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S'écrire à travers la mémoire de la Shoah, cinquante ans après : le cas de Patrick Modiano ; suivi de, Les trois âges de Zofia

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S'ÉCRIRE À TRAVERS LA MÉMOIRE DE LA SHOAH, CINQUANTE ANS APRÈS: LE CAS DE PA TRICK MODIANO

suivi de

LES TROIS ÂGES DE ZOFIA

par

Julia Magdalena Pawlowicz

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

août 2005

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1+1

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AVERTISSEMENT à l'intention des examinateurs d'un mémoire en écriture littéraire

Selon nos règlements, le mémoire en écriture littéraire comporte deux parties distinctes: un texte de création et un texte critique.

Le texte' de création peut être une œuvre de fiction (récit, recueil de textes poétiques ou de nouvelles, pièce de théâtre, scénario, etc.) ou une traduction littéraire.

Le texte critique est normalement de la longueur d'un article de revue savante. Il ne porte pas nécessairement sur le texte de création qui l'accompagne, mais sur la manière dont le candidat ou la candidate a voulu utiliser les ressources et les possibilités du genre choisi, sur les problèmes techniques, esthétiques ou philosophiques rencontrés, ou sur les œuvres (d'imagination ou de réflexion) qui ont pu l'inspirer. Il ne vise pas tant à étudier telle ou telle œuvre qu'à dégager tel ou tel enjeu du texte de fiction ou de la traduction littéraire, et peut s'appu-yer ou porter sur un corpus qui ne soit pas nécessairement de langue française.

Décembre 2004

La Direction des études de 2e et 3e cycles et de la recherche Département de langue et littérature françaises Université McGill

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Je tiens à remercier grandement mes deux directeurs de mémoire, deux personnes qui ont marqué mon parcours, non seulement académique, mais personnel. Le professeur Lane-Mercier pour m'avoir fait connaître l'oeuvre de Modiano, ainsi que pour ses commentaires très justes et précis sur mon travail ,. le professeur Rivard pour m'avoir fait découvrir l'écriture, et pour les questions troublantes qu'il a su soulever dans mon esprit.

Je tiens à dédier Les trois âges de Zofia à Zofia, mais aussi à ses trois soeurs.

Mes remerciements les plus tendres vont à mes parents, Andrzej Pawlowicz et Hanna Onichowska, ainsi qu'à ma tante, Daria Hoffmann, qui figure dans ce récit sous le pseudonyme qui lui est attribué depuis l'enfance, Tula. Kocham was z calego serca. 1 dzü:kuj~ Wam za wszystko.

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RÉSUMÉ

Est-il possible, est-illégitime d'écrire sur la Shoah quand on est né à la fin de la guerre, quand on n'a pas vécu soi-même les horreurs des camps de concentration, quand les survivants des camps eux-mêmes remettent en question la représentabilité du génocide? De quels idiomes se servir, quel langage tenir pour parler de cet événement tragique quand c'est nécessaire, parce qu'il définit notre identité juive?

L'oeuvre de Patrick Modiano répond à cette question difficile par sa densité, sa spécificité. Confronté à une histoire collective qui lui est à la fois proche et étrangère, le narrateur modianesque cherche dans l'écriture une façon de définir les paramètres, mais surtout les limites de son identité. Intègre, il avoue ses faiblesses, et elles deviennent des forces: la prise de distance de Modiano par rapport à la Shoah et à l 'histoire collective devient salutaire, et lui permet de se situer en tant qu'individu par rapport à un des événements les plus marquants de l'histoire du vingtième siècle.

ABSTRACT

Is it possible, indeed, is it legitimate to write about the Shoah when one is bom after the war, wh en one hasn't experienced the horrors of concentration camps, and wh en survivors themselves are questioning the representability of the genocide? Which idioms can one use, what language can one invent in order to speak of this tragic event when it is necessary to do so, because it defines one' s Jewish identity?

By its density and its specificity, Patrick Modiano's work answers these difficult questions. In a confrontation with collective history, which is at once strange and familiar to them, his narrators explore writing in order to find the right way to define the parametres and, more significantly, the limits of their identity. Their integrity allows them to transform their weaknesses into strengths : by accepting the distance between himself, the Shoah, and collective history, Modiano situates himself with respect to one of the most important events of the twentieth century.

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Table des matières

S'écrire à travers la mémoire de la Shoah: le cas de Patrick Modiano. Introduction ... p. 1 Première partie (sur la Place de l'étoile) ... ... p. 6 Deuxième partie (sur Dora Bruder) ... ... p. 19 Conclusion ... p. 33 Préface aux Trois âges de Zofia ... ... p. 37 Les trois âges de Zofia ... ... p. 39

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Quand, à l'hiver 2004, Simone Veil affirme dans une entrevue sur sa déportation à Auschwitz: « là-bas, je n'ai jamais pleuré. C'était au-delà des larmes »1, elle range, comme bon nombre de survivants, la déportation et l'extermination des Juifs d'Europe dans une catégorie à part des autres événements de l'histoire, là où le summum de l'horreur a été atteint, voire dépassé par les hommes. Cette manière de parler de la Shoah est le paradigme recteur de la pensée d'un nombre important d'intellectuels aujourd'hui. Isoler la Shoah en-dehors des marges du concevable n'est pas sans répercussion, puisqu'on place de cette manière la représentation de la Shoah au-delà des limites du possible2•

À l'origine de cette réflexion, il y a probablement la célèbre phrase d' Adorno3, qui jugeait

sévèrement d'un point de vue éthique la tentative de faire de l'art après l'horreur des camps. Son point de vue sera repris quelques années plus tard par le cinéaste Claude Lanzmann, qui affirme que la représentation des camps est «impossible »4. Primo Levi, dans Naufragés et Rescapés, lui emboîte le pas: il n'y a pas de témoins véritables de la Shoah, écrit-il, et «qui se charge de témoigner pour eux sait qu'il devra témoigner de l'impossibilité de témoigner »5. Tous les témoignages des survivants ne peuvent donc qu'être partiels, approximatifs. Tout ce qui entoure la Shoah et la manière d'en parler est sujet à débat. Par exemple, nommer la Shoah est une entreprise complexe: au départ, on l'appelle l 'Holocauste, puis « solution finale », mais le mot est rejeté, puisqu'il vient de l'allemand; on parle de l'abomination, de l'innommable, et quand

1 Entrevue accordée à Paris Match, où Simone Veil retourne à Auschwitz soixante ans après y avoir été détenue, no. 2904, janvier 2005, p. 47.

2 G. Agamben écrira qu' «à l'évidence, il ne s'agit pas seulement de la difficulté ressentie lorsqu'on cherche à communiquer aux autres ses expériences les plus intimes. Le décalage s'inscrit dans la structure même du témoignage. [ ... ] des faits tellement réels que plus rien, en comparaison, n'est vrai; une réalité telle qu'elle excède nécessairement ses éléments factuels: telle est l'aporie d'Auschwitz », Ce qui reste d'Auschwitz, p. 10.

3 On se souvient de «Après Auschwitz, écrire un poème est barbare» dans Prismes: Critique de la culture et

société, Payot, 1986.

4 C. Lanzmann, « Représenter la Shoah », Le Nouvel Observateur, dec. 2003- jan. 2004, p. 6. 5 G. Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, p. 36.

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Lanzmann finit par trouver « Shoah », c'est parce qu'il ne sait pas ce que ça veut dire6 : cette difficulté épistémologique traduit la coupure cognitive qu'a été la Shoah au vingtième siècle.

