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Toute est dans toute : sorcelleries et féminismes

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Academic year: 2021

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Toute est dans toute

Sorcelleries et féminismes

Mémoire

Marie-Andrée Godin

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Toute est dans toute

Sorcelleries et féminismes

Mémoire

Marie-Andrée Godin

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ce texte témoigne des interrogations qui ont accompagné mon passage à la maîtrise et de ma recherche portant sur la figure de la sorcière comme figure féministe, ainsi que son inclusion dans ma pratique artistique afin d’y soutenir la production d’un discours féministe.

Abordant la sorcière sous les angles historique, politique et spirituel, j’examine les différents discours de réappropriation et de réhabilitation qui lui sont accolés. Souvent, ces discours s’apparentent au féminisme radical et au féminisme marxiste ou au féminisme matérialiste. J'ai donc cherché à mieux comprendre ces théories et en quoi elles concordaient ou non avec ma propre pensée. Je me suis demandé quelle façon celles-ci s'intégraient ou pouvaient s'intégrer à un féminisme d'aujourd'hui, principalement en regard des concepts d’intersectionnalité et de trans-inclusion.

De mes recherches, certains concepts ont émergé : la conscience holistique, l’a-hiérarchie, les actes de fabrication et la connaissance comme source de pouvoir.

Mots-clés: féminisme, sorcellerie, pensée holistique, a-hiérarchie, acte de fabrication, pouvoir, connais-sance, anticolonialisme, art.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ iii

TABLE DES MATIÈRES iv

LISTE DES FIGURES v

REMERCIMENTS vi

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 4

IL NE FAUT PLUS QUE LE PASSÉ FASSE L'AVENIR 6

FEMME-SORCIÈRE, FEMME-NATURE, FEMME-SEXE 16

WE ARE WITCH. WE ARE WOMEN. WE ARE LIBERATION.

WE ARE WE. 25

DO WHAT YOU WILL, SO LONG AS IT HARMS NONE 34

CHAPITRE 2 39

[…] ET UNE FIGURE ÉTAIT FAITE D'ARGILE, DE TERRE,

DE SABLE ET D'EAU 41 CHAPITRE 3 53 LA PENSÉE HOLISTIQUE 56 A-HIERARCHIE 58 ACTES DE FABRICATIONS 61 KNOWLEDGE IS POWER 65

TOUTE EST DANS TOUTE 66

CONCLUSION 72

BIBLIOGRAPHIE 74

ANNEXE 80

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LISTE DES FIGURES

FIG. 1.1. Ulrich Molitor, Femmes sorcières mangeant ensemble, 1496- 1500. Gravure sur bois 7 FIG. 1.2. Johann Blaubirer, Des morceaux du corps d’un voleur pendu, gravure sur bois,1486.

Gravure sur bois 23

FIG. 1.3. Francesco Mazzola dit parmigianino, Sorcière chevauchant un phalus, 1530. Gravure 24 FIG. 1.4. Women’s international conspiracy from Hell. 1969 26 FIG. 2.1. Camille Henrot, Grosse fatigue, 2013. Arrêt sur image 42 FIG. 2.2. Laure Prouvost, FARFROMWORDS, 2013. Installation video 46 FIG. 2.3. Goshka Maguga, Death of Marxism, Women of All Lands Unite, 2013. Tapisserie 48

FIG 3.1. Marie-Andrée Godin, Vue d’atelier, 2016 54

FIG. 3.2. Marie-Andrée Godin. Vue d’atelier, 2015 58

FIG. 3.3. Marie-Andrée Godin. Wicked Thing, détail. 2015 58 FIG. 3.4. Marie-Andrée Godin. Dessins #1,#2,#3 […]#21, 2016. Installation 59 FIG. 3.5. Photographie du Lit-loft, de Mijanou Bardot. Inspiration de Le bel étage 66 FIG. 3.6. Arrêt sur image du film de Marguerite Duras Les mains négatives (1979) 67

FIG. 3.7. Montage photographique. Motif Le plus beau sleeping-bag du monde 68

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REMERCIMENTS

Merci à Julie B, Julie T, Julie P, Christyna, Maude, Carol-Ann, Vincent, Olivier et Marcio. Merci à Alexandre, à Jacques, à David. Merci à Marie-Christiane et à Émilie. Merci à Michelle, Christophe, Lyne et l’équipe du centre Sagamie. Merci à Emmanuelle. Merci à Sarah et Christine. Merci à Catherine. Merci à Marcel Jean.

Merci à vous toutes, les sorcières.

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All witchcraft comes from carnal lust, which in women is insatiable.

Malleus Maleficarum, 1486

Nature les a fait sorcières. C'est le génie propre à la Femme et son tempérament.

Jules Michelet, 1862

The feminist agenda is not about equal rights for women. It is about a socialist anti-family political movement that encourages women to leave their husbands, kill their children, practice witchcraft, destroy capitalism and become lesbians. Pat Robertson, 1992

WITCH lives and laughs in every woman. She is the free part of each of us, beneath the shy smiles, the acquiescence to absurd male domination, the make-up or flesh-suffocating clothing our sick society demands. There is no “joining” WITCH. If you are a woman and dare to look within yourself, you are a Witch. You make your own rules. You are free and beautiful.

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INTRODUCTION

Au moment où j’ai entrepris mes études de maîtrise, j’en étais à me demander comment affirmer un discours féministe dans ma production artistique. La figure de la sorcière m’est apparue comme une piste intéressante pour y arriver, tant il était flagrant pour moi que celle-ci était féministe. J’ai donc décidé de la suivre et j'ai commencé à interroger les liens unissant cette figure, cellede la sorcière, et mon travail de création. La sorcière devenait ainsi un moyen d’inclure un discours féministe à même ma pratique. Aussi bien dans ce qu'elle a historiquement représenté : la non-conformité, le renversement des rôles de genre, la résistance, que dans ce qu'elle représente aujourd’hui : le potentiel de changer le monde et les différentes structures qui le composent. C’est ce potentiel, je crois, qui la rattache à toute sorte de féminismes (écoféminsime, féminisme marxiste, féminisme radical, anarchoféminisme) ainsi qu'à diverses spiritualités néopaïennes dites féministes.

Mes recherches viennent donc de l'intuition que quelque chose dans mes convictions personnelles, dans mes aspirations tout comme dans ma méthode de travail et dans les œuvres qui en résultent, est identifiable au craft au sens de sorcellerie1 et, par extension, au sens d'artisanat puisqu’il se traduit ainsi en anglais.

Au fil de mes recherches, j’ai émis l’hypothèse qu'en référant, à même ma production, à la figure de la sorcière, je pouvais facilement rattacher ma production à certains discours féministes — notamment ceux issus des mouvements de libération des femmes des années 70 — et j’ai cherché à mieux comprendre ces discours. Le plus souvent, ils étaient apparentés au féminisme radical et au féminisme marxiste. J'ai voulu mieux connaître les théories qui s’y rattachent et en quoi elles concordaient ou non avec ma propre pensée. Je me suis demandé de quelles façons celles-ci s'intégraient ou pouvaient s'intégrer à un féminisme d'aujourd'hui, principalement en regard des concepts d’intersectionnalité et de trans-inclusion, laissés pour compte dans les années 70. J'ai découvert une source foisonnante d'inspiration et un grand nombre d'informations destinées à devenir des matériaux pour les œuvres que j’ai produites dans le contexte de ma recherche de maîtrise. La recherche – la lecture, les livres, la théorie – m’a permis

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de créer des œuvres que je voulais décolonialisées, ou anti-colonialistes.

Très tôt dans mon processus, l'idée du savoir et de la connaissance s'est manifestée. L'une des pistes que j'ai voulu suivre a été l'aphorisme « knowledge is power » (le savoir c'est le pouvoir), un aphorisme que j’ai souvent rencontré au fil de mes lectures et de mes visionnements. Que ce soit historiquement ou dans l'imaginaire populaire, la sorcellerie fonctionne toujours sur un code secret. C'est celle ou celui qui connaît ce code qui a le pouvoir de le faire agir. Ce sont aussi les guérisseuses et les guérisseurs, celles et ceux qui connaissaient les plantes et savaient leurs propriétés, qui avaient le pouvoir de soigner — ou d'avorter ou de tuer — et qui furent largement ciblés lors des grandes chasses aux sorcières. C’est dans ce pouvoir, au sein même des communautés paysannes, que les différentes structures établies ou qui tentaient de s’établir aux débuts de l'Europe moderne ont vu une menace. En effet, Knowledge IS power.

La sorcellerie est un code secret soit, mais un code secret qu’il est possible de partager. Et le partage des savoirs, dans tout ce que ce partage comporte de résistance, et la mise en place d’espace favorisant de circulation de ceux-ci, sont donc des pistes que j’ai souhaité explorer plus amplement lors de mon passage à la maîtrise.

Évidemment, la valorisation de la connaissance a un double tranchant. C'est-à-dire que si le savoir a un grand potentiel émancipateur, il peut parfois reconduire les oppressions. J’étais consciente de cela, mais j’avais tout de même envie d’explorer le partage des connaissances. D’autant que le contexte de cette recherche en est un universitaire.

Le sujet de ma recherche, donc, est la figure de la sorcière comme figure féministe, et plus largement comme figure de résistance aux structures d’oppressions — auxquelles appartient le patriarcat. Deux cadres théoriques se sont entrecroisés pour moi dans cette recherche : celui qui soutient le déploiement de la figure de la sorcière dans la perspective d'un féminisme radical actuel, et celui qui permet la production d'œuvres d’art décolonialisées. J’aimerais partager ici les réflexions qui m’ont accompagnée et m’accompagnent encore dans cette recherche. Elles ne sont pas uniquement liées à ma production artistique, mais témoignent aussi de mon rapport au monde dans une perspective plus large.

Dans le premier chapitre, je proposerai d'abord une revue rapide de certaines lectures historiques des grandes chasses aux sorcières du début de l'Europe moderne, expliquant notamment les séquelles de celles-ci encore

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présentes aujourd’hui, ou encore le rôle qu'elles ont joué dans la transition au capitalisme, une transition qui leur a été contemporaine. Je présenterai aussi rapidement les interprétations historiques de certain/es auteur/es quant à un passé matriarcal que l'on semble préférer oublier, mais qui sert généralement à appuyer différentes spiritualités néopaïennes, féministes ou queer. Ensuite, je poserai le premier cadre théorique de ma recherche, afin de développer les liens entre la figure de la sorcière et diverses pensées féministes. Je proposerai une approche à la fois historique, politique et spirituelle, la sorcière féministe tirant ses racines des trois à la fois. Dans le second chapitre, je tenterai d'élaborer un autre cadre théorique, soit celui relatif à une production artistique que l’on pourrait qualifier d’anti-colonialiste, de même qu’aux relations d’une telle production à la figure de la sorcière. Je le ferai à l’aide d’un corpus d'artistes contemporain/es soit Camille Henrot, Laure Prouvost, Goshka Macuga, Camille Ducelier et FASTWÜRMS.

Le troisième chapitre portera sur mon processus de création personnel, principalement en regard de quatre concepts clés que j’ai dégagés lors de mes recherches sur la sorcellerie, soit : la pensée holistique, l'a-hiérarchie, les actes de fabrication et la question de la connaissance. J'illustrerai ensuite ces concepts à l'aide d'exemples issus de ma production en cours ma maîtrise.

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CHAPITRE 1

La brujería era, y es, la manipulación y transformación efec-tiva del mundo a base de hechizos. Las brujas eran, y son, las heréticas al orden hetero-patriarcal. Y ni la represión, ni la asimilación las harán desaparecer, porque son las que efecti-vamente tienen la capacidad para cambiar el mundo. Necesi-tamos otra forma de política, y puede ser que esta forma no sea otra cosa que la brujería. Y el hechizo más efectivo para esto es reconocernos como brujas.2

Quimera Rosa

Il a été important pour moi, à travers mon processus de recherche, de prendre conscience d’un certain nombre d’analyses historiques féministes. Les implications de ces analyses en termes de résistance et même de contre-culture sont multiples. Par exemple, les interprétations féministes des chasses aux sorcières des XVe, XVIe et XVIIe siècles ont eu pour fonction de confirmer qu'une réelle construction de la femme comme sorcière a dû être opérée afin que se mette en œuvre, aux débuts de l'Europe moderne, ce que certaines ont qualifié de gynécide. Ces analyses ont aussi permis de souligner les répercussions que cette construction — la femme comme sorcière — a eu sur la vie des femmes de l'époque et les séquelles qui persistent encore dans la vie des femmes d'aujourd'hui. Elles ont également servi à nous faire voir comment le contrôle et l'anéantissement de corps de femmes ont servi l'accumulation primitive de capital, au moment de la transition que vivait l'Europe entre le féodalisme et le capitalisme3. Certaines analyses, encore, s’appuient sur diverses sources archéologiques soutenant la thèse d'un passé matriarcal qui aurait conservé quelque ascendance chez les paysannes et les paysans européens, dont la sorcellerie

2 « La sorcellerie était, et est, la manipulation et la transformation effective du monde par des sortilèges. Les sorcières étaient, et sont, les hérétiques de l’ordre hétéro-patriarcal. Et ni la répression, ni l’assimilation ne les feront disparaître, parce que ce sont elle qui ont réellement la capacité de changer le monde. Nous avons besoin d’une autre forme de politique, et il se peut que cette autre forme ne soit rien d’autre que la sorcellerie. Et le sortilège le plus efficace pour cela est que nous nous entre-reconnaissions comme sorcières. » (Traduction libre)

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serait un vestige. D'autres dénoncent la répression par l'Église ou par diverses institutions patriarcales, le capitalisme et l’industrialisation, ainsi que la rupture des liens sociaux qui s'ensuit, pour finalement réclamer la sorcellerie et proposer différentes formes de résistances à travers elle.

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IL NE FAUT PLUS QUE LE PASSÉ FASSE L'AVENIR Hélène Cixous

Dès lors que l'on se frotte à la figure de la sorcière, on se brûle à l'historiographie des grandes chasses européennes et des résidus que celles-ci ont pu avoir par la suite en Nouvelle-Angleterre. Avant l’apparition des mouvements féministes, et avant l’avènement des études sur le genre, l’aspect gynécide des grandes chasses aux sorcières n'avait été que peu ou pas exploré. Il était facile, tant que l’on ne s’était pas posé la question du genre, de continuer à l’éviter.

Les grandes chasses dont il est ici question ont eu lieu surtout dans l'Europe occidentale, entre 1450 et 1750. La plupart des auteurs situent leur apogée entre 1560 et 1660. On ne s'entend toujours pas sur le nombre de victimes, mais si les chiffres les plus conservateurs se situent autour de 40 000, la majorité des auteurs évoquent un nombre beaucoup plus élevé 4 . Les plus importantes chasses eurent lieu

principalement en Allemagne, en France, en Angleterre, en Italie et en Espagne.

Les premières lectures féministes – les lectures les plus radicales des chasses aux sorcières – ont surtout vu le jour dans des contextes militants et activistes, et non dans des contextes académiques. C'est ce qui fait qu'elles furent souvent contestées et quelques fois historiquement inexactes. Il n'en demeure pas moins qu'une interprétation féministe des événements s’avérait plus que nécessaire.

Pour la chercheuse Anne Llewellyn Barstow5, qui a analysé les archives des procès dans les différentes régions d'Europe ayant été touchées, il est évident que les chasses aux sorcières ciblaient principalement les femmes. Elle rappelle que lorsque des hommes ont été accusés, c'était généralement parce qu'ils avaient des relations avec une femme déjà considérée comme une sorcière – ils étaient frères, pères, fils ou maris d'une femme déjà accusée. Parfois encore, ils voyaient ajouter à leur premier chef d'accusation celui de sorcellerie, question de donner à celui-là une apparence plus diabolique, le crime de sorcellerie

4 Certaines auteures parlent plutôt de 600 000. Les féministes dans les années 70 parlaient, elles, de 9 millions de

femmes…

5 BARSTOW, Anne Llewellyn, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, London,

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étant alors considéré comme l'un des plus atroces6. Dans d’autres cas, il s’agissait d’hommes homosexuels. Dans Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, paru en 1994, l'auteure affirme qu'en moyenne 80% des victimes de ces exécutions étaient des femmes. Elle rappelle également le caractère patriarcal de la société en général et du processus judiciaire auquel étaient soumises les accusées en particulier.

Elle propose aussi que les grandes chasses aux sorcières aient eu pour effet concret de briser les liens communautaires, principalement ceux qui unissaient les femmes. Celles-ci étaient, dans le contexte, perçues comme plus propices à lier pacte avec le diable de par leur nature même7 et l'on soupçonnait que la sorcellerie se transmettait facilement entre elles, car elles avaient la langue glissante : « The third reason [that women are more prone to witchcraft] is that they have slippery tongues, and are unable to conceal from their fellow-women those things which by evil art they know. 8 » On voyait donc d'un œil

soupçonneux les rencontres entre femmes, leurs échanges et leurs transmissions mutuelles des savoirs.

L'auteur rappelle aussi qu'aucune femme n'était protégée de telles accusations, et qu'aucune d'elle ne savait jamais quand elle serait la prochaine, ni pourquoi. Les exécutions publiques servaient évidemment à renforcer le climat de terreur dans lequel elles vivaient. De plus, les femmes étaient, comme tout le

6 BARSTOW, Anne Llewellyn, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, London,

1994, pp. 24-25

7 À ce sujet, voir le Malleus Malificarum, et autres manuels de démonologie.

8 La troisième raison [pour laquelle les femmes sont plus facilement sujettes à la sorcellerie] est qu'elles ont la langue glissante et qu'elles sont incapables de garder pour elle, sans partager à leurs collègues femmes, les choses qu'elles

connaissent par l’art démoniaque (traduction libre) | KRAMER, Heinrich, et Jacob Sprenger, Malleus Malificarum, dans Linda C. Hults, The Witch as Muse. Art, Gender and Power in Early Modern Europe, Philadelphie, University of Pensilvania Press, 2005, p.69.

FIG. 1.1. Ulrich Molitor, Femmes sorcières

mangeant ensemble, 1496- 1500. Gravure

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monde, spectatrices des exécutions publiques. Barstow soutient qu'une femme dans l'assemblée ne pouvait plus jamais librement compter sur une autre femme, par peur d'être à son tour accusée:

The women in the crowd would vow never to go near a magic-worker again, no matter how badly she needed her advice; she would never again trust a midwife, would neither tell nor ask anything, no matter how urgently she needed her help. Come to think of it, she would guard her lips with her neighbours – because any woman could be a witch, she must not be associated with any of them. 9

Aussi, ces démonstrations de brutalité avaient nécessairement comme conséquence une certaine banalisation de la violence faite aux femmes10. Chez les femmes, cela avait également pour effet ce que, dans le langage d’étude de genre, on appelle internalisation : « […] she knew that she too was evil. The saying went that ''there is something of the witch in every woman.''11 » Ce processus d'internalisation de

la nature démoniaque des femmes — et des violences qu'elles méritent donc en conséquence — ont des répercussions jusque sur la vie des femmes aujourd’hui, dans les violences sexuelles, physiques et psychologique qu'elles subissent de façon systémique.

D'autres auteures, dont Sylvia Federici et Starhawk, soulignent aussi le rapport entre les chasses aux sorcières et une certaine rupture des liens sociaux. Une rupture effective, notamment, par la propagation des enclosures (privatisation) des terres communales.

Elles expliquent que les femmes étaient des actrices importantes de ce lien, en ce qu'elles agissaient souvent comme guérisseuses, comme accoucheuses et comme sages-femmes. Starhawk ajoute que «

9 « La femme dans l'assemblée jurerait qu'elle n'approcherait jamais plus une magicienne, peu importait combien elle aurait

besoin de ses conseils; elle ne ferait jamais plus confiance à une sage-femme, ne lui dirait ou ne lui demanderait plus jamais rien, peu importe si l'aide dont elle aurait besoin était urgente. Si on y pense, elle tiendrait bouche cousue auprès de ses voisines – parce que n'importe quelle femme est potentiellement une sorcière, et elle doit éviter d'être associé à l'une d'elles. » (traduction libre) | BARSTOW, Anne Llewellyn, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, London, 1994, p.157.

10 BARSTOW, Anne Llewellyn, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, London,

1994, p.157.

11 « La subversion est inhérente lorsque tu prends une position qui a été définie comme criminelle pendant une longue

période de temps. » (traduction libre) ENRIGHT, Robert, « Crafting, Every Witch Way: an Interview with FASTWÜRMS », Border crossings, Vol 25, Mars 2006, p. 42 | Ibid. p.157.

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Soigner est une part vitalement (sic) importante de la culture. Dans les communautés traditionnelles, les guérisseurs sont des figures centrales. […] Détruire la foi d'une culture en ses guérisseurs, c'est détruire la foi de cette culture en elle-même, c'est briser ses forces de cohésion et l'exposer à être contrôlée de l'extérieur.12 »

Pour Federici, les grandes chasses aux sorcières peuvent également être lues à la lumière du passage du féodalisme au capitalisme. Dans Caliban et la sorcière. Femme, corps et accumulation primitive, publié en 2004, elle revisite la transition au capitalisme dans les débuts l'Europe moderne. Sa thèse est que le contrôle du corps des femmes, de leur reproduction et de leurs activités opérées au moment des chasses aux sorcières, avait pour but de s'assurer qu’elles seraient génitrices de la future force de travail et militaire. Pour Federici, ce contrôle violent relève en soi de l'accumulation primitive de capital. Elle rappelle que les sorcières étaient, dans les communautés auxquelles elles appartenaient, celles qui savaient comment contrôler les naissances. Federici appuie son argumentaire sur, entre autres choses, la crise démographique de l'époque :

Dans ce contexte, il paraît plausible que la chasse aux sorcières ait été, tout au moins en partie, une tentative pour criminaliser le contrôle des naissances et placer le corps des femmes, l'utérus, au service d'une augmentation de la population, de la production et de l'accumulation de la force de travail. Ceci est une hypothèse. Ce qui est certain, c'est que la chasse aux sorcières fût encouragée par une classe politique préoccupée par le déclin de la population et motivée par la conviction qu'une population nombreuse est la richesse de la nation.13

L'auteure avance aussi que « L'éradication [des pratiques de sorcellerie] était une condition nécessaire à la rationalisation capitaliste du travail, parce que la magie apparaissait comme une forme illicite de pouvoir et un instrument pour obtenir ce que l'on voulait sans travailler.14 » Le capitalisme, pour s'instaurer comme une force massive, avait besoin de prédire l'exploitation qu'il pourrait performer, tant des ressources naturelles, que des ressources humaines.

12 STARHAWK, Femmes, magie et politique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003 (1982), p. 278

13 FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière. Femme corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, 2014

(2004), p.332

14 FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière. Femme corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, 2014

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La professionnalisation – de la médecine, notamment – fut un autre facteur de la mise en échec des femmes au profit de l'instauration du capitalisme. Ces femmes sages qui soignaient et accouchaient furent poussées à l'écart par la professionnalisation médicale. L'acte de soigner fût alors réservé à des gens dont la position d'autorité était souvent en décalage avec les réalités auxquelles ils devaient faire face – j'entends ici que aucun homme cisgenre n’a lui-même été enceint, ou n'a lui-même accouché avant de se permettre d'accoucher une femme. Sylvia Federici souligne en ce sens que l’« on s'accorde généralement à dire que la chasse aux sorcières avait pour but l'anéantissement du contrôle que les femmes avaient sur leur fonction reproductive et servait à ouvrir la voie à un régime patriarcal encore plus oppressif15.»

Bien souvent, ces femmes soignantes étaient poussées à l'écart par rien de moins que leur mise à mort. Les chasses s'avérant « aussi un instrument pour la construction d'un nouvel ordre patriarcal où le corps des femmes, leur travail, leur pouvoir sexuel et reproductif étaient mis sous la coupe de l'État et transformés en ressources économiques16». Pour Federici, ce sont elles les cibles principales des grandes

chasses :

De ce point de vue-là, il ne fait aucun doute que la chasse aux sorcières anéantit les méthodes que les femmes avaient employées pour contrôler la procréation, les qualifiant de dispositifs diaboliques, et institutionnalisa le contrôle de l'état sur le corps des femmes, ce qui était la condition préalable à sa subordination en faveur de la reproduction de la force de travail.17

Quoi qu'il en soit, il ne s'agit là pas des premières lectures féministes de ces événements. Certains écrits avaient déjà ouvert la voie à la réappropriation féministe de la sorcière, ainsi qu’aux spiritualités dites de la Déesse18. En 1862, l'historien français Jules Michelet publie La sorcière où il dépeint la figure de la sorcière comme une femme dont les activités sont réglées par la nature et les savoirs ancestraux, pratiquant une religion païenne ancienne, ayant été largement supprimée par l'Église et les autorités politiques, mais dont certains relents subissent dans les pratiques de ces sorcières.

15 Ibid. p23

16 Ibid. p.308 17 Ibid. p.335

18 Le mouvement de spiritualité de la déesse a émergé principalement en Amérique du Nord, en Europe occidentale, en

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Plus tard, au début des années 1920, l’archéologue anglaise Margaret Alice Murray, dans The Witch-Cult in Western Europe, propose la thèse que les sorcières qui ont été persécutées dans l'histoire européenne pratiquaient une ancienne religion qui avait été conservée dans les campagnes ; des païennes et des païens que l'Église devait à tout prix combattre. The Witch-Cult in Western Europe a ouvert la voie à d'autres interprétations historiques et archéologiques qui ont soutenu l’émergence des politiques et spiritualités féministes et de la Déesse. Murray fut d’ailleurs la première femme professeure d'archéologie de Grande-Bretagne et elle évoluait au sein de la Women's Social and Political Union.

La deuxième vague de féministes19, dans les années 70, proposera elle aussi de revisiter les grands procès pour sorcellerie, ainsi que les sources de cette sorcellerie.

Mary Daly, dans l'ouvrage de 1973 Beyond god the Father : Toward a Philosophy of Women's Liberation, tente de déconstruire le patriarcat contenu dans les religions monothéistes, dont toutes les déités sont masculines. Elle y dépeint la période des chasses aux sorcières comme une tentative du christianisme pour opprimer les femmes.

En 1974, l'archéologue Marija Gimbutas qui fut research fellow à Harvard, puis professeur titulaire à

UCLA, publie The Goddesses and Gods of Old Europe, auquel suivra The Language of the Goddess en 1989 et The Civilization of the Goddess, en 1991. Ces trois livres sont basés sur les résultats de nombreuses fouilles archéologiques effectuées par l’auteure. Ils présentent un résumé de ses conclusions de recherche sur les cultures de l'Europe néolithique. Gimbutas considérait en effet les sociétés de « la

19 On considère généralement la première vague du féminisme comme la période des luttes des suffragettes, soit environ

1850 à 1945. Cette vague s’applique plus principalement aux pays européens et aux États-Unis, puisque les luttes des femmes indiennes, par exemple, ou d’autres colonies ont été invisibilisées au cours de l’histoire. La deuxième vague, quant à elle, est lié aux mouvements de libération des femmes vers la fin des années soixante. Les principaux enjeux en ont été la sexualité, la remise en cause de l’institution du mariage, la question du salaire au travail ménager, le marché du travail et les droits liés à la procréation. On a beaucoup reproché à ce mouvement d’être blanc et bourgeois, les femmes appartenant des minorités et des classes inférieurs n’ayant pas le luxe de participer à ces luttes. La troisième vague de féminisme elle, tente de pallier à ce problème et affiche le soucis d’une meilleure visibilité pour les femmes considérées comme doublement (ou triplement, quadruplement) marginalisées ou stigmatisées – femmes racisées, travailleuses du sexe, femmes trans, femmes queer, femmes handicapées, femmes pauvres par exemple. On parle aujourd’hui d’une quatrième vague qui est largement supportée par internet et les réseaux sociaux et dont les principaux enjeux seraient notamment la dénonciation du sexisme ordinaire, du harcèlement et de la culture du viol.

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vieille Europe » comme des sociétés gynocentriques, vouant un culte à des Déesses féminines, en opposition aux sociétés de l'Âge de bronze, androcratiques (patriarcales) et guerrières. Selon la chercheuse, les sociétés gynocentriques étaient paisibles – aucune palissade, aucun moyen de défense guerrier ou aucune arme n'y ayant été retrouvées — et on y honorait les femmes, qui avaient par ailleurs un statut élevé dans la société. Dans ces sociétés, l’art était par ailleurs très présent.

Deux ans après la parution de The Goddesses and Gods of Old Europe, soit en 1976, l'artiste, historienne d'art et auteur Merlin Stone faisait paraître When God was a Woman (Quand Dieu était une femme). Après de nombreuses années de recherches dans les bibliothèques, les archives, les universités et les musées, l'auteure y met en lumière l'existence d'un culte voué à une grande déesse dans différentes civilisations préhistoriques du Proche et du Moyen-Orient. Elle parle de Sumer, de Babylon, de l’Assyrie, de la région connue plus tard comme Canaan, de Chypre, de l’ancienne Égypte et même de l’Inde avant le système des castes. Ces sociétés, selon toute vraisemblance, auraient été matrilinéaires : les terres, les biens et le nom se transmettant de la mère. Le statut des femmes y aurait été très élevé et des femmes y auraient incarné la déesse sur terre et y auraient été prêtresses dans les temples et les lieux de sacrés. Ce culte de la Déesse aurait été réprimé violemment lors de différentes invasions indo-européennes, pour laisser place notamment à l'hindouisme, aux mythes grecs classiques, au Judaïsme, et plus tard au Christianisme. Ces invasions seraient donc responsables de l'établissement du patriarcat au Proche et au Moyen-Orient, cette région du monde considérée comme le berceau de la civilisation.

Comme ce sera le cas pour les spiritualités féministes et les spiritualités de la déesse qui suivront, et comme pour les réappropriations féministes de la figure de la sorcière que j'examinerai plus loin, Stone propose une relecture du passé non par nostalgie, mais dans le but de construire le futur :

Je ne prône pas le retour en arrière ou la résurrection de l'ancienne religion féminine. « En tant que femmes, nous voulons nous réaliser dans le présent et dans l'avenir, et non pas dans un âge d'or mythique... », écrit Sheila Collins. Je forme le vœu cependant qu'une connaissance actuelle du culte autrefois rendu à la Déesse, Créatrice de l'Univers, Source de vie et de la civilisation, puisse servir à briser les nombreuses images patriarcales qui fondent notre oppression et qui sont à l'origine des stéréotypes, des coutumes et des lois créés de toutes pièces par les pères des

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religions mâles, en réaction au culte de la Déesse. 20

Les pratiquantes féministes radicales de la Wicca21, dans les années 70, abonderont aussi dans le même sens et proposeront une interprétation semblable des procès pour sorcellerie et de ce passé matriarcal, centré sur le culte de la déesse22. Par exemple, la militante néopaïenne Starhawk publiera en 1979 The Spiral Dance : a Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess.Plusieurs considéreront ce livre comme son ouvrage le plus important23. Au croisement de la pratique militante – Starhawk est féministe, anarchiste, altermondialiste – et des croyances spirituelles féministes – Starhawk est à la base du mouvement reclaiming witches, celles qui se réclament sorcières – le livre présente le temps des bûchers comme une suppression misogyne de l'ancienne religion24. Pour elle : « To reclaim the word witch is to reclaim our right, as women, to be powerful ; as men, to know the feminine within as divine. To be a witch is to identify with nine million victims (sic) of bigotry and hatred and to take responsibility for shaping a world in which prejudice claims no more victims. 25 »

L'approche de Starhawk est avant tout basée sur ses croyances personnelles en l'établissement d'un monde meilleur par la sorcellerie. Pour elle, spiritualité et politique sont indissociables. Dans Dreaming the dark : Magic, Sex and Politics (Femme, magie et politique. Rêver l'obscur) de 1982, elle dit :

La réponse que je propose s'appuie sur la magie que je considère l'art de changer la conscience à

volonté. D'après cette conception la magie inclut la politique, qui a pour but le changement de la

conscience et, par conséquence (sic.), la conduite du changement. […] La magie peut être très prosaïque. Un tract, un procès, une manifestation ou une grève peuvent changer la conscience. 26

20 STONE, Merlin, Quand Dieu était femme. À la découverte de la Grande Déesse, source du pouvoir des femmes,

Éditions l'étincelle, Montréal, 1979 p.26-27

21 La wicca est un mouvement religieux basé sur « l'Ancienne Religion » des sorcières.

22 GRAFTON, Daniel, New American Witches : A Transitioning Figure in the Twentieth Century, Mémoire de maitrise en

histoire de l'art, Clemson, Clemson University, 2008, p.45

23 Ibid. p. 45 24 Ibid. p.45

25 « De réclamer le mot sorcière, c'est réclamer notre droit, comme femmes, d'être puissantes ; comme homme, de

reconnaître le féminin intérieur comme divin. Être une sorcière, c'est s'identifier à neuf millions de victimes (sic) de la bigoterie et de la haine et prendre la responsabilité de donner forme à un monde dans lequel de tels préjudices

n'affecteront plus personne. » (traduction libre) | STARHAWK, The Spiral Dance : a Rebirth of the Ancient Religion of

the Great Goddess,San Fransisco Harper San Fransisco, 1979 p. 31-32

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La position de Starhawk n'est pas loin de celle d'Arthur Evans. Dans Witchcraft and the Gay Counterculture, il retrace liens entre hérétiques, sexualité non-hétéronormée et sorcellerie. À l'instar de Gimbutas et de Stone, il croit au passé matriarcal ayant eu cours à l'âge de pierre. Il soutient que les pratiques associées à la sorcellerie, et plus largement les comportements considérés comme déviants sous la chrétienté qui s'établit de plus en plus fermement, proviennent d'anciens cultes issus des temps matriarcaux. Il souligne à ce propos l'importance des femmes au sein de l'ancienne religion :

Women are the chief priest and leaders of the old religion, performing the roles of prophet, mid-wife, and healer. Women priests impersonated the goddess and acted in her name. Although groups of male priests also existed (such as Druids), they never suppressed the religious role of women. The material substructure of the old religion was a matriarchal social system that reached back to the stone age27.

Evans considère que les sociétés paisibles de l'âge de pierre ont soit été conquises par les nouvelles forces militaires — pour Stone, elles sont spécifiquement les indo-européens et les Lévites, ancêtre du peuple hébreu28 — soit elles ont été forcées de devenir militaires elles-mêmes, pour arriver à se défendre. Ce processus aurait été accompagné d'une culture de la violence, de l'obéissance et de l’autodiscipline29. Ces sociétés guerrières étaient aussi des sociétés patriarcales et leur avènement concorde avec une chute du statut des femmes. Le pouvoir de pratiquer les rites religieux, le pouvoir politique et la propriété privée devinrent des choses qui ne se transmettaient plus de mères en filles, mais bien de pères en fils30.

Pour Evans comme pour Stone, ces sociétés militarisées sont celles qui menèrent éventuellement aux

27 « Les femmes sont les meneuses de l'ancienne religion, jouant les rôles de prophète, d’accoucheuse, de soignantes. Les

femmes prêtresses incarnent la Déesse et agissent en son nom. Même si quelques groupes de prêtres hommes ont aussi existé (les druides par exemples), ils n'ont jamais supplanté les femmes dans le rôle religieux qu’elles tenaient. La structure matérielle de la vieille religion était un système social matriarcal qui remontait à l'âge de pierre. » (traduction libre) | EVANS, Arthur, Witchcraft and the Gay Counterculture, Boston, Fag Rag Books, 1978, p. 79

28 STONE, Merlin, Quand Dieu était femme. À la découverte de la Grande Déesse, source du pouvoir des femmes,

Montréal, Éditions l'étincelle, 1979, 350 pages

29 EVANS, Arthur, Witchcraft and the Gay Counterculture, Boston, Fag Rag Books, 1978, p. 31 30 Ibid. p.33

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religions monothéistes patriarcales. Evans trace également le chemin qui mène du christianisme à l'indus-trialisation : « Another Christian legacy to industrialism was the objectification of nature. In the old religion, trees, rocks and plants were viewed as living beings with which people could personnally com-municate. » (Un autre héritage chrétien à l'industrialisme est l'objectification de la nature. Dans la vieille religion, les arbres, les roches et les plantes étaient considérés comme des êtres vivants avec lesquels les gens pouvaient personnellement communiquer31 ). En ce sens, il se rapproche de la critique de la mise à distance (ou de la déconnexion) telle que Starhawk l’aborde. La mise à distance est l’action de nous voir comme séparé du monde. Pour Starhawk, « Le retrait du contenu, de la valeur sert de fondement à l’ex-ploitation de la nature32 ». La même chose se produit pour les êtres humains : « La dévalorisation des êtres humains autorise la formation de relation de pouvoir dans lesquelles les êtres humains sont exploi-tés. La valeur intrinsèque, l’humanité, est réservée à certaines classes, à certaines races, au sexe masculin: leur pouvoir sur les autres est ainsi légitimé33». C’est en cela que consiste la mise à distance pour

Star-hawk. Il s’agit de la perte de connexion d’avec le monde qui nous entoure. Cela permet l’établissement d’une société hiérarchisée, rempli de relations de pouvoir, et non pas de relations tout court.

Starhawk, tout comme Evans, revendique finalement la sorcellerie comme une contre-culture, une ma-nière de résistance et de changement. Evans insiste d’ailleurs sur le fait que ce n'est pas l'état, la politique ou la technologie, mais bien « un pouvoir que l'on ne connaît plus depuis le temps des shamanes34» endormi en nous, qui nous permettra de changer les choses.

Ainsi, si les interprétations féministes et queer des procès pour sorcellerie, ainsi que les analyses d'une culture païenne matriarcale ont souvent été contestées – peut-être par résistance de la part d'une élite académique principalement masculine– il n'en demeure pas moins qu'elles ont marqué l'histoire du mou-vement de libération des femmes et que l'impact que ces écrits ont eu au sein des spiritualités féministes fût important.

31 Ibid. p.45

32 STARHAWK, Rêver l’obscure, femmes, magie et politique, Paris, Éditions Cambourakis, 2015 (1982), p.41 33 STARHAWK, Rêver l’obscure, femmes, magie et politique, Paris, Éditions Cambourakis, 2015 (1982), p.41 34 (traduction libre) | EVANS, Arthur, Witchcraft and the Gay Counterculture, Boston, Fag Rag Books, 1978, p.133

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FEMME-SORCIÈRE, FEMME-NATURE, FEMME-SEXE

J’ai, dans ma recherche, souhaité examiner en quoi les grandes chasses aux sorcières constituaient un acte de violence envers les femmes et une affirmation du patriarcat. J’ai voulu comprendre comment les femmes furent associées à la nature et à une sexualité considérée comme déviante, afin d’établir la base historique ayant permis la réappropriation politique de la figure que certaines féministes avaient effectuée avant moi.

À force de distance temporelle – et sans doute à force de recherches théoriques sur le sujet, en ce qui me concerne – on ne s'imagine plus vraiment ce que c'était. Je veux dire, qu'est-ce que cela signifiait d'être accusée, jugée et mise à mort pour sorcellerie dans l'Europe moderne ? Qu'endurait-on lorsque l'on se retrouvait dans cette situation ?

Les méthodes utilisées, soit pour examiner les présumées sorcières, soit pour les torturer afin qu'elles avouent, certaines chercheuses les ont carrément qualifiés de violences sexuelles35 et de viols. Certains ouvrages évoquent évidemment la recherche de marque du diable sur l'ensemble du corps, principalement sur les organes génitaux. Couramment, on recherchait des tétines ou des grains de beauté devant servir à nourrir les familiers36, de supposés animaux de compagnie, qui auraient l'apparence inoffensive d'un chat, d'un chien ou d'une souris, par exemple, mais qui en réalité s'avéraient de petits démons que les sorcières nourrissaient de leur sang, comme en symbole de la relation qu'elles nourrissaient avec le diable. Les tortures, elles, comprenaient l'écrasement des doigts dans des étaux, ou encore le fait de verser de l'alcool sur le dos des accusées et d'y mettre le feu, de les faire s'asseoir sur des fours rougis, de verser de l'huile bouillante dans leurs bottes, de cuire la semelle de leurs pieds, de leur enlever des morceaux de chair avec des pinces, de les écarteler, de les amputer de certaines parties de leur corps37, dont parfois leurs seins38.

35 HESTER, Marianne, Lewd, Women and Wicked Witches: a Study of the Dynamics of Male Domination, Londres,

Routledge, 1992, 239 pages.

36 YALOM, Marilyn, Le sein une histoire, Paris, Le livre de poche, 2013, 432 pages

37 EVANS, Arthur, Witchcraft and the Gay Counterculture, Boston, Fag Rag Books, 1978, p.97 38

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Ces actes étaient cruels et d'une grande violence. Ils étaient au diapason des traitements que l'on réservait aux femmes qui s'écartaient des normes dans lesquelles ont souhaitait les confiner à la même époque. Federici, qui nous informe sur le changement progressif du statut et des conditions de vie, de travail et maritales des femmes au tournant de la renaissance, nous dit que « dans l'Europe de la raison, les femmes accusées d'être des mégères étaient muselées comme des chiens pour être promenées dans les rues ; les prostituées étaient flagellées ou mises en cage et soumises à des simulacres de noyade, alors que la peine de mort était instaurée pour les femmes coupables d'adultère. »39

En ce qui a trait aux chasses aux sorcières, les chiffres parlent d'eux-mêmes, la proportion de femmes accusée étant largement supérieure à celle des hommes dans la plupart des régions – à l'exception de l'Estonie (37%), de la Russie (40% ) et de la Finlande (50%)40.

J'ai précédemment souligné le fait que les femmes, qui étaient les principales pourvoyeuses du care (des soins) dans les communautés, étaient celles qui occupaient principalement les rôles de soignantes, d'accoucheuses, de rebouteuses, de psychologues, etc. À l'époque, toutes ces choses étaient fort peu dissociées de la magie.

[…] c'était [aux femmes] qu'on demandait de marquer les animaux quand ils tombaient malades, de soigner les voisins et les voisines, de les aider à trouver des objets perdus ou volés, de leur donner des amulettes ou de potions d'amour ou de leur prédire l'avenir. Bien que la chasse aux sorcières visât une large variété de pratiques féminines, c'était toujours en cette qualité, d'enchanteresse, guérisseuses, performatrices d'incantations et de divinations, que les femmes étaient persécutées. »41

Le travail des femmes soignantes entravait sans doute l'établissement de deux institutions qui devinrent majeures pour l'Europe par la suite : l'Église et l'Université - cette dernière formant désormais les médecins42 . Bartsow avance que: « Through healing, by both spells and potions, delivering babies,

39 FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière, Femme, corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, 2014

(ed. Française , p.207

40 BARSTOW, Anne Llewellyn, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, Londres,

1994, 255 pages.

41 FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière, Femme, corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, 2014

(ed. Française), p. 317

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performing abortions, predicting the future, advising lovelorn, cursing, removing curses, making peace between neighbors – the work of the village healer and her urban counterpart covered what we call magic as well as medecine .43 »

Barstow soutient encore que, jusqu'au XIXe siècle, les gens du commun avaient tendance à faire confiance beaucoup plus facilement aux sorcières de leurs communautés qu'aux médecins et aux prêtres, et ce malgré que les méthodes de celles-ci puissent parfois paraître farfelues à nos yeux. Peut-être était-ce parétait-ce qu'ils remarquaient que les prêtres ne pouvaient pas prêter main-forte durant les accouchements et que mouraient souvent les patients des docteurs – dont les méthodes étaient loin d’être moins farfelues que celle des soignantes populaires44.

Quoi qu'il en soit, il apparaît évident que les femmes soignantes et leurs activités étaient ciblées par les grandes chasses qui furent la plus grande manifestation de pouvoir patriarcal de l'histoire de l'Europe, selon Lois Banner 45. Pour mieux se figurer en quoi, il faut bien comprendre que la totalité des figures

d'autorité dans les procès pour sorcellerie était masculines – alors que la majorité des accusés était de sexe feminin. Simplement, je rapporterai les propos d'Anne Barstow « […] women were accused primarly by men, tried by male juries, examined by male searchers, sentenced by male judges, tortured by male jailers, burned to death by male executioners – while being prayed over by male confessors. 46 »

Je cite l’auteure Linda Hults: « Witchcraft was the most extreme expression of female deviance: a

médecine, Paris, Cambourakis, Coll. Sorcières, (1972) 2015, 112 pages.

43 « À travers le fait de soigner, à la fois par des sortilèges et par des potions, donner naissance aux enfants, pratiquer des

avortements, prédire le futur, conseiller les cœurs en peine, professer ou enrayer des malédictions, faire la paix entre les voisins, les soignantes des villages et leurs contreparties urbaines agissaient dans la sphère de ce que nous appelons magie, comme dans celle de ce que nous appelons médecine » (traduction libre) | BARSTOW, Anne Llewellyn,

Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, Londres, 1994, p. 109 44 Ibid, p.116

Voir aussi EHRENREICH, Barbare et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmière. Une histoire des femmes

et de la médecine, Paris, Cambourakis, Coll. Sorcières, (1972) 2015, 112 pages.

45 BANNER, Lois dans Anne Llewellyn Bartsow, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper

Collin, Londres, 1994, p.

46 « […] les femmes étaient accusées principalement par des hommes, jugées par des jurys homme, examinées

physiquement par des examinateurs hommes, leur sentences prononcées par des juges hommes, torturé par des geôliers hommes, et brûlées à mort par des bourreaux hommes – alors que des confesseurs hommes priait pour elle. » (traduction libre) | BARSTOW, Anne Llewellyn, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, Londres, 1994, p. 9-10

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charged levied not against women in general but against women who were imagined as eluding or subverting patriarchal control.47 » Anne Barstow, quant à elle, croit que l’affirmation du système patriarcal qui s’opérait par ces chasses est responsable du fait qu'un certain nombre de femmes en aient elles-mêmes accusé d'autres. Si une femme menaçait les hommes de sa communauté, elle aurait été vue comme dangereuse par les femmes qui dépendaient elles-mêmes de ces hommes pour assurer leur sécurité, ou qui s'identifiaient à eux comme modèle de force et de domination48.

Un autre fait de cette affirmation violente du patriarcat est que même lorsqu'elle était l'objet des pires déviances, la femme se devait, pour assurer la suprématie mâle, d'être soumise à une figure masculine. Pour bien éviter que l'on ne se mette à imaginer que les femmes avaient en elle la force de se rebeller, on a résolu de forger le discours de leur mariage avec le Diable. Le pacte que ces femmes signaient soi-disant avec lui avait en quelque sorte valeur de contrat matrimonial 49, car on sait bien qu'une femme

n'est absolument rien sans son mari. Ainsi, même lorsqu’elle était perçue comme les plus violentes criminelles, elles étaient soumises à une figure masculine.

Une autre façon de diminuer le pouvoir des femmes fut de les associer à la nature, au corps et à la bestialité. Cette association eut pour effet de dévaloriser à parts égales la nature et la femme50. C'était, je le rappelle, une époque où l’on a cherché, sous prétexte d’une valorisation certaine de la raison, à ce que l’esprit se détache des passions du corps. Celles-ci ont dès lors été regardées comme une faiblesse dans les meilleurs cas, et comme un crime dans les pires. D'après Carolyn Merchant51, les femmes-sorcières étaient persécutées parce qu’elles incarnaient le caractère incontrôlable et le désordre de la nature, ce qui n'était pas réconciliable avec la « nouvelle science ».

Ainsi, les chasses aux sorcières eurent pour effet, paradoxalement, de désamorcer le pouvoir des femmes — qu’elles soient sorcières ou soignantes, paysannes ou citadine. Elles étaient désormais perçues comme

47 « La sorcellerie était la plus extrême déviance féminine : une accusation portée, non envers les femmes en général, mais

envers les femmes que l'on imaginait esquiver au contrôle patriarcal. » (traduction libre) | HULTS, Linda C., The Witch

as Muse. Art, Gender and Power in Early Modern Europe, Philadelphie, University of Pensilvania Press, 2005, p.15 48 BARSTOW, Anne Llewellyn, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, Londres,

1994, p.10

49 FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière, Femme, corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, 2014

(ed. Française), p.342

50 STARHAWK, Femmes, Magie et Politique, Paris, les empêcheurs de penser en rond 2003 (éd. Française), p.36

51 MERCHANT, Carolyn, The death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution, New York, Harper and Roe,

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assez dangereuses pour subir les supplices les plus violents en cours à ce moment, mais simultanément elles étaient perçues comme des êtres n'ayant pas assez de libre arbitre pour agir sans l'influence d'un masculin supérieur ou soumise à une nature incontrôlable. À ce chapitre, l'association des femmes avec la nature servait à les diminuer, en ce sens qu'elles étaient désormais vues comme de pauvres femmes avec des croyances naïves et ineffectives, contrairement à l’association que l’on faisait au même moment de l’homme avec la science raisonnable et effective. Pour les chercheures de Quimera Rosa, l’association des sorcières à la nature constitue un déni de pouvoir. Je cite : « Se opone la brujería a la técnica y ciencia “moderna”. Se mantiene la idea de que sus prácticas eran pre-lógicas, pre-científicas, cuando eran las que tenían el saber más amplio del momento. 52 »

Starhawk, quant à elle, écrit : « Nous voyons nos pulsions et nos désirs comme intrinsèquement chao-tiques et destructeurs, nécessitant répression et contrôle, de même que nous voyons la nature comme une force chaotique et sauvage, nécessitant un ordre imposé par les êtres humains53 ».

De par son association à la nature, la femme sera également réduite à sa fonction de mère – une fonction mise en péril par la présence de ces sages-femmes sorcières, qui offrait à leurs communautés les savoirs nécessaires à la régulation des naissances54.

Silvia Bovenschen, elle, ajoute à cela l'idée que l'on s'appropriait la femme-nature comme on s'appro-priait les ressources naturelles :

The witch progroms can be seen as the second phase of the patriarchal seizure of power at the beginning of the bourgeois era. The ''new man'' of the industrial era was indeed a man. The magi-cal-mythical image of woman continued in the bourgeois period, but she was no longer a subject

52 « Cela oppose la sorcellerie à la technique et à la science moderne. Cela maintient l'idée que ses pratiques étaient

prélogiques, préscientifiques, quand réellement c'était celles qui possédaient le savoir le plus important de l’époque. » (traduction libre) | QUIMERA ROSA (Collectif), « Las brujas no son mujeres », dans ITZIAR, Ziga, Sexual hernia, Tafalla, Edición Txalaparta, Coll. Oreado, 2011, http://quimerarosa.net/text/las-brujas-no-son-mujeres/, consulté le 5mai 2016

53 STARHAWK, Rêver l’obscure, femmes, magie et politique, Paris, Éditions Cambourakis, 2015 (1982), p.41

54 FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière, Femme, corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, 2014

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who appropriated nature. She was instead an object of the male domination of nature: as a com-ponent of exploited nature, men's fear of nature's revenge was centered on her [...].55

Plus que les activités féminines, c’est la sociabilité des femmes que l’on craint. Et plus encore que leur sociabilité, c'est leur sexualité qui fait peur et que l'on réprime violemment56. Dans son ouvrage The Appearance of Witchcraft. Print and Visual Culture in Sixteenth-Century Europe (L'apparence de la sorcellerie. Culture visuelle et estampes dans l'Europe du XVIe siècle), Charles Zika affirme que: « […] witchcraft was consistently represented in highly gendered terms, as an inversion of the gender order or as a threat to masculine sexuality and power. 57 »

Dans son analyse des représentations de la sorcellerie au XVIe siècle, Zika décortique tous les attributs et symboles ayant été associés aux femmes-sorcières. Il parle de la nudité dans laquelle ont les représentait ; de leurs cheveux détachés qui suggéraient une sexualité débridée ; de la broche de cuisson sur laquelle les sorcières s’envolaient pour leurs chevauchées fantastiques — broche de cuisson qui se transformera plus tard en balai ; des ossements humains que l’on dessinait près d’elles, qui associés aux broches de cuisson témoignait de leur caractère anthropophage ; du chaudron représentant les organes féminins. En Allemagne, le mot chaudron (« hafen » ou « häfelin ») était d’ailleurs couramment utilisé en référence au vagin selon Lyndal Roper :

The association was not just limited to langage, but also related to communal practices. On the feast of St. John in southern Germany, for instance, unmarried women would hang from the eaves of their houses small pots filled with rose petals, with a burning candle inside. The pot symbolized the vagina and so the hanging of these pots at mid-summer marked a woman's sexual fertility and

55 « Les progroms de sorcières peuvent être perçu comme la deuxième phase de la prise de possession patriarcale du

pouvoir au début de l’ère de la bourgeoisie. L'homme nouveau était bel et bien un homme. L'image mythique-magique de la femme dans la période bourgeoise a persisté, mais elle n'était plus un sujet qui s'appropriait la nature. Elle était plutôt un objet de la domination masculine de la nature : une partie de la nature exploitée, la peur des hommes d'une revenge de la nature centrée sur elle. » (traduction libre) | BOVENSCHEN, Silvia, « The Contemporary witch, the Historical Witch and the Witch Myth: The Witch, Subject of Appropriation of Nature and Object of the Domination of Nature. », New German Critique, N°15 (automne 1978), p.106

56 MUCHEMBLED, Robert, La sorcière au village, (XVe-XVIIe siècle). Paris, Gallimard- Julliard, Coll. Archives, 1979, p.

48-149

57 « La sorcellerie était clairement représentée de manière hautement genrée, comme l'inversion même de l'ordre genré ou

comme une menace à la sexualité et au pouvoir masculin. » (traductione libre) | ZIKA, Charles, The Appearance of

(29)

availability. 58

Le fait de désigner les femmes comme des êtres dangereux et potentiellement démoniaques eut pour conséquence d'affirmer la suprématie masculine dans les sociétés de l'Europe moderne. Mais avec la suprématie venait la crainte de perdre cette suprématie. Les hommes commencèrent à voir les femmes comme potentiellement « destructrices du sexe masculin »59 . Il était bien connu que les sorcières pouvaient castrer les hommes. Des histoires de pénis volés, cachés dans les branches des arbres ou dans des nids d'oiseaux, se racontaient à propos des sorcières. On croyait qu'elles pouvaient faire disparaître les organes sexuels des hommes, ou encore les faire grossir ou rapetisser comme elles l'entendaient. On racontait encore qu'elles volaient les pénis des hommes vivants comme des cadavres, pour en faire des potions et des onguents magiques.

Les questions suivantes, issues du Malleus malificarum, un des plus importants traités de démonologie servant de guide pour la chasse aux sorcières, témoignent de ces craintes : « Les sorcières peuvent-elles empêcher l'acte de puissance génitale ? » et plus loin : « Les sorcières peuvent-elles illusionner jusqu'à faire croire que le membre viril est enlevé, ou séparé du corps ?60 ».

58 « L'association n'est pas limitée au langage, mais s'étend également aux pratiques communales. Lors de la fête de la

Saint-Jean, dans le sud de l’Allemagne, les femmes pas encore mariées accrochaient au toit de leur maison des petit chaudrosns rempli de pétales de roses, une chandelle allumée à l'intérieur. Le chaudron symbolisait le vagin et leur accrochage au milieu de l'été marquait la fertilité et la disponibilité sexuelle de ces femmes. » (traduction libre) | ZIKA, Charles, The Appearance of Witchcraft. Print and Visual Culture in Sixteenth-Century Europe, Londres, Routledge, 2007, p.77

59 FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière, Femme, corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, 2014

(ed. Française) , p. 342-342

(30)

Ces préoccupations posaient la figure de la sorcière comme une figure inversant la hiérarchie des genres. C’est ce qui explique que celles-ci apparaissaient comme déviantes : elles représentaient une menace claire à l'ordre social patriarcal. Cette inversion s'opérait à la fois par le pouvoir qu'elle refusait aux hommes — par la soi-disant castration — et par celui qu'elles s'appropriaient pour elles-mêmes, en s’ap-propriant le pouvoir sexuel masculin. En plus du chaudron qui affirmait leur sexualité féminine, le balai ou la broche de cuisson qu'elles serraient entre leurs jambes lors de leurs chevauchées fantastiques prenait évidemment des airs de phallus et leur accordait une puissance sexuelle qui aurait dû être réservée aux hommes. Parfois, on était plus direct et la sorcière était illustrée chevauchant un phallus géant (Fig. 1.2.). Les sorcières étaient donc menaçantes en ce qu’elles semblaient s’approprier pour elle le pouvoir sexuel qu'elles confisquaient aux hommes.

Certaines gravures et autres représentations visuelles de l'époque dépeignaient des sorcières cuisant des saucisses molles et pendantes sur des broches, au-dessus du feu. C'est le cas notamment dans plusieurs œuvres de l'artiste Hans Grien Baldung (1485-1545). Le parallèle est très aisé à faire entre les saucisses des gravures et l’impotence masculine que pouvaient prétendument causer les sorcières. Pour Charles

FIG. 1.2. Johann Blaubirer, des morceaux du corps d’un voleur pendu, gravure sur bois,1486. Gravure sur bois.

(31)

Zika « Baldung's sausages represented witchcraft as such an inversion, and more specifically an inversion of gendered order. For one specific and widely acknowledge power attributed to witchcraft was the ca-pacity to cause sexual impotence; witches were known as those who 'tie the Knot’.61 »

Je considère pour ma part probable que les hommes, en position d'autorité à ce moment, craignaient certainement les femmes et leur sexualité. C'est sans doute en partie ce qui a mené à de telles démons-trations de haine et de violence. À la sortie du moyen-âge, un nombre effarant de femmes ont subi des tortures physiques et des agressions psychologiques et sexuelles difficilement imaginables. C’était un prix cher à payer pour entrer dans l'ère de la raison. Si jusque-là les femmes avaient été les principales soignantes des communautés, elles ont vu leurs pratiques et leur sexualité ciblées par les persécutions, jusqu'à ce que se brisent les liens qu'elles entretenaient entre elles et avec les collectivités auxquelles elles appartenaient.

61 « Les saucisses de Baldung représentent la sorcellerie comme une inversion, et plus spécifiquement une inversion du

l'ordre des genres. L'un des pouvoirs les plus largement attribués à la sorcellerie était de créer l'impuissance ; les sorcières étaient connues comme celle qui '' nouait le nœud’. » (traduction libre) | ZIKA, Charles, The Appearance of

FIG. 1.3. Francesco Mazzola dit parmigia-nino, Sorcière chevauchant un phalus, 1530. Gravure.

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WE ARE WITCH. WE ARE WOMEN. WE ARE LIBERATION. WE ARE WE. Women's International Conspiracy from Hell

Les années 70 ont connu ce que l'on a appelé la deuxième vague du féminisme – la première étant les mouvements des suffragettes et les combats pour l'égalité civique. C'est durant cette deuxième vague qu'émergeront différents groupes de femmes se réclamant de la figure de la sorcière dans les luttes qu'elles mèneront. La sorcière fut certainement adoptée puisqu'elle représentait une force de résistance et un symbole à la fois des violences faites aux femmes, mais surtout de la révolte de ces dernières. En effet, « Les féministes comprirent rapidement que des centaines de milliers de femmes n'avaient pas pu être massacrées et soumises aux plus cruelles tortures sans avoir menacé la structure du pouvoir 62 »

Aux États-Unis, WITCH était l'acronyme désignant plusieurs groupes d'actions féministes indépendants, mais apparentés. Généralement connu comme Women's International Terrorist Conspiracy from Hell (Conspiration internationale des femmes de l’enfer). WITCH a aussi signifié à ses heures: Women inspired To commit Herstory (Femmes inspirées à écrire l'histoire des femmes) ou encore Women's independent taxepayers, consumers and homemakers (Femmes payeuses de taxes et consommatrices indépendantes) lorsqu’elles jetaient le mauvais œil sur l'inflation des prix des biens de consommation et Women Infuriated at Taking Care of Hoodlums (femmes furieuses de prendre soin des voyous) à la fête des Mères, pour dénoncer l’institution du mariage et le travail ménager gratuit.

W.I.T.C.H, qui comportait différents groupes, a été décrit ainsi: « A certain common style – insousciance, theatricality, humor, and activism – unite the covens, which are otherwise totally autonomus, and unhierarchical to the point of anarchy63. »

62 FEDERICI, Silvia, Caliban et la sorcière, Femme, corps et accumulation primitive, Genève-Paris, Entremonde, 2014

(ed. Française), p.292

63 « Un certain style commun – l'inscounciance, la théâtralité, l'humour et l'activisme – unissait les covens, qui autrement

était tout à fait autonomes, et a-hiérarchiques à la limite de l’anarchie. » (traduction libre) | ROBIN, Morgan [dir.], « Witch – Historical docmuents », Sisterhood Is Powerful: An Anthology of Writings from the Womens Liberation

(33)

En France, il y eut la revue féministe Sorcière, fondée en 1975 par Xavière Gauthier. L’écrivaine dira plus tard, dans un témoignage : « la sorcière est la personnification de la révolte féminine, qui, contre le mépris, l'oppression et la persécution, dit oui à elle-même et non au monde tel qu'il était et tel qu'il est, mais ne doit pas l'être64 ».

À peu près au même moment, on entendait les Italiennes crier dans les rues : « Tremate! Tremate! Le streghe son tornate » (Tremblez ! Tremblez ! Les sorcières sont revenues), notamment dans leurs revendications pour le droit à l'avortement. On se souviendra ici que les persécutions des XVe, XVIe et XVIIe siècles avaient entre autres buts d'empêcher la régulation que pouvaient opérer les femmes sur leurs fonctions reproductrices et que l'avortement et la contraception constituaient à l'époque les plus grands péchés sexuels possibles65 .

64 GAUTHIER, Xavière, « témoignage : sur l'expérience de la revue Sorcières », Sorcière et sorcelleries, Cahier du

masculin/féminin, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002, p. 100

65 BARSTOW, Anne Llewellyn, Witchcraze: A New History of European Witch Hunts, Pandora – Harper Collin, Londres,

1994, p.134 UTHIER, Xavière, « témoignage: sur l'expérience de la revue Sorcières », Sorcière et sorcelleries, Cahier du masculin/féminin, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002, p. 100

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