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Bréal et les Études indo-européennes : républicanisme et judaïsme

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Bréal et les Études indo-européennes : républicanisme et

judaïsme

Gabriel Bergounioux

To cite this version:

Gabriel Bergounioux. Bréal et les Études indo-européennes : républicanisme et judaïsme. Gabriel Bergounioux. Bréal et le sens de la Sémantique, Presses Universitaires d’Orléans, pp.211-229, 2000, 978-2913454033. �halshs-01854643�

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Bréal et les Études indo-européennes : républicanisme et judaïsme Gabriel Bergounioux

Michel Bréal pourrait être identifié à ce que fut sa carrière et sa carrière à la constitution du champ de la linguistique. Sa nomination au Collège de France (1864 et 1868), son rôle dans la création de la quatrième section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (E.P.H.E.) en 1868, son titre d’Inspecteur Général de l’Enseignement Supérieur, sa présence dans les commissions ministérielles, son élection à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et sa fonction de secrétaire de la Société de Linguistique de Paris en font le modèle d’une nouvelle génération d’universitaires. Quant à son renoncement à une candidature à l’Académie française, il s’inscrirait dans la logique de séparation entre la littérature et les sciences humaines dont il fut, en dépit de ses inclinations privées, l’un des acteurs.

Son enseignement est comparable à celui de tous les comparatistes d'Europe. Il se distingue de nombre d’entre eux par son hostilité aux néo-grammairiens mais il n’est pas le seul à exprimer des réticences. Il serait difficile de trouver dans ses écrits une thèse qui soit véritablement originale même si, ponctuellement, il peut être crédité de tel ou tel apport à la philologie, notamment en étymologie grecque ou en grammaire des langues italiques. Nombre de ses recherches sont aujourd’hui périmées, et d’abord celles concernant la mythologie comparée, en sorte que ne demeure dans la mémoire de la linguistique contemporaine que l’image du fondateur de la sémantique dont on s’accorde à reconnaître par ailleurs que la chose, à défaut du mot, existait avant lui, et d'abord chez Arsène Darmesteter.

Il y a, dans la rédaction d'une sémantique publiée par l’auteur au cours de sa soixante-cinquième année, dans le prix qu’il y attache, quelque chose qui dépasse le reste de l’œuvre, qui détone, quelque chose de singulier plus que d'original. La thèse sur Hercule et Cacus était un exercice müllerien passablement prévisible à l’époque. La traduction de Bopp et l’édition des Tables Eugubines étaient des publications attendues, presque des commandes. Les manuels et les conférences sur les méthodes d’enseignement justifiaient une fonction de conseiller auprès des ministres de l'Instruction Publique. Certains ouvrages plus anodins, sur Goethe, sur Homère, relevaient de la plume facile de l'honnête homme rendant hommage aux figures majeures de la littérature antique et moderne, alors que l'Essai de sémantique ne répond à aucun projet de cet ordre. Un travail remis tant de fois en chantier et abandonné aussi souvent que repris, annoncé trente ans et plus avant d'être imprimé, les difficultés qu’eut Bréal pour le rédiger soulèvent une série de questions. Pourquoi ce livre ? Pourquoi ce thème ? Pourquoi si tard ? Pourquoi ces thèses qui ne sont pas si communes et à quoi Bréal confie son espérance de prendre rang dans l'histoire de la linguistique et d’y figurer pour la postérité ?

Cet ouvrage n’est pas tout à fait le travail d’un comparatiste ; les exemples en sont familiers et s’il y a beaucoup de latin et de grec, les langues sanscrite ou persane n’y figurent guère. L’ambition est plus générale bien que Bréal n’y abjure rien de ce qui fut le souci de toute sa carrière, établir en France une école de grammaire historique à même de rivaliser, pour l’étude de l’aire indo-européenne, avec l’école allemande. Au moment de livrer ses idées au public, il ne se fourvoie pas dans les directions que semblent indiquer des disciplines connexes : ni régression vers la mythologie comparée, ni concession à l'anthropologie, ni même allégeance à la psychologie

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devenue, avec Ribot, avec Charcot et leurs élèves, une référence dont beaucoup s’inspirent. Il demeure fidèle à la construction d’un raisonnement interne aux faits de langue qui esquive autant qu'il est possible les questions de la conscience et du sujet et s’en tient à des mécanismes d’évolution qui, pour expliquer le passage d'un sens à l'autre, s’en remettent aux progrès du genre humain, des Lumières.