Si les survivants sont aux prises avec l'impossibilité de dire, ils doivent quand même continuer à parler, à écrire, car l'existence des camps commande un devoir de mémoire, une mémoire qui doit être transmise d'une génération à l'autre. Elie Wiesel dira: « Ce sont les jeunes qui font la différence. Les jeunes aujourd'hui veulent savoir. ( ... ) ils écoutent »7, alors il faut

savoir leur parler. Si Levi a honte d'avoir survécu et a l'impression que sa parole est presque celle d'un imposteur, Jorge Semprun, de son côté, construit une oeuvre qui « will insist on the problematic nature of memory and historical representation in general and the debt of survivors to those who disappeared in the camps »8. Semprun explique qu'il ne veut pas cesser d'écrire,

surtout maintenant: « parce que c'est la fin. Parce que nous arrivons au moment où il n'y aura plus de survivants bientôt. Et donc, devant cette urgence de la fin, devant cette incompréhension d'un côté et au contraire devant la compréhension d'une nouvelle génération, les gens parlent mieux »9. Est-ce vrai?

Pour tous ceux qui sont nés après la Shoah, le devoir de mémoire est lié à une quête identitaire puisqu'ils doivent définir les paradigmes de la représentation du génocide, puiqu'ils sont séparés de l'abomination des camps par une distance temporelle infranchissable, se situant en quelque sorte en diaspora de la communauté des survivants, tout en y demeurant liés par des souvenirs personnels ou collectifs, par des discours sociaux ou des appartenances culturelles. Alors, « le contexte de l'entre-deux [ ... ] est particulièrement intéressant car la perception 6 Lanzmann écrira: «La vérité est qu'il n'y avait pas de nom pour ce que je n'osais même pas alors appeler « l'événement »[ ... ] Le mot « Shoah» s'est imposé à moi tout à la fin parce que, n'entendant pas l'hébreu, je n'en comprenais pas le sens, ce qui était une autre façon de ne pas nommer [ ... ] pour moi, Shoah était un signifiant sans signifié », dans Le Nouvel Observateur, « La mémoire de la Shoah », p. 6.

7 E. Wiesel dans J. Semprun et E. Wiesel, Se taire est impossible, p. 15.

8 D. Carroll, «The Limits of Representation and the Right to Fiction: Shame, Literature, and the Memory of the Shoah », p. 69.

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identitaire de l'individu est modelée par deux sources séparées et souvent contradictoires de référents sociaux et culturels [ ... ] ceci lui donnant les outils pour tracer un pont entre passé et présent, histoire collective et histoire individuelle »10, ces outils étant bien entendu le langage et l'écriture, remodelés d'une certaine façon.

Dans L'écriture ou la vie, Semprun propose aux survivants de son block, le jour de la libération, de se servir de la fictionll pour raconter, car « seul l'artifice d'un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage» 12. C'est là un premier point de

départ théorique, un outil - contesté, mais néanmoins présent - qui donne aux romanciers des générations post-Shoah, plongés dès la fin des années quatre-vingt dans une vague d'autofictions ou de nouvelles autobiographies travaillant la question du rapport à la mémoire, le pouvoir de parler de la Shoah13• Eux aussi en sont en quelque sorte des témoins14, témoins bien sûr indirects,

par ricochet, décalés, approximatifs - mais qui ont, eux aussi, un devoir de mémoire. Des gens qui n'ont pas connu un grand-père parce qu'il est mort à Dachau, ou qui ont peut-être entendu le terrible récit de la douleur leurs parents, déportés à Treblinka ou à Auschwitz, et qui sentent que ce récit ne doit pas passer du côté de l'oubli. Ils doivent donc trouver une manière d'en témoigner. Mais comment représenter la Shoah? Dans son essai Ce qui reste d'Auschwitz,

Giorgio Agamben parle de « l'intimité indémaillable» entre l'impossibilité de dire vraiment et le

10 M. Gabruck dans D. Forget,« L'énonciation identitaire: entre l'individuel et le collectif», Discours Social,p. 32.

Il Un rapprochement avec une thèse d'Hôlderlin s'impose ici: «was bleibt, stiften die Dichter» (ce qui reste, les

poètes le fondent - au sens bien sûr non pas de la longévité particulière des poèmes mais plutôt dans le sens « que la parole poétique toujours se pose en reste, et peut, par là même, témoigner»), dans Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, p. 176.

12 J. Semprun, L'écriture ou la vie, p. 26.

13 « Semprun vigorously defends the use of the imagination in general and the writing of fiction in particular as the means for overcoming the shortcomings of frrst-person testimony and the restrictions of conventional historical representation », in D. Carroll, lac. cit., p. 69.

14 Le latin a deux mots qui signifient témoin, et le cas qui nous intéresse, ce n'est pas tant le testis, d'où vient notre premier sens de témoin, mais plutôt « celui qui se pose en tiers entre deux parties (terstis) dans un procès ou un

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besoin, le pouvoir et le devoir de quand même le faire, nommant cette différence ou cet espace le témoignage.

Pour faire un pont entre l'histoire, qui commande pour se constuire la vérité objective, et l'art pour se transmettre, Claude Lanzmann parlera de « fiction du réel », qui « does not attempt to represent reality as it was allegedly experienced but rather respects the limits of representation and the inherent impossibility of representing horror in itself »15, bref, d'une forme de représentation qui montre la distance infranchissable entre les victimes de la Shoah et les générations suivantesl6• C'est à travers l'exploration de ces façons de penser et par leur modelage

que naîtra une oeuvre comme celle de Patrick Modiano. Grâce au recours à la fiction d'abord, et dans le respect et l'analyse de la distance qui le sépare de la Shoah ensuite - Nicole Bary parlera de « l'abîme énorme qui sépare le temps de l'écrivain du temps de l'historien, le temps de la fiction de celui de l'histoire

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un abîme qui ne peut être comblé autrement que par l'aveu de son existence, que par un travail d'écriture qui ne cherchera pas à le remplir d'un sens qu'il lui donnerait a posteriori, mais qui chercherait plutôt à le représenter tel quel. C'est donc en dévoilant ses doutes, ses questions, les lacunes de sa compréhension que Modiano écrira une nouvelle manière de représenter la Shoah. À travers une quête identitaire qui ne donne pas toutes les réponses, il trouvera la justification pour laisser se déployer sa parole, puisque « l'autorité du témoin réside dans sa capacité de parler uniquement au nom d'une incapacité de dire - c'est-à-dire dans son existence comme sujet »18. Cette existence est à remettre perpétuellement en question, comme est remise en question la nature de la mémoire dans l' autofiction postmoderne,

15 D. Carroll, loc. cit., p. 71.

16 Car si « l'expérience trouve son nécessaire correlat moins dans la connaissance que dans l'autorité, c'est-à-dire

dans la parole et le récit », il ne faut pas croire que seuls les survivants ont le droit ou le devoir de raconter leur expérience: elle transcende le temps et les individus pour devenir collective, et nous croyons que les générations post-Shoah ont quand même, eux aussi, un lien à la Shoah, une expérience de la Shoah qui leur est spécifique et qui a droit de parole. (cit. de G. Agamben, Enfance et histoire, p. 26)

17 N. Bary, « Écrire l'histoire en racontant des histoires» dans: Représenter le .dme siècle, p. 23. 18 G. Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, p. 172.

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vue « not as a unifying force, but rather as an obsessional temptation to reconstruct, relive, re-create » 19 •

À travers la lecture de La place de l'étoile, nous verrons comment Modiano se penche sur la coupure identitaire qu'a été Auschwitz, en se demandant: comment être Juif après les camps? Comment se situer, par rapport à quels discours, quelles idoles? Ce questionnement difficile ne trouve pas de réponse, mais devient de plus en plus fructueux au fil des ans. Ainsi, dans Dora Bruder, Modiano mène le procès de son identité par l'interrogation des archives d'un passé à deviner, d'une mémoire avec laquelle il dialogue, et ce, pour trouver sa propre identité: « [s]e créer un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres »20 sera son ascèse.

19 W. VanderWolk, Rewriting the Past: Memory, History and Narration in the Novels of Patrick Modiano, p.3. 20 A. Morris, Patrick Modiano, p. 10.

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La place de l'étoile.

