’autodidacte, se trouve à l’intersection de différentes écoles de pensées et traditions nationales, une position intermédiaire qui fait en partie la richesse de ses écrits, mais explique également la difficulté qu’il rencontre à intégrer les centres académiques des Lumières allemandes. Pour le chercheur, cette ambiguïté du positionnement intellectuel et académique de Forster constitue cependant un atout pour mieux comprendre et étudier les différents réseaux de production et de transmission du savoir, sans se limiter aux réseaux académiques. Forster est à la fois témoin et acteur de ces différents réseaux.

Le premier réseau de sociabilité dans lequel s’intègre Forster est un réseau de correspondance entre des lettrés de toute l’Europe, qui permet une transmission du savoir à l’échelle européenne. L’appartenance de Forster à ce réseau est attestée dès les premières lettres envoyées par son père Johann Reinhold Forster à ses anciens professeurs et correspondants scientifiques depuis le village des environs de Dantzig dont il est le pasteur. Sans ce réseau, le parcours atypique du père de Forster aurait été impossible. Il lui permet de compléter ses connaissances et de les transmettre à son fils, alors même que ce dernier n’a jamais l’opportunité de suivre un cursus académique. Georg Forster poursuit ensuite activement cette pratique épistolaire. Elle constitue le cœur tant de sa sociabilité scientifique que de son activité de production et de transmission de connaissances : Noch etwas über die Menschenrassen (Autre

chose sur les races humaines), l’écrit polémique de Forster dirigé contre Kant, est ainsi conçu

comme une lettre adressée à Biester, l’éditeur de la Berlinische Monatsschrift dans lequel paraît l’essai.

Forster rencontre également très tôt une autre forme de sociabilité intellectuelle qui constitue une alternative aux universités, les académies dissidentes de Grande-Bretagne. Ces académies proposent une transmission du savoir à des lettrés qui n’ont pas accès à l’enseignement dans ces universités, non pas en raison de leur origine sociale mais de leurs croyances. Forster entre en contact très jeune avec ces académies dissidentes : son père obtient un poste d’enseignant à l’académie de Warrington et Forster suit l’enseignement qui y est dispensé. Par leur position au ban de la société, et notamment l’interdiction qui leur est faite d’exercer des fonctions officielles, ces lettrés qui refusent les préceptes de l’église anglicane

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diffusent dans ce réseau des idées qui ne pourraient pas l’être dans le réseau académique traditionnel anglo-saxon. C’est ainsi le cas des théories pédagogiques de Priestley, qui, au service du perfectionnement de l’individu, laissent une grande liberté à l’élève.

À l’âge adulte, Forster déploie son activité de savant à la limite des réseaux académiques traditionnels et des réseaux moins formels de transmission du savoir : c’est ainsi qu’il participe à la rédaction d’ouvrages de vulgarisation, en particulier le calendrier de son ami Georg Christoph Lichtenberg, qui, s’il était professeur de philosophie dans un grand centre géographique des Lumières allemandes, l’université de Göttingen, consacra néanmoins une grande partie de son activité à la rédaction d’almanachs populaires, qui touchaient un large lectorat, bien au-delà des cercles universitaires.

Une autre circonstance atteste de cette activité de Forster à la croisée des réseaux, son travail de participation à des revues scientifiques. Ces revues, généralement d’origine universitaire, avaient cependant un public bien plus large. De plus, si Forster publie des articles en son nom propre, il assume également, et pour l’essentiel, un rôle de médiateur de la connaissance dans ces revues : Forster traduit des textes en langue étrangère, écrit des comptes-rendus d’articles ou d’ouvrages et effectue un travail d’édition. Une part importante de la production textuelle de Forster se trouve dans les introductions et les notes de bas de page de traductions d’ouvrages d’autres auteurs, en particulier des récits de voyage. La rédaction de récits de voyage elle-même, qui constitue une part importante de l’œuvre de Forster, relève d’une logique de transmission des savoirs à un lectorat très large.