A partir de cette revendication d’universalité, de ce qu’elle récuse d’ethnicité, on propose de reprendre, à partir de l’exemple de Michel Bréal, une démonstration concernant les rapports entre la linguistique française au tournant du siècle et l’identité (ou plutôt l’habitus) des savants qui fondèrent cette discipline. Le souci biographique doit permettre de montrer de surcroît comment la question des études, résultant de contingences singulières (connaissance de l'allemand, installation de la famille à Paris, intégration à l’ENS, formation à l’Université de Berlin), a été décidée par la figure d'un père caché plus que par la continuité d’échanges observables avec les pairs (G. Paris, J. Oppert, A. Bailly) et des élèves (A. Bergaigne, J. Darmesteter, V. Henry).

1. Bréal en république

Bréal est issu d'une famille dans laquelle l’appartenance nationale et confessionnelle sont de fausses évidences. Famille française mais qui vient des limites du pays puisque Michel lui-même naît à Landau, dans un environnement germanophone où l’enracinement est ténu – la venue à Paris ne paraît pas avoir été un grand arrachement. D’une famille juive depuis toujours, par ses ancêtres et ses alliances, où l’obédience religieuse est abandonnée avec une certaine indifférence, Bréal refuse de se dissocier de ses coreligionnaires attaqués lors de l’affaire Dreyfus. Représentant typique de la volonté d’assimilation des fractions intellectuelles de la communauté juive française, il assume une judaïté dans quoi il ne se reconnaît plus. 1.1 Situation des linguistes d’origine juive

La communauté israélite fédère un ensemble de groupes, certains d’implantation ancienne (marannes du Sud-Ouest, juifs du Pape dans le Sud-Est, Alsaciens...), d'autres composés d’immigrants venus de l’Europe orientale, de l’Allemagne à la Russie, au total soixante-dix mille personnes environ, regroupées pour l'essentiel à Paris, dans un pays de trente-cinq millions d'habitants. Les deux branches de la diaspora se mêlent peu et difficilement, n’ayant ni la même position sociale, ni la même situation linguistique, ni les mêmes attentes. Dans ce partage, la situation des juifs d’Alsace-Lorraine est très particulière puisque, eux aussi de culture yiddish et issus du ghetto, ils ont bénéficié depuis soixante ans et plus de l’égalité reconnue par la Révolution française à tous les citoyens.

Il en résulte une fracture dans le judaïsme français : d'un côté, des juifs nés en France, souvent agnostiques, voire matérialistes, qui gardent des attaches avec leur milieu d’origine mais en abandonnent la foi et les observances, acceptant même l’exogamie ; de l'autre, des juifs chassés par l’antisémitisme, venus poursuivre en France des études et une carrière dont ils auraient été exclus, qui demeurent dans la croyance de leurs pères. Ceux-ci ont à coeur de prolonger la survivance de la communauté et d'illustrer sa culture ; ils sont parmi les plus grands sémitisants français (J. Oppert, J. et H. Derenbourg, M. Schwab, J. Halévy), souvent actifs dans les instances du consistoire. Ceux-là se comparent aux meilleurs des indo-européanistes (M. Bréal, J. Darmesteter, S. Lévi, J. Bloch). Il est d'autres sémitisants et d'autres «

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aryanistes » (Burnouf, Renan, Bergaigne, Saussure, V. Henry) mais l'importance numérique de la communauté juive dans le comparatisme étant hors de proportion avec ses effectifs dans la société, l’antisémitisme en fit un de ses fonds de commerce. Pour fabriquer une université judaïsée, Edouard Drumont énumère dans La France juive (1886) la liste des enseignants de la IVe section de l’E.P.H.E. alors que cet établissement, par son statut dérogatoire et la nouveauté de ses séminaires est peut-être le seul où la présence d'intellectuels juifs soit notable (et quantitativement dérisoire). Encore, les indo-européanistes d’origine juive sont-ils des tenants de l’assimilationnisme, avec parfois une telle véhémence qu’elle attire sur James Darmesteter les critiques de Marrus. Ils se distinguent en cela de leurs homologues sémitisants sans qu’il y ait véritablement de conflit : la politique de compromis du rabbin Zadoc Kahn, les recherches entreprises autour de la Revue des Etudes Juives (fondée en 1880) permettent des rapprochements, une entente.