Archimède ne demandait rien qu'un point qui fût fixe et assuré.

- Descartes, Méditations métaphysiques, II.

De nombreux intellectuels s'entendent pour dire qu'Auschwitz a été une coupure historique et cognitive dans la terrible histoire du vingtième siècle, et sa représentation dans des oeuvres de fiction est une question délicate. La voie qui s'est imposée à Modiano est celle de la quête identitaire. La place de l'étoile, son premier livre, publié aux éditions Gallimard en 1968, témoigne d'une préoccupation obsédante et complexe de son auteur: comment être Juif, comment s'identifier à ce qui est peut-être la collectivité dont le nom est le plus connoté au vingtième siècle, le plus lourd à porter, lorsqu'on n'a pas vécu, avec elle, la plaie qui lui a infligé sa plus grande douleur - la déportation dans les camps, la mort dans les chambres à gaz et l'effacement des traces dans les crématoires. La réponse que Modiano tente de donner à cette question identitaire passe par une recherche formelle21: le style parodique, la narration éclatée, les temporalités floues de La place de l'étoile ne sont que quelques-uns des procédés littéraires qu'il emploiera pour poser sa question. Mais ces quelques procédés ne sont rien par rapport au plus important, celui de la création d'un personnage principal qui sera "Le Juif in the abstract,,22, Raphaël Schlemilovitch, personnage composite aux mille facettes à travers la vie duquel le lecteur comprendra la douloureuse problématique qui engendre l'écriture modianesque.

21 À ce propos, il est intéressant de se pencher sur cette citation de Wittgenstein: « à présent, je décrirai l'expérience de l'émerveillement devant l'existence du monde, en disant: dans cette expérience, le monde est éprouvé comme un miracle. Mais me voilà tenté de dire que l'expression juste, dans la langue, du miracle qu'est l'existence du monde-bien qu'elle n'exprime rien dans la langue - est l'existence du langage lui-même ». Si Modiano éprouve la

catastrophe des camps comme un miracle, (dans le sens in-croyable, de leur apparition), l'existence des camps, pour

quelqu'un qui ne les a pas vécus, renvoie nécessairement à des questions de représentation, et donc, de langage. (cit. de Wittgenstein tirée de G. Agamben, Enfance et histoire, p. 18)

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Tout en prenant de nombreuses libertés par rapport au roman initiatique, le récit perverti et éclaté de Modiano n'en est pas moins un. Il est une initiation au langage, à la coexistence des discours, à la complexité du concept d'identité. La place de l'étoile est une expérience au sens où l'entend Giorgio Agamben : «l'expérience [ ... ] se constitue dans le mouvement même du langage qui l'expulse pour produire à chaque fois l'homme comme sujet »23. La quête identitaire de Raphaël Schlemilovitch, « à travers [qui], en trajets délirants, mille existences qui pourraient

A l · d ' ~ . 24 1

etre es SIennes passent et repassent ans une emouvante lantasmagone» , commence: entre es discours de ces diverses instances, Schlemilovitch devra trouver sa propre parole, « faire la part entre [son] individualité et les stéréotypes qui [le] confinent dans une représentation et une identité convenue })25. Il s'emploiera en premier lieu à déconstruire les stéréotypes qui sont associés à la figure du Juif, en s'attaquant tout d'abord à son rôle de victime universelle. Initié par Brasillach au milieu fasciste, le narrateur se lance dans la rédaction d'une chronique antisémite: « j'ai toujours pensé que les goyes chaussaient de trop gros sabots pour comprendre les Juifs. Leur antisémitisme même est maladroit })26, écrira-t-il au moment où il devient un collaborateur. Ce mélange choque, il constitue un glissement de sens où les catégories et les possibilités se voient aliénées, confondues, mais il est aussi intéressant d'un point de vue socio-critique, puisqu'en présentant des juifs collaborateurs à son lecteur, Modiano l'oblige à se questionner sur sa vision unilatérale du Juif victime pendant la guerre. Cette vision se scinde en deux parties si distinctes l'une de l'autre, qu'elles laissent deviner une zone de gris entre elles, une zone où le jugement unilatéral et la catégorisation deviennent impossibles et où l'identité a tout loisir de se

déployer dans sa complexité.

23 G. Agamben, Enfance et histoire, p. 89.

24 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 5.

25 Mila Gabruck dans Danielle Forget, loc. cit., p. 32. 26 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 34.

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Schlemilovitch n'est jamais seul, mais entouré de personnages, véritables ou imaginaires, dont les vies se mêlent à la sienne, au point de la constituer par leur mélange, «le sujet [étant] une place déterminée et vide qui peut être effectivement remplie par des individus différents »27.

La recherche d'un modèle sera primordiale pour lui, mais elle échouera, car il découvrira chez les Juifs qu'il côtoie les périmètres étroits dans lesquels ils sont enfermés, et au-delà desquels il va sentir le besoin de s'aventurer. Les personnages qui entourent Schlemilovitch sont des parodies de types historiques28, par exemple, celui de la jeune polonaise réscapée d'Auschwitz, Tania

Arcisewska. Pour soulager ses craintes, Schlemilovitch assure à Tania qu'elle est en sécurité avec lui parce qu'il tutoie Hitler et Goebbels - je reviendrai à ces figures mythiques que le narrateur fait se réincarner au besoin - mais elle se tranche quand même les veines. La mort de Tania est rapidement récupérée par le narrateur qui l'associe à des symboles, littéraires en l'occurrence, qui lui enlèvent un peu de sa singularité, pour l'inscrire dans un ensemble (les Juifs). En rappelant par exemple que les personnages de la Comedia deU 'Arte sont les seuls compagnons de Tania, et que c'est au Somnambule qu'elle ressemble le plus, à celui qui, « perdu dans un cauchemar de barbelés et de miradors »29, a les yeux mi-clos, Schlemilovitch multiplie les références aux camps

de concentration, et quand il dit de Tania qu'elle se détruit « lentement, sans convulsions, sans cris, comme si la chose allait de soi », il insinue que c'était l'aboutissement naturel de son identité de juive. Cette idée est présentée aussi par le biais de l'attitude du père de Raphaël qui, lorsqu'ils marchent ensemble, lui dit: « [ ... ] le juif n'existerait pas si les goyes ne daignaient lui prêter attention. Il faut donc attirer leurs regards aux moyens d'étoffes bariolées. C'est pour nous,

27 Foucault dans G. Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, p. 153.

28 Comme l'écrira William VanderWolk dans Paradigms ofMemory: «In these novels, memory is problematized by the fact that the narrators were bom after the Occupation, the period with which they are obsessed, as well as by their attempted reconstruction of memories that do not belong to them but to characters with whom they often have little or no relation. »p. 1 O.

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juifs, une question de vie ou de mort »30. Ses paroles, si elles peuvent sembler ironiques, sont la revendication d'une différence et d'une solidaritë1 du peuple juif: elles sont porteuses de l'idée de l'identification de l'individu à la collectivité à travers la souffrance, la douleur, une idée que parodie Raphaël Schlemilovitch en la poussant à l'extrême.

La relation de Schlemilovitch aux modèles français, elle, passe à travers la littérature et par la relation à la terre. Dès le début de la lecture, on remarque les allusions nombreuses à À la recherche du temps perdu, au Voyage au bout de la nuit et à À Rebours32, et ce, à cause de la

présence d'Odette de Crécy, du Docteur Bardamu ou de Jean-François des Essarts parmi les personnages de La place de l'étoile - des personnages aux noms et aux fonctions pervertis, qui entourent Schlemilovitch comme gouvernante, comme opposant antisémite dans les journaux ou en le gratifiant d'une amitié typée de français qui a «un faible pour les juifs »33 - un faible si prononcé, dans ce cas, que Des Essarts deviendra Lévy par sympathie pour la cause juive34• Mais

pour illustrer par son image la plus forte la relation du Juif à la France, Schlemilovitch pervertit l'Affaire Dreyfus, qui, parce qu'on a tellement écrit à son sujet, parce qu'elle a suscité en France des débats enflammés, est devenue un mythe. Au début du récit, il attire sur lui l'attention de la presse par une fausse lettre qu'il envoie aux journaux, signée Joseph X, dans laquelle ce personnage fictif déclare à la France qu'il est un déserteur, parce qu'il «[se] refuse à servir comme soldat de seconde classe dans une armée qui, jusqu'à ce jour, n'a pas voulu d'un

30 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 68.

31 Comme c'était déjà le cas dans l'Antiquité, «le problème central de la connaissance n'est pas [ ... ] celui du

rapport entre un sujet et un objet, mais celui du rapport entre l'un et le multiple» (G. Agamben, Enfance et histoire,

p. 34). La confrontation de Raphaël avec l'expérience de la Shoah passe donc par une quête identitaire.

32 Ce réflexe de Raphaël de chercher à définir et comprendre les composantes de son identité à travers la littérature, est le reflet de celui du monde occidental, en 1945, lorsque l'horreur des camps de concentration lui a été dévoilée: «On tente de rendre lisible leur réalité par des référents littéraires: Dante et l'Enfer pallient le défaut de compréhension sur lequel se bâtit l'univers concentrationnaire », écrira Philippe Mesnard dans Le Nouvel Observateur, p. 5.

33 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 19.

34 On notera que les noms sont, de toute manière, allègrement interchangés par Modiano tout le long du texte. Raphaël Schlemilovitch se fera appeler Jean-François Des Essarts quand ce sera nécessaire: l'identité est quelque chose de malléable, car le nom n'est pas fixe et le «je» est soumis aux humeurs variables de son possesseur.

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maréchal Dreyfus »35. La polémique est vive, Jean-Paul Sartre s'en mêle, mais l'anecdote tourne court. Dès que les esprits s'enflamment, Joseph X cesse de donner signe de vie: Schlemilovitch s'emploie à «mettre à mort les codes qu'il met au jour »36. En déplaçant sans cesse son discours, il crée un véritable labyrinthe conceptuel autour de sa judéité pour faire apparaître qui il est, au-delà des marges à l'intérieur desquelles il se sent confiné. Comme l'écrit Foucault, «l'analyse des limites qui nous sont posées est simultanément épreuve de leur franchissement possible [et elle nous permet de] dégager de la contingence qui nous fait être ce que nous sommes la possibilité de ne pas être, faire ou penser ce que nous sommes, pensons ou faisons »37. Circonscrire ses limites dans leur étroitesse et dans ce qu'elles ont de primitif et de simpliste pour les pervertir est une première façon pour Raphaël de tenter de se libérer d'elles pour vivre sa vie.

Pour pouvoir vivre au présent, Raphaël doit régler ses comptes avec son passé. Comme ce n'est pas simple, il tentera d'abord de le fuir, en suivant les conseils de Maurice Sachs, qui lui dira: « [o]n oublie très vite ses origines, vous savez! Un peu de souplesse. On peut changer de peau à loisir! De couleur! Vive le caméléon! »38. Raphaël entreprend alors une vie nouvelle en province39, celle d'un modeste instituteur français. TI s'installe en Savoie, rencontre une belle jeune fille, Loïtia, joue à la belote avec les habitants du lieu, enseigne les lettres à l'école. Son objectif est clair: il s'agit pour lui de se détacher d'un passé qui l'accable et qui est infiniment lourd à porter: «J'oublierai peu à peu mes origines honteuses, [croit-il,] le nom disgracieux de

35 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 22. 36 A. Finkielkraut, L'humanité perdue, p. 62.

37 M. Foucault, Dits et écrits, cité dans Finkielkraut, L'humanité perdue, p. 63. 38 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 43.

39 C'est à la lecture de François Mauriac que Schlemilovitch réalise l'importance de la terre, du lieu d'origine: «cette ville où nous naquîmes, où nous fûmes un enfant, un adolescent, c'est la seule qu'il faudrait nous défendre de juger. Elle se confond avec nous, elle est nous-même; nous la portons en nous. L'histoire de Bordeaux est l'histoire de mon corps et de mon âme », écrira Mauriac (cité dans La place de l'étoile, p. 57.)

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Schlemilovitch, Torquemada, Himmler et tant d'autres choses »40. Mais l'exil, s'il peut apporter un soulagement temporaire, n'est pas la solution à tous les maux: «to be unhomed is not to be homeless »41. Lorsque ses élèves l'accusent d'être «un agent provocateur au service des fâchistes

[sic] », ajoutant que «le Juif, d'ailleurs, ça n'existait pas »42, Raphaël prend conscience qu'il n'arrive pas à oublier sa judéité, et qu'il trahit une partie de lui-même en insistant pour se naturaliser français. Cette négation de son moi amène Raphaël à réaliser que « notre raison c'est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques »43 et qu'il doit respecter l'individu au centre de sa quête, avec ses faiblesses et ses forces, ses délires et ses doutes. Autrement dit, Raphaël doit tenter d'être intègre parce que c'est à travers son intégrité, qui implique un aveu de ses faiblesses et de ses incompréhensions, qu'il sera le plus à même de saisir qui il est - lui dont la vie jusqu'à présent «n'est qu'une longue fuite devant les autres et devant lui-même »44. TI commence à écrire, et « creative writing allows him to

graft himself on to a well-embedded cultural tradition, and thereby construct his literary identity (as his Jewish identity) by overt reference to what has gone before »45. En admettant ses origines, Raphaël fait un premier pas en avant. TI est encouragé par le vicomte Lévy-Vendôme, qui le sennonne: « à quand le baptême? La condition de français à cent pour cent? TI faut que je mette un tenne à vos rêveries imbéciles. Lisez le talmud au lieu de compulser l'histoire des croisades

( ... ) »46. Est-ce que Raphaël est ce jeune homme que Modiano décrit dans Dora Bruder, qui

raconte: «Moi, je voulais dans mon premier livre répondre à tous ces gens dont les insultes m'avaient blessé à cause de mon père. Et, sur le terrain de la prose française, leur river une fois

40 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 68. 41 H.K. Bhabha, The Location of Culture, p. Il. 42 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 79.

43 M. Foucault cité par G. Agamben dans Ce qui reste d'Auschwitz, p. 154. 44 J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, p. 167.

45 A. Morris, Patrick Modiano, p. 19. 46 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 143.

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pour toutes le clou. Je sens bien aujourd'hui la naïveté enfantine de mon projet: la plupart de ces auteurs avaient disparu, fusillés, exilés, gâteux ou morts de vieillesse. Oui, malheureusement, je venais trop tard »47? Bien sûr, Raphaël a l'impression de venir trop tard, trop tard pour comprendre vraiment ce que c'est qu'être juif, mais comme les temporalités dans La place de l'étoile sont à confondre, à emmêler, à mélanger, dans «une émouvante fantasmagorie »48, il peut jouer une sorte de jeu effréné qui lui sert de vie, et « cette invasion de la vie par le jeu a pour conséquence immédiate une transformation et une accélération du temps »49. « Le «tapage », l' «enfer », le «vacarme endiablé », ont donc pour effet de paralyser et de détruire le calendrier »50, permettant à Raphaël de circuler entre les temporalités à sa guise, pour y rencontrer qui il veut, comme il le souhaite, bref, de faire des expériences.

Raphaël a besoin de l'expérience là où le langage ne suffit plus pour comprendre51• Au

moment où il s'en rend compte, Raphaël se dit qu'il serait temps qu'il arrête de jouer la comédie: « Après avoir été un juif collabo, façon Joanovici-Sachs, Raphaël Schlemilovitch joue la comédie du« retour à la terre» façon Barrès-Pétain. À quand l'immonde comédie du juif militariste, façon capitaine Dreyfus-Stroheim? Celle du juif honteux façon Weil-Céline? Celle du juif distingué façon Proust-Daniel Halévy-Maurois? Nous voudrions que Raphaël Schlemilovitch se contente d'être un juif tout court ... »52 Mais comme il ne peut véritablement faire l'expérience des camps de concentration, c'est à travers des délires qu'il tentera de s'en approcher. Dans ceux-ci, Schlemilovitch confond temps et espace, il se débat avec des personnages réels ou fantasmagoriques. Quand Rapahël est à Vienne, par exemple, il s'imagine proxénète, ressuscite

47 P. Modiano, Dora Bruder, p. 71.

48 P. Modiano, La place de l'étoile, préface. 49 G. Agamben, Enfance et histoire, p. 124.

50 Ibid., p. 124.

51 Heidegger parlera de mit des Sprache eine Einfahrug machen : Nous n'effectuons cette expérience, écrit-il, que là où les mots nous manquent, là où la parole se brise sur nos lèvres. Cette parole brisée permet « le pas en arrière sur la voie de la pensée» (cité dans Giorgio Agamben, Enfance et histoire, p. 13).

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Tania Arcisewska qu'il s'accuse d'avoir encouragée au suicide, fait revenir Loïtia dans l'action53, voit Heydrich venir à son bordel et y passer des soldats allemands qui se dirigent vers le front russe, bref, il confond les temps. Raphaël se dit alors «le plus grand proxénète du

nr

Reich »54, un juif utile, qui a des relations, et qui est sous la protection d'une femme: il est l'amant d'Eva Braun, il est l'ami et le confident d'Hitler. En tant que juif, Raphaël cherche à retrouver l'époque où sa judéité eut été la plus significative: «pourquoi n'avais-je pas rencontré Hilda dans les années trente? »55, finit-il par se demander. Régine Robin écrira, quelques années plus tard, qu'« utiliser à des fins de luttes les temporalités désaccordées de l'histoire, faire se rejoindre ces temps déjointés sans tenter de nouvelles synthèses, penser l'articulation du tout sans totalisation, telle serait cette improbable rencontre, une illustration en acte de la non-contemporanéité. Et ce serait là un acte critique véritable sinon révolutionnaire. »56 TI est tentant de suggérer que c'est ce que Modiano fait dans La place de l'étoile et que son outil principal est Schlemilovitch, en tant que sujet qui, à l'instar des narrateurs des autres romans de Modiano qui « are never sure of who

they are, where they belong or whether they fit in. [ ... ] »57, est un genre d'étranger dont la position ambiguë, à la fois dans et en dehors de l 'histoire, lui permet de jeter dessus un regard critique tout en demeurant critique par rapport à sa propre position. C'est du jeu entre ces deux positions qu'émerge une tierce position, critique elle aussi: celle du lecteur qui, dans les textes de Modiano, se trouve contraint de porter un jugement moral plus souvent qu' autrement58• Du jeu de ces instances naît le sens de l' œuvre.

53 Loitia étant la jeune fille que Schlemilovitch a rencontrée en savoie, symbole de pureté et de « vraie» France.

54 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 154.

55 Ibid., p. 158.

56 R. Robin, « Représenter, Penser, Périodiser le XXème siècle» dans Représenter le)()(me siècle, p. 21.

57 « ... Such anxious positions create a narrative tension that heightens the interplay between past, present and future », W. VanderWolk, Rewriting the Past : Memory, History and Narration in the Novels of Patrick Modiano, p. 11.

58 Voir à ce propos dans A. Kawakami, A Self-Conscious Art. Patrick Modiano's Postmodern Fictions, p. 88: «Modiano's novels are structured so that reading involves the making of moral choices for the reader ».

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Mais avant de parvenir à jeter un regard critique sur la Shoah dans le but de se défaire d'une stagnation temporelle abrutissante, Raphaël doit se défaire des démons que son « souvenir », ou disons, sa représentation, font naître en lui. Avec Hilda, il va souvent à la foire de Vienne, au Prater, le soir, et Raphaël l'imagine macabre, pervertissant chacune des structures de manèges et chacune des récompenses pour leur accoler une symbolique de mort, de destruction, de violence. Il imagine une foire meurtrière pour les six millions de juifs exterminés dans les camps, et on peut se demander si ce n'est pas là une forme de retour sur la phrase d'Adorno, qui se demande comment l'art et la poésie pourraient supporter de vivre après la Shoah. En effet, on peut constater que si les romans de Modiano présentent un questionnement sur le passé, l'histoire et la mémoire, ils sont orientés vers un présent qui doit exister après. Dans le cas du Prater, on se rend bien compte que la réflexion du narrateur sur le monde après la guerre ne supporte l'idée de la terre qui continue trop simplement à tourner, et qu'elle commande un devoir de mémoire tout en cherchant à définir ses paramètres.

Schlemilovitch reste encore un peu à Vienne, mais finit par s'en lasser. Il entreprend un pèlerinage jusqu'à la Turquie, en passant par quelques grandes villes d'Europe, et il se rend compte que sa famille a été détruite par les allemands, ses cousins et sa parenté déportés, gazés. Finalement, il entreprend un «pèlerinage aux sources »59, vers Israël, comme le lui avait

recommandé Levy-Vandôme. Est-ce que le retour sur les lieux d'où viennent ses ancêtres, où prend sa source son histoire collective, va l'aider dans le processus de la construction de son identité? Il se trouve que « l'exil peut être positivement perçu comme permettant l'articulation d'un nouveau discours identitaire6o», mais l'Israël que verra Schlemilovitch n'est pas différent de la France qu'il vient de laisser derrière lui.

59 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 146.

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Il est encore sur la bateau quand, parce qu'il est un juif français, il se fait mettre les menottes et ses bagages sont perquisitionnés: «la perquisition a été fructueuse. Plusieurs volumes de Proust et de Kafka, des reproductions de Modigliani et de Soutine, [etc] »61. Tous les éléments culturels qui ont servi à Raphaël pour construire son identité sont placés au banc des accusés: c'est ainsi que La place de l'étoile «creates an explosion of both history and literary history by virulantly questioning, through parody and pastiche, the literary and historical heritage afpostwar France »62. En effet, si la culture est suspecte, c'est parce qu'elle est« the priviledged locus ofideological commitment »63. Schlemilovitch sera conduit au poste de police à travers les rues de Paris, alors qu'il devait se trouver à Tel-Aviv: l'auteur s'amuse à faire passer son lecteur d'une temporalité à une autre et d'une géographie à l'autre. Puis, du pronom personnel à la première personne, il passe à la troisième personne du singulier: le narrateur qui, depuis le début du livre, est Raphaël, parle donc de lui-même à la troisième personne, comme s'il était un témoin extérieur à la situation64. D'ailleurs le temps bascule à nouveau, son évaluation est approximative

(<< à la terrasse du Fouquet 's, les femmes portaient des robes claires. C'était donc un samedi soir de printemps »65) et les références aux camps (<< de ta peau [on fera] des abat-jour »66, lui disent les policiers) se font explicites, mais aussi celles à la période de l'occupation, car les policiers lui montrent les locaux réquisitionnés par la gestapo dans Paris. Les lieux et les temps sont donc espaces de passage, éphémères et interchangeables: il est loin derrière, le temps arrêté en Savoie, le terroir, le lieu sans mémoire.

61 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 179. 62 w. VanderWolk, Paradigms ofMemory, p. 6.

63 H. Allet, « The names of the Fathers: Onomastics and intertextuality in La place de l'étoile », dans W. VanderWolk, Paradigms ofMemory, p. 104.

64 Ce qui est assez intéressant, dans la mesure où son « je » de départ était plutôt un je qui existait de par les discours qui le définissaient, et seulement par eux. Lorsque la narration passe à la troisième personne, n'est-ce pas une manière de se multiplier, de faire de soi le réceptacle d'influences et de discours si multiples, qu'un seul « je» ne suffirait pour les contenir?

65 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 180.

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Une fois en Israël, Schlemilovitch se rapproche de l'objet de sa quête. Lorsqu'il se fait arrêter à Tel-Aviv, on lui donne l'exemple d'un juif anglais qui cherchait la persécution: «il va enfin pouvoir l'éprouver, le destin pathétique du peuple juif! »67, en dira-t-on. Et Raphaël est en Israël précisément pour cette raison. Déjà, il est mort plusieurs fois au cours du récit, dans des morts fictives qu'il s'est imaginées à plusieurs reprises, en les situant dans un temps impossible. Une fois, «en décembre, lors de l'offensive von Rundstedt, je me fais abattre par un G.I. nommé Lévy qui me ressemble comme un frère »68, raconte-t-il, pour enchaîner, plus loin, sur: « malheureusement, l'uniforme des chasseurs alpins me rappelait celui de la Milice, dans lequel j'étais mort vingt ans auparavant »69.

Les morts nombreuses et toutes différentes sont peut-être d'abord une façon de s'évader d'un discours, ou de plusieurs discours idéologiques en les pervertissant une fois encore: « Vous vouliez éviter les pogroms, sans doute? » lance le narrateur aux intellectuels juifs pas assez juifs à

son goût: « Moi, je les attends. À quand le prochain? Surtout qu'on ne m'épargne pas. »70. Mais c'est aussi et surtout une manière de s'identifier aux juifs des camps, qui ont eu des morts toutes différentes parce qu'individuelles, en même temps que leurs morts étaient la seule mort d'une collectivité7I. Raphaël admettra le côté fantasque de ses morts, en avouant : «je tentais de m'approprier la mort d'un autre comme j'avais voulu m'approprier les stylos de Proust et Céline »72. Ce besoin de références, de personnages auxquels se substituer, traduit le malaise qui

67 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 192. 68 Ibid., p. 36.

69 Ibid., p. 108.

70 Ibid., p. 40.

71 « Comment, du reste, concevoir l'expression « mourir en masse »? L'homme meurt seul, le moment de sa mort est le moment le plus solitaire de son existence. « Mourir en masse », cela veut dire que l'homme meurt dans la solitude, mais en même temps que lui meurt un autre homme, dans la solitude également, et encore un autre, toujours dans la solitude », écrira Ryszard Kapuséinski à propos d'un autre génocide, au Rwanda celui-ci (Ébène, Aventures africaines, p. 150). Mourir plusieurs fois serait peut-être pour Raphaël une façon parodique et macabre de tenter de comprendre en tant qu'individu le concept de la mort de la collectivité juive.

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déchire sa propre identité de juif qui n'a pas vécu la guerre et les déportations, et qui cherche quand même un moyen de se rattacher à la communauté juive. Ce n'est qu'au moment où il arrive en Israël qu'il se rapproche d'une mort véritable, puisqu'il est torturé, menacé, et qu'on finit par lui dire: « Grâce à moi, on vous décernera certainement la palme du martyre à laquelle vous n'avez cessé d'aspirer depuis votre naissance »73. En effet, au bout d'une nuit folle, il se fait tirer des balles dans la tête, et c'est la troisième mort de Raphaël Schlemilovitch, fictive encore une fois, mais c'est ainsi qu'il construit son identité, « [he] looks for [himself] and [he] adjusts by living a multiplicity of roles »74. Les rôles de riche juif collabo et de professeur de français en

Savoie derrière lui, il joue, à la fin de La place de l'étoile, la victime juive, comme l'aboutissement de son parcours, comme la tentative ultime de vivre la souffrance des siens pour la comprendre. Une fois en Israël, Modiano envoie Schlemilovitch dans un camp dont il expérimentera les conditions de vie affreuses avant d'en être libéré. Mais cet emprisonnement dans un camp ne servira que d'illustration de la distance infranchissable séparant Schlemilovitch de la souffrance des juifs pendant la Shoah, puisqu'il n'est rien en comparaison avec les camps véritables, il en est la vaine parodie, la pâle imitation par laquelle l'auteur fait comprendre au lecteur que la vérité des camps de concentration est inatteignable.

Lorsque Schlemilovitch est sauvé du camp et se retrouve dans une boîte de nuit clandestine, il s'avère que tous les personnages du livre s'y trouvent, en plus de Louis-Ferdinand Céline et de Jean-Jacques Rousseau, dans le plus grand désordre. À la toute fin, après la perquisition de la boîte de nuit, lieu par excellence symbolisant l'éphémère et l'illusion, Schlemilovitch se retrouve dans le cabinet de Sigmund Freud, qui sera son dernier assassin

73 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 207. 74 H. AlIet, loc. cil., p. 117.

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symbolique. Il lui dira: «vous n'êtes pas juif» ou encore« le juif n'existe pas »75. Et comme le «je» de Schlemilovitch est une construction du discours dans la différence entre dynamis et energia76, entre puissance et acte, entre langage et expérience, c'est à lui de s' « articuler» pour jouer avec cette différence, pour en extraire ce qu'elle a de significatif, sa négation par les autres risquant de le faire disparaître. Le voyage de Raphaël est un combat à la recherche d'un je originel, « [ ... ] un voyage fou, halluciné à l'image de son protagoniste principal »77, à travers le langage et le temps. Le roman se termine sur les mots de Schlemilovitch qui dit: « Je suis bien fatigué, lui dis-je, bien fatigué »78. À la fin du livre, Freud lui propose de le traiter, de le débarrasser de ses démons, mais Raphaël refuse. Il ne croit plus qu'une identité se détermine, il dirait plutôt: «identity is a limited and free space that can only be explored, not constructed »79. C'est ainsi que La place de l'étoile, une quête d'identité, se termine sur un refus de la circonscrire, et c'est ce qui représente une forme de pas en avant, vers un avenir ouvert et rempli de possibilités, encore perméable à l'influence du passé.

La fin du livre apparaît donc comme une véritable débandade, mais elle est aussi une synthèse du propos de l'auteur. Modiano y offre au lecteur un amalgame de ses stratégies de narration - il présente des personnages connotés, venus de toutes les temporalités, parfois ayant réellement existé, parfois étant purement livresques. Schlemilovitch se débat alors à la fois dans le temps, parmi les gens et les énoncés, en se battant contre lui-même dans une expérience qui veut combler les vides du langage. La coupure est évidente entre le juif qui a été déporté et Schlemilovitch, et c'est par l'exploitation, la mise en évidence de cette coupure, que Modiano montre le drame de la Shoah.

75 P. Modiano, La place de l'étoile, p. 217.

76 G. Agamben, Enfance et histoire, p. 14 -les tennes sont d'Aristote. 77 P. Modiano, La place de l'étoile, préface, p. 5.

78 Ibid.,p. 219.

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Dora Bruder

Nihil potest homo intelligere sine phantasmate

(Sans imagination, point de compréhension possible pour l'homme) - dans G. Agamben, Enfance et histoire, p. 46.

Dans Dora Bruder, paru trente ans après La place de l'étoile, Modiano n'a pas fini d'interroger les lieux, les gens et les discours à la recherche de ses origines personnelles et du passé collectif du peuple juif. Mais cette fois, l'exil n'est plus pour lui une distance qui, si elle pouvait paraître salutaire en ce qu'elle procurait au narrateur de La place de l'étoile un recul par rapport aux courants et aux forces qui s'interpénétraient dans les discours qu'il s'acharnait à déconstruire, lui était surtout douloureuse et pénible. Cette fois, Modiano explore, analyse la distance temporelle qui le sépare de la vie de Dora Bruder, la considérant comme un espace de dialogue entre présent et passé, entre lui et la jeune fille disparue.

L'histoire de Dora, une jeune fille qui a fugué en décembre 1941 et dont le narrateur trouve l'avis de recherche dans un vieux Paris-Soir, est difficile à reconstituer. Le narrateur tente tout de même de trouver la solution à l'énigme de la disparition de Dora, car cette recherche lui semble d'une importance primordiale: Alain Finkielkraut écrira que:

«le XXème siècle a été le théâtre d'un affrontement entre les deux composantes de l'idée moderne d'humanité, la dignité et l'Histoire, [et que] cette bataille a tourné au triomphe sanglant de l'Histoire sur la dignité. Alors que le concept de dignité attribue à chaque personne, en vertu même de son

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humanité, une valeur intrinsèque et absolue, le concept d'histoire [ ... ] n'accorde aux êtres humains qu'une valeur relative »80.

On pourrait dire que c'est cette valeur relative que cherchait Schlemilovitch dans La place de l'étoile, et que c'est pour cette raison qu'il y avait dans le livre tant de référents historiques et culturels par rapport auxquels Raphaël devait savoir prendre position, desquels il souhaitait s'émanciper. Le personnage-narrateur de Dora Bruder ne tente pas de restituer à Dora une place au sein d'un groupe de l'humanité - il sait qu'elle a été déportée à Auschwitz, et qu'elle y est morte - mais une individualité: il se demande ce qu'elle a bien pu faire, avec qui, dans quelle planque elle s'est cachée l'hiver 41-42, pendant sa fugue: «j'ignorerai toujours à quoi elle pensait, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. »81 En tentant tout de même de circonscrire les limites de ce secret, en lui

reconnaissant une existence, Modiano rend à Dora Bruder cette dignité perdue dont parle Alain Finkielkraut. IlIa sort de l'oubli et de la grande machine de l'Histoire, qui parle des Juifs comme d'une masse compacte et uniforme, comme pour faire oublier qu'elle est constituée d'individus différents, ayant tous un vécu entre des dates de leur naissance et de leur mort consignées dans les registres de l'État. Par le récit des morts de Friedo Lampe, de Felix Hartlaub ou de Roger Gilbert-Lecomte, par exemple, Modiano illustre l'absurdité de la guerre et poursuit une réflexion sur le lien entre l'histoire et les hommes, en racontant ces années où la grande histoire s'est, d'une certaine façon, déroulée indépendamment de la petite histoire des hommes, coincés dans ses rouages, impuissants. De la mort de Lampe, il écrira: « il est mort à Berlin en 1945, [ ... ] dans un univers de boucherie et d'apocalypse où il se trouvait par erreur et dans un uniforme qu'on lui

80 A. Finkielkraut, L 'Humanité perdue, p. 86.

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avait imposé» 82. Modiano insiste sur la puissance de la machine historique, et sur l'arbitraire de

ses ravages: «On se demande pourquoi la foudre les a frappés plutôt que d'autres »83, écrit-il, pensant à la fois à l'écrivain mélancolique Friedo Lampe ou à la rebelle Dora Bruder. La réponse à cette question n'existe pas -les survivants eux-mêmes ne peuvent y répondre. Primo Levi aura honte toute sa vie d'avoir survécu à la déportation, d'être «alive in the place of another [ ... ] in particular a man more generous, more sensitive [ ... ] worthier of living than [he] »84. Jorge Semprun, lui, ne ressentira pas cette honte, il ne sentira «neither guilt [n ]or pride for having survived »85, mais il ne saura pas plus que Levi expliquer pourquoi il est resté vivant: l'histoire, à ce moment, semblait se dérouler au-delà des individus. La quête de Modiano n'en prend que plus de sens, puisqu'il tente de reconstituer le récit d'un destin individuel broyé par l'histoire et donc d'aller en quelque sorte à contre-courant de ce qui serait une manière plus facile pour un natif de l'après-guerre d'étudier la Shoah: la recherche dans les livres d'histoire, les grandes lignes des déportations, les dates officielles, celles des commémorations.

Mais les grandes lignes n'intéressent pas Modiano. C'est le petit avis de recherche de Dora, paru le 31 décembre 1941 dans le Paris-Soir, qui l'interpelle, lorsqu'il le lit au début des années 90. Comme il a le pouvoir - pouvoir qui peut aussi être perçu comme un devoir - de chercher dans les documents, dans les archives, et de reconstituer, du moins en partie, l'histoire de Dora, il se voit placé dans une position à définir, à circonscrire, à la fois en dehors et à l'intérieur de l'événement. La rupture temporelle, la distance qui sépare Modiano des événements de 1941, donc de la disparition de Dora Broder, commande l'entrée en jeu du sujet, du narrateur comme sujet écrivant: « le monde et mon regard se faisaient face, ils coexistaient. Mieux encore,

82 Ibid., p. 95, je mets en italique. 83 Patrick Modiano, Dora Bruder, p. 92.

84 Primo Levi, The Drowned and the Saved, Vintage, p. 81. 85 David Carroll, loc. cit., p. 69.

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ils n'étaient rien l'un sans l'autre. C'était le monde qui prêtait à mon regard sa consistance, c'était mon regard qui lui donnait son éclat »86, aurait pu écrire Modiano, devant l'impératif de se mettre en scène. La distance qui le sépare de Dora et de l'hiver 1941 ne lui apparaît pas comme un handicap, au contraire: le narrateur de Dora Bruder a conscience du fait que «se choisir en diaspora, c'est opter pour une manière créative d'être dans le monde, plutôt que de s'installer dans la logique de l'identité inaltérable à propos de laquelle Michel de Certeau, après Michel Foucault, disait qu'elle « fige le geste de penser» »87. Il sait que chercher Dora, c'est se chercher lui, à travers l'histoire de son père, la mémoire de la guerre et du temps de l'occupation. La distance entre lui et l'événement de la disparition de Dora lui servira d'espace de création, de recréation, de lieu privilégié où il tirera profit de la distance, pour faire de son récit un «objet artistique» 88, c'est-à-dire un lieu où la fiction et l'artifice peuvent se déployer. Modiano pourra témoigner de l'histoire de Dora parce qu'il deviendra évident que «artifice is [ ... ] paradoxically the means of moving beyond appearances; in the same way, fiction is the means of moving beyond «reality» »89. Ce «moving beyond reality» permet d'appréhender la réalité dans la complexité de sa composition, mais aussi d'avouer les trous, les manques de compréhension du témoin qui cherche à la saisir.

«Loin d'être quelque chose d'irréel, le mundus imaginabilis a sa propre et réelle plénitude entre le mundus sensibilis et le mundus intelligibilis; il conditionne même leur mise en

86 J. Semprun, L'écriture ou la vie, p. 279.

87 Cité par K. Kavwahirehi dans D. Forget, loc. cit., p. 65.

88 À ce propos, Jorge Semprun écrira: « Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l'expérience soit indicible, elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d'un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l'artifice d'un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage» (L'écriture ou la vie, p. 26). Modiano se lance, avec Dora Bruder, dans une

entreprise de ce genre, offrant à ses lecteurs un espace de création où s'entremêlent fiction, vérité, réflexion, écriture. 89 D. Carroll, loc. cit., p. 76.

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communication, c'est-à-dire la connaissance »90, écrira Aristote, et il semble que Modiano ait décidé que c'était le rôle du sujet écrivant de mettre en pratique cette idée qui a sa source dans l'Antiquité, car il croit que l'imagination offre un chemin privilégié vers la connaissance91• Dans

Dora Bruder, le mundus intelligibilis d'Aristote, c'est l'histoire, le recours aux documents, tout ce qui est objectif, vérifiable, consigné, trouvé. Le mundus sensibilis est le présent du narrateur, les rues de Paris, les couloirs du palais de Justice et les gares de trains, quand il s'y promène. Entre les deux, il yale temps, l'histoire. La relation entre passé et présent nourrit le texte: « Avec le recul des années, les perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent l'un à l'autre. Celui de 1965 et celui de 1942 »92, raconte Modiano. Il a l'impression que l'histoire de la disparition de Dora Bruder transcende l'époque à laquelle elle s'est produite. Quand il raconte l'hiver 1965, passé dans un quartier qu'il connaît bien, il se demande, même s'il ne connaissait pas encore Dora, s'il ne la cherchait pas déjà un peu: «peut-être, sans que j'en éprouve encore une claire conscience, étais-je sur la trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient là, déjà, en filigrane »93. Encore là, comme dans La place de l'étoile, Modiano succombe à la tentation d'entremêler des temporalités, de créer entre elles des liens étroits, et voilà que que s'ouvre le mundus imaginabilis, que la fiction se déploie, dans le rôle d'une colmateuse de brèches, d'abord à travers le rapport du narrateur à la littérature. Modiano relit les livres cinq et six des Misérables, et c'est par la fiction qui a fait inventer tout un quartier à Victor Hugo jusqu'à ramener Jean Valjean dans le quartier du Petit Picpus que Modiano a eu un contact fugitif avec Dora, grâce à la «sensation d'étrangeté », de« vertige »94 que la lecture de Hugo a fait naître en lui, quand

90 G. Agamben, Enfance et histoire, p. 45.

91 On notera à ce propos que le rêve tient aussi une place importante dans le processus de connaissance pour les Antiques, et que les délires de Schlemilovitch, par exemple, au même titre que les fabulations du narrateur de Dora Bruder, permettent au sujet d'entrer dans une histoire qui lui est inaccessible autrement.

92 P. Modiano, Dora Bruder, p. 10.

93 Ibid., p. Il. 94 Ibid., p. 51.

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Cosette et Jean Valjean entrent dans la cour du pensionnat Saint-Cœur-de-Marie, où, des années après qu'Hugo ait écrit ce texte, Dora Bruder a séjourné. C'est cette coïncidence qui fait dire à Modiano qu'il croit à «un don de voyance chez les romanciers », un genre de don qui «fait partie du métier: les efforts d'imagination, nécessaires à ce métier, [ ... ] finissent par provoquer à la longue de brèves intuitions »95. On dirait alors que Modiano dispute à Dora Bruder la place centrale de son récit - et cette impression est renforcée dès que Modiano raconte l'histoire de son père. Le lecteur peut se demander si le retour sur soi de l'auteur lui permet de raconter l'histoire de Dora, ou si c'est plutôt sa découverte de l'histoire de Dora qui lui permet d'opérer un retour sur lui-même et sur ses origines.

D'ailleurs, à un certain moment, la lecture n'éclaire plus Modiano, et les promenades dans Paris non plus: c'est l'écriture qui s'impose. L'auteur entre en jeu: « L'extrême précision de quelques détails me hantait [ ... ] TI me semblait que je ne parviendrais jamais à retrouver la moindre trace de Dora Bruder. Alors le manque que j'éprouvais m'a poussé à l'écriture d'un autre roman [ ... ] Je me rends compte aujourd'hui qu'il m'a fallu écrire deux cents pages pour capter, inconsciemment, un vague reflet de la réalité »96, raconte Modiano. TI semble intéressant de souligner ici qu'encore une fois, c'est la fiction qui permet, un instant, d'accéder à la réalité-au moins un peu : dans Voyage de Noces, Modiano a situé une partie de son action dans les rues voisines du Saint-Cœur-de-Marie, avant de découvrir que Dora y avait été pensionnaire. Les lieux gardent la trace des gens qui les ont habités, sont même parfois les seuls témoins de l'exsitence de ces gens ordinaires. Modiano écrit des Bruder que:

« ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des anonymes. Elles ne se détachent pas de certaines rues Paris, de certains

95 P. Modiano, Dora Bruder, p. 53.

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paysages de banlieue, où j'ai découvert, par hasard, qu'elles avaient habité. Ce qu'on sait d'elles se résume parfois à une simple adresse. Et cette précision topographique contraste avec ce que l'on ignorera pour toujours de leur vie »97.

En effet, si le pensionnat Saint-Cœur-de-Marie, comme bien d'autres lieux -la prison des Tourelles, la gare du Nord, le boulevard Ornano - sert de point de repère à Modiano qui peut y retourner, des années après que Dora y ait séjourné ou passé, il ne lui révèle pas tout. Les promenades de Modiano lui montrent que Paris a beaucoup changé depuis la guerre, et Modiano se rend compte que les lieux ne sont pas les gardiens fidèles de la mémoire, puisqu'ils sont sujets à changement. L'ancien cinéma est devenu un magasin, le café du 41, boulevard Ornano, qui était un hôtel, n'existe plus. Lorsqu'il va aux Tourelles, la prison où a été détenue Dora avant d'être déportée à Drancy, puis à Auschwitz, il est choqué de voir qu'il n'y a pratiquement plus rien à cet endroit: «je me suis dit que plus personne ne se souvenait de rien. Derrière le mur s'étendait un no man's land, une zone de vide et d'oubli [ ... ] Et pourtant, sous cette couche épaisse d'amnésie, on sentait bien quelque chose »98. L'histoire est passée par là, mais il semblerait qu'elle ne s'y soit pas attardée - elle se serait servie des Tourelles comme d'un lieu de transit, pour l'abandonner quand il ne lui a plus servi. Les Parisiens n'ont pas osé détruire le lieu, mais ils se sont efforcés d'oublier ce symbole de collaboration avec les nazis: un écriteau, posé «dans le doute et la mauvaise conscience », dit au passant qu'il se trouve devant une zone militaire où il ne peut prendre de photos. L'oubli finira peut-être par s'installer sur ce fragment honteux de l'histoire française, si personne n'immortalise sur pellicule la prison des Tourelles, si personne n'y pénètre jamais.

97 P. Modiano, Dora Bruder, p. 28.

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Toutefois, «on se dit qu'au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte: marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai: en creux. J'ai ressenti une impression d'absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu »99, écrira Modiano. Quand il se rappelle d'avoir fréquenté, en 1968, le quartier où habitaient les Bruder, il se souvient que c'est un endroit passant: «personne ne devait se fixer longtemps par ici. [C'était] un carrefour où chacun partait de son côté, aux quatre points cardinaux »100. Un lieu de transit, de passage, un «non-lieu »101. C'est dans cette catégorie que se place l'hôtel où Dora habite avec ses parents: il est le lieu de passage, le lieu de transit duquel elle commencera par s'enfuir, pour en être plus tard déracinée. Il va donc de soi que la recherche d'une personne anonyme ayant passé sa vie dans des non-lieux-peut-on qualifier autrement un camp de concentration? - est pleine d'obstacles de par son évanescence et que le présent de l'écriture s'avère être le seul ancrage d'un récit plutôt flottant.

D'autres lieux de passage sont visités par Modiano au cours de l'écriture, comme le stade Yves-du-Manoir, où, à l'automne 1939, le gouvernement français avait interné les «ressortissants du Reich» et le Vélodrôme d'hiver, où, en 1940, étaient internées les femmes des pays de l'ex-empire austro-hongrois pour treize jours: des endroits par lesquels les parents de Dora, d'origine Autrichienne et Hongroise, sont peut-être passés, d'autres non-lieux. Le narrateur se fait alors la réflexion suivante:« on vous classe dans des catégories bizarres dont vous n'avez jamais entendu parler et qui ne correspondent pas à ce que vous êtes réellement. On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi »102. Comme dans La place de l'étoile, la

99 P. Modiano, Dora Bruder, p. 29. 100 Ibid., p. 30.

101 À ce propos, R. Robin notera dans Le golem de l'écriture: « alors que les lieux sont des espaces de

reconnaissance, de familiarité, chargés d'histoire et d'épaisseur culturelle, les non-lieux sont des espaces d'anonymat, de rencontre de hasard, de passage éphémère, de transit, de transfert. Alors qu'on peut flâner dans les lieux, on ne fait que passer longuement dans les non-lieux ». (Régine Robin, Le golem de l'écriture, p. 236.)

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