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Découpage, automates et réception : aspects du cinéma et de ses débuts (1886-1915)

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(1)

par

Jean-Pierre Sirois-Trahan

Thèse de doctorat effectuée en cotutelle

au

Département de Littérature comparée

Faculté des arts et des sciences

Université de Montréal

et à

I’UFR Cinéma et audiovisuel

(2)

o

rit

(3)

AVIS

L’auteur a autorisé l’Université de Montréal à reproduire et diffuser, en totalité ou en partie, pat quelque moyen que ce soit et sur quelque support que ce soit, et exclusivement à des fins non lucratives d’enseignement et de recherche, des copies de ce mémoire ou de cette thèse.

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(4)

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal

en vue de l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

en Ufférature comparée, option cinéma

et à

l’Université de Paris III — Sorbonne-Nouvelle en vue de l’obtention du grade

de Docteur en études cinématographiques et audiovisueNes

Août 2006

(5)

Université de Montréal

Faculté des études supérieures

et

UFR- Cinéma et audiovisuel

Université de Paris III — Sorbonne-Nouvelle

Cette thèse intitulée:

Découpage, automates et réception.

Aspects du cinéma et de ses débuts (1886-1915)

présentée et soutenue à l’Université de Montréal par:

(6)

a été évaluée par un jury composé des personnes suivantes:

M. Germain Lacasse, professeur en études cinématographiques, Histoire de l’art

Président-rapporteur et membre du jury (Université de Montréal) Représentant du doyen de la FES

M. André Gaudreault, professeur en études cinématographiques, Histoire de l’art

Directeur de recherche (Université de Montréal)

M. Roger 0dm, professeur en études cinématographiques, UFR-Cinéma et audiovisuel

Codirecteur de thèse (Sorbonne-Nouvelle)

M. Michel Marie, professeur en études cinématographiques, UFR-Cinéma et audiovisuel

Membre du Jury (Sorbonne-Nouvelle)

Mme Johanne Villeneuve, professeure en études littéraires Examinateur externe (Université du Québec à Montréal)

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VII Liste des illustrations

VIII Dédicace

IX Remerciements

XI Résumé

XII Abstract

I Introduction — Présentation de la problématique

40 Chapitre 1 — Le cinématographe comme illusion, ou: la Mort cessera d’être

absolue

76 Chapitre 2 — L’Ève future de Villiers de L’IsIe-Adam. Andréide et cinéma à

venir

115 Chapitre 3 — Le cinématographe comme automate, ou: l’inquiétante

étrangeté des arts mécaniques

160 Chapitre 4 — Mythe et limitefs) du train-qui-fonce-sur-les-spectateurs

(8)

270 Chapitre 6 — Découpage, mon beau souci...

293 Chapitre 7— Le passage de la barre : transformation du découpage et de la

mise en scène

324 Chapitre 8 — Historiographie d’un passage: montage ou découpage?

341 Chapitre 9 — Sherlock Jr. comme machine performative

378 Chapitre 10 — Sherlock Jr. et le spectateur spéculaire

406 Conclusion — Le cinématographe: un art moderne?

425 Filmographie

433 Iconographie

435 Bibliographie

462 Annexes

476 Tableau des modes de représentation

477 Illustrations

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1. Accident de train, le 22octobre 1895 à la gare Montparnasse.

2. Bande dessinée de Suas, alias Winsor McCay, dans la série Dreams of a

Rarebit Fiend (1905).

3. Photographie d’une scène de la pièce Oliver Twist (1895) à I’American Theatre

de NewYork.

4. D’après Pierre Trimbach, Quand on tournait la manivelle... II y a 60 ans... ou

les mémoires d’un opérateur de la Belle Époque, Paris: Éditions Cefag, 1970,

p. 31-33.

5. Plan d’un champ scénique, tiré de Colin N. Bennett, The Guide to Kinematography, Londres: E. T. Heron & Co., 1917, p. 55.

(10)

à Mélanie,

naturellement

à mes parents,

(11)

Que soient tout particulièrement remerciés mes maîtres, André Gaudreault et Roger 0dm, pour leurs conseils toujours judicieux, pour m’avoir assuré de leur confiance dans les moments de découragement et donné l’exemple d’une rigueur qui fait mon admiration. Bien que ce qui a de la valeur dans cette thèse leur soit en grande partie redevable, soyez assuré qu’aucune des erreurs ou faiblesses qu’elle contient ne peut leur être attribuée. Je voudrais profiter de l’occasion pour remercier le personnel du Département de littérature comparée de l’Université de Montréal pour son amabilité, en particulier Nathalie Beaufay, secrétaire départementale. Celle thèse n’aurait certainement pas vu le jour sans l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) tout au long de mes études doctorales. Mes séjours en France ont été rendus possibles par une subvention de cotutelle, allouée par le

Ministre de la Recherche de la République française, ainsi que par une bourse pour

séjours à l’étranger, allouée pat la Faculté des études supérieures de l’Université de

Montréal. J’aimerais également en profiter pour remercier certaines personnes pour

leurs lumières et leur générosité: mes collègues chercheurs Lucie Roy, Melanie Nash, Jean-Marc Larrue, Germain Lacasse, RéaI La Rochelle et Martin Lefebvre; mes anciens condisciples au Groupe de recherche sur l’avènement des institutions cinématographique et scénique (Grafics) : Karine Martinez, Stéphanie Côté, Nicolas

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Julienne Boudreau, Julie Dubuc, Lorraine LeBlanc, Manon Viens et Louis Pelletier (également au Graflcs), archivistes de la Médiathèque de la Cinémathèque québécoise-Musée du cinéma; mes amis Sophie-Jan Arrien, Anne Bellefeuille, Erin Curren, Simon Dumas, Christophe Gauthier, Guillaume Lafleur, Philippe Navarro, Dominique-Anne Roy, Louis-Jean Thibault et Philippe Tremblay. Que chacun trouve ici la marque de ma gratitude.

(13)

Cette thèse s’inscrit dans la mouvance qui, depuis une trentaine d’années, fait du

cinéma des premiers temps* un champ prolifique et spécifique au sein des études

cinématographiques.

À

la suite de mon mémoire, qui visait à catégoriser, dans une perspective essentiellement historique, les différents types de regards sollicités de la part de l’instance spectatorielle au cours de la période, cette thèse de doctorat vise à développer les aspects à la fois plus théoriques et épistémiques de la question et à ouvrir sur la question du découpage. On verra, entre autres, les horizons d’attente du cinéma des débuts: l’illusion de la Mort vaincue, le cinéma comme automate et la peur du train qui fonce sur les spectateurs. On critiquera le concept de dispositif en rapport avec la réception. L’objectif premier est de penser la transformation du découpage durant cette période, afin de comprendre comment s’est constitué, pour ne pas dire cristallisé, le langage du cinéma dit institutionnel. Cet objectif ne peut être atteint sans la prise en compte de la réception dans une perspective diachronique.

(14)

Abstract

Titie in English: Découpage, automatons and reception. Aspects of cinema and its beginnings, 7886-1915.

This thesis is a part of the movement over the last thirty years that has made the study of early cinema a prolific and specific atea within film studies. Following my Master’s thesis, which aimed to categorize from an historical perspective the different kinds of gazes produced by the instance of spectatorship during the early period, this doctoral thesis aims to develop both the theoretical and epistemic sides of the same question and to elaborate on the question of decoupage. We will consider, among other topics, the horizons of expectation of early films: the illusion of defeated Death, film as automaton and the fear of the on-coming train. We will criticize the concept of apparatus when applied to that of spectatorship. Our primary objective is to analyze the transformation of decoupage during this period, in order to better understand how the language of institutional film was developed, if flot crystallized. This objective cannot be reached without careful consideration of spectatorship from a diachronic perspective.

(15)
(16)

Lmportant n’est pas où l’on prend les

choses—c’est jusqu’où on les mène.

Jean-Luc Godard

Des feuilles bougent à l’arrière-plan... La mer toujours recommencée... Une fumée qui s’échappe... Des figures circulent sur les grands boulevards... Un histrion disparaît dans un écran de fumée Tout à coup, un train apparaît... Il fonce droit vers les spectateurs Le noir se fait, disperse tous les mauvais rêves... Le spectateur noctambule refait surface...