1.2 La signification de l'assimilation : la figure du maître

Pour ceux qui s’en déclarent partisans, l'assimilation est un fait positif et nouveau. Il ne s'agit plus d’une conversion plus ou moins forcée ou d’un reniement mais d’un dépassement. A présent que le peuple d'Israël a perdu sa terre et sa langue, la laïcité se présente comme une invitation à rompre avec la culture du ghetto en se déclarant français de cœur et d’esprit. La religion est devenue une conviction d’ordre privé. S’assimiler c’est s’intégrer à une société qui s’est donné pour principe des valeurs universelles, c’est partager le destin, l’histoire et la langue d’une nation qui a reconnu tous ses ressortissants égaux devant la loi et qui, à travers l’école, produit les éléments d’acculturation nécessaires à la réalisation de ce projet.

Dans ce cadre, l’oeuvre pédagogique de Bréal prend un relief qui dépasse l’intérêt du savant pour la diffusion des connaissances et les sollicitations de ses collègues Liard et Gréard. Puisque la patrie s’apprend à l’École, à la communale de gagner à la France ceux qui y vivent en réfutant les exclusions barrésiennes qui demanderaient qu’on vérifie d’abord le droit du sang et l’origine. Aux hussards noirs de la République de transformer les élèves, d’où qu’ils viennent, en citoyens francophones. Autant voire plus que de leur mère, c’est de leur maître qu’ils doivent apprendre la langue. Le personnage du magister est crucial et pourtant celui qui est le maître de la grammaire comparée en France, Bréal, n’a pas eu vraiment de professeur. Les deux qu’il avoue en Allemagne, Franz Bopp et Albrecht Weber, sont des références lointaines et s’il ne leur mesure pas son allégeance, il n’a pas cherché à gagner leur amitié. Burnouf est mort quelques années trop tôt et ceux qui lui ont succédé (on pense d'abord à Hase) ont manqué d’envergure.

Bréal, qui fut orphelin jeune, semble voué à une solitude affranchie de toute image paternelle alors que sa trajectoire ne saurait s’accomplir sans la médiation imaginaire d’un modèle, d’un patron. Son apprentissage au lycée et à l'ENS ne ressemble en rien, passé le bac, à ce qu’il a pratiqué en matière de langues classiques et ce fut sûrement l’une de ses fiertés de constater que les transformations de l’instruction publique, éminemment positives, tenaient pour partie à son influence, à son action, à son engagement dans le mouvement de réforme universitaire. Ce faisant, le jeune étudiant s’était trouvé un modèle à imiter, à égaler. Sans aller jusqu’au mimétisme de Saint-René Taillandier devant Saint-Marc Girardin, de Léon Gautier devant Quicherat, il se découvrit quelque affinité avec l’un des maîtres de l'université française du XIXe qu’il

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avait vu, entendu, admiré, jalousé peut-être.

Dans les articles et comptes rendus consacrés à ceux qui auraient pu être ses professeurs, un revient à plusieurs reprises, à qui on ne prêterait guère attention tellement il fut célèbre en son temps, c’est Renan (1823-1892). Plus durablement que pour Hase, Michelet et Volney, à qui il s’est intéressé, Bréal consacre trois articles en vingt ans à l’auteur de La Vie de Jésus :

- en 1883, "Société historique Cercle Saint-Simon. La conférence de M. Renan"; - en 1893, "Ernest Renan et la philologie indo-européenne";

- en 1903, "Notes sur Ernest Renan".

Chez ces deux Français des marches linguistiques, le Breton de Tréguier et son cadet de neuf ans issu de la bourgeoisie juive alsacienne, se retrouvent le culte de la science, le renoncement à une foi ancestrale, la situation d'orphelin précoce, le premier devenant le symétrique du second, son image inversée. Renan rompt avec le catholicisme dont la langue liturgique est le latin pour se consacrer aux études sémitiques alors que Bréal a renoncé au judaïsme, dont la langue liturgique est l’hébreu, avant de se diriger vers les études indo-européennes avec une prédilection pour le latin. A travers les textes où Bréal parle de Renan, il est possible de reconstituer la relation que le disciple caché entretient avec le maître avéré.