La réception de l’œuvre de Forster après sa mort se caractérise par son caractère mouvementé. Cette réception a connu des mutations importantes. Forster meurt au début de l’année 1794 et la dernière image de lui qui s’impose au moment de sa mort est celle d’un révolutionnaire jacobin pro-français, qui considère les excès de la Terreur comme un mal nécessaire pour libérer l’Europe des despotes. Cette dernière phase de la vie de Forster, qui, si elle s’inscrit dans la continuité de son parcours, n’est cependant pas représentative de l’ensemble de son œuvre des années 1770 aux années 1790, a déterminé la manière de voir Forster et de lire son œuvre au moins jusqu’aux années 1960. Le caractère atypique de la vie et

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de l’œuvre de Forster a fourni la matière à des interprétations très différentes. Helmut Peitsch a publié en anglais un ouvrage consacré aux interprétations de l’œuvre de Forster par ses commentateurs principaux, depuis sa mort jusqu’à la parution de l’ouvrage en 20017, dans

lequel il souligne l’extrême diversité de ces interprétations. Chaque époque, souligne Peitsch, pense être la première à comprendre l’œuvre de Forster de manière correcte, les époques précédentes ne lui ayant pas rendu justice en raison du caractère en avance sur son temps de Forster. Bien sûr, cela témoigne également du caractère particulièrement moderne de la pensée de Forster : chaque époque trouve chez Forster un écho de ses préoccupations et ses problématiques principales.

Mayence est l’une des premières villes de l’espace germanique à être conquise par les troupes révolutionnaires françaises. À ce titre, l’ensemble des lettrés allemands ont les yeux fixés sur la ville et la grande majorité d’entre eux désapprouvent l’engagement politique de Forster en faveur de la République de Mayence. Si la Révolution française éveille au départ leur intérêt en raison des idées des Lumières dont elle se réclame, les abus de la Terreur détournent de la Révolution les partisans qu’elle avait encore dans l’espace germanique. À la mort de Forster en exil à Paris au début de l’année 1794, les hommages sont rares et certains auteurs, comme Schiller, dénoncent même ce qu’ils voient comme une forme de folie de Forster8. Seul Friedrich Schlegel prend sa défense à titre posthume, en le décrivant en 1797 comme un véritable auteur classique 9 . C’est en particulier le caractère sociable (gesellschaftlich) des travaux de Forster, sa contribution aux échanges à l’intérieur d’un réseau de lettrés, qui sont célébrés par Schlegel, mais aussi son intérêt constant pour le perfectionnement du genre humain. La postérité des œuvres de Forster est d’abord assurée par sa famille, sa veuve et sa fille aînée, qui s’efforcent de poursuivre et systématiser la publication de ses œuvres10. En 1829, sa veuve Therese Huber publie la correspondance de Forster11. La

fille aînée de Georg et Therese, également prénommée Therese, publie en 1843 une première

7 PEITSCH Helmut, Georg Forster. A History of His Critical Reception, New York, Peter Lang, 2001 (German Life and Civilization 34).

8 SCHILLER Friedrich, « Unglückliche Eilfertigkeit [1796] », in: Sämtliche Werke, vol. 1, Munich, Hanser, 1962, pp. 293‑294.

9 SCHLEGEL, « Georg Forster. Fragment einer Karakteristik der deutschen Klassiker », art. cit., 1797.

10 HEUSER Magdalene, « Georg und Therese Forster - Aspekte einer gescheiterten Zusammenarbeit », in: PLACHTA Bodo (éd.), Literarische Zusammenarbeit, Tübingen, Niemeyer, 2001, pp. 112‑118.

11 FORSTER Georg, Johann Georg Forster’s Briefwechsel. Nebst einigen Nachrichten von seinem Leben.

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édition des œuvres complètes de son père, avec l’aide de l’historien Georg Gottfried Gervinus12.