Ce miracle et ce choc que furent pour les premiers spectateurs les images animées, les archives en murmurent l’écho étouffé. Il faut de la patience, dans le commerce de fonds poussiéreux, pour l’entendre. Peut-être ce miracle s’est-il reproduit au Symposium de Brighton en 1978, quand une nouvelle génération de chercheurs a découvert, grâce à l’ouverture des archives de films, ces milliers de vues animées qui dormaient dans leur boîte depuis la Belle Époque, entreprenant dès lors l’un des chantiers les plus importants dans le champ des études cinématographiques: le développement des études sur le cinéma des premiers temps. Opposés aux historiens traditionnels, ces nouveaux historiens (l’école de

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nouveaux chercheurs a donné lieu à quelques passes d’armes dans les années 80, comme le rappelle Tom Gunning dans un article qui retrace l’histoire de ce renouvellement épistémologique:

Je me souviens d’une rencontre avec Jean Mitry lors d’un colloque sur D.W. Griffith organisé par Jean Mottet à Paris, en 1983. Sachant sans doute que je travaillais avec Gaudreault, Mitry me fixa d’un regard intimidant tout au long de ma communication (j’étais alors étudiant de troisième cycle), me demandant à la fin sur un ton agressif si ma critique générale du traitement de Griffith par les premiers historiens s’adressait à lui, exigeant, si tel était le cas, que je me montre plus explicite. Ma critique était en fait dirigée contre l’historien du cinéma américain Lewis Jacobs, et j’avais le sentiment que le jeune spécialiste en visite que j’étais se devait d’exprimer promptement sa dette envers son a?né, spécialiste de renom, è savoir Mitry. « Je me considère comme le fils spirituel de Jean Mitry», dis-je avec, peut-être, un excès d’enthousiasme. Mitry sourit. « Mais, ajoutai-je, conscient de l’importance de mon rôle de Jeune Turc, si je revendique la relation au père, souvenez-vous que dans mon article sur Grifflth, je me réfère au Totem et tabou de Freud. » Invoquant un texte théorique, j’espérais rappeler que, selon Freud, il est du devoir mythique des fils de tuer et de manger le père. Il me semble toujours que le meurtre et l’absorption fournissent la métaphore sans doute la plus puissante des changements générationnels au sein des études critiques. Nous sommes les

1

(18)

enfants cannibales de la génération précédente. Nous les mangeons, il se peut même que nous les éliminions2.

Venant maintenant à mon tour dans l’arène, il ne s’agira pas de faite un mauvais sort à mes prédécesseurs... Au contraire, les trois dernières décennies ayant permis d’avancer considérablement sur le plan de l’archéologie — pensons aux travaux

remarquables de Laurent Mannoni sur les dispositifs, aux analyses marquantes d’André Gaudreault sur le montage Lumière — aussi bien que sur celui de la théorie

(avec les Burch, Gunning, Gaudreault, Jost, Musser et les autres), on aurait bien tort de se passer de ces avancées importantes. Ce que je voudrais tenter, par contre, c’est de poser le regard sur les zones d’ombre, circonscrire les points aveugles, problématiser les impensés de cette génération de Brighton. Prendre le même objet, mais faire un plan de coupe complètement différent, ménageant une perspective autre par rapport aux travaux déjà réalisés. C’est toute la modestie et l’ambition de cette thèse.

Ces zones inexplorées, terra incognita du chercheur en cinéma, me semblent au nombre de deux: la réception des spectateurs des premiers temps et le découpage. Même s’il existe de nombreuses études sur la réception, il reste encore

(19)

type, qui peut être une moyenne des spectateurs empiriques ou alors une instance spectatorielle qui remplace, abstraitement, le badaud qui a payé son ticket de cinéma. Ces universaux ont pour fonction de cerner le Spectateur, c’est-à-dire ce qui est invariable dans chaque spectateur particulier: la part spectatorielle que le cinéma institue en tout un chacun, cette part étant souvent, selon les voeux des diverses théories, transhistorique et immuable. Les études sur le cinéma des premiers temps ont mis à mal ces présupposés ou résultats dans la mesure où, d’après ce qu’on en sait, les néo-spectateurs ne se comportaient pas selon les modèles du spectateur institutionnel, dans la mesure également où les premières années virent la réception se transformer rapidement et diversifier ses modes. Si « spectateur » et « réception » ne sont pas des termes absolument équivalents, il faut se demander quelles sont les corrélations entre les deux. En ce sens, l’objet historique qu’est le cinéma des débuts, en brouillant les cartes des théories de la réception, permet de construire des modèles plus complexes. Quant au souci du découpage, il vise à combler une lacune de l’école de Brighton : tout occupée qu’elle était à traquer le développement du cinéma dans les figures de montage, elle a délaissé en partie la question des formes de découpage. Peut-être était-ce inévitable: les nouveaux chercheurs venaient en grande partie de la sémiologie et de la narratologie, et par conséquent ils ont tout de suite été attirés par le texte discontinu de la pellicule avec ses syntagmes (figures de

2

(20)

montage) proches du langage, sur lesquels ils purent jeter leur grille d’analyse comparatiste. L’analyse de la continuité du découpage, sans équivalent dans la langue, demande d’autres réflexes. On verra aussi l’intimité corrélative entre la réception et le découpage, dont le troisième concept

(

automates

»)

du titre de la thèse assurera la liaison théorique : ce qui garantit le lien entre la production de sens du spectateur et celle du « découpeur» (André Maltaux), c’est toute une série d’automates.

Le spectateur: une construction par des « biais

»

Plusieurs recherches récentes (Hansen, Tsivian, Belloï) interrogent les débuts du cinéma eu égard à la réception. Il est peu aisé de faire le tour d’une notion aussi labile que la réception, tant l’approche du spectateur peut se faite en prenant en compte des dimensions diverses définissant chaque fois des axes de pertinence singuliers. Les études sur la réception sont de plusieurs types: sociopolitiques (on compare les classes sociales), économiques (on étudie le parc des salles, les consommateurs), épistémiques (on recherche les formations culturelles qui structurent les àhamps du savoir et des arts populaires), psychanalytiques (on

(21)

cherche à comprendre comment le cerveau comprend le film), sémio-pragmatiques (on construit un spectateur abstrait en expliquant les lectures particulières impliquées par les institutions), textuelles (on analyse les discours de réception, notamment de la presse), etc. Évidemment, pour les débuts du cinéma, sont exclues les approches cognitivistes et sociologiques qui étudient directement les spectateurs empiriques. Par ailleurs, de par son côté polysémique, le concept de réception ne fait pas toujours la différence entre la notion de « spectatorat» (publics, classes sociales, parc des salles, exploitation) et celle de regard et de dispositif mental. Mon analyse se bornera à ne considérer que la deuxième notion. Aussi, je ne plaquerai pas à la lettre une approche, mais la méthode choisie appliquera les acquis de la psychanalyse, de la sémio-pragmatique et des analyses épistémiques — phénomène multiple, la

réception demande une approche multiple.

Comment alors débusquer le « spectateur nocturne» (Jérôme Prieur) et sa réception selon des approches différentes et complémentaires? Selon Pierre Sorlin: « L énigme de la réception, c’est-à-dire de la manière dont les différents membres d’un public comprennent ce à quoi ils assistaient, demeure insoluble3. » Si jamais il est possible de réussir une telle entreprise, si périlleuse, horizon semblant se défiler à

Pierre Sorlin, « Le mirage du public », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 39, n0 1, janvier-mars 1992, p. 101, cité par Thierry Lefebvre, « Le “paratexte’ du film dans le cinéma des premiers temps: définitions et hypothèses », in les Vingt premières années du cinéma français, sous

(22)

mesure que l’on progresse, on se doit d’approcher cet objet selon une stratégie en

biais; non pas directement — en effet comment cela se pourrait-il? puisque les

spectateurs de l’époque ne sont plus susceptibles d’être l’objet de recherches empiriques4 — mais par la bande, de manière indirecte, en reconstruisant la

réception des débuts selon plusieurs angles, plusieurs aspects. Une énigme insoluble? Certes pas, mais une entreprise difficile qui demande de se plonger dans

les archives pour retrouver celle voix murmurée que l’on n’entend plus.