2. L’élève et le maître : Bréal, lecteur de Renan 2.1 1883 : « La confÉrence de M. Renan »

Cette conférence parue dans la Revue Politique et Littéraire sous le titre « Le Judaïsme comme race et comme religion » est présentée en deux pages par Bréal. Renan annonçait ainsi son sujet :

« (...) on se laisse aller volontiers à croire que ce petit peuple créateur est resté toujours identique à lui-même, si bien qu’un juif de religion serait toujours un juif de sang. Jusqu’à quel point cela est-il vrai ? Dans quelle mesure ne convient-il pas de modifier une telle conception ? »

La réfutation argue de ce que le refus du prosélytisme et de l’exogamie sont, dans le judaïsme, des préceptes tardifs qui, même après qu’ils sont devenus de règle, n’ont pas toujours été respectés en sorte que les juifs constituent une population relativement mêlée plutôt qu’une race. D’où la conclusion :

« Quand l’Assemblée nationale, en 1791, décréta l’émancipation des juifs, elle s’occupa extrêmement peu de la race. Elle estima que les hommes devaient être jugés non par le sang qui coule dans leurs veines, mais par leur valeur morale et

intellectuelle. C’est la gloire de la France de prendre ces questions par le côté

humain. L’œuvre du XIXe siècle est d’abattre les ghettos, et je ne fais pas mon compliment à ceux qui ailleurs cherchent à les relever. La race israélite a rendu au monde, dans le passé, les plus grands services. Fondue dans les différentes nations, en harmonie avec les diverses unités nationales de l’Europe, elle continuera à faire dans l’avenir ce qu’elle a fait dans le passé. Par sa collaboration avec toutes les forces libérales de l’Europe, elle contribuera éminemment au progrès social de l’humanité. »

Bréal, reprenant les grandes lignes d’un propos auquel il souscrit, se félicite du changement intervenu chez un savant qui après avoir pensé en termes de race donne désormais la priorité à la nation et à l’histoire :

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« Ces termes de race indo-européenne et de race sémitique, personne plus que lui n’a contribué à les répandre, quoiqu’il ait toujours mis à son idée des restrictions dont les disciples et les imitateurs n’ont point tenu compte. Depuis lors la pensée de l’illustre écrivain s’est quelque peu modifiée. L’histoire lui a montré l’existence de causes successives et graduelles là où il semblait qu’il y eût création immédiate. (...) Cette fois, M. Renan montre que la race est le résultat d’une série de faits où la volonté de l’homme a eu une grande part. »

Sans vouloir anticiper, comment ne pas relever le parallèle entre ce qui est dit de la race et ce que Bréal dira de la langue ? Rôle de l’histoire et volonté de l’homme y sont réunis. Renan présente du judaïsme un tableau tel que peut le souhaiter un assimilationniste, celui d’une culture, d’une différence non biologique, dont les particularismes s’expliquent par le contexte historique. La transformation des conditions socio-économiques rend caduque une séparation fondée sur des antagonismes religieux qui s’estompent – l’affaire Dreyfus est encore à venir. C’est ce que confirme la suite de l’introduction quand, à l’accueil hostile du public dans les années 1850-1860, qui précéda l’éviction du Collège de France, Bréal oppose la faveur qui accueille les recherches ultérieures de Renan lequel, à l’encontre de l’antisémitisme allemand, perpétue la tradition des Lumières. C’est bien là le maître que pouvait souhaiter Bréal, celui qui, par son enseignement, présente à l’élève l’image à laquelle il désire s’identifier.

2.2 1893 : "M. Ernest Renan et la philologie indo-européenne"

Dix ans plus tard, c’est le travail du deuil. Au moment de rédiger la notice nécrologique de Renan, Bréal ne traite ni de ses travaux sur l'origine du langage, ni de la grammaire comparée des langues sÉmitiques :

"Quoique les titres les plus éclatants de M. Renan, considéré comme linguiste, soient sur le domaine des idiomes sémitiques, il s’est occupé à plusieurs reprises, et avec sa largeur de vues habituelle, des questions concernant les langues aryennes. Il semble même qu'il y ait eu un moment dans sa vie où il ait presque regretté de ne s'être point tourné de ce côté : c’est le moment où, sorti du séminaire, il suivait, vers 1847, le cours d’Eugène Burnouf."