Dans ses commentaires, Gervinus, lui-même engagé politiquement en faveur d’idées démocratiques, accorde une place particulièrement importante à la dimension politique de l’œuvre de Forster, ce qui marque la réception ultérieure de Forster pour les décennies à venir13 :

au XIXe siècle, Forster est employé comme un contre-modèle par les nationalistes allemands, qui décrivent une œuvre dans laquelle les idées politiques occupent, là encore, une place disproportionnée. À la fin du XIXe siècle, dans le contexte d’une volonté d’étendre le champ de la littérature allemande à des auteurs qui auraient développé l’idée d’un caractère allemand, Forster se voit réhabilité, d’abord autour d’une seule de ses œuvres, les Ansichten vom

Niederrhein (Vues sur le Rhin inférieur), par Richard Moritz Meyer, puis dans l’ensemble de

son œuvre, notamment par les travaux d’Albert Leitzmann, qui s’efforce au contraire de ses prédécesseurs de minimiser l’engagement révolutionnaire de Forster14. Durant les débuts de la république de Weimar, le Forster jacobin de la république de Mayence est employé comme une figure repoussoir des écrivains nostalgiques de l’Allemagne impériale, notamment Ina Seidel qui évoque Forster dans son roman Das Labyrinth. À la même époque, Hugo von Hofmannsthal estime au contraire que Forster a contribué à la construction de l’identité nationale allemande par ses écrits15. Au cours des années 1920 et 1930, certains écrivains communistes commencent à s’intéresser à Forster, tout d’abord en le positionnant comme une figure qu’ils opposent à Goethe, rejeté en raison de son absence d’engagement révolutionnaire. Certains auteurs communistes, comme Paul Reimann, soulignent ainsi que Forster figure parmi les grands auteurs oubliés volontairement par la société allemande bourgeoise du XIXe siècle, en raison de son matérialisme et de son engagement en faveur de la Révolution française. Si l’instrumentalisation politique de Forster ne se dément pas durant toute la première moitié du XXe siècle, il est cependant victime d’un relatif désintérêt de la recherche16. Ce désintérêt dure

12 FORSTER Georg, Georg Forster’s sämmtliche Schriften. Herausgegeben von dessen Tochter und begleitet mit

einer Charakteristik Forster’s von G. G. Gervinus, 9 vol., Leipzig, Brockhaus, 1843.

13 UHLIG Ludwig, Georg Forster: Lebensabenteuer eines gelehrten Weltbürgers (1754-1794), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2004, pp. 345‑346.

14 PEITSCH, Georg Forster. A History of His Critical Reception, op. cit., 2001, pp. 67‑72. 15 Ibid., pp. 91‑95.

16 Voir notamment, à propos de ce désintérêt pour Forster au XIXe siècle, les travaux suivants : CRAIG Gordon A., « Engagement and Neutrality in Germany: The Case of Georg Forster, 1754-94 », The Journal of Modern History 41 (1), 01.03.1969, pp. 2‑16 ; PROMIES Wolfgang, « Georg Forster : citoyen du monde ou individu apatride ? », Revue germanique internationale (3), 1995, pp. 71‑81 ; SCHEUER Helmut, « “Apostel der Völkerfreiheit” oder “Vaterlandsverräter”? - Georg Forster und die Nachwelt », Georg-Forster-Studien 1, 1997, pp. 1‑18.