Le modèle épistémologique que j’aimerais produire est de l’ordre de la

mosaïque chacun des chapitres de celle thèse est un fragment de l’ensemble, un

biais5 du phénomène, une pièce d’un puzzle géant dont il n’est pas dit qu’elle soit

seule le Rosebud fantasmé permettant d’avoir le fin mot de l’affaire. Ou encore, on peut voir l’entreprise comme le travail d’un archéologue qui essaierait de reconstruire

l’image d’une poterie ou d’un squelette à partit de quelques fragments épars,

essayant de leur redonner vie en trouvant leur fonction et leur place dans l’ensemble.

Non pas tant la proie (la réception) que son ombre sur des plans différents. Je ne

crois pas avoir trouvé le tout de la réception, mais peut-être, je l’espère, quelques

la direction de Jean A. Gui, Michèle Lagny, Michel Marie et Vincent Pinel, Paris: Presses de la

Sorbonne Nouvelle/AFRCH, 1995, p. 204.

Au surplus, il faudrait se demander si les acquis du cognitivisme peuvent tous s’appliquer aux spectateurs des premiers temps, dans la mesure où les expériences d’aujourd’hui sont faites sur des spectateurs de l’institution. On ne doit pas perdre de vue que l’outillage mental doit être historicisé ; il doit y avoir des variations historiques puisque les dispositifs changent la perception et l’intellection, bref, la réception.

(23)

Certains lecteurs déploreront la nature fragmentaire et hétérogène du développement, aussi bien dans les différents chapitres que dans les sous-chapitres, fragmentation et hétérogénéité dont j’ai voulu restituer la marque dans le titre de la thèse (< Aspects, etc.

»).

Bien qu’étant imposé par la nature même de la réception, comme je viens de l’exposer, cette méthode se veut aussi une sorte de tribut envers l’objet même de la recherche: le cinéma des premiers temps fonctionne, formellement, le plus souvent, selon ce discours particulier que Gunning et Gaudreault ont dénommé les « attractions)): moments spectaculaires, le plus souvent parfaitement autonomes, parfois reliés sommairement par une narration-prétexte. Unités de sens donc, à la séquentialité problématique. Aussi, j’ai voulu respecter quelque peu l’aspect fragmentaire et discontinu de cette forme dans mon développement, chaque chapitre ou sous-chapitre étant une sorte de plan-tableau plus ou moins autonomisé, en préservant ainsi la discontinuité entre les divers biais (aspects) étudiés, ne les reliant souvent que par une mince argumentation faisant office de narration, opérant parfois des disjonctions et digressions. Discontinuité en apparence du moins, puisque les divers biais ne sont chacun qu’un angle d’attaque permettant de reconstruire la réception (et son rapport au découpage); ne sont

(24)

chacun qu’un tesson unique et détaché, l’ensemble des tessons formant ainsi, par l’analyse, l’image virtuelle de la poterie. C’est dans la conclusion que seront mises en place les connexions entre les divers fragments. Du reste, il m’apparaît impossible de refaire une plate narration historique sur le cinéma des débuts, tant ce processus rate l’essentiel en construisant une évolution organique là où l’on ne trouve que multiplicité, hétérogénéité, entrelacs causaux. Les fausses consécutions des Histoires téléologiques ont été depuis violemment critiquées par les chercheurs de Brighton.

Mon souci de présenter divers biais s’articulera autour de trois moments. Dans un premier moment de ma recherche, je vais essayer d’analyser cette réception particulière qu’est le discours journalistique afin d’émettre des hypothèses sut les régimes de croyance et les différents horizons d’attente (Jauss) des premiers spectateurs. Au début du cinéma, ces horizons peuvent être déduits des articles journalistiques et corporatifs, ainsi que des catalogues6. Le chapitre I sera dévolu à ce mythe particulier de la Mort vaincue par le cinématographe, qui traverse aussi bien le discours journalistique que celui des inventeurs (DemenV et Edison). Ce thème fascinant fut l’objet d’analyses fameuses par André Bazin et Noél Burch, auxquelles j’essaierai d’apporter de nouveaux éléments et une approche critique renouvelée.

hénomène, ce dernier ayant analysé les biais temporel et spatial des médias.

A cet égard, j’ai lu toutes les références aux vues animées dans trois journaux montréalais (la Presse, le Montreal Daily Star et la Patrie) pour la période 1894-1915, ainsi que toutes les livraisons

(25)

Shelley et dans les films sur le monstre. Ces considérations seront mises en parallèle avec les réflexions baziniennes sur le cinéma comme « momie du changement» et sur le « mythe du cinéma total ». Finalement, je vais proposer une figure, outre celles voisines de la momie et du monstre de Frankenstein, afin de construire un modèle théorique permettant de problématiser le cinéma. L’automate, figure entre la vie et la mort, entre l’animé et l’inanimé, permettra de questionner le

topos

du « cinéma, art du mouvement de la vie ».

Au chapitre 2, je ferai une analyse critique du roman

l’Ève future

(1877) qui présente, j’essaierai de le montrer, une analogie productive entre le cinéma (à venir) et l’automate, ce qui prolongera les réflexions du chapitre précédent. Poème métaphysique et farce philosophique, aussi novateur que réactionnaire en diable, le roman symboliste de Mathias Villiers de l’lsle-Adam7 est l’un des écrits les plus fascinants de la Belle Époque8. Il est bien connu que le romancier, dans un chapitre célèbre de son chef-d’oeuvre, anticipe de plusieurs années ce que sera le cinéma

des corporatifs Ciné-Journal et Fascinateur jusqu’en 1910. Ajoutons à cela plusieurs autres ériodiques et catalogues de manière non exhaustive.

Villiers de l’lsle-Adam, l’Ève future, Paris: P. O. L., La collection, 1992 (1886), 326 p. 8

Ce chapitre est une version augmentée de deux communications: « La danse macabre dans l’Ève future de Villiers de l’lsle-Adam. Dialectique et montage parallèle », Atelier du Gtafics sur les modes d’alternance, Montréal, novembre 2005; « ‘L’idéal électrique’. Electricité, cinéma et automate dans l’Ève future de Villiers de l’lsle-Adam », Septième colloque international du Centre de recherche sur

(26)

des premiers temps, sous le nom de « photographie successive ». J’espère

démontrer qu’il va beaucoup plus loin et crée un véritable analogon entre ses deux

inventions romanesques, l’automate électrique et le dispositif du cinéma. On verra

par le fait même l’importance de l’électricité, fluide de la vie, dans l’environnement culturel de la Belle Époque et son importance pour comprendre l’épistémè fin de siècle.

Je me dois de faire une remarque méthodologique. Certains pourraient

objecter que ce « démon de l’analogie » (Mallarmé), qui me fait rapprocher l’automate

et le cinéma, ne constitue pas une méthode à la scientificité fiable. Or les cinéastes créent constamment des figures esthétiques de ce type, instaurant un rapport réflexif entre un personnage, l’énonciation et le septième art. Prenez récemment la figure de

Dracula, que Francïs Ford Coppola (1992) compare au cinéma: le vampire du film

ayant la particularité de se mouvoir le jour, il se retrouve à un moment sous une tente

de forain où l’on projette une Arrivée d’un train (nous sommes en 1897, deux ans

après la date de parution du roman de Bram Stoket) ; l’inversion diurne que Coppola

fait subir à la figure nocturne du vampire se trouve figurée dans la vue animée qui est

projetée en négatif. Le cinéaste du Parrain signifie par cette figuration la parenté

entre le vampire, figure de l’entre-deux comme l’automate, et le cinéma, fantôme lumineux et immortel. La parenté recouvre aussi bien l’horreur ou l’étrangeté

(27)

fonce sut les spectateurs, que le rapport à la lumière, à l’ombre, à l’inconscient. On peut, on doit dès lors suivre ce genre de raisonnement et analyser leur pertinence dans une réflexion plus large ; les cinéastes comme les romanciers ne pensent pas moins leur art que les théoriciens.