On trouve un écho de ce regret dans une lettre écrite par Renan en 1850 :

« Ce que vous me dites de la bienveillance de M. Burnouf me touche profondément ; car il n’est pas d’homme au monde dont je désire plus l’estime et que j’affectionne davantage. Si j’avais deux vies (deux seulement), j’en donnerais une au sanscrit, au bouddhisme. »

Cette deuxième vie pour continuer les recherches de Burnouf, à quoi Renan ne pouvait suffire puisqu’il consacrait la seule dont on dispose aux langues sémitiques, Bréal, sans être sanskritiste, pense l’incarner, accomplissant à rebours la transposition renanienne d’une aire à l’autre en revenant du sémitisme aux langues indo-européennes.

"Eugène Burnouf n’était pas seulement indianiste. Les problèmes de la linguistique avaient, à toutes les Époques de sa vie, exercé sa sagacité. Deux de ses principaux ouvrages, l’Essai sur le pâli et le Commentaire sur le Yana fournissent des modèles de la méthode comparative appliquée au déchiffrement des langues. Rien de tout cela ne fut perdu pour le jeune auteur. En écoutant son maître, et en rapprochant dans sa mémoire les leçons d’hébreu et de syriaque qu'il avait reçues naguère au séminaire de Saint-Sulpice, il forme le projet de faire, selon la mesure de ses forces, pour les langues sémitiques, ce que M. Bopp avait fait pour les

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langues indo-européennes. Mais en voyant la variété, la souplesse, la fécondité de ces langues, il est frappé de la pauvreté, de l'immobilité, de la rigidité des idiomes sémitiques. (...) Quelle différence avec le développement des langues aryennes, qui ont donné naissance à des idiomes aussi éloignés les uns des autres que les dialectes de l’Inde moderne et ceux de la Bretagne ! Non seulement les langues aryennes sont plus riches : elles sont supérieures par les moyens d'expression dont elles disposent."

Si Bréal insiste sur l’irréversibilité de la séparation linguistique entre la famille indo-européenne et la famille sémitique, il rappelle, reprenant les arguments de Renan, l’inanité d’une projection raciale :

"Il ne voulait même pas qu'on parlât d’une race indo-européenne et d’une race sémitique : ce serait transporter les catégories et les divisions d’une science dans une autre pour laquelle elles peuvent ne pas convenir. Il n’y a pas de race indo-européenne ; il n’y a que des langues indo-indo-européennes."

Suivent des critiques à l’encontre des images édéniques que Renan propose de peuples primitifs groupés autour de leurs patriarches, qu’il imagine, sur les versants de l’Himalaya, inventant les vertus. Pour le reste, Bréal se reconnaît, en tant que juif indo-européaniste, dans l’œuvre du « celte » sémitisant, l’un et l’autre soutenant l’unicité fondamentale de l'esprit humain, la croyance au progrès, l’hétérogénéité des langues, la fonction de l’enseignement comme creuset de l’esprit national et le rôle des humanités classiques dans la perpétuation de la mémoire, tous les deux récusant la division en races. Cependant, Renan demeure sous l’emprise d’un certain romantisme alors que l’élève, formé par l’Allemagne à la philologie positive, peut à présent prétendre passer le maître. 2.3 1903 : « Notes sur Ernest Renan »

Si Bréal a critiqué le linguiste pour ses synthèses prématurées et ses penchants herderiens, il n’a pas ménagé ses éloges au publiciste :

"Sur la politique étrangre, il est remarquable par la clarté du coup d’oeil, par l’étendue des vues et par la justesse des pressentiments. Dans un temps où l’idée de race donnait lieu à d’étranges sophismes, il proclame et rétablit la vérité. "Nation n'est pas synonyme de race". Ce serait rétrograder dans l’histoire, remonter vers un état social depuis longtemps dépassé, que de vouloir parquer la population d’après des indices ethnographiques ou linguistiques. La division trop accusée de l'humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur scientifique, très peu de pays possédant une race vraiment pure, ne peut mener qu’à des guerres d’extermination, à des guerres "zoologiques". Ce serait la fin de ce mélange fécond, composé d'éléments nombreux et tous nécessaires, qui s’appelle l'humanité. En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice. Une nation est une grande solidarité constituée par le sentiment des sacrifices qu’on fait pour vivre ensemble, et de ceux qu’on est disposé à faire encore."