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jusque dans les années 1950, au cours desquelles Forster est réhabilité par la recherche est-allemande. Si cet intérêt est d’abord lié aux conceptions politiques révolutionnaires de Forster, il s’étend rapidement au-delà et la recherche de la RDA donne une nouvelle impulsion à toute l’étude de Forster. Cette recherche est-allemande est structurée par l’édition des œuvres complètes de Forster, qui débute en 1953 au sein de l’Académie allemande des sciences de Berlin, sous l’impulsion de Gerhard Steiner, bientôt rejoint par Siegfried Scheibe et Horst Fiedler, entre autres chercheurs. La parution des œuvres complètes se poursuit jusqu’en 2003. Jusque dans les années 1970, l’œuvre de Forster est considérée presque exclusivement dans une perspective téléologique, en tant qu’elle aurait été une progression vers des conceptions révolutionnaires, et ce tant parmi les chercheurs de RDA que parmi les chercheurs d’Allemagne de l’Ouest. Or si cette dimension est effectivement essentielle pour la compréhension et l’étude de l’œuvre de Forster, elle n’est pas la seule digne d’intérêt. À partir des années 1970, d’autres champs de recherche s’ouvrent. Cette ouverture s’exprime d’abord par l’arrivée de nouvelles disciplines dans la recherche sur Forster : l’anthropologie, l’ethnologie, l’histoire de l’art, la psychologie, l’épistémologie, portent un regard différent sur l’œuvre de Forster. Les écrits de Forster éveillent des échos dans un grand nombre de disciplines scientifiques. Cette diversité des points de vue se cristallise en particulier dans la création de la Georg-Forster-Gesellschaft à l’université de Cassel, et à travers la revue annuelle que fait paraître cette société à partir de 1997 et jusqu’à aujourd’hui, les Georg-Forster-Studien. Cet intérêt n’a rien d’étonnant, et c’est plutôt l’anonymat relatif de Forster auparavant qui peut être considéré comme une anomalie. Cela s’explique sans peine par le fait que Forster est longtemps resté méconnu. Par ses contacts, par ses polémiques, il est pourtant une figure majeure des Lumières tardives allemandes. Aujourd’hui encore, des pans entiers de la pensée de Forster restent mal explorés ; c’est le cas par exemple de ses traductions, qui sont dotées d’un grand nombre de notes de la main de Forster souvent éclairantes pour ses rapports avec les auteurs traduits et pour la compréhension de son positionnement dans certains débats d’idées de l’époque. De la même manière, les liens entre Forster et Buffon, par exemple, ont été peu étudiés17.

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En France, et malgré le travail de pionniers comme Marita Gilli, Forster reste peu connu. Ce sont pour l’essentiel des chercheurs en histoire des idées allemandes, comme Marita Gilli elle-même ou Jean Mondot, qui se sont intéressés à Forster.

Dans certains domaines de la recherche sur Forster, c’est aujourd’hui paradoxalement l’intérêt des écrivains et des journalistes pour la figure de Forster, qui a mené, bien malgré lui, une vie aventureuse, qui s’ajoute à une recherche parfois encore jeune.

Depuis les années soixante du XXe siècle, la perfectibilité et sa réception par la philosophie des Lumières allemande ont acquis une certaine place dans la recherche. Cette réception est d’abord étudiée du point de vue de la philosophie de l’histoire. C’est ainsi que les articles « perfectibilité » des dictionnaires philosophiques parus dans les années 1980 soulignent avant toute chose l’importance du concept pour la philosophie de l’histoire18. À

partir des années 1980, l'évolution des recherches sur la perfectibilité, en particulier dans l’œuvre du créateur du terme, Rousseau, a conduit à l'élargissement des domaines d'application du concept. Ces recherches se fondent pour l'essentiel sur l'idée qu'il ne faut pas voir la perfectibilité, dans une approche téléologique, comme un synonyme de progrès, mais qu'au contraire Rousseau a inventé ce terme par opposition au progrès. Florence Lotterie écrit qu'avant 1980 le terme de perfectibilité était compris comme un synonyme de progrès, notamment dans le panorama qu'en présente John Passmore, qui emploie perfectibility à travers toute l'histoire de la philosophie, d'Aristote à l'époque contemporaine19.

Les écrits récents sur la perfectibilité incitent à réévaluer et redéfinir ses implications dans des domaines moins étudiés, comme l'influence des sciences naturelles sur la constitution du concept chez Forster ou la signification du concept dans l'anthropologie de Forster. La recherche récente sur la question explore d'autres dimensions, comme la place de la perfectibilité dans la constitution des sciences politiques ou les influences réciproques de la 18 HORNIG Gottfried, BAUM Richard et NEUMEISTER Sebastian, « Perfektibilität », in: Historisches Wörterbuch

der Philosophie, vol. 7 : P-Q, Bâle, Schwabe, 1984, pp. 238‑244 ; HORNIG Gottfried, « Perfektibilität. Eine Untersuchung zur Geschichte und Bedeutung dieses Begriffs in der deutschsprachigen Literatur », Archiv für Begriffsgeschichte 24 (1), 1980.

19 LOTTERIE Florence, Progrès et perfectibilité: un dilemme des Lumières françaises (1755-1814), Oxford, Voltaire Foundation, 2006, p. XVI ; PASSMORE John, The perfectibility of man, London, Duckworth, 1970.

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