PRATIQUES RÉFLEXIVES DE FORMATEURS EN ALTERNANCE
ET VALORISATION DES EXPÉRIENCES :
Quels usages pour quelle pertinence ?
Christophe MASSIP
Centre National Pédagogique des Maisons Familiales Rurales
MOTS-CLÉS : ALTERNANCE - FORMATEUR - PROFESSIONNALITÉ –
PROFESSIONNALISATION - PRATIQUE RÉFLEXIVE
RÉSUMÉ : Dans le cadre de leur formation pédagogique les formateurs des Maisons Familiales
Rurales produisent un rapport d'activité qui relate une action pédagogique conduite auprès de jeunes en alternance. Notre contribution se propose d'analyser à partir de quelques exemples, comment des formateurs au quotidien valorisent l'expérience de leurs stagiaires et réfléchissent leurs pratiques à l'aide de cadres théoriques différents.
SUMMARY : During their teacher training course, the MFR teachers produce a report that recounts
an educational activity, led with young people in sandwich courses. We intend to analyse trough examples, how teacher's enhance trainers experience on a daily basis, and how they think on their technics thanks to different theoretical scopes.
1. LES PRATIQUES RÉFLECHIES DANS LES PROCESSUS DE PROFESSIONNALISATION DES FORMATEURS EN MFR
1.1 La formation pédagogique des formateurs : sens et processus
Afin de professionnaliser leurs moniteurs, les Maisons Familiales1 ont institué une formation pédagogique depuis 19462. L'idée de cette initiative étant de faciliter une entrée dans la fonction en tenant compte des origines et des sensibilités des moniteurs. Cette formation vise à développer chez eux des compétences pédagogiques qui sont centrées sur le vécu familial et socioprofessionnel du jeune. Cette formation se veut donc en cohérence avec les aptitudes requises pour l'exercice de ce métier : mise en œuvre du plan de formation, coordination des relations avec le milieu socioprofessionnel, conduite des activités de formation et des actions éducatives, le travail en équipe, l'animation au sein d'une association.
Depuis son Homologation en 1975 au niveau III3 par le ministère de l'agriculture et de la pêche, près de 7 000 personnes ont suivi cette formation4 et ont été qualifiées, ce qui représente pour le mouvement des Maisons Familiales un liant institutionnel indéniable en termes de pratiques et de culture. L'efficience de cette formation repose sur le fait qu'elle soit elle-même une ingénierie alternée entre des actions professionnelles en vraie grandeur accompagnée et évaluée au sein d'une équipe éducative d'un établissement, et des sessions de perfectionnement régionales et nationales. Au cœur de cette dynamique, la conduite d'un projet pédagogique donne lieu à une production personnelle d'un rapport5 d'une cinquantaine de pages. Ce dernier est l'expression et la communication de l'expérience conduite ; il s'agit d'un rapport et non d'un mémoire qui relate l'activité mise en place, de son choix à son évaluation. Le formateur entrant dans son métier s'exerce ainsi à dresser le bilan de ses actions et à porter un regard critique sur son travail.
1.2 Les pratiques réflexives : un cadre théorique adapté ?
La pratique réflexive est au cœur du processus de professionnalisation des formateurs de MFR. L'usage plus ou moins conscient de ces démarches nous a amené à étudier les cadres théoriques qu'utilisent les formateurs nouvellement recrutés dans l'action. Dans les faits, plusieurs questions semblent se poser : Comment ces formateurs pensent-ils dans l'action ? La formation pédagogique suivie par ces personnes prend-elle réellement en charge la construction d'une posture réflexive ? Si
1
Le mouvement des MFR compte en France 450 Maisons Familiales, Instituts Ruraux ou Centres d'Adultes et 50 associations fédératives. Plus de 60 000 jeunes et adultes bénéficient des actions de formation des MFR, animées par 4 000 formateurs. À l'origine des MFR : l'initiative de quelques familles du Lot-et-Garonne. Elles décident, en 1935, d'offrir à leurs enfants une formation adaptée à la vie rurale et organisent un cours professionnel par alternance. En 1937, les familles, réunies autour du projet, achètent une maison au chef-lieu du canton, Lauzun. Leurs enfants et des moniteurs s'y retrouveront en petits groupes. La première Maison Familiale est née. La formule a essaimé. Aujourd'hui, 1000 associations de MFR, implantées dans 30 pays, travaillent par alternance à la formation de jeunes et d'adultes dans un esprit de solidarité, attachées aux valeurs humaines et familiales.
2
Cf. CHARTIER D., LEGROUX J., Soixante ans d'histoire de créations en Maisons Familiales Rurales, éditions UNMFREO, 1997.
3
L'homologation du titre "moniteur de formation alternée" est parue au J.O. du 19 novembre 1999.
4
La formation pédagogique se déroule sur deux années, elle représente au total 1042 heures de formation se partageant en quelque 321 heures d'enseignement théoriques et 730 heures en situation de travail.
c'est le cas, cela profite-t-il à tous les formateurs ? Pour répondre à ce questionnement, il nous a paru nécessaire de resituer les origines et les enjeux de cette approche.
Nos travaux précédents sur la notion de professionnalité (C. Massip6, 1998, 2000) nous avait amenés à regarder comment les compétences se construisent "dans l'expérience et la pratique sur le terrain" ; cette approche dépassait une conception traditionnelle d'un métier appris à l'aide de règles préétablies, par des stratégies orientées, par des objectifs critiques, pragmatique et une éthique. Selon cette perspective le formateur est un professionnel "réfléchi, capable d'analyser ses propres pratiques, de
résoudre des problèmes, d'inventer des stratégies".
Notre communication consiste justement à nous demander sur quels savoirs s'appuie la réflexion dans et sur l'action de ces formateurs, même si ces derniers ne sont pas scientifiques, ni même savants. Ce qui nous importe, c'est qu'ils sous-tendent l'exercice de ce métier de formateur. Pour nous, il s'agit du savoir d'expérience de ces praticiens, de l'ensemble des savoirs qui contribuent à la dynamique de leur professionnalité.
2. LE TRAITEMENT DE L'OBJET : QUELLE DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE POUR RÉALISER QUELS OBJECTIFS ?
D'un point de vue méthodologique l'étude des mémoires des formateurs aurait pu faire l'objet de bien des attentions. Nous nous sommes intéressés seulement à onze d'entre eux. Onze mémoires qui avaient la particularité d'être bien notés et surtout qui avaient comme problématique commune la valorisation de l'expérience du travail et les relations avec le milieu socioprofessionnel. Après une lecture flottante bien des indices nous ont stimulés ; mais nous avons choisi de nous attarder sur les entrées et les boucles théoriques qu'utilisent ces formateurs pour éclairer et argumenter leurs pratiques.
Les exemples ci-dessous montrent les principaux cheminements opérés par ces professionnels :
• Les façons d'apprendre. L'exemple d'un travail intitulé "De l'agriculteur à l'apprenti chimiste : faciliter l'apprentissage des sciences en BEPA en partenariat avec les acteurs du milieu" montre un usage souvent paradoxal des cadres théoriques. Ce mémoire commence par
une citation de C. Rogers7 "On apprend rien de personne, on apprend que ce que l'on
s'approprie". Cette conception très personnelle de l'apprentissage est quelque peu contredite
5
L'introduction du rapport d'activité pédagogique dans l'examen de certification des formateurs date de 1972-1973. Elle résulte du changement de tutelle : passage du Ministère du Travail au Ministère de l'Agriculture (1968).
6
MASSIP C., Nouveaux publics en alternance et professionnalité du formateur : le cas des Maisons Familiales pour
les jeunes des villes, Lille : Septentrion Presses universitaires, 1998, 467 p. et Évolution des publics en alternance et de la professionnalité du formateur, Paris : l'Harmattan, 2000, 176 p. Dans notre thèse de doctorat, nous avions défini la
notion de professionnalité comme étant l'espace de capacités professionnelle du formateur. La professionnalité se caractérise par un apprentissage permanent d'informations et de règles à assimiler. Ceci nous avait conduit à avancer que la professionnalité se dynamise dans et par les situations de travail. De ce fait, l'apprentissage du métier tient autant aux situations rencontrées, qu'aux histoires de vie des sujets.
7
quelques pages plus loin par une citation de Louis Not8 qui précise que "l'élève ne peut tout
découvrir par l'observation, ni tout inventer par sa seule expérience, il faut donc maintenir une fonction d'enseignement". Fonction d'enseignement qui pourrait être apportée et là l'auteur cite
les travaux d'A. Bercovitz9 : " par l'action, la manipulation d'objets et d'outils, nous apprenons
en faisant…". Dans ce rapport, le formateur argumente et complète, il cite F. Azzimonti10 : "l'apprentissage fonctionne quand l'apprenant lui donne du sens" et J. Piaget11 "c'est en
réussissant dans l'action que le jeune comprendra". Par cet assemblage de références l'auteur
présente ensuite le pourquoi de l'activité pédagogique proposée ; il s'agit de développer une certaine transdisciplinarité entre un module de chimie et un module d'agronomie. Par des expérimentations sur le terrain et en laboratoire, les élèves se livreront à une série d'expérimentations. Ainsi l'expérience de la nature et de la technique se rejoignent grâce à des méthodes actives et une valorisation de l'alternance.
• Le travail avec les partenaires donne lieu souvent à de nombreuses réflexions sur l'évaluation
des acquis dans les différentes phases de l'alternance ; c'est le cas d'un rapport intitulé "avoir de
meilleures connexions entre les chantiers et la MFR pour les CAP électriciens du bâtiment". Ce
travail commence par une modélisation du système alternée de J. Clénet12, il s'agit de "partager
le pouvoir de former". Après l'énoncé de ce postulat, l'auteur cite P. Meirieu13 "le projet éducatif
impose que les savoirs, connaissances et objets culturels qui ont été transmis soient véritablement intégrés par l'éduqué, et qu'il puisse les réutiliser ailleurs et de sa propre initiative". L'intégration des savoirs, et la question du transfert sont des notions nécessaires à ce
formateur qui met en place des outils pour évaluer les progressions techniques des jeunes. L'expérience de l'apprenant est là encore, au cœur des débats, elle est l'affaire de tous les acteurs du milieu.
• Les outils pédagogiques de l'alternance sont une entrée privilégiée chez les formateurs. En les
créant, ils s'approprient leurs pratiques et clarifient leurs démarches vis à vis des jeunes. C'est le cas d'un rapport qui vise à mettre en place un dossier navette en collaboration avec les maîtres de stage. Ce dossier a pour finalité de valoriser l'expérience des stagiaires. Le premier auteur cité est J. Unvoas (non référencé) "l'expérience en situation réelle est essentielle… l'apprentissage
d'une connaissance doit permettre d'aller vers d'autres connaissances et d'autres situations".
L'auteur du mémoire s'appuyant sur les travaux de G. Bourgeon14 argumente la nécessité de mettre en place des outils pédagogiques : "L'alternance se définit par l'imbrication effective des
milieux de vie socioprofessionnels et scolaires… elle suppose une étroite connexion entre ces deux moments d'activités…".
8
LE NOT L., À propos des modèles d'enseignement apprentissage, Cahiers Pédagogiques, 1990, 281, 10.
9
BERCOVITZ A., Point de vue sur l'alternance in Éducation et alternance, Ediling, 1992, p. 262.
10
AZZIMONTI F., L'apprentissage fonctionne quand l'apprenant lui donne un sens, Cahiers pédagogiques, 1998, 269, 15.
11
PIAGET J., Réussir et comprendre, Paris : Presses Universitaires de France, 1992, 2ème
édition, 255 p.
12
CLENET J., GÉRARD C., Partenariat et alternance en éducation, Paris : L'Harmattan, 1994, 184 p.
13
MEIRIEUX P., Quelles finalités pour l'éducation et la formation in Sciences humaine, 1996, 76, 30-36.
14
• L'histoire de l'institution des MFR est une entrée parfois choisie par les formateurs qui
souhaitent impulser dans leur activité pédagogique l'esprit pionnier du mouvement des MFR. C'est le cas d'un formateur de Lauzun qui cite dès le début de son rapport, les réflexions premières de l'abbé Granereau. Viennent ensuite dans ce cas précis les écrits de D. Chartier15, A. Duffaure16, J. Legroux17 sur la naissance de cette pédagogie en France. Cette approche historique sert aux formateurs à garder la mémoire et la dynamique originelle de la première Maison Familiale créée en 1937.
• La connaissance des publics en formation est souvent utilisée pour aborder des activités
sensibles avec les jeunes ; c'est le cas par exemple d'une "initiation à la sécurité routière en
classe de troisième". L'auteur de ce rapport cite F. Dolto pour évoquer le rapport spécifique des
adolescents à la mort. Il s'agit pour ce formateur de faire appel à des spécialistes de la prévention. L'idée de partenariat est alors renforcée par les travaux de A. de Peretti, G. Pineau ; l'idée maîtresse étant là encore que la pédagogie de l'alternance ne peut se mettre en œuvre sans une pluralité d'acteurs et de compétences.
• La relation d'aide : Un autre rapport intitulé "Le projet au cœur de l'agro-équipement : quand les « bac pro » concrétisent leurs acquis par une réalisation technique" consiste à modifier des
machines agricoles en partenariat avec des maîtres de stage. Ce travail technique vise à sensibiliser les jeunes sur des questions de prévention des accidents et de sécurité au travail. Le formateur, pour amener cette activité, réfléchit particulièrement sa posture. Il cite C. Rogers "pour favoriser un apprentissage valable, il est indispensable qu'il existe entre l'apprenti et
celui qui veut faciliter son apprentissage une relation interpersonnelle qui implique certaines qualités d'attitudes… La qualité essentielle pour faciliter un apprentissage est la congruence ou l'authenticité… c'est aussi l'acceptation d'autrui comme autre que moi, comme une personne à part entière, avec des droits propres". Ces qualités relationnelles du formateur sont nécessaires
; toujours faisant référence à C. Rogers, il amène progressivement la notion d'apprentissage expérientiel : "j'en suis arrivé à croire que les seules connaissances qui puissent influencer le
comportement d'un individu sont celles qu'ils découvrent lui-même" ; nnent ensuite par ce fil
conducteur les travaux sur l'apprentissage par l'expérience de J. Dewey, K. Lewin, Kolb. •
En conclusion, nous aimerions, compte tenu de l'échantillon étudié, retenir et souligner l'espace des pratiques réflexives des formateurs de MFR suivant. Il y a, nous semble t-il :
- celui de l'autoformation qui est largement exploré par les formateurs ; il s'agit d'impulser des démarches de productions de savoir pour et par l'apprenant lui-même,
- l'apprentissage expérientiel est également approfondi dans le sens ou dans une formation alternée, l'action est le point de départ de cette pédagogie. Il importe de réussir en faisant et de comprendre ensuite au sens ou l'entend J. Piaget,
15
CHARTIER D., À l'aube des formations par alternance, Éditions UNMFREO, 1986, 240 p.
16
DUFFAURE A., Éducation, milieu et alternance, Éditions UNMFREO, 1985, 117 p.
17
- le partenariat, c'est-à-dire le copilotage des formations avec l'ensemble des acteurs du milieu, est un champ important où s'entremêle un souci permanent d'impulser un certain développement local à partir de la promotion des personnes,
- la notion de projet sous toutes ses formes est étudiée par les formateurs ; il s'agit du projet de l'élève bien sûr, projet relayé par le projet éducatif et associatif de l'établissement,
- le personnalisme sous-tend la professionnalité de ces formateurs - en positionnant historiquement et culturellement l'apprenant au centre des préoccupations des dispositifs, ils adoptent des postures globales d'accompagnement des personnes.
Pour relativiser ces résultats nous aimerions en final nous demander si ces cadres théoriques utilisés émanent effectivement de lectures découvertes par les formateurs stagiaires ou bien des injonctions données par leurs formateurs ?