Le terme "zoologique" entre guillemets est repris de la conférence de Renan "Qu’est-ce qu’une nation ?". Bréal l’a déjà cité dans la Revue des Deux Mondes. Sa for"Qu’est-ce polémique vient comme un écho des ravages exercés par l’affaire Dreyfus dans la vie politique en France. Renan est celui qui aura dit, au nom d’une compétence scientifique et sans avoir à se dédouaner de ses origines religieuses, ce que Bréal pense être la condition

sine qua non de l’assimilation, qui le dit dans le détachement. La demande de

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c’est-à-dire du maître de son maître) et en tant que citoyen s’est réalisée par avance dans les déclarations de celui qu’il s’est choisi pour modèle, bien qu’il se veuille un peu plus positiviste et un peu plus républicain. Son exemple vient soutenir une image de lui-même que Bréal a projetée à son tour sur ses propres disciples.

3. Le maître et l’élève : Bréal et James Darmesteter (1895)

Comme Bréal avait voulu reconnaître dans la vie de Renan l’image symétrique de sa carrière, il aura commenté, à travers la biographie de James Darmesteter, un destin qui aurait pu être le sien.

3.1 Darmesteter iraniste

La nécrologie de Darmesteter par Bréal, composée avec respect et attendrissement, insiste sur une décision inaugurale qui recommence celle prise par Renan aux cours de Burnouf : l’application à un champ neuf des enseignements d’un maître (les langues sémitiques pour Renan, l’iranien pour Darmesteter) et la relève d’un domaine abandonné à regret par ce maître (suivant le topos renanien de la deuxième vie) :

"Le moment vint bientôt de choisir une spécialité. Quand, ayant énuméré avec lui les différentes langues indo-européennes, avec les chances d’avenir qu’elles pouvaient lui présenter, je lui désignai la Perse comme un champ qui était tout spécialement fait pour lui, puisqu’il y pouvait utiliser sa connaissance de l’hébreu, et y trouver l’emploi d'autres facultés que je voyais en lui, quand j’ajoutai qu’aprés avoir fait mes premiers pas dans cette voie, j'avais été interrompu par les circonstances, mais que j’aurais plaisir à avoir un continuateur tel que lui, je vis subitement une flamme traverser ses yeux. Il avait entrevu quelle mine s’ouvrait à lui pour l’histoire des religions, pour la philosophie de l’histoire. A partir de ce moment, le centre de ses travaux fut la Perse ancienne."

Jusque dans le détail (le recyclage des études hébraïques, la transmission du désir du maître), le vécu de Darmesteter est ajusté au modèle d’un roman des origines dont Bréal avait eu pour lui-même l’usage dans sa relation à Renan. Après Haurvatât et Ameretât (1875) soutenu en diplôme de l’E.P.H.E., Ormazd et Ahriman (1877) en doctorat, James Darmesteter traduit en anglais l'Avesta (1880 et 1883, deux tomes) et réunit ses Etudes

iraniennes (1881) dont le premier volume est une Grammaire historique de la langue persane, prix Volney, et des Essais orientaux (1883) jugés ainsi par Bréal :

"Ernest Renan seul avait montré cet art de présenter sous une forme attrayante et en une langue irréprochable les graves et délicats problèmes de la philosophie religieuse."

Le nom du grand homme est lâché qui croise la route de Darmesteter dans ces années-là :

"En 1884, Adolphe Regnier étant mort, Ernest Renan quitta le poste de secrétaire de la Société Asiatique, qu'il avait occupé après Jules Mohl, pour monter au siège de président. James Darmesteter fut nommé à la place de Renan (...)"

En mission aux Indes pendant onze mois en 1886, Darmesteter y poursuit son travail de philologue et d’historien des religions et s’approche des montagnes de l’Himalaya qui avaient valu des pages regrettables à l’auteur de l’Origine des langues. Il y compose ses

Lettres sur l'Inde, qui valent bien une prière sur l’Acropole et un voyage au Mont-Liban.

Comme Renan au Proche-Orient s’imaginait atteindre au foyer du sémitisme, Darmesteter connaît une certaine fébrilité, dont Bréal s’impatiente, au confin méridional du centre

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mythique de la grande migration indo-européenne, située alors du côté du Pamir. La suite s’inscrit toujours dans la matrice biographique renanienne, avec un intérêt prononcé pour l’histoire ancienne du monothéisme :

"Une fois revenu en France, il fut repris par le travail quotidien. Il s'en délassa par des études qui le reportaient de plus en plus vers les premières impressions de sa jeunesse. Les Prophètes d’Israël (1891), De l’Authenticité des Prophètes (même année), sont des morceaux où l’émotion a presque autant de part que la critique scientifique. Je n’ai pas à m'en occuper ici."

