• Aucun résultat trouvé

La durée picturale chez les cubistes et futuristes comme conception du monde : suggestion d'une parenté avec le problème de la temporalité en philosophie

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La durée picturale chez les cubistes et futuristes comme conception du monde : suggestion d'une parenté avec le problème de la temporalité en philosophie"

Copied!
180
0
0

Texte intégral

(1)

La durée picturale chez les cubistes et futuristes comme

conception du monde : suggestion d'une parenté avec le

problème de la temporalité en philosophie

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en histoire de l'art

pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTE DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2006

(2)

Dans les années qui précédèrent le début de la Première Guerre mondiale, les premières avant-gardes ont forgé une conception du temps pictural radicalement différente de celles des écoles dominantes du XIXe siècle, entraînant par là une représentation nouvelle de l'espace. Le but de

ma recherche est d'analyser la modalité temporelle du rapport pictural sujet/objet sous les divers aspects de son expression esthétique : temps du créateur, temps du spectateur, temps de l'objet représenté et temps de l'œuvre d'art. En plus de comprendre la temporalité picturale comme un rapport avec la réalité, il s'agira aussi d'appréhender le « temps » du début du siècle, selon l'acception de « conjoncture », ou d'époque dans la culture européenne occidentale, révélée par une approche interdiciplinaire et même transdisciplinaire. L'analyse d'un corpus sélectif d'œuvres cubistes et futuristes mène à la démonstration d'une parenté avec les idées philosophiques contemporaines de ces artistes. Cette synchronie prend tout son sens dans certains concepts présents dans la phénoménologie husserlienne, tout particulièrement dans Leçon pour

une phénoménologie de la conscience intime du temps de 1905 et aussi chez Henri Bergson dont

(3)

L'écriture d'un mémoire de maîtrise est une aventure stimulante certes, mais aussi éprouvante à l'occasion. Heureusement, certaines personnes rendent cette tâche plus agréable et facile par leur seule présence ou leurs bons mots lors d'impasses intellectuelles.

Un monumental merci à mon directeur de recherche, M. Elliott Moore, cet ami dandy dont la rencontre aura influencé ma vie pour le mieux. La stimulation tirée des discussions avec vous Elliott, à été le carburant essentiel à ce travail de recherche. J'ai infiniment apprécié votre savant dosage entre la latitude accordée, visant une autonomisation dans la recherche, et la justesse du suivi que vous m'avez offert. Je souhaite être un jour un aussi bon pédagogue que vous. Merci à M. Didier Prioul, pour les discussions passionnantes, sa gentillesse encourageante et son érudition méthodologique. Merci également à M. Jean-Marc Narbonne, pour la belle expérience du séminaire d'esthétique à Percé. Merci à M. Jean-Louis Lebreux, directeur du Musée le Chafaud de Percé. Les idées naissent souvent de la discussion et je suis donc redevable à tous ceux qui ont supporté mes occasionnels délires sur mon sujet de recherche, me permettant de sortir de mon solipsisme...

Merci à mon noyau originel, ma famille, pour son support inconditionnel et indéfectible. Ce n'est pas rien d'avoir enduré mon caractère parfois «difficile» dans les moments ponctuels de crises existentielles et de doute complet. Merci à mon frère qui m'a offert un toit. Merci Lucie pour les frissons épidermiques qui stimulent les neurones. Merci enfin à mon pote Dany Hudon, pour son intelligence et les joyeux divertissements qu'il sait si bien orchestrer...

(4)

Résumé iii Avant-propos iv Table des matières v Table des figures viii

Introduction générale 1 1. Mise en place esthétique 1 2. La fin d'un siècle, le début d'un autre : quelques changements spatio-temporels 3 3. Problématique 6 4. Hypothèse de travail 7 5. Aspects méthodologiques et épistémologiques de la recherche 8 6. Historiographie du sujet de recherche 12 7. Conceptualisation du problème 15 8. Présentation du mémoire 17

1. Mouvements d'avant-garde 19 1.1. Le cubisme ou les « cubismes » ? 19 1.2. Pour une compréhension du « futur » des futuristes :

brève genèse d'un mouvement 25 2. Conception du monde et de la peinture 28 2.1. Comprendre le cubisme 28 2.1.1 Le primitivisme : une conception autre de la réalité 28 2.1.2. Les moyens plastiques cubistes : laplanéité comme proximité 30 2.1.3. La référence à un arrière-monde : les cubistes et la métaphysique 33 2.1.4. Les cubistes et la nature : mimesis ou présentation 37 2.1.5. Le rapport au passé : le temps de l'histoire 39 2.2.Comprendre le futurisme 40 2.2.1. Abolition de la séparation rationaliste entre sujet et objet :

la réalité comme flux d'énergie 40

2.2.1 A. Placer le spectateur au centre du tableau 45

2.2.1.2. L'intuition chez Bergson 47 2.2.2. Refus de distinguer un monde vrai d'un monde des apparences 48 2.2.3. Rationalisme ou irrationalisme ? 50 2.2.4. Rejet radical et systématique du passé 52

3. Mise en place du problème de la temporalité :

(5)

4. Analyse de la peinture cubiste et futuriste sous l'aspect temporel 59 4.1 Le temps pictural cubiste comme quatrième dimension et simultanéité :

l'inutilité de peindre d'après modèle 59 4.1.1. Le temps pictural cubiste comme refus de l'instantanéité

et du photographique 62 4.1.2. Les facettes multiples d'un même objet : le temps de la synthèse 66 4.1.3. Synthèse d'éléments discrets spatialement et temporellement :

la liberté de « voyager » dans le temps 69 4.1.4. Le temps pictural comme dynamisme et contrastes chromatiques :

Delaunay et le prolongement du cubisme 72 4.1.5. Le temps pictural de la lumière 75 4.1.6. Le temps pictural de l'expérience esthétique :

l'importance de l'acte de lecture parle spectateur 76 4.1.7. Le temps pictural par le mouvement : le passage dans le milieu critique

français des idées sur le dynamisme des futuristes italiens 78

4.2. Dynamisme, mouvement et simultanéité : concepts temporels

chez les futuristes italiens 80 4.2.1 Art futuriste contre art traditionnel 82 4.2.2. Le mouvement dans son aspect physique ou mouvement relatif (1909-1911) 83 4.2.2.1. Les premières tentatives d'accord entre mouvement référentiel

et mouvement pictural 83 4.2.2.2. Les futuristes rencontrent les cubistes (1911) 86 4.2.2.3. Assimilation et dépassement des préceptes cubistes 87 4.2.2.4. Les expériences en photographie comme influences :

premier pas vers la mise en mouvement de l'image 91 4.2.2.5 Le temps du discursif : la littérature futuriste 93 4.2.3. Le mouvement dans son aspect spirituel ou

mouvement absolu (1912-1914) 95

5. Parentés conceptuelles : présentation de la temporalité chez

Edmund Husserl et chez Henri Bergson 100 5.1. Temporalité phénoménologique : la conscience intime du temps

chez Edmund Husserl 100 5.1.1. Quelques éléments de phénoménologie utiles pour la suite 102 5.1.2. Présentation du projet des Leçons 106 5.1.3. Contre l'instant comme seul existant : la position husserlienne

face au psychologisme de Franz Brentano 107 5.1.4. La structure temporelle : impression, rétention et protention 110 5.2. La durée bergsonienne 112 5.2.1. Quelques idées générales sur Bergson 112

(6)

5.2.2.2. L'opposition bergsonienne à Zenon d'Élée 117 5.2.2.3. Le temps de la conscience 118 5.2.2.4. La durée englobante : le dynamisme du monde 119 5.2.3. La mémoire pour Bergson 120 5.2.3.1. Les deux types de mémoire : mémoire-habitude et mémoire-souvenir 121 5.2.3.2. Souvenir pur, souvenir image et perception 123

Conclusion générale 126 Bibliographie 129 Annexe 1 : Œuvres citées 135 Annexe 2 : Graphiques des schématisations du concept de temps 170

(7)

Image 1

Les Demoiselles d'Avignon, Pablo Picasso, 1907.

Image 2

Le Grand nu, Georges Braque, 1907-1908.

Image 3

Vision après le sermon ou la lutte de Jacob, Paul Gauguin, 1888.

Image 4

Figure de femme, Georges Braque, 1910-1911.

Image 5

Joueur de clarinette, Pablo Picasso, 1911.

Image 6

Formes uniques de la continuité dans l'espace, Umberto Boccioni, 1913.

Image 7

La Mort de Socrate, Jacques-Louis David, 1787.

Image 8

Portrait de Daniel-Henry Kahnweiler, Pablo Picasso, 1910.

Image 9

Le Dépiquage des moissons, Albert Gleizes, 1912.

Image 10

Danseur dans un café, Jean Metzinger, 1912.

Image 11

La tour Eiffel, Robert Delaunay, 1912.

Image 12

La ville vue par une fenêtre ouverte, Robert Delaunay, 1911.

Image 13

Fenêtres simultanées, Robert Delaunay, 1912.

Image 14

La Rencontre ou Bonjour monsieur Courbet, Gustave Courbet, 1854.

Image 15

(8)

Image 17

La chasse à l'hippopotame et au crocodile, Peter Paul Rubens, 1615-1616.

Image 18

L'Adoration des Bergers, Tintoret, 1579-1581.

Image 19

Dynamisme d'un chien en laisse, Giacomo Balla, 1912.

Image 20

Révolte à la galerie, Umberto Boccioni, 1910.

Image 21

Lampe électrique, Giacomo Balla, 1909.

Image 22

Parfum, Luigi Russolo, 1910.

Image 23

Train en mouvement, Luigi Russolo, 1910.

Image 24

Impression : train, vapeur, vitesse, William Turner, 1844.

Image 25

Dynamisme d'Automobile, Luigi Russolo, 1912.

Image 26

La main du violoniste, Giacomo Balla, 1912.

Image 27

Pélican en vol, Etienne-Jules Marey, 1886.

Image 28

Femme pudique. Etude du mouvement, Eadweard Muybridge, 1884.

Image 29

Les Rosés, Anton Giulio Bragaglia et Arturo Bragaglia, 1913.

Image 30

Etats d'âme 1 : Les Adieux, Umberto Boccioni, 1911.

Image 31

(9)

Image 33

La rue entrant dans la maison, Umberto Boccioni, 1911.

Image 34

Vitesse d'automobile^Lumière^Bruit, Giacomo Balla, 1913.

Image 35

(10)

Le temps n'est certes pas l'angle le plus courant par lequel est étudiée la peinture. La raison est certainement d'ordre définitionnel ou même constitutif. Comme le dit Souriau, abondant dans le même sens que pratiquement tous les esthéticiens qui le précèdent, « le dessin, par exemple, ou la peinture, présentent des surfaces planes et utilisent donc deux dimensions de l'espace ».' Il est d'ailleurs intéressant à noter à cet égard, que ces deux médiums sont aussi reconnus sous la dénomination « d'arts plastiques ». Le terme « plastique » vient du grec plastikos, qui réfère au modelage des substances solides et matérielles. La plupart des grands systèmes classifïcatoires des arts ont établi une distinction entre les arts de l'espace et les arts du temps, la peinture, l'architecture, le dessin et la sculpture entrant dans la première catégorie. Dans bien des cas, il en résulte une hiérarchisation promouvant la supériorité des arts dits temporels, en tant qu'expériences esthétiques plus parfaites et plus complètes. Par exemple, le théâtre deviendra supérieur à la peinture, en ce sens qu'il unit les dimensions d'espace et de temps. Contrairement au cinéma, au théâtre, à la poésie ou à la musique, l'œuvre peinte, de par la fixité de la matière colorante sur le subjectile bidimensionnel, n'est pas considérée comme temporelle. Nul écoulement n'est visible et aucun changement ne s'opère. Le plan d'une image peinte est simple et invariable, n'étant pas sujet au devenir si ce n'est par l'effet d'altération qu'opèrent les éléments physiques (lumière, pollution, humidité, etc.) sur la peinture. De même, une œuvre picturale peut subir dans le temps des modifications de la part de l'artiste (ou plus exceptionnellement par quelqu'un d'autre), parfois plusieurs années après sa création initiale.

De cette dichotomie entre le spatial et le temporel artistique prennent naissance plusieurs systèmes classifïcatoires des beaux-arts, dont celui du philosophe français Alain. Son classement se fonde sur la distinction entre les arts du mouvement et les arts du repos. Dans le premier cas, il y a une répétition de l'acte créatif, supposant « une action humaine à chaque fois recommencée ».2 Dans la musique, le théâtre, la poésie et la danse, le temps est impliqué

intrinsèquement dans la production puisqu'il y a succession dans l'œuvre même. Dans les arts du

1 SOURIAU Anne, «Dimension», dans : SOURIAU Etienne (sous la direction d'Anne Souriau), Vocabulaire d'Esthétique, p.587.

(11)

du mouvement est changeante, alors que la création produite par un art du repos est immobile et invariable. La peinture n'est donc pas l'art le plus apte à suggérer l'écoulement du temps et le changement, n'étant pas lui-même, par définition, dans le changement quant à sa forme matérielle: « II arrive que la peinture et la sculpture représentent le mouvement par l'attitude, et même le mouvement vif, comme la course ou le coup de poing. Toutefois ces arts, par leur puissance même, recherche toujours l'immobile, et enfin tous les trésors de la pensée et du sentiment que l'action dévore. »3 Alain remarque bien cependant que, dans les arts du

mouvement, un rythme précis et particulier est imposé au spectateur. Par exemple, le récepteur reçoit le tempo donné par l'artiste à une pièce musicale. Au théâtre, le temps du récit est prédéterminé. Mais de manière inversement proportionnelle, ce qu'un art du repos n'a pas en changement, il le gagne dans une autonomie plus grande du spectateur à son endroit. Nous comprenons par là que la réception d'une image est différente de celle des œuvres dynamiques, puisque celui qui regarde peut organiser son acte de visualité. Il scrutera librement le tableau aussi longtemps qu'il voudra, sans que rien ne change, la réflexion s'en suivant n'étant pas non plus pressée par un déroulement temporel imposé. Devant un tableau, le temps de méditation est plus long que la durée accordée au cinéma pour comprendre ce qui se déroule. Nous pourrions donc dire qu'il y a des arts immédiats et d'autres médiats. Comme la peinture se classe dans la seconde catégorie, le temps qui y est exprimé se veut indirect, soit par le biais de la réflexion ou de l'interprétation. Alors que le septième art incite à une compréhension rapide menant à la formation d'un tout significatif qu'est le film, le tableau offre une désinvolture dans sa réception. Les arts plastiques ont donc un « repos » en eux-mêmes, en ce sens qu'ils sont statiques, mais leur vie prend toute son ampleur dans la lecture dont ils sont sujets, acte éminemment réel et temporel.

Mais peut-on pour autant affirmer que le tableau ne comporte en lui-même nulle temporalité ? Autrement dit, toutes les images ont-elles le même caractère statique ? Nous prenons le pari que non. Matériellement, tout tableau est fixe, ça va de soi. C'est dans le contenu significatif, soutenu par le corps physique, qu'une temporalité est présente dans toute sa force, ce qui permet une analyse primordiale dans la compréhension même de l'œuvre. De la même manière que,

(12)

qu'elle est seulement suggérée grâce aux lois techniques de la perspective par des moyens illusionnistes, la temporalité peut, de même, être visuellement suggérée. Toute peinture peut être analysée sous un certain rapport au temps. C'est dans cette optique que nous abordons le problème, idée qui s'inscrit dans la veine ouverte par les recherches de Bernard Lamblin dans

Peinture et temps. Globalement, on pourrait affirmer qu'en peinture, il y a toujours une modalité

temporelle possible grâce au rapport pictural sujet/objet, sous les divers aspects de son expression esthétique : temps du créateur, temps du spectateur, temps de l'objet représenté et temps de l'œuvre d'art conçue comme objet autonome. Les théoriciens de l'esthétique, notamment Souriau, en viennent à reconnaître l'importance de ne pas créer une barrière infranchissable entre une pureté spatiale et une pureté temporelle des arts :

Rien n'est plus dangereux pour une compréhension exacte et perspicace des arts plastiques (design, peinture, sculpture, architecture et arts mineurs), sous la banale catégorie « d'arts de l'espace », par contraste aux arts phonétiques et cinématiques (musique, poésie, dance et cinéma), considérés plutôt comme « arts temporels».4

Gombrich juge même sévèrement les historiens de l'art pour leur manque de perspicacité face à l'évidence qu'est le temps : « Tandis que le problème de l'espace et de sa représentation dans l'art a occupé l'attention des historiens d'art à un degré presque excessif, le problème correspondant du temps et de la représentation du mouvement a été curieusement négligé. »5 II

faut donc prendre garde pour ne pas que tout un pan de la compréhension des œuvres picturales se trouve oublié, par souci de rester à l'intérieur de catégories esthétiques prescrites, en particulier au début du XXe siècle où s'opère un changement de la définition même de ce qu'est

l'art et de ce qu'est le temps.

2. La fin d'un siècle, le début d'un autre : quelques changements spatio-temporels

De la fin du XIXe siècle au début du XXe, soit de la période s'échelonnant de 1880 jusqu'au

déclenchement de la Première Guerre mondiale, de nombreux changements sociétaux, de pair

4 SOURIAU Etienne, «Time in the plastic arts», The Journal ofAesthtics and art criticism, p.294. «Nothing is more

dangerous for the exact and délicate understanding of the plastic arts (design, painting, sculpture, architecture, and minor arts) than the rather banal description, "arts of space", in contrast to the phonetic and cinematic arts (music, poetry, the dance, and to this group we must now add the cinéma), characterized as "art of time" ».

(13)

monde change. Le bouleversement est d'abord d'ordre matériel. De grandes avancées techniques rendent possibles de nouvelles inventions qui changent la vie quotidienne, notamment dans les transports : la bicyclette, l'automobile, le train dont le réseau prend graduellement de l'ampleur et l'avion. La vitesse et la facilité des déplacements s'en trouvent modifiées. Les nouveaux moyens de diffusion et de communication que sont le télégraphe sans fil (la tour Eiffel servira, à partir de 1913, à émettre le premier signal radio pouvant faire le tour de la planète), le téléphone ou le phonographe raccourcissent le temps de diffusion de l'information par rapport à l'oralité traditionnelle. À partir de 1906, l'éclairage des rues de Paris passe graduellement du gaz à l'électricité. L'apparition et le développement de la photographie, à partir de la découverte de Daguerre en 1839, change l'histoire des arts graphiques et de la reproduction, rendant plus facile la reproductibilité de l'image dans les imprimés.7 Toujours sur le plan visuel, le cinéma permet

une mise en mouvement de l'image.

La science aussi fait un bond de géant, notamment en physique avec les travaux d'Ernest Mach, de Max Planck, de Lorentz et d'Albert Einstein. La théorie de la relativité restreinte de ce dernier, formulée en 1905, montre que la mesure du temps varie en fonction du mouvement des deux objets impliqués. Le rayon X permet également de découvrir de petites particules invisibles à l'œil nu et dont on ignorait l'existence. La réalité devient donc autre chose que la pure apparence sensible.

Dans la plupart des pays occidentaux, notamment la France et l'Italie, les retombées de la révolution industrielle enclenchée quelques décennies plus tôt, sont observables, avec les éléments positifs et négatifs qui lui sont inhérents. L'idéal de liberté planant sur l'Europe, naissant avec la Révolution française de 1789, se révèle difficile à atteindre. Le mode de vie change du tout au tout, passant de l'agriculture comme seul moyen de subsistance, au modèle capitaliste du patron/employé. Le mode d'être passe donc du temps rythmé par la nature, à celui comptabilisé du travail, jusqu'à sa gestion dans le taylorisme. Au sujet de la temporalité moderne,

" II est à noter que les informations du présent paragraphe sont essentiellement tirées des sources suivantes : KERN

Stephen, The Culture oftime andspace 1880-1918, 372 p. ; Mark et LEIGHTEN Patricia, Cubisme et culture, 224 p. et DAVAL Jean-Luc, Journal de l'art moderne 1884-1914, 222 p.

(14)

et historique. Premièrement, le temps est chronométrique en ce sens qu'il mesure les activités productives. C'est tout une époque qui est modelée par son rapport au temps, que l'on pense au temps du travail qui est de plus en plus compté, segmenté et étudié par les méthodes de division du travail comme le taylorisme. La temporalité peut donc très bien être étudiée sous un angle social et de lutte de classe, en ce sens que le travailleur n'a pas la même gestion du temps que le bourgeois, qui est son patron, ou que l'aristocrate qui dispose de tout son temps pour se consacrer à son amélioration personnelle. Mais autant la littérature, la science, la technique, la philosophie et l'art, peuvent se prêter à une analyse culturelle qui prend comme angle d'approche le temps. Dans tous ces domaines, le rapport au temps n'est plus le même que dans l'Antiquité, qu'au Moyen âge, qu'à la Renaissance ou qu'au siècle des Lumières, tout simplement parce que la conception même de ce qu'est le temps n'est carrément plus la même. Deuxièmement, le temps est linéaire parce qu'il implique une séquence passé-présent-avenir, par opposition au temps cyclique. Finalement, historique, surtout depuis Hegel qui fait de l'histoire un écoulement téléologique voulant que la société s'améliore graduellement. Ce sont dès lors, des références historiques qui marquent le temps et non plus des fables, grands récits ou mythes. L'ordre positiviste, matérialiste et déterministe du schème scientifique, hérité des Lumières et de

YAufklàrung allemand, commence à être l'objet de critiques sévères. L'art et la philosophie

marquent une opposition au mode de connaissance technoscientifique. C'est plus particulièrement le positivisme qui est visé, théorie croyant en la possibilité d'une explication globale par des lois préfixées, et d'une compréhension de la totalité du réel, visant ultimement à tout systématiser par une appréciation exacte de la réalité extérieure (écarter les questionnements métaphysiques) :

Elle [la grande systématisation humaine] fait directement apprécier le nœud essentiel de la synthèse positiviste, comme consistant à découvrir la vraie théorie de l'évolution humaine, à la fois individuelle et collective. Car, toute ébauche décisive sur ce sujet final complète aussitôt la notion générale d'ordre naturel, et l'érigé nécessairement en dogme fondamental d'une systématisation universelle.9

C'est exactement ce rapport au monde comme objectivation pure et simple, que critiquent notamment Nietzsche, Bergson, les phénoménologues, ainsi que les artistes d'avant-garde. Dans

BAUDRILLARD Jean, «Modernité», Encyclopaedia universalis, p. 318

(15)

la même lancée visant à détrôner la rationalité, la psychanalyse freudienne met en place une théorie selon laquelle la conscience n'est plus la reine absolue. Même les processus psychiques comptent alors une bonne part d'inexplicable et d'incontrôlable. De leur côté, face à ce nouveau dogmatisme non pas religieux mais scientifique, les artistes opposent un idéal primitiviste et un désintérêt pour la reproduction du monde selon les critères de la figuration parfaite défendus par l'art académique. L'art devient plus « abstrait », comme s'il se créait un désaccord entre l'homme et la nature. Lorsque le concret est insupportable, l'imagination est salutaire. Que l'on pense aux symbolistes, aux différentes tendances expressionnistes, à Gauguin, à Cézanne ou au Fauves, ils offrent tous, à divers égards, les questionnements plastiques qui seront nécessaires dans le cubisme et le futurisme.

3. Problématique

La filiation entre le temps et l'art apparaît de manière marquée dans les œuvres et les textes théoriques des commentateurs du début du siècle, comme moyen de prise de position pour redynamiser l'art statique de l'image « parfaite » de la longue tradition classique européenne. Dans les années qui précédèrent le début de la Première Guerre mondiale, les premières avant-gardes ont forgé une conception du temps pictural différente de celles des écoles dominantes du XIXe siècle, se développant parallèlement à une représentation nouvelle de l'espace. Il sera

question notamment du temps non plus perçu comme succession d'instants séparés, mais comme « simultanéité », ou présent élargi. En art pictural, cette nouvelle conception du temps représente une voie audacieuse et radicalement neuve. Par contraste, on pourrait dire qu'avec l'art naturaliste de la tradition bourgeoise, l'image tente de reproduire un instant unique, figé dans la succession d'événements discrets. Par exemple, dans un tableau néo-classique, académique ou même impressionniste, rien ne montre un temps qui passe, si ce n'est une certaine narrativité contingente. En revanche, chez les peintres cubistes et futuristes, le tableau tend à incarner passé, présent et futur, au détriment de la réitération de codes spatiaux convenus. Dans les portraits peints par Picasso entre 1908 et 1913, par exemple, le spectateur saisit en de multiples facettes le visage du sujet. Tout l'objet (avant, arrière et côtés) est rendu simultanément sur la toile. Pour ce faire, n'a-t il pas fallu que l'artiste fasse le tour de la chose, pour rendre son expérience, non pas d'un moment, mais d'une séquence temporelle entière ? Chez les futuristes, le problème de

(16)

explorer les manières de rendre picturalement le temps. Pour ces artistes italiens, la solution est à trouver dans le mouvement ou le dynamisme. L'objet en mouvement est d'abord (de 1909 à 1911) illustré par la démultiplication du contour et ensuite (de 1911 à 1914) capté dans une série de fragmentations savantes de la forme. L'œuvre contient alors, non seulement le présent, mais aussi un passé rapproché et un futur picturalement anticipé. À cet égard, nous croyons que plusieurs éléments de l'époque, soit le début du vingtième siècle, peuvent être associés sous un angle corrélatif ou de correspondance d'une même visée intellectuelle.

Nous ne voulons surtout pas que le lecteur croit que la question de la temporalité plastique naisse ou prend proprement ancrage avec les avant-gardes. La limite en longueur du présent développement ne nous permettra d'établir que sommairement des liens de dissemblance et de ressemblance entre le cubisme/futurisme, et les artistes qui les précédèrent. Nous pourrions donc déjà affirmer, pour mettre les choses en place, qu'une partie de notre propos montrera le caractère original et novateur du cubisme/futurisme dans leur conception du temps, et qu'une autre partie de notre étude, plus générale ou universelle, pourrait tout aussi bien s'appliquer à d'autres courants, styles ou groupes rencontrés au fil de l'histoire de l'art.

4. Hypothèse de travail

Voici la question globale, en deux volets, à laquelle il faudra répondre par la positive ou la négative : 1) Les cubistes et les futuristes mettent-ils de l'avant une conception du temps comme durée vécue ? 2) Y a-t-il des liens possibles entre ces expressions artistiques d'avant-garde et l'arrière-plan philosophique que sont les conceptions de la temporalité chez Henri Bergson et Edmund Husserl ? En fait, pour que la deuxième partie de l'interrogation soit posée, cela implique nécessairement que la première partie reçoive une réponse positive. Car logiquement, si A n'est pas B et que B est C, A ne peut être C. Comme la mise en place de la problématique supposait un déblayage préalable d'une partie de la littérature de source primaire, question de s'assurer que le problème prenait corps par une quantité significative d'éléments pertinents, nous pouvons dès l'abord affirmer que la première partie de l'hypothèse est vérifiable.

(17)

Mais peut-on vraiment croire qu'une hypothèse de travail est nécessairement confirmée ou infirmée totalement ? Pour certains sujets, ce peut être le cas. Cependant, dans de nombreux autres, on n'arrive pas à du noir ou à du blanc, mais à des teintes variées entre les deux. Autrement dit, il est tout à fait envisageable que la réponse ne soit pas aussi tranchée que le requiert une sorte d'idéal d'objectivité. Le « oui » ou le « non » catégorique et unilatéral procède la plupart du temps d'une volonté de simplification de la part du répondant. Ne nous inscrivant pas dans une optique réductionniste, nous gardons la possibilité que l'hypothèse soit en partie acceptée et rejetée, afin de prendre en considération le critère de falsifiabilité de Karl Popper. Dans une telle étude, il faut toujours rester attentif à l'émergence d'hypothèses falsifiantes, c'est-à-dire d'énoncés qui viendraient contredire l'idée de départ.10

5. Aspects méthodologiques et épistémologiques de la recherche

La méthodologie occupe certes une place centrale et essentielle dans la recherche en histoire de l'art, l'adoption préalable d'une grille de lecture permettant d'éviter la dispersion. Cette structure analytique contribue également à une certaine définition de l'objet d'étude en tant que noyau central de toute recherche. Toutefois, il faut se garder de faire de la méthodologie une recette, un cadre dans lequel on s'enferme. Un chercheur qui fouille dans une seule direction, s'étant fixé des restrictions systématiques trop rigides, risque fort de passer à côté d'éléments qui alimenteraient son propos. Une méthode sert donc davantage de cadre d'appui théorique et logique, ou de champ paradigmatique pour reprendre l'idée de Thomas Kuhn.11 Elle situe le travail intellectuel dans un

certain champ, plutôt que d'être une simple grille avec des cases vides dont il suffit de remplir dans un ordre prédéterminé. C'est en fait le lieu d'un exercice métahistorique ou métacognitif, en ce sens qu'elle nous permet de réfléchir de manière critique sur notre propre questionnement d'ordre historique. La méthode est une porte d'entrée pour les questions épistémologiques, car elle réfléchit la structure même du processus de connaissance. C'est donc la validité de ce qui est

10 Voir à ce sujet : POPPER, Karl. La Logique de la découverte scientifique, p. 85. Même si l'idée de Popper

s'applique précisément aux schèmes méthodologiques des sciences naturelles et pas particulièrement à celui de la méthode historique, nous croyons pertinent le passage de la fonction de falsification de l'hypothèse en histoire. Car l'historien, exactement comme le physicien par exemple, doit travailler à la validité de son propos en conservant à l'esprit que ses postulats de départ ne seront pas nécessairement appuyés par le fruit de ses recherches.

" KUHN Thomas, La Structure des révolutions scientifiques, p. 30. «En le choisissant [le terme de paradigme], je veux suggérer que certains exemples reconnus de travail scientifique réel - exemples qui englobent des lois, des théories, des applications et des dispositifs expérimentaux - fournissent des modèles qui donnent naissance à des traditions particulières et cohérentes de recherche...».

(18)

pas négliger le rôle de l'inventivité en cette matière. De nouvelles méthodes historiques ont radicalement changé le portrait de la discipline par le passé, et il en apparaîtra d'autres seulement dans la mesure où les chercheurs ne se borneront pas simplement à réutiliser des cadres méthodologiques préexistants.

Afin de résoudre le problème formulé précédemment, notre démarche logique est celle de l'induction. Nous ne partons donc pas d'une règle générale préfixée abstraitement, pour ensuite observer son application dans le réel, comme c'est de mise dans le procédé hypothético-déductif. Plutôt, notre base est une collection d'éléments particuliers, composantes de notre corpus d'étude, afin de voir si quelque chose de plus général les unit. Concrètement, l'objectif est de partir d'œuvres et de textes du début du siècle, afin d'examiner une possible filiation sous l'angle de la temporalité. Nous oscillons donc entre une approche plus formaliste, et une autre plus culturelle, visant particulièrement les idées philosophiques et esthétiques.

D'abord, formaliste en ce sens qu'une partie du travail consiste essentiellement en une analyse visuelle des éléments formels (formes, volumes, lignes, couleurs, etc.) qui illustrent les concepts temporels comme le rythme, la simultanéité et la durée. Ensuite, l'approche plus philosophique concerne les textes théoriques et les idées maîtresses qui circulent à l'époque de création des œuvres. La visée n'est par conséquent nullement d'établir une relation causale nécessaire entre les idées sur le temps en philosophie et l'art des premiers mouvements d'avant-garde. Loin de nous l'idée de démontrer de manière indubitable le fait que ce sont les idées d'Husserl ou de Bergson qui font que la peinture d'un Picasso ou d'un Boccioni voit le jour. C'est davantage une

ressemblance de famille pour reprendre la formulation de Wittgenstein, une parenté entre des

domaines (philosophie et art) et leurs concepts respectifs (temps, durée, simultanéité, mouvement, etc.), pour analyser jusqu'à quel point ceux-ci réfèrent à des réalités semblables. Dans les paragraphes 65 à 67 des Investigations philosophiques, le philosophe viennois questionne la démarche de la linguistique traditionnelle à présupposer que les différentes réalités qui réfèrent à un même mot ont nécessairement un dénominateur commun. Il analyse l'exemple du «jeu» afin de montrer qu'il est impossible d'arriver à une caractéristique qu'auraient en

(19)

commun les divers jeux : de cartes, d'échecs, de mots, compétitions sportives, etc. Il en résulte davantage un réseau complexe d'analogies :

Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot : ressemblances de famille ; car c'est de la sorte que s'entrecroisent et que s'enveloppent les unes les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d'une famille ; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc. Et je disais, les jeux constituent une famille.12

Donc, de la même manière que la philosophie analytique du langage de Wittgenstein ne postule pas d'emblée l'identité parfaite des différents sens ou usage d'un mot, nous ne viserons pas à faire des conceptions du temps en philosophie et des conceptions du temps en art plastique une même réalité. Notre tentative de voir s'il y a une analogie possible entre ces concepts correspondra davantage à la réalité, contrairement à l'illusion préalable de celui qui présuppose d'emblée un obligatoire partage de caractéristiques communes.13 Dans un lien parental par

exemple, nous savons très bien qu'il y a, à la fois de fortes ressemblances et dissemblance, comme entre un père et son fils.

Pour la méthodologie d'analyse proprement dite, la situant à mi-chemin entre un formalisme et une approche accordant son importance au contexte culturel de création de l'œuvre, nous abondons dans le sens de la position épistémologique de Michael Baxandall au sujet de la définition de l'objet d'étude de l'histoire de l'art. Un tableau n'est jamais seulement un objet matériel, pas plus qu'il n'est uniquement le produit d'un contexte ou d'une époque. Ce chercheur américain critique drastiquement toutes les approches qui ignorent la compréhension de la juste valeur du contexte. Plus dans le détail, il diagnostique la distance s'insérant fréquemment entre la manière dont nous interprétons une œuvre maintenant, et l'intention véritable qui prévalait dans le contexte de création. Baxandall discute donc particulièrement du biais que produit l'historien de l'art en raison de l'écart historique et culturel qui le sépare de son objet d'étude. Sa position, à cet égard, est mitoyenne. Sans proposer une alternative pour éliminer complètement cette relative inaccessibilité de l'objet d'étude, objet d'étude auquel nous avons toujours accès par le truchement du discours et de la description, il se demande plutôt comment il est possible de

12 WITTGENSTEIN Ludwig, Tractatus logico-philosophicus et Investigations philosophiques, p. 148.

13 Ibid, p. 147. «Ne dites pas : Ufaut que quelque chose leur soit commun, autrement ils ne se nommeraient pas jeux

(20)

réduire les risques de complètement se tromper dans notre interprétation d'une œuvre. Ce théoricien ne vise pas une connaissance objective et absolue d'une intention unique formulée par l'artiste. L'historien doit plutôt s'assurer que l'intention exprimée (par exemple dans les écrits de l'artiste) correspond bien aux conditions d'apparition du problème, quitte à y ajouter de l'information ou à carrément ne pas tenir compte de l'explication de l'œuvre fournie par son créateur. La recherche de l'intention, c'est l'examen attentif des problèmes auxquels l'artiste a eu à faire face, ainsi que des solutions apportées à ces dits problèmes. La méthode de Baxandall est celle de la critique inférentielle, cherchant par le langage (toute explication partant toujours d'une description qui est faite de mots, à formuler des causes possibles) contribuant à une meilleure compréhension de l'œuvre. Sa position critique vient du fait qu'il reste toujours prudent par rapport à l'objet de recherche : « Mais la reconstitution à laquelle on arrive ne recouvre jamais l'expérience qu'il a pu faire en lui-même [l'artiste] : elle sera simplifiée et limitée à ce qui est conceptualisable. »14 Donc, pour se réclamer de Baxandall, il faut accepter, comme historien, de

ne jamais arriver à la précision d'un fait. Il s'agit d'une critique de l'objectivité historique, selon laquelle il faut renverser l'illusion que l'œuvre d'art possède une signification particulière, unique, figée et universelle, en conservant d'autre part une rigueur scientifique dans son étude. C'est dans le tissage d'une myriade d'hypothèses ou d'inférences, que l'interprétation acquiert le plus d'acuité et de sérieux. La mise en garde est donc faite par rapport aux intentions ou significations qui sont préfixées ou prédéterminées par le discours de l'histoire de l'art. L'historien doit se conscientiser au fait que les sources historiographiques auxquelles il a accès, peuvent tout à fait le mener à une interprétation incorrecte en lui imposant un mode inexact de compréhension et d'aperception. Suite à cela, le chercheur sera également plus prudent et nuancé l'ace à son propre discours.

Dans le même ordre d'idée, nous plaçons également cette étude dans la lignée de la conception nietzschéenne de l'histoire. Le philosophe d'origine allemande, ayant à bien des égards inspiré les avant-gardes artistiques, critique une certaine pratique historique dans sa deuxième des

Considérations inactuelles. Sans nier une certaine importance et utilité de la démarche historique,

Nietzsche rejette son orientation unidirectionnelle vers le passé. Ce qu'il défend avec vigueur, c'est la liaison entre le questionnement sur ce qui nous précède, l'action actuelle et le futur

(21)

comme force de volonté. Le confinement dans le passé convient aux faibles qui se contentent de l'inaction et de l'immobilité. C'est l'idéal conservateur et traditionaliste, opérant une fétichisation des productions antérieures, qui est la principale cible. La volonté de puissance s'exprime davantage par une réflexion de l'histoire comme manière de progresser maintenant et plus tard : « C'est donc par la faculté qu'il a de faire servir le passé à la vie et de refaire de l'histoire avec le passé que l'homme devient un homme ; mais un excès d'histoire détruit l'homme et il n'aurait jamais ni osé commencer à penser sans cette nébuleuse qui enveloppe la vie avant l'histoire. »15

Donc, pour ce penseur, à la fois le sens historique et sa négation sont nécessaires pour la conservation d'une grandeur de l'humanité, le but étant d'en arriver à un homme suprahistorique, évitant de se référer systématiquement à une histoire monumentale ou traditionnelle. En ce sens, l'une des capacités les plus importantes de l'homme est celle de l'oubli, permettant le progrès et l'amélioration. C'est une tentative de repenser l'histoire en fonction d'une action, exactement ce qu'ont fait les peintres cubistes et futuristes par rapport à l'histoire de l'art : une adaptation de certains éléments formels de leurs prédécesseurs, en se les appropriant à de nouvelles fins. Il n'y a pas non plus chez Nietzsche, l'idée d'une histoire objective ou téléologique voulant, comme chez Hegel, que les faits historiques progressent vers une finalité précise : « Un phénomène historique purement et complètement connu, et réduit à un fait de connaissance, est mort pour celui qui l'a connu. »16 Cette recherche se place donc modestement dans l'ascendance de cette

conception de l'histoire, en ce sens qu'elle n'a pas pour but de traiter l'information historique tel un simple empilement d'informations datées et classées. Comme Nietzsche qui se méfiait de l'abondance démesurée d'écrits, notre idéal est de ne pas penser seulement en fonction des analyses des historiographes. L'intention est davantage d'aborder le problème comme un objet de réflexion à part entière dans la liaison passé, présent et futur, exactement dans le sens de la nouvelle temporalité étudiée.

6. Historiographie du sujet de recherche

Au sujet de la documentation, un premier constat découle de l'examen des écrits entourant le domaine de recherche et ceux gravitant précisément autour du sujet de recherche. Disons sans

13 NIETZSCHE Friedrich, Considérations inactuelles I et II, p. 211.

(22)

ambages que l'on passe d'une littérature plus généraliste, introductive ou même populaire (au sens mélioratif), à une littérature plus scientifique et universitaire. L'explication de ce phénomène est plutôt simple : il y a souvent plus de rigueur intellectuelle dans les ouvrages qui circonscrivent des questions thématiques plus pointues, qui font un examen plus serré, que dans ceux qui se limitent à l'explication purement factuelle, empirique ou historique des mouvements artistiques modernes. Toutefois, une remarque importante s'impose ici, justement sur le statut des commentateurs. Si nous mentionnons qu'il s'agit d'universitaires, ce n'est nullement pour tenter de fonder la validité de leur propos sur leur seul titre «d'expert». Loin de nous l'idée de sombrer dans le sophisme de / 'appel à l'autorité. Le seul but est de les positionner dans le débat. Dans le même ordre d'idée, l'actualité ou l'ancienneté des publications n'influent pas toujours sur la qualité du propos et des informations qui y sont contenues, même si on ne pourrait pas prétendre établir une étude sérieuse en se basant seulement sur des sources datées et en ignorant les derniers développements de la recherche. Des sources plus anciennes peuvent très bien contenir des renseignements ou des idées intéressantes, qu'il s'agit de valider. C'est le cas avec le texte de Fry sur le cubisme de 1966, dont l'intuition initiale n'a pas perdu de force. Sur la datation des textes, mentionnons également que la question de la temporalité sous l'aspect théorique par lequel nous l'abordons, semble avoir connu ses principaux développements dans les années 1970 et 1980. Et cette recension des écrits nous permet également de constater une asymétrie importante : la référence à Husserl n'est faite que du côté du cubisme, alors que Bergson est fréquemment lié à la fois au cubisme et au futurisme.

En fait, le noyau dur de l'historiographie du présent sujet de recherche est certainement le travail de Bernard Lamblin.17 L'ampleur et l'approfondissement de son étude de l'aspect temporel de

l'art, en particulier dans ses articles sur le cubisme et le futurisme, font de l'auteur de Peinture et

temps, un historiographe majeur. Disons qu'une importance particulière lui est accordée. Une

thèse défendue par Linda Henderson sur la quatrième dimension se révèle aussi être une étude fouillée du rapport spatiotemporel. Quelques autres livres ou articles complètent mon historiographie, notamment ceux très pertinents de Mark Antliff (en collaboration avec Patricia Leighten) sur la relation entre art et culture, de Christine Poggi sur le collage, d'Edward Fry sur le cubisme, ainsi que les ouvrages de Giovanni Lista et de Marianna W. Martin sur le futurisme.

(23)

Tous ces ouvrages établissent à divers degrés le parallèle entre l'art du début du siècle et les philosophies bergsonienne ou husserlienne du temps. Notons toutefois que le lien avec la durée chez Bergson est plus fréquent que celui chez Husserl. Du côté proprement philosophique, les nouvelles publications sur Bergson abondent depuis quelques années. La biographie du philosophe par Philippe Soûlez et Frédéric Worms et le livre de Deleuze sur Le bergsonisme, sont des références essentielles pour assurer une bonne compréhension de la philosophie du penseur français. Quant à Husserl, un ouvrage de Gérard Granel et un autre de Françoise Dastur traitent avec clarté de la temporalité husserlienne. Terminons en mentionnant que l'ouvrage de François Chenet, qui étudie diachroniquement le concept philosophique de temps, offre une synthèse étendue et d'une grande acuité.

Il y a donc clairement deux pôles principaux de recheche sur le lien entre cubisme/futurisme et temporalité : Bernard Lamblin et les autres, soit les historiographes du côté anglo-saxon, tous des Américains. D'un côté comme de l'autre, nous constatons une analyse serrée des sources primaires qui sont la plupart du temps les mêmes, c'est-à-dire les textes des premiers commentateurs du cubisme et les manifestes futuristes. On ne peut certainement pas affirmer que le sujet abordé ici est la scène de querelles intenses où s'affrontent des idées antithétiques. Disons plutôt que l'angle abordé dans cette recherche concerne davantage une possibilité d'explication de l'art cubiste et futuriste par une interprétation différente. Les commentateurs que nous abordons ici font tous mention de l'aspect temporel ou de la liaison à Bergson et/ou Husserl. Il s'agit d'ailleurs là du critère de démarcation entre ce qui fait partie de ce qui est exclu de l'historiographie du sujet. En somme, ce qu'il faut comprendre de ce bref positionnement des protagonistes oeuvrant dans le champ de recherche, c'est que nul n'affirme l'impossibilité ou la non-validité d'une laison quadripartite entre le cubisme, le futurisme, Husserl et Bergson. Le but, en abordant cette question, n'est donc pas de trancher un quelconque débat. Le positionnement par rapport à cette littérature secondaire sera critique (l'analyse essentielle se basant sur des sources primaires), visant pricipalement la mise en commun des recherches francophones et anglophones.

(24)

7. Conceptualisation du problème

Le concept central de cette recherche, comme l'explicite son titre, est celui de «temps». Selon le

Petit Robert, le temps se définit comme suit : « Milieu indéfini où paraissent se dérouler

irréversiblement les existences dans leur changement, les événements et les phénomènes dans leur succession. » La temporalité servira donc d'élément unificateur et totalisateur sur le plan intellectuel, afin de comprendre l'épistémè du début du XXe siècle. Selon Foucault, l'épistémè est

la condition de possibilité et d'apparition du mode de connaissance à une époque historique donnée. Car le temps structure à la fois notre conception et notre aperception sensible du monde, ayant une grande importance autant en philosophie, en science, en art, que dans la vie quotidienne. Le but est donc d'étudier ce concept par une approche interdisciplinaire, en établissant un véritable dialogue entre art et philosophie. L'avantage de ce lien dialogique est d'éviter Punilatéralité et l'enfermement disciplinaire. Comme nous l'avons mentionné précédemment, notre visée n'étant pas de prouver une causalité, le concept migrera plutôt de manière bilatérale, les deux disciplines s'informant l'une et l'autre. La perspective de faire voyager les concepts pour arriver à une meilleure compréhension globale en se basant sur une perméabilité des divers domaines culturels, est exactement la perspective de Mieke Bal. Elle écrit à ce sujet : « In the humanities, the fondational capacity cornes with a new articulation, entailing new emphases and new ordering of the phenomena within the complex objects constituting the cultural field. »19 Ce sont les ponts théoriques jetés entre les divers champs du savoir, qui

permettent d'appréhender les acceptions multiples du concept, et ainsi de faire que ces multiples significations s'informent mutuellement. Mais dans une telle entreprise de « déplacements » culturels, il faut comme le fait très justement remarquer Bal, se méfier pour ne pas non plus confondre totalement les usages proprement disciplinaires d'un concept : « A second conséquence dérives from the notion that translation traverses a gap, an irréductible différence between the original and its destiny in the new environnement. »20 Précisément dans notre cas, le

passage entre les deux disciplines mérite que l'on prenne garde à ne pas identifier incorrectement des concepts portant le même nom, mais ne référant pas du tout à la même chose.

18 Voir à ce sujet: FOUCAULT Michel, L'Archéologie du savoir, Paris, NRF, 1969. 19 BAL Mieke, Travalling concepts in the humanities, p.33

20

(25)

Découlant du concept de temps, une myriade de sous-concepts nous aident à penser notre problème de manière diversifiée. À cet égard, Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans leur chapitre « Qu'est-ce qu'un concept ? » de leur ouvrage Qu'est-ce que la philosophie ?, insistent sur le fait que le concept est divisible : « II [concept] est un tout, parce qu'il totalise ses composantes, mais un tout fragmentaire. »21 Le concept est à la fois un et multiple. Cette double nature est à la fois

sa qualité et son défaut. Premièrement une qualité en ce sens que le cubisme est une catégorie intellectuelle qui permet de regrouper sous une même idée plusieurs réalités, donc de conférer une certaine structure au monde (primordialement chaotique). Mais aussi défaut, parce qu'il y par le fait même danger que le concept devienne un fourre-tout dans lequel, celui qui le manie, peut inclure ou exclure des éléments à sa guise. Mais cette impasse peut être évitée, selon ces deux penseurs français, en questionnant ce qui est en « amont » du concept, autrement dit par le passé du concept. Le concept étant certes actualisé dans le présent, lui qui découle nécessairement d'un problème précis, il n'en traîne pas moins à sa suite son endo-consistence, c'est-à-dire tout ce qui vient intrinsèquement avec lui. La liberté sur son exo-consistence, ce qui lui est ajouté ou sa liaison extérieure à d'autres concepts, s'en trouve ainsi limitée par le caractère de ce qui est en aval. D'ailleurs, leur idée selon laquelle le concept est à la fois relatif et absolu,22 s'inscrit dans la

lignée du perspectivisme nietzschéen.

De cette notion de multiplicité du concept, nous sommes amenés à fragmenter le concept de temps sous de multiples acceptions s'y rapportant intimement. Dans un désordre relatif, ce sont ces sous-concepts, que nous verrons plus en détail ultérieurement : rythme, pulsation, mouvement, unanimisme, quatrième-dimension, simultanéité, cinétisme, synthèse, dynamisme, complémentarisme, durée, temps vécu, intuition, devenir, écoulement, mémoire, élan vital,

évolution créatrice, présent élargi, rétention, protention, et quelques autres. Ces déclinaisons du

concept « temps » ponctueront notre avancée réflexive, comme substance d'analyse au corpus de textes et d'images. Ces sources primaires, base de notre analyse, se limitent sciemment à la période précédant 1914, sauf dans le cas de quelques ouvrages de Bergson qui sont publiés ultérieurement à cette date, mais qui reprennent ses idées développées au début du siècle.

21 DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Qu 'est-ce que la philosophie ?, p. 21.

22 Ibid, p. 27. «Le concept est donc à la fois absolu et relatif: relatif à ses propres composantes, aux autres concepts,

au plan sur lequel il se délimite, aux problèmes qu'il est censé résoudre, mais absolu par la condensation qu'il opère, par le lieu qu'il occupe sur le plan, par les conditions qu'il assigne au problème. Il est absolu comme tout, mais relatif en tant que fragmentaire».

(26)

Cette recherche ne prétend nullement aboutir à une compréhension complète des philosophies de Bergson et d'Husserl. Nous limitons donc notre propos à leurs idées sur la temporalité, ainsi qu'à quelques autres théories s'y rapportant de près. Pour bien illustrer la charnière conceptuelle qui s'opère au début du XXe siècle, il aurait aussi pu être pertinent d'étendre diachroniquement

l'étude à un plus large ensemble d'artistes et de philosophes. Mais bien que nous effectuons quelques comparaisons avec l'histoire du concept de temps et de son application artistique, il sera impossible d'élaborer longuement cette question. Finalement, ce mémoire n'a pas non plus la prétention d'épuiser la totalité de ce qui concerne le cubisme et le futurisme. De nombreuses autres pistes de recherche se seraient avérées toutes aussi intéressantes. Mais dans l'acte dynamique qu'est la recherche de connaissances, il y a nécessairement des choix à faire. Il faut fixer son attention sur un élément ou sur un ensemble déterminé d'éléments afin de commencer quelque part.

8. Présentation du mémoire

La principale difficulté dans l'adoption d'un plan pour ce mémoire vient du fait que quatre éléments le composent, et que nous ne voulons pas les traiter individuellement. Nous ne souhaitons pas non plus les unir deux à deux, par exemple le cubisme avec Husserl et le futurisme avec Bergson (et vice-versa), le but n'étant pas, je le répète, d'établir une causalité parfaite. Il est évident que les deux groupes d'avant-garde sont à la fois semblables et différents, tout comme le sont les idées d'Husserl et de Bergson. Toutefois, notre objectif est de les aborder conjointement comme une tranche synchronique de l'histoire culturelle. Nous procédons dans ce dessein, par des catégories non-hermétiques communiquant entre elles.

L'argumentation qui suit est divisée en cinq parties qui forment des blocs de sens distincts, progressant vers une pleine compréhension du sujet. Les deux premières sections sont en quelque sorte les prolégomènes du mémoire, puisque nous y examinons certaines notions générales sur le cubisme et le futurisme, alors que les trois suivantes constituent à proprement parler, le corps de l'investigation. Le premier jalon nous permet d'appréhender certains rudiments de la genèse de ces deux mouvements d'avant-garde, tout en questionnant ce qu'ils englobent. Toujours de l'ordre du définitionnel, la deuxième partie nous fait entrer davantage dans l'interdisciplinarité

(27)

souhaitée puisque nous y définissons la conception du monde et de la peinture des deux groupes artistiques, en liaison avec les a priori philosophiques que cela suppose. Troisièmement, la notion traditionnelle de temporalité est introduite par un rapide survol des idées d'Aristote et de Saint-Augustin sur le sujet. Ensuite, nous enchaînons par une analyse exhaustive de la peinture cubiste et futuriste sous l'aspect temporel. Finalement, la dernière partie aura pour fonction de boucler la boucle, en présentant les parentés conceptuelles avec la phénoménologie husserlienne, en particulier avec les idées développées dans Leçon pour une phénoménologie de la conscience

(28)

1. Mouvements d'avant-garde 1.1. Le cubisme ou les « culmines »?

Lorsque l'on se propose, dès le titre de ce mémoire, d'examiner le facteur temporel dans la peinture cubiste, la rigueur minimale veut que l'on se questionne sur la définition des termes à l'étude. Parler de « cubisme », c'est à la fois tout dire et ne rien dire. Tout dire, parce qu'on en fait une sorte de catégorie-valise, dans laquelle il est possible d'y classer n'importe quelle œuvre ayant une vague forme de cube. Mais le terme fini par sonner creux, exactement dans le même sens, parce qu'en référant à un ensemble important de productions, de peintres, d'idées et de pratiques, le manque de spécificité fait que l'on passe à côté d'une partie de la réalité à l'étude. Les chercheurs de tous acabits, même universitaires, finissent par reprendre cette généralisation en arguant que tout le monde comprend ce dont il est question. Il y a donc un problème épistémologique à considérer globalement les grands styles définis pas l'histoire de l'art. Réfléchissons quelque peu sur la question avant d'entrer à proprement parler dans notre analyse.

Donc, qu'est-ce qui justifie que l'on ait formé, et que l'on emploie encore massivement de nos jours, le mot cubisme? L'utilité du suffixe « isme » est certainement de montrer l'existence d'un courant (qu'il soit artistique, littéraire, philosophique, politique, etc) que l'on tente de définir le plus précisément possible dans l'espace et dans le temps. Le « isme » a pour but de montrer le lien unificateur d'un groupe d'individus ou de théories singulières. Un courant artistique, derrière le mot suffixe, ne réfère donc jamais directement au particulier (bien qu'il soit constitué de particulier), mais tente plutôt de circonscrire le général. Dans la création de dénominations toujours plus précises, c'est un idéal d'objectivité qui est mis de l'avant. André Breton se méfiait par-dessus tout des « étiquettes ».24 On croit alors pouvoir arriver à faire une science de l'art et

des formes artistiques. Un ensemble de ramifications téléologiques25 et de classifications aux

limites bien établies, se développe alors. Les courants sont dès lors considérés comme une suite de ruptures ou de continuités par rapport au point de renvoi qu'est la tradition: le cubisme est une

13 On se permet ici de nominaliser ce suffixe qui, lui-même, est habituellement une terminaison servant à la

formation d'entités partageant un ensemble de fonctions et de caractéristiques communes.

24 « Je m'opposerai toujours à ce qu'une étiquette prête à l'activité de l'homme dont nous persistons à attendre de

plus un caractère absurdement restrictif. Depuis longtemps l'étiquette « cubiste » a ce tort. Si elle convient à d'autres, il me paraît urgent qu'on en fasse grâce à Picasso et à Braque. » Dans : BRETON André, Le Surréalisme et la

peinture, Paris, p. 7.

(29)

réaction antithétique à l'impressionnisme, mais est influencé par le fauvisme, etc. Il y a là l'idée d'un développement historique obéissant à une logique interne, comme si la seule étude des formes et de leurs significations impliquait nécessairement un système classificatoire.

Cependant, il faut bien prendre conscience de la limitation importante à laquelle nous sommes nécessairement confrontés face à la catégorisation trop marquée des styles et des mouvements artistiques. Le danger est de réduire la diversité de la réalité historique étudiée. Il est souvent préférable d'opérer par micro-catégories, de détailler les concepts sur lesquels on travaille, pour ne pas faire de généralisations abusives. Michel Foucault, comme épistémologue des sciences humaines, nous prévient contre cette vilaine tendance à trop pousser la démarche inductive:

Pour l'histoire, sous sa forme classique, le discontinu était à la fois le donné et l'impensable : ce qui s'offrait sous l'espèce des événements, des institutions, des idées, ou des pratiques dispersées; et ce qui devait être, par le discours de l'historien, contourné, réduit, effacé pour qu'apparaisse la continuité des enchaînements. La discontinuité, c'était le stigmate de l'éparpillement temporel que l'historien avait à charge de supprimer de l'histoire.26

Pour être conséquent avec cette mise en garde, il ne faut pas analyser le cubisme, avec toutes les variations et les changements qu'il implique, seulement comme producteur de formes plastiques. Le cubisme comme style, va de pair avec les modifications profondes qui s'opèrent au début du siècle en France, et plus globalement dans les pays occidentaux industrialisés.

Cette indication sur le caractère variable, pour ne pas dire polysémique du cubisme, est identifiée par de nombreux chercheurs.27 C'est ce qui peut nous faire dire qu'il n'y a non pas un cubisme

unique, mais « des cubismes ». Antliff et Leighten, dans leur ouvrage Cubisme et culture, séparent le mouvement en deux sous-groupes.28 Il y a d'abord la filiation entre Picasso et Braque

à Paris. Une sorte de communauté artistique, intellectuelle et même spirituelle se forme autour du lieu du Bateau-Lavoir, qui est en fait l'atelier de Picasso (qu'il partage ensuite avec Juan Gris) dans le quartier Montmartre. L'artiste Marie Laurencin en fait également partie. Plus tard, en 1912, Picasso, Braque, Derain et Gris s'entendent avec le marchand Daniel-Henry Kahnweiler

26 F O U C A U L T Michel, Dits et Écrits : 1954-1969, p . 6 9 8

27 Au sujet de la genèse du cubisme et des informations générales sur les peintres cubistes, les informations sont

tirées de : DAIX Pierre, Journal du Cubisme, p.9 à 93. et COOPER Douglas, The Cubist Epoch, p.l 1 à 136.

(30)

pour offrir à la galerie de ce dernier l'exclusivité parisienne, ce qui contribuera grandement à leur renommée. Aussi, des écrivains néo-symbolistes comme Guillaume Apollinaire, André Salmon, Roger Allard et Maurice Raynal, discutent esthétique et philosophie avec les peintres. D'ailleurs, ces écrivains deviendront les premiers et principaux commentateurs du cubisme. L'autre face du cubisme est le groupe de Puteaux, nom de la ville en banlieue de Paris où habitent ses participants : Albert Gleizes, Jean Metzinger et les frères Duchamp-Villon (Jacques Villon, Raymond Duchamp-Villon et Marcel Duchamp). Ce groupe est généralement reconnu pour sa présence aux manifestations parisiennes, notamment au Salon des Indépendants et au Salon d'Automne. C'est de ce côté qu'il y a tentative de formation d'une « école » cubiste, tentant de se définir officiellement. Les artistes susmentionnés sont ensuite rejoints par Fernand Léger et Robert Delaunay. Leur visibilité publique est, dès le départ, axée vers une tentative de formulation d'une théorie cubiste et ce sera par la suite, par là que le cubisme se fera connaître et influencera des artistes partout dans le monde. Jean Laude, dans un de ses articles, place même Fernand Léger et Robert Delaunay dans un troisième groupe distinct.29

Le but ici n'étant pas de trancher ce débat sur la fragmentation du cubisme en de plus petites unités, nous nous contenterons de dire que cette division ne s'arrête que lorsque chaque artiste est étudié dans toute sa spécificité. Ultimement, un peintre est une entité bien distincte pouvant être étudiée par période de production ou pour une œuvre particulière. Surtout que par la suite, à mesure que le style du cubisme se développe, la scission entre ces groupes s'estompe énormément. Les divers protagonistes, qu'ils soient de Montmartre ou de Puteaux, finissent par se rencontrer et se mélanger. Même que des artistes d'autres horizons sont étroitement en contact avec le cubisme naissant. Gino Severini, signataire de plusieurs manifestes du futurisme italien, vit à Montmartre entre 1906 et 1913, et adopte plusieurs aspects formels du cubisme. Les poètes unanimistes comme Jules Romain et Alexandre Mercereau partagent leurs conceptions avec des peintres cubistes. En fait, le foyer de rencontre est souvent le café La Closerie des Lilas. Plusieurs artistes ne rejoindront en fait le mouvement qu'une fois qu'il est bien établi : Juan Gris, Louis Marcoussis, Francis Picabia, Roger de la Frenaye, Alexandre Archipenko, Jacques Lipchitz, Henri Laurens, etc. Même le plasticien néerlandais Piet Mondrian s'inspire du cubisme pour ses compositions de la première heure.

(31)

En fait, le terme « cubisme », qui voit le jour en 1908, vient probablement du peintre Henri Matisse ou du critique Louis Vauxcelles. Les historiens du cubisme retiennent l'exposition de Braque, se tenant à la galerie de Kahnweiler au mois de novembre 1908, pour dater l'origine du terme. Lors de cette exposition, le critique Louis Vauxcelles, à qui l'on devait le néologisme de fauvisme en 1905, aurait mentionné que Braque réduisait tout à des formes géométriques, notamment des cubes. Mais d'après Apollinaire, le premier à avoir utilisé le qualificatif de cubes est plutôt Matisse, dont le commentaire sur les œuvres de Braque au Salon d'Automne (précédant de six semaines l'exposition chez Kahnweiler) se voulait critique.30 Le mot cubisme, désignant le

nouveau groupe ou style des peintres, avait au départ une connotation négative et tombait comme un jugement sur une peinture utilisant des formes cubiques ou polyédriques, afin de simplifier géométriquement des volumes confondus à l'espace et à la lumière. Le cubisme est à la fois un mouvement artistique, intellectuel et spirituel. Picasso dans sa peinture fait la synthèse du post-impressionnisme de Cézanne, de l'esthétique symboliste, du primitivisme de Gauguin, et des idées philosophiques de son époque. Le cubisme est un aboutissement, soit positivement (en tant qu'influence) ou négativement (pour ce qui est rejeté), de tout ce qui s'est fait avant. Il se base sur la tradition pour la dépasser. La peinture se déleste de sa fonction décorative. Elle n'est plus conçue comme une beauté autonome, dont le seul but est d'être joli. C'est le processus même de peindre qui devient primordial en ce qu'il contribue à comprendre le rapport de l'Être humain au réel. L'intention de l'artiste n'est plus de reproduire une scène quelconque. La peinture de Picasso et de Braque devient un outil de recherche épistémologique sur la possibilité de connaître le monde tel qu'il est, soit de fonder une nouvelle méthodologie, non pas scientifique mais artistique, permettant d'établir le vrai. Le cubisme se voudra une épistémologie de la peinture, en ce qu'elle a de plus critique.

Mais là encore, la paternité du terme a au fond bien peu d'importance comparativement à la naissance d'un nouveau type de peinture. Les principales innovations esthétiques du cubisme voient le jour entre 1907 et 1914. Par la suite, la manière cubiste est adoptée par de nombreux artistes, sans toutefois qu'il y ait de changements révolutionnaires par rapport à ce qui s'était produit auparavant. Cette rupture plastique, importante dans la tradition de la peinture

30 Au sujet de l'origine du cubisme, Fry accorde la parenté du mot plutôt à Vauxcelles qu'à Matisse. Sur le sujet

(32)

occidentale, dont nous analyserons les moyens un peu plus loin, s'opère surtout à partir d'une œuvre phare: Les Demoiselles d'Avignon (fig. 1) qui date de 1907. Sur le plan de la théorie explicative du cubisme, c'est la parution en 1912 de l'ouvrage intitulé Du Cubisme par Albert Gleizes et Jean Metzinger, qui se donnent pour objectif de faire comprendre les nouvelles formes de la peinture au public. Il faut bien dire que jusqu'en 1917, ni Picasso ni Braque n'ont produit de textes théoriques pour expliquer leur peinture. Leurs théorisations et questionnements n'en sont pas moins présents dans leurs œuvres. Des premières ébauches stylistiques, jusqu'à la parution

Du Cubisme, les écrits explicatifs sont pour la plupart des articles, parus dans des journaux ou des

revues, que l'on doit aux écrivains qui gravitent autour du groupe de peintres. Ce corpus de textes nous intéressera tout particulièrement pour notre analyse. Pour en revenir au texte de Gleizes et de Metzinger, Jean Laude voit même dans ce texte, la tentative de formation d'une école cubiste ou d'une véritable théorie académique de ce style. Il parle du texte des deux peintres comme d'une tentative d'établir une « doctrine fermée », ce qui est éloigné de la « recherche ouverte » de la peinture de Picasso et de Braque. Laude établit une véritable scission du cubisme historique :

Et leur souci [Gleizes et Metzinger] de renouer avec la tradition réintroduisait dans leur lecture une continuité qu'avec les Demoiselles d'Avignon, Picasso entendait rompre. Ainsi, voyons-nous se constituer, dans l'ombre de Picasso et de Braque, une école, qui, certes, peut et doit être étudiée en tant que telle, comme phénomène historiquement situé mais dont l'impact fut finalement très modeste : elle n'intervint, en effet, que pour banaliser et en quelque sorte vulgariser, des découvertes effectuées dès 1907.3'

Edward Fry, dans son étude sur le cubisme, abonde dans le sens de cette nette distinction entre les diverses factions du cubisme. Il place, d'une part, les pères fondateurs que sont Picasso et Braque, et d'autre part, tous les autres artistes ayant appliqué diversement la manière cubiste. Sur plusieurs plans, Fry montre que les cubistes secondaires n'ont pas été aussi novateurs quant au développement des moyens picturaux cubistes, que les deux amis oeuvrant à Paris. Mais le chercheur américain voit, à raison, dans les premières expérimentations de Picasso et de Braque, notamment dans les Demoiselles d'Avignon (fig. 1) et dans Le Grand Nu (fig. 2) de Braque, des œuvres pionnières donnant le ton pour toute une génération d'artistes. La simplification géométrique de la forme, la réduction de l'effet illusionniste de profondeur par le rapprochement des plans du tableau, l'annulation progressive du rapport surface/profondeur et le traitement des corps en aplats (sans l'impression de rondeur ou de volume), sont autant d'éléments dont la

(33)

pleine compréhension revient à Picasso et Braque. Les artistes de Puteaux quant à eux sont jugés sévèrement comme reprenant les innovations sans toutefois contribuer au développement stylistique : « Toutefois, aucun de ces peintres - Gleizes, Metzinger, Le Fauconnier, Lhote, et beaucoup d'autres - n'apporta quelque chose de neuf ou d'essentiel au cubisme de Picasso et de Braque; et peu d'entre eux les comprirent vraiment. »32 Outre Robert Delaunay, Fry ne voit pas

de peintre apportant une contribution significative.

Cette distinction entre les différents sous-groupes dans le grand groupe du cubisme, dont on s'aperçoit de la faible unité malgré la tentative d'homogénéisation derrière le mot lui-même, peut s'avérer très importante sous deux aspects. D'abord, d'identifier précisément ce qui est l'objet de nos analyses contribue à éviter les malentendus et à mieux se faire comprendre. Aussi, cela permet de mieux circonscrire notre question et de ne pas généraliser nos conclusions à des œuvres ou à des artistes, auxquelles elles ne s'appliquent pas. Par rapport au premier volet de notre intention de recherche, qui est d'étudier l'aspect temporel dans la peinture cubiste, il faudra nécessairement se poser quelques questions, à savoir si à la fois le groupe de Paris et le groupe de Puteaux sont pertinents pour notre analyse? Et la réponse est claire : c'est bien d'avantage du côté du Groupe de Puteaux avec Gleizes, Metzinger et même Duchamp, que la durée d'une action s'exprime dans le tableau ou est identifiée dans les textes de commentaires comme principe primordial. Les développements de Robert Delaunay informent aussi notre thématique de manière pertinente. Antliff, dans Cubisme et Culture, dans la section sur « La philosophie de l'espace et du temps » confirme cette tendance. Ses propos sur la temporalité sont liés presque exclusivement à Gleizes et Metzinger. Notre intention ne sera donc certainement pas d'analyser la production de tous les artistes rattachés de près ou de loin au cubisme, quant à leur conception du spatio-temporel. Donc, inversement à la tendance historiographique du cubisme de mettre de l'avant Picasso et Braque, nous les aborderons ici de manière secondaire, par le truchement des commentateurs qui voient une temporalité dans leur art.

Figure

Figure de femme, Georges Braque, 1910-1911.

Références

Documents relatifs

Aussi, il n’y a pas que dans l’expérience musicale que nous pouvons nous rendre compte que le temps peut varier pour nous en fonction de notre ressenti. Il est vrai que cinq minutes

Although functional neuroimaging may have an expanding role in the investigation of development language disorders, fMRI studies of SLI are sparse and available results

In the present paper, we have analyzed the stylized effects and paradoxes, associ- ated with dynamic aspects of decision theory, such as time inconsistency, planning paradox,

Autrement dit, il s’agit d’un cadre de référence temporel autonome, indépendant de tout point de centrage déictique, même s’il peut accueillir, par

26 De Madame Bovary à L’Éducation sentimentale, la semaine en tant que durée se manifeste comme un temps de la vacance, à la lettre pour le dimanche chez la Turque, au figuré dans

Dans les cultures amérindiennes, en particulier les amazoniennes, la temporalité est vécue au quotidien de manière très spécifique. Ainsi, le temps du rêve et de

La collapsologie est nommée et portée à la connaissance du grand public par Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans leur essai, Comment tout peut s’effondrer.. Petit manuel

De la même manière, on verra, à la suite de Mary Douglas, que les sociétés modernes, n’en déplaise à leurs savants positivistes, n’ont pas renoncé à recourir à des