C’est donc cette pensée sauvage que je suivrai en esquissant un historique des automates et une réflexion plus ample sur l’analogie entre ces deux arts du mouvement de la vie que sont cinéma et automates. Le cinéma, on le verra au chapitre 3, peut être défini comme un « automate spirituel » (Deleuze), une psychomécanique ou une « machine intelligente» (Jean Epstein). Les thèmes de l’automaticité du cinéma et de la Mort vaincue seront analysés au risque des concepts de l’inquiétante étrangeté (Freud), du rite (Bergson) et de la distraction (Benjamin). Non seulement je vais tenter de montrer que ces concepts sont liés entre eux, mais je signalerai leurs affinités avec la modernité qui se met en place durant le 19e

siècle. Autres discours des débuts du cinéma, les fameuses peurs créées par le train-qui-fonce-sur-les-spectateurs, dont la première séance des vues Lumière à Paris, au cours de laquelle la foule aurait paniqué, fournit le topos, seront l’objet du chapitre 4. Je ferai l’archéologie de ces discours et répliquerai aux historiens et théoriciens qui ne croient pas qu’elles correspondent à une quelconque réalité. Sera

(28)

amorcée une réflexion sur ces phénomènes de peur et j’essaierai de comprendre comment, par quel processus, les premiers spectateurs comprenaient spatialement ces effets de choc, spécifiquement dans le rapport au hors-champ. Je conclurai en montrant les affinités entre ces peurs et les questions de la Mort vaincue et de l’automate.

Dans un deuxième moment de la recherche, on se penchera sur lets) dispositif(s) des débuts pour démontrer comment il(s) pouvai(en)t être une métonymie de l’activité du spectateur, et partant, de la constitution et de la transformation de la réception. J’en passerai par la fameuse « théorie du dispositif» de Baudry-Metz, soulignant ses manques pour le problème qui me préoccupe, ainsi que la portée intéressante, malgré tout, du concept de dispositif. En 1999, la revue Hermès présentait un numéro sur les usages du concept de dispositif dans des champs et disciplines aussi divers que la politique, la télévision, la communication, Internet, l’école, les salons funéraire, etc9. Si la livraison brassait un ensemble étonnant de références hétérogènes, démontrant s’il y avait lieu la productivité de la notion aujourd’hui, les directrices du numéro déploraient

Geneviève Jacquinot-Delaunay et Laurence Monnoyer (sous la direction de), Hermès n° 25 (Le dispositif. Entre usage et concept), CNRS Éditions, 1999, 297 p.

(29)

scène théâtrale ou cinématographique, les « installations » artistiques ou les rites d’initiation, ...)10

Afin d’analyser quels sont les us et coutumes du concept de dispositif dans cette petite enclave « exotique)> qu’est la théorie du cinéma, je voudrais présenter mes réflexions selon trois lignes complémentaires: d’une part, faire la critique de la notion, en questionnant ses utilisations théoriques les plus connues dans le champ (Baudry et Metz); d’autre part, montrer les problèmes de ces utilisations en ce qui concerne la question de la réception; et finalement, analyser les contradictions, entre les résultats de la « théorie du dispositif» et ce champ plus spécifique qu’est le cinéma des premiers temps, non seulement pour faite une critique (de celle-là grâce à celui-ci) mais également pour avancer quelques pistes de réflexions personnelles et montrer la productivité malgré tout de la notion générale de dispositif pour les questions qui m’occupent (c’est-à-dite la réception du cinéma des débuts et le découpage).

À

chaque moment, il importe de garder en tête que la question « Qu’est-ce qu’un dispositif? » est chez différents auteurs une manière de répondre à la question bazinienne « Qu’est-ce que le cinéma? », transformée ici en « Qu’est-ce que le cinéma (des premiers temps)? ».

À

cet égard, j’avancerai les concepts de « dispositifs de réception et de production » pour reproblématiser la transformation du

10

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langage cinématographique pour la période des premiers temps et proposerai deux modes de représentation couplés à deux modes de réception. Aussi, après avoir discuté du dispositif d’un point de vue théorique, on pourra envisager de lier théorie et histoire des débuts du cinéma dans les chapitres suivants.

La réflexion sur le dispositif débouchera sur l’étude de dispositifs des premiers temps et leur rapport au découpage, mais on commencera, au chapitre 6, par démêler les liens multiples du couple notionnel montage/découpage. Grande vedette de la discipline, comme peut l’être la mise en scène pour la tradition critique, le montage est depuis au moins les années vingt le procédé formel au centre d’une bonne majorité des théories importantes du cinéma. Du « montage-roi » des cinéastes soviétiques jusqu’à la «grande syntagmatique » de la sémiologie metzienne, le montage fut souvent mis au premier plan des moyens expressifs du cinéma jusqu’à fournir, pour certains partisans de cette approche, une « spécificité »

pure du cinéma par rapport aux autres arts, au point que plus de montage dans un film serait synonyme de plus de cinéma — idée bien certainement fausse en regard

de certaines esthétiques du plan long (Yi y!d’Edward Yang ou Elephantde Gus Van Sant récemment).

(31)

lesquelles la spécificité du cinéma est (on schématise, forcément) de livret le réel, en partie grâce à l’impression de réalité, à la reproduction du mouvement, à la nature indicielle de la photographie — s’est construit souvent en référence immédiate au

montage, avec ou contre le montage. L’exemple le plus célèbre, ce sont bien sûr les théories baziniennes sur l’<f ambiguïté immanente au réel >, qui s’inscrivent en faux contre les «tricheries » d’un montage trop directif, trop discursif, notamment en émettant la règle normative du « montage interdit »‘.

Le but n’est pas de nier ou de diminuer l’importance du montage dans une définition du cinéma ; seulement de faire un (petit) pas de côté et voir si l’on ne pourrait pas poser le problème différemment, dans la perspective d’une compréhension du développement du langage du cinéma, celui du cinéma institutionnel. Le développement tendra à montrer que la définition du cinéma par le seul montage est quelque peu mythique.

Aux chapitres 7, on émettra quelques hypothèses sur la transformation du langage cinématographique, en essayant de voir comment celui-ci a pu se développer, principalement dans les deux premières décennies du siècle. On analysera le discours des instances productrices, par le biais des journaux corporatifs et des premiers manuels à l’usage des «cinématographistes » (comme on disait à

Selon André Bazin: « Quand l’essentiel d’un événement dépend de la présence simultanée de deux éléments, le montage est interdit. » Cf. « Montage interdit », in Qu’est-ce que le cinéma?, Paris: Les Éditions du Cerf, coll. « 7eArt », 1994, p. 59.

(32)

l’époque), pour voir notamment comment se négocient et se mettent en place de nouveaux régimes de découpage et de mise en scène, et par voie de conséquence, une nouvelle réception. Ce travail de reconstruction historique sera l’occasion de montrer l’interaction entre production et public, ce qui me semble toute la différence entre une étude anhistorique et une analyse historique des discours. Les diverses réponses apportées par certains théoriciens (des années vingt et trente principalement) à ce problème de la transformation seront abordées au chapitre 8.

II restera un troisième moment de ma recherche, celui de l’analyse proprement dit. On a vu que les biais par lesquels on peut, de manière indirecte, essayer de comprendre la réception sont: les horizons d’attente (dans les journaux et les corporatifs principalement), les dispositifs et le découpage. Il reste un dernier biais par lequel envisager la réception spectatorielle: les films eux-mêmes. Il ne me semble pas que ce soit la voie la plus aisée, et ce pour deux raisons. D’une part, les textes filmiques ne donnent que peu d’indications sur leur contexte de réception12 ainsi que sur la manière de les recevoir et comprendre à l’époque: il est par exemple impossible de concevoir l’activité du bonimenteur-conférencier à partir des seuls textes filmiques, si ce n’est qu’en faisant l’hypothèse de sa probable présence lorsqu’une vue est incompréhensible en l’état. D’autre part, la conséquence de cette première raison est que l’on ne peut être certain que notre compréhension de la

12

(33)

propre réception de ces textes aujourd’hui. Notre réception s’effectue avec les contraintes institutionnelles d’aujourd’hui (celles doubles du cinéma institutionnel et de l’institution universitaire) et non pas avec celles de jadis, avec tout ce que cela peut comporter de téléologie mal assumée, d’anachronisme et d’incompréhension quant à la forme et au contenu de ces textes filmiques. Le but, on l’a vu, est précisément de retrouver par l’analyse les contraintes de l’époque sur la réception, et partant, sur le découpage.

Cependant, une catégorie de textes filmiques permet de réfléchir sur la réception spectatorielle ces films réflexifs qui, justement, par leur forme et leur contenu, sont des discours sur leur propre réception ou sur la réception en général; principalement ces oeuvres qui mettent en scène et en récit des spectateurs ïntradiégétiques, et qui par ce fait même réfléchissent de manière performative sur les spectateurs empiriques

(=

extradiégétiques) de leur époque ou, plus simplement, sont le reflet plus ou moins fidèle des pratiques courantes lors de leur conception. On doit dès lors supposer que ces films peuvent nous en apprendre sur la réception, comme l’exemple de Sherlock Jr. de Buster Keaton (1924) le démontrera. On appliquera les hypothèses sur le découpage au film de Keaton pour voir comment cette mise en abyme réfléchit différemment les liens entre découpage et réception (à l’aide du spectateur spéculaire). Au chapitre 9, l’analyse permettra de comprendre comment ce film d’un cinéaste que l’on dit « sans réflexion » est une formidable

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machine performative à réfléchir sur cette autre machine qu’est le cinéma. Au chapitre suivant, on approfondira l’analyse en scrutant à la loupe cette figure à l’oeuvre du spectateur spéculaire et on analysera la fameuse scène de l’entrée de notre détective Buster dans le film second.

Historiographie du « cinéma primitif)) : dans le regard de l’Autre

Avant de commencer l’étude sur les horizons d’attente des spectateurs, il convient d’avancer quelques propositions méthodologiques préliminaires, en s’interrogeant sur la notion de « spectateur des premiers temps ». Quid de ce néo spectateur du cinéma dont d’aucuns disent qu’il était primitif? Ce spectateur soi-disant primitif n’est-il pas, pour certains, le corollaire de la notion de « cinéma primitif » ? La plupart des nouveaux chercheurs de Brighton ont justement rejeté cette dénomination pour adopter le terme plus neutre de « cinéma des premiers temps» (< early cinéma » en anglais), opérant depuis une véritable rupture épistémologique. Interrogeons cette notion avant de s’avancer plus loin. D’entrée de jeu, la question qu’il faudrait se poser est la suivante : en tant qu’historiens et théoriciens du cinéma, notre point de vue n’est-il pas biaisé lorsque nous nous penchons sur le passé? Ne faudrait-il pas considérer, à l’instar de ces parangons de l’Autre que sont les cultures

(35)

autre, par rapport à notre

situation

historique? Et partant que ce passé ne pourrait

être analysé et compris, sans erreur et naTveté, à partir de la catégorie du Même

dans la mesure où ce passé est radicalement autre? Quelle est la bonne distance à

adopter face au passé? N’est-ce pas cette brèche ouverte par l’autre qui définit

l’historicité?

Selon François Hartog, il faut comprendre celle-ci comme c expérience

d’une distance de sol avec sol,

que je nomme

mnconfre avec Phistodolté

t13?

Ces

questions

épistémologiques

de

notre distance

au passé

à ce que l’on revendique

comme étant

son

passé (ici, le passé du cinéma)

sont d’autant plus pressantes

pour la discipline des études cinématographiques que l’objet de

recherche

qu’est le

cinéma des premlem temps M, jusqu’aux années 1980, qualifié de cinéma

• primitif‘.

Ce n’est pas un hasard si

cela

rappelle le terme d’art • primitif

i,

qualificatif connotant sa différence. Autrement dit, le rapport au passé du cinéma M

marqué du même sceau qui marquait le rapport

aux

cultures non occidentales. Mais

on s’empresse d’ajouter qu’il n’y a pas le même rapport direct, loin s’en faut, qu’entre

un anthropologue

et une

culture

non

occidentale

que ce demler découvrirait, puisque

le cinéma dit primitif est quand

même

en continuité temporelle avec le cinéma qui

suMt (encore que les cultures

dites

primitives furent souvent perçues comme étant

attardées au stade primitif de

notre

propre civilisation).

Fmnçois Hartag, Réghnes dldstaiflM. M’ésenffsmes et expêdences du temps, Perla: Édifions du SeuIl, 2003, p. M, cIté par Èbenne Beaulleu, s Différenciations mmanssquea L’imaginaire

technique

chez Baizac, VilUem de l’lsle-Mam

et Jules Veme..,

In Intewnêd&ftês,

n0

6 (RemédIer), automne 2005, p. 121, note 1.

(36)

Pour beaucoup d’historiens traditionnels (avant Brighton), le « vrai » cinéma, l’art cinématographique, ne verra le jour qu’au milieu des années dix, préjugé reconduit depuis par Gilles Deleuze pour qui le seul cinéma est celui de penseurs du cinéma, c’est-à-dire celui des auteurs de films (il n’y a aucune référence au cinéma des premiers temps chez lui). Il est vrai que lorsqu’on s’avise d’étudier la réception spectatorielle du cinéma pré-institutionnel et les différents modes de représentation qui en font la spécificité, on est bien obligé de remarquer leurs différences fondamentales d’avec le cinéma qui suivit. La profonde extranéité14 de ce cinéma, mise en lumière par Gaudreault et Simard, est ce qui fonde, chez d’aucuns, le sentiment d’une prétendue primitivité de la période. L’opinion téléologique, répandue encore aujourd’hui, serait de croire que ce cinéma est l’esquisse naïve et primitive de ce qui deviendra, au long d’une évolution naturelle, l’art cinématographique. Selon cette opinion évolutionniste, chaque figure formelle (gros plan, travelling, montage alterné, etc.) repérée dans le cinéma des premiers temps n’est plus alors analysée en soi, mais placée dans le continuum évolutif, comme une étape primitive, un jalon tendu vers le but qu’est l’avènement du « septième art ». Au contraire, cette profonde extranéité, à mettre en évidence méthodologiquement selon Simard et Gaudreault, nous oblige à considérer qu’il y a eu une coupure plus au moins profonde entre ces

14

Sur ce concept, voir: André Gaudreault et Denis Simard, « L’extranéité du cinéma des premiers temps: bilan et perspectives de recherche » in les Vingt premières années du cinéma français, sous la direction de Jean A. GUi, Michèle Lagny, Michel Marie et Vincent Pinel, Paris: Presses de la Sorbonne Nouvelle/AFRCH, 1995, p. 15-28.

(37)

méthodologique selon lequel les spectateurs de la première époque n’auraient point compris un film institutionnel et ses règles de réception, comme ii est également possible que nous, spectateurs de l’institution, ne comprenions pas vraiment le mode de réception d’une « vue animée » du début du siècle dernier (alors que nous comprenons parfaitement un film plus récent de Griffith). Selon la réflexion d’Arnaud Chelet: « Georges Méliès nous a laissé quelques bandes de ses films, les cent ans qui viennent de s’écouler ne nous ont pas gardé un [seul] spectateur». En effet, s’il nous reste quelques milliers de textes, c’est-à-dire, quelques milliers de bandes cinématographiées de l’époque, sont perdus à jamais le contexte de réception et le contact vivant du spectateur de l’époque avec ces textes filmiques. Cette perte irrémédiable est ce qui rend difficile l’entreprise d’analyser les habitudes des spectateurs de cette époque, toute tentative d’éclairer la réception des pratiques passées, quelles qu’elles soient, posant problème aux historiens pat nature. C’est cette difficulté de reconstruire la réception, semblable aux difficultés épistémologiques liés aux histoires des mentalités, qui demeure problématique dans la mesure où les objets étudiés sont intangibles. De plus, les archives, par quoi on peut reconstruire un tant soit peu les processus spectatoriels, sont forcément fragmentaires, en ruine. Ce sont ces difficultés qui rendent nécessaire la stratégie en biais adoptée dans cette thèse.

15

Cité par André Gaudreault dans « Les vues cinématographiques selon Georges Méliès, ou comment Mitry et Sadoul avaient peut-être raison d’avoir tort (même si c’est surtout Deslandes qu’il

(38)

Par ailleurs, la solution de continuité entre les deux périodes (le cinéma des premiers temps et le cinéma institutionnel), solution construite par les nouveaux historiens du cinéma, n’est pas qu’une facilité arbitraire de la périodisation du cinéma

— même si, on le verra, on peut la questionner, Il semble bien y avoir une différence

essentielle entre ces deux périodes, différence par quoi elles sont constituées, même si toute ligne de démarcation historique est poreuse et laisse passer des éléments de l’amont en aval, de l’aval en amont.

À

la rigueur, on pourrait arguer qu’il s’agit, non pas de deux périodes, mais de deux langages. La date approximative de 1915—on dira plutôt vers le milieu des années dix — marque, dans l’histoire du cinéma, un

tournant, une rupture, probablement de plus grande importance que l’arrivée du parlant. Trois grandes transformations peuvent être analysées:

1) Une transformatïon culturelle: La Grande Guerre qui est alors déclarée changea profondément l’environnement culturel, les mentalités et l’épistémè en cours durant la Belle Époque. En effet, il est courant de dire que le XIXe siècle continua, culturellement parlant, jusqu’en 1914. C’est vrai dans la culture en général ; c’est vrai aussi au cinéma. La Première Guerre mondiale changea les habitudes culturelles au

faut lire et relire)... », in Georges Méliès, l’illusionniste fin de siècle?, Paris: Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 112.

(39)

retour, ce changement influa sur les habitudes et les attentes des spectateurs.

2) Une transformation institutionnelle: Autour de celle date, les pratiques cinématographiques se cristallisèrent en Institution, notamment grâce à la constitution des studios américains et à l’intégration verticale de l’industrie (l’exploitation, la distribution et la production furent assurées par les

majors).

Hollywood se développa, prenant le relais des grandes maisons d’édition européennes (Pathé, Gaumont, etc.) freinées par la guerre. Les pratiques se normalisèrent et furent contraintes par un certain nombre de règles institutionnelles. Alors que le cinéma pré-institutionnel était caractérisé par une prolifération des pratiques (chaque maison d’édition de vues animées ayant peu ou prou ses propres règles). Les premiers spectateurs et les cinématographistes trouvèrent leurs modes d’appropriation du nouveau médium technique grâce à des séries culturelles variées, qui par la féerie, qui par la magie, qui par la photographie, etc. le cinéma n’était donc pas encore un art spécifique mais une manière techniquement nouvelle de continuer des séries culturelles existantes. Avec l’institutionnalisation, le cinéma devient autonome.

3) Une transformation formelle: Formellement, les cinémas d’avant et d’après l’Institution sont complètement différents l’un de l’autre. En ce qui a trait à la longueur des films, du montage, du découpage et de la narration, les différences sont

(40)

marquantes. Par exemple, une vue Lumière de 1895 est composée d’un seul plan sans montage d’une durée d’environ une minute; vers 1915, les films, notamment ceux de Griffith, sont constitués de centaines de plans formant une narration complexe qui s’échafaude sur plus d’une heure de projection. Bien entendu, il n’y a pas rupture radicale autour de 1915. lI faut davantage construire les diverses transformations comme un continuum, chaque série (longueur des films, montage, etc.) ayant son rythme propre. L’institutionnalisation, de ce point de vue, doit plutôt être comprise comme une stabilisation et un arrêt des transformations formelles qui ont cours durant le cinéma des premiers temps. Si des changements eurent cours après cette date, leur rythme est plus lent et ils ne transformèrent plus essentiellement le langage du cinéma.

Or donc, si le cinéma change radicalement à cette époque, on doit supposer que les spectateurs ont également changé. En d’autres termes, ces spectateur du cinéma des premiers temps sont radicalement autres par rapport à nous (historiens et spectateurs de l’institution). Soit cette citation de Mon dernier soupir de Bufiuel dans laquelle il raconte ses premières expériences de jeune spectateur pendant les années 10:

Je ne peux oublier ma frayeur, partagée d’ailleurs par toute la salle, lorsque je vis mon premier travelling avant. Sur l’écran une tête s’avançait vers nous, de plus en

(41)

truquage, comme dans les films de Méliès. Ce que nous voyions, c’était une tête qui venait vers nous et qui grossissait démesurément. Et, pareils à saint Thomas l’apôtre, nous croyions ce que nous voyions16.

Ce texte, où Bufiuel raconte sa sidération devant une figure nouvelle de découpage, parfaitement caractéristique des attitudes de réception des spectateurs du cinéma des premiers temps face à ce nouveau langage du cinéma institutionnel qui se mettait en place, n’est-il pas parfaitement étrangerà notre compréhension de l’image filmique? N’y ressent-on pas en outre une inquiétante étrangeté qui nous gagne? Le plus simple face à une telle étrangeté d’un témoignage est de l’essentialiser en

primitivité à partir de nos catégories du même, plutôt que de l’analyser selon les modèles d’intelligibilité qui avaient cours durant la période. Noêl Burch, l’un des nouveaux chercheurs de Brighton, me semble développer ce genre d’épistémologie problématique lorsqu’il analyse ce qu’il est l’un des seuls de cette école à appeler délibérément le « cinéma primitif»

[...] l’analogue entre les tableaux de Méliès et les images populaires traditionnelles (images d’Épinal, gravures sur bois, etc.), qui, elles-mêmes, renvoient à des

16

Cf. Luis Buiuel, Mon dernier soupir Paris: Éditions Robert-Laffont, 1982, p. 42. C’est Buiuel qui souligne.

(42)

traditions médiévales et « riment » avec des pratiques extra-européennes ignorant tout de la perspective de la Renaissance, illustre le refus systématique dont cette dernière fait l’objet chez Méliès17.

Il est difficile de ne pas entendre dans cet extrait le préjugé qui présuppose une prétendue «primitivité» du cinéma de Méliès, et même de ne pas y percevoir que celle primitivité « rime » pour Burch avec une soi-disant « primitivité » extra européenne... Méliès, qui étudia la peinture et fut peintre de décor au théâtre, connaissait bien la perspective et ne la refusait point —on retrouve d’ailleurs celle-ci,

entre autres, dans la toile peinte de Pygmalion et Galathée (1898). En fait, il restreignait la profondeur de la perspective pour assurer l’illusion scénique que devaient produite ses vues animées, étant entendu qu’une perspective peu prononcée est l’un des secrets (règle IV) du trompe-l’oeil, depuis la Renaissance, selon Miriam Milman:

La percée de la troisième dimension ne doit pas être obtenue par une perspective trop profonde ou trop saillante. La perspettiva legittima spectaculaire et parfaite est nuisible au trompe-l’oeil, car le semblant de réalité s’efface au moindre mouvement du spectateur. Le compromis apporté par certaines constructions moins rigoureuses permet par contre une

17

Noêl Burch, la Lucarne de 17n fini. Naissance du langage cinématographique, Paris Nathan Université, 1991, p. 160.

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L’invasion de l’espace du spectateur est plus favorable que l’évasion et elle sera donnée de manière idéale par la superposition d’éléments peu épais18.

On peut voir, en analysant l’extrait de Burch, comment il peut être risqué méthodologiquement de construite les différences du cinéma des premiers temps à partir des catégories de notre propre historicité, en analysant la représentation et la réception spectatorielle de cette époque du point de vue, littéralement, de notre propre regard, celui de spectateurs (in)formés, depuis leur plus tendre enfance, par l’Institution cinématographique. Et par le fait même, celle expression de «cinéma primitif » est non seulement dépréciative et péjorative, mais elle ne nous permet pas de vraiment comprendre ce cinéma. Elle empêche certainement de se poser les bonnes questions. L’historiographie du « cinéma primitif » est presque aussi vieille que l’histoire du cinéma elle-même. Dans les années vingt, lorsqu’on commença à s’intéresser à l’histoire du cinéma, le terme de « primitif)) était déjà péjoratif et servait à nommer ce cinéma qui précédait le grand Art du muet, comme s’en indignait alors Méliès:

18

Miriam Milman, le Trompe-l’oeil. Les illusions de la réalité, Genève: Éditions d’ArtAlbert Skira, 1992, p. 37.

(44)

On commet une véritable injustice, lorsqu’on nous lance dans certaines chroniques des phrases comme celle-ci « Ces cinématographistes de la première heure étaient des ‘primitifs’

(...).

»

[...]

Croit-on vraiment que nous étions encore des primitifs, après vingt ans de travail soutenu et de perfectionnements continuels? Ne sommes-nous pas les auteurs de la plupart de ces perfectionnements et des trouvailles que nos continuateurs utilisent aujourd’hui ?

[...]

A-t-on le droit de nous accuser de ne pas avoir, les premiers, cherché à lancer le cinéma dans la voie artistique et dans la voie théâtrale? Non! Alors pourquoi nous appeler les « primitifs» avec un petit air de mépris?

[...]

Je proteste encore contre l’appellation de « primitif», alors qu’on emploie partout le matériel et les procédés dont nous fûmes les créateurs19.

Lorsque les principaux historiens traditionnels, les Sadoul et Mitry, écrivirent leur « grande histoire générale » du cinéma, ils reconduisirent les préjugés du muet, leur problématique étant justement de prouver que le cinéma n’était pas un divertissement d’ilotes mais un art. Le « cinéma primitif» ne fut donc analysé qu’en fonction de ce programme téléologique, jamais pour ses qualités propres. Question non pas tant de vérité historique que d’axes de pertinence en fonction d’une historicité spécifique, certes problématique. Cette vision ne fut remise en cause qu’à partir du congrès de Brighton en 1978, lorsque la nouvelle génération de chercheurs, inspirée des Annales, fit des débuts du cinéma un champ relativement spécifique. C’est lors de la

19

(45)

proposée20. Souvent, changer les mots permet de discerner différemment les choses.

Même si, depuis lors, la plupart des chercheurs francophones utilisent cette dénomination plus neutre de « cinéma des premiers temps », à l’instar de leurs collègues anglo-saxons qui prônent <f early cinema », certains chercheurs continuent de revendiquer l’expression « cinéma primitif». C’est le cas de Noél Burch, on l’a vu, même s’il était de « l’école de Btighton >. Plus récemment, un esthéticien français important, Jacques Aumont, fit un plaidoyer en faveur de cette expression:

Pourquoi substituer, à un mot dont après tout l’histoire est intéressante, l’expression maladroite et outrageusement inélégante de « cinéma des premiers temps »21 ?

On pourrait se demander en quoi cette histoire est si intéressante, lots même que l’expression a toujours servi à considérer cette période des premiers temps comme étant moins évoluée (et non pas seulement radicalement différente) que celle du

20

Cf. le numéro « Le Cinéma des premiers temps 1900-1 906 », sous la direction d’André Gaudreault, les Cahiers de la Cinémathèque, n° 29, Perpignan, hiver 1979.

21

c• Jacques Aumont, « Quand y a-t-il cinéma primitif? ou Plaidoyer pour le primitif», in le Cinéma au tournant du siècle (sous la direction de Claire Dupré la Tour, André Gaudreault et Roberta Pearson), Québec/Lausanne: Éditions Nota bene/Éditions Lausanne, 1999, p. 18-19.

(46)

cinéma qui suivit. On peut se demander également en quoi au juste l’expression « cinéma des premiers temps» est « maladroite et outrageusement inélégante ». Aumont ajoute:

S’il s’agissait seulement d’un problème interne à la communauté des chercheurs de langue française sur le cinéma primitif, cela pourrait être un peu irritant pour le locuteur natif (s’il sent sa langue, au moins), mais resterait peu important. J’y vois le signe de quelque chose de plus essentiel. Pour aller vite si « primitif)) suppose une espèce de périodisation, « des premiers temps » ne nécessite qu’une chronologie.

Au-delà de la polémique, il y a, en filigrane, deux conceptions, deux paradigmes de la recherche : un certain esthétisme (où toute conceptualisation est jugée selon des critères de forme et de bon goût) et une recherche pragmatique (où un concept est évalué selon son efficience heuristique). Du reste, l’expression « des premiers temps », contrairement à ce qu’affirme Aumont, a une histoire pas moins intéressante que celle de « cinéma primitif », en tous les cas plus ancienne, Ironie du sort, Christian Metz, auquel Aumont tend hommage au début de son article, est le premier chercheur à ma connaissance à l’avoir proposée, dans un article de 196622. Mais peut-être reproche-t-on à Metz de ne pas sentir sa langue... L’expression était déjà

(47)

[de la cinématographie] ne faisaient rien pour élever leur entreprise

[...],

des entreprises concurrentes sont nées à leur côté et ont prospéré contre eux. ))23 Ailleurs, Dureau parle également des « premiers jours » de la cinématographie. Dans son « Salon de 1845 », Baudelaire, maladroit et inélégant comme on sait, utilise l’expression pour désigner les débuts de l’école vénitienne: <

[...]

Jean Bélin et

[...]

quelques Vénitiens des premiers temps

[...]

»24

Aussi, comme l’affirme Aumont, là n’est pas l’essentiel. Du point de vue méthodologique, contrairement à ce qu’il pense, les connotations (simplicité, grossièreté, pauvreté, inculture, etc.) de l’expression « primitif » ne nous permettent pas de penser le cinéma du début du siècle avec profit. Selon lui

[...]

si « primitif» suppose une espèce de périodisation, «des premiers temps » ne nécessite qu’une chronologie. Dans le premier cas, il y aura une généalogie, ce qui soulève aussitôt bien des questions, mais suggère au moins que quelque chose est transmis et hérité ; dans le second cas, c’est seulement une question de plate et

22

Christian Metz, « Problèmes actuels de la théorie du cinéma », in Critique, n° 214, 1966, Paris Editions de Minuit repris in Essais sur la signification au cinéma, Paris: Éditions Klincksieck, 1986, p. 35.

23

Georges Dureau, « Il y a spectacles et spectacles», in Ciné-Journal, 30 juillet 1910, p. 3. 24

Charles Baudelaire, « Salon de 1845 >, in OEuvres complètes, Paris: Gallimard, coli. La Pléïade, 1951, p. 557.

(48)

objective succession. Or, les chronologies et les questions de succession mènent inévitablement sur un terrain glissant, parce qu’elles présupposent pour l’histoire un modèle linéaire, et qui en outre s’appuie sur des déterminations extérieures aux images elles-mêmes.

On peut le voir, ce que reproche Aumont à « cinéma des premiers temps >, c’est de ne connoter qu’une « plate et objective succession », alors qu’il voudrait, avec le terme de « primitif», que soit prise en compte l’idée connotée d’un héritage, d’une transmission. Il y a deux problèmes à ce plaidoyer. Premièrement, cette « chronologie » de « premiers temps)> qui lui fait tant problème, Aumont ne semble pas la regretter outre mesure lorsqu’il fait référence au terme équivalent en anglais:

En anglais, les choses sont simples. Il suffit de substituer « early » à « primitive », et les énoncés pouvaient être automatiquement traduits, restant au fond les mêmes, avec en prime la correction idéologique (et une syllabe de moins à chaque fois, ce qui n’est pas à négliger)25.

Deuxièmement, avec cette idée de transmission, que connote l’adjectif « primitif », on a vite fait de retomber dans la téléologie. Ce cinéma « primitif» ne serait bon qu’à préparer l’avènement de l’art cinématographique, en lui transmettant, entre autres,

(49)

dose de préjugés. Esthéticien et pas du tout historien du cinéma des premiers temps (selon ses dires), Aumont cherche avant tout à soupeser la valeur esthétique de ce cinéma. De toute façon, on peut difficilement empêcher toute prolifération des connotations de « primitif » pour ne s’en tenir qu’à la seule transmission d’un héritage. Par sa proposition, irrévérencieuse, il est clair qu’Aumont vise une certaine forme de rectitude politique, sans que la nécessité en soit vraiment patente.

Ce préjugé de «primitivité », on le retrouve également en histoire de l’art, où l’épithète « primitif» fut usitée pour connoter que des productions n’étaient pas réellement de l’art tel qu’on l’entend en Occident. L’expression «

art

primitif », que les historiens du cinéma auraient transposée au « cinéma primitif », comporte un certain nombre de connotations péjoratives qui posent problème même dans le champ esthétique (on lui préfère alors parfois «arts premiers », ce qui rappelle « cinéma des premiers temps >). Selon Étienne Souriau:

[...]on a appelé primitifs des peuples considérés comme restés dans le premier état de l’humanité $ sont alors arts primitifs les arts de ces peuples. On présuppose donc une évolution linéaire de l’humanité, et des peuples dont le développement se serait arrêté dans l’une de ses phases les arts primitifs seraient aussi bien ceux

25

(50)

d’époques préhistoriques que des peuples sous-développés actuels. C’est là un présupposé assez hasardeux ; aussi le terme de primitif doit-il être employé avec beaucoup de prudence26.

Cette « évolution linéaire » de l’Humanité renvoie à la notion de progrès en histoire et à la tentation toujours présente d’écrire des histoires téléologiques. Les peuples « primitifs > sont jugés à l’aune du Même occidental, de la même façon que le cinéma « primitif » est jugé selon la norme du cinéma institutionnel. On retrouve ainsi une distinction, opérante en anthropologie, entre la différence et l’altérité, comme le rappelle Francis Affergan

[...] ce que la différence évacue et que l’altérité pointe c’est la qualité ou intensité,

du moment de la découverte, de la rencontre ou de la vue qui ne peut se réduire à

une échelle graduée où il viendrait occuper une place axiologique mais qui en revanche joue sur d’infimes variations de forces d’indices et de symboles. La conscience de ce moment est une conscience du lointain en ce sens que la saisie de l’altérité exige la perte, l’abandon momentané ou la suspension de ses repères;

la conscience de la différence, comme conscience de la quantité, convoque

seulement un objet de proximité, afin que des comparaisons, substitutions, combinaisons puissent s’opérer27.

26

Étienne Souriau (sous la direction d’Anne Souriau), Vocabulaire d’esthétique, Paris: PUE, 1990, p. 1171-1172.

27

Cf. Francis Affergan, Exotisme et altérité. Essais sur les fondements d’une critique de

(51)

Dans le champ du cinéma, le problème est moins éthique que heuristique. Comme nous l’avons vu avec Noél Burch, les connotations du terme « primitif» nous poussent à problématiser les différences en regard du cinéma institutionnel et non à poser, du moins méthodologiquement, que ce premier cinéma et ses spectateurs étaient autres, radicalement autres. Et donc, que cette extranéité doit aussi être comprise comme une altérité. Non pas comme une différence, mais comme une étrangeté irréductible en totalité. Les recherches sur le fc cinéma primitif» n’opèrent souvent que des comparaisons, dans un procès de la différence quantitative — le

cinéma primitif serait le même que le cinéma institutionnel, mais en moins : moins évolué, moins artistique, techniquement moins complexe, moins structuré institutionnellement, etc. Alors que le regarder qualitativement comme une altérité revient à perdre ses repères théoriques; toute la question est de savoir si cette altérité historique nous est à jamais incompréhensible. Disons que la distance à l’autre, comme notre distance au passé, n’est pas incompressible, même si elle n’est jamais nulle. Simone Weil avait cet aphorisme dans la Pesanteur et la grâce (1947):

«Aimer un étranger comme soi-même implique comme contrepartie: saimer soi même comme un étranger.» En l’occurrence, en recherche historique, on pourrait paraphraser ainsi: pour tenter de connaître l’autre comme soi-même, il faut se connaître soi-même comme un autre. Plutôt que de comprendre le spectateur du premier cinéma à partir du Même, il faudra plonger dans le regard de l’autre, dans l’historicité propre de ce dernier, et considérer son propre regard de spectateur, celui

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de l’institution, par trop naturel pour soi, dans toute son étrangeté et son arbitraire, ménageant une distance de soi à soi. C’est à cette perte que je voudrais que l’on juge de la valeur de mes recherches.

Par ailleurs, cette question mal posée d’Aumont sur la « transmission » d’un cinéma à l’autre, il faudrait la formuler autrement. On l’a vu, si poser l’extranéité ou l’altérité du cinéma des premiers temps répond à une visée heuristique dans la mesure où cela place dans de bonnes dispositions pour analyser ce cinéma, dans un procès qui ne vise plus seulement les différences quantitatives, cette méthode ne nous permet pas d’aborder le problème de la transformation — on ne parle pas ici

d’évolution, mais d’un processus ouvert et multiple — d’un cinéma à l’autre. Faite de

ces cinémas deux vases clos esquive la question du commentet du pourquoi de ce processus complexe de transformation, processus qui n’a rien à voir avec un phénomène téléologique qui rendrait ce procès inévitable et évolutif (en bref: naturel). Le terme « cinéma » dans l’expression « cinéma des premiers temps» indique justement qu’il y a quelque chose de commun, au-delà des différences, entre les deux périodes, étant entendu que le cinéma comme art n’est pas sorti tout armé de la cuisse de Jupiter en 1915 : si le cinéma institutionnel est une bifurcation importante, il s’origine de ce carrefour fourmillant que fût la cinématographie qui le précède. Pour reprendre les catégories d’Affergan, le rapport entre les deux périodes en est un à la fois de différence et d’altérité. J’essaierai de formuler de nouvelles approches afin de mieux appréhender ce problème du passage d’un cinéma l’autre.

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Aussi, l’étude de ce cinéma des débuts, objet décalé du fait de son extranéité par rapport au cinéma institutionnel, permet de reproblématiser celui-ci, comme a pu le faire Roger 0dm avec d’autres objets décalés (le film de famille et le documentaire).

À

l’inverse, une analyse de certains films plus récents peut nous permettre de reproblématiser en retour le cinéma d’avant 1915. Ainsi, à partir d’un questionnement historique sur les premières années du cinématographe, cette recherche me permettra-t-elle d’amorcer une réflexion théorique, transhistorique et intermédiatique sur le découpage et la réception spectatorielle. C’est le sens du sous-titre de la thèse

(

Aspects du cinéma et de ses débuts »): non seulement va-t-on étudier certains aspects des débuts du cinéma, mais on va essayer de comprendre en quoi ces aspects peuvent informer sur certains aspects du cinéma en entier, d’hier à aujourd’hui, notamment dans une compréhension de son rapport à la modernité. Par ailleurs, l’étude de la période des débuts du cinéma doit tenir compte aussi bien de ce qui la borne en aval qu’en amont. Le cinéma des premiers temps est en quelque sorte une période pré-institutionnelle du cinéma et, à ce titre, découle en amont d’un certain nombre de pratiques (peinture, lanterne, féerie, panoramas, vaudeville, prestidigitation, etc.) qui présupposent un savoir et des modes de réception spécifiques, antérieurs à cette période. On verra dans quel environnement s’inscrit le cinéma.

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Chapitre 1:

Le cinématographe comme illusion, ou:

la Mort cessera d’être absolue

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mais les inventeurs vont encore plus vite.

Jean Badreux

La vie, ou du moins ses apparences

À

lire les comptes rendus, un discours remarquable accompagne les premières recensions de spectacles cinématographiques. Il revient si souvent chez les commentateurs du cinéma des tout premiers temps (jusqu’en 1911 environ), qu’il n’est pas exagéré de dire qu’il s’agit de l’horizon d’attente initïal des premiers spectateurs, une sorte de désir ou de besoin culturel au moment précis — chassons

toute hypothèse séduisante d’éternel «désir inhérent à la structuration du psychisme » (Baudry)28 — où s’inventent les photographies animées. Un des

premiers exemples de cet ensemble discursif, et qui le résume parfaitement, nous vient de Jean Badreux, alias Henri Roullaud, spirituel chroniqueur de cet « instrument me,veilleux qui fait revivre les morts »:

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