Aprs avoir donné une traduction française de l'Avesta (1892), Darmesteter, comme Renan (mais aussi comme Bréal qui accordait plus d’importance aux questions d’enseignement), ambitionne de jouer un rôle politique :

"D’autre part, depuis quelque temps, il se sentait attiré vers la littérature, vers les hautes questions de politique intérieure et étrangère. Il était séduit par le souvenir d’Ernest Renan, dont il venait de donner un portrait fait de main de maître."

Ayant accepté la direction de la Revue de Paris, il disparaît en 1893 presque immédiatement après son intronisation :

"Mais le progrès qu’on doit à Darmesteter dans le domaine scientifique est acquis à jamais. Supérieur en ceci à Renan, il est aussi sans rival dans les questions techniques."

On voit se dessiner dans les nécrologies de Renan et Darmesteter par Bréal, toutes deux parues dans le BSL, un portrait croisé du maître et de l’élève. Comme Renan fut sans l’être le continuateur de Burnouf, laissant à Bréal la charge d’organiser une école indo-européaniste en France, Darmesteter aurait opté pour les études iraniennes afin de relever un domaine où BrÉal avait à son tour failli.

3.2 Linguistique et politique

La publication des Prophètes d’Israël et de l’Authenticité des Prophètes (1891) marque un tournant dans la carrière de Darmesteter qui, répondant aux conclusions de la conférence de Renan devant le Cercle Saint-Simon, assigne à l’intelligentsia juive (à lui en particulier) un rôle éminent dans l’évolution de la société française. Tel que Renan l’avait présenté, le prophétisme représente le passage des valeurs nationales aux valeurs universelles :

« La religion d’Israël, elle aussi, a sans doute été bien longtemps une religion intéressée. Qu’est-ce qui a fait qu’elle est devenue véritablement la religion du monde civilisé ? Ce sont les prophètes, vers le VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Voilà la gloire propre d’Israël. (...) Voilà donc la religion qui devient quelque chose de moral, d’universel, qui se pénètre de l’idée de justice, et c’est pour cela que ces prophètes d’Israël sont les tribuns les plus exaltés qu’il y ait jamais eu. (...) Voilà une apparition unique dans le monde, celle de la religion pure. Vous voyez, en effet, qu’une pareille religion n’a rien de national. »

Marrus a analysé la réinterprétation à quoi se livre Darmesteter dans une perspective israélite (c’est-à-dire juive et assimilationniste) qui proclame la fin du messianisme avec la Révolution Française, l’enseignement des Lumières accomplissant la relève du prophétisme juif :

« Le Juif pouvait adopter la France, parce que la France s’était élevée à ce niveau supérieur de l’humanité que le judaïsme s’était précisément assigné de promouvoir [Les Prophètes d’Israël, pp. 192-193]. Enfin, par un tour de force méthodologique,

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Darmesteter démontrait formellement comment l’idéologie de la France révolutionnaire était en fait l’idéologie du judaïsme. Sur le plan des idées, la Révolution substituait une conception scientifique du monde à une conception mythique ; sur le plan pratique, elle représentait l’institutionnalisation des notions de justice et de progrès. Pour Darmesteter, cette double réalisation n’était qu’une simple application des principes fondamentaux du judaïsme à la société française. Depuis les prophètes [...] »

Si on relève, chez Renan, Bréal et Darmesteter, le même souci du politique et de la question scolaire, Bréal tranche par son indifférence pour l’imagerie religieuse : il fait également grief à Renan de ses rêveries, à Darmesteter de ses vaticinations, retrouvant dans leurs errements les effets d’une formation confessionnelle, catholique ou israélite, à quoi il ne fut jamais soumis.

L'unité structurale de la description, du récit de vie, avec sa part d'ombre dans les rêves de gloire, le progrès d’une carrière fondée sur le reniement d’une croyance religieuse et le renouement d'une filiation interrompue par le maître, se continue par l’institutionnalisation, en France, d’un domaine scientifique. Le chiasme des origines confessionnelles et de l’aire linguistique, le goût pour la littérature, la fascination pour la politique, dans ce que dit Bréal du modèle qu’il s’est choisi et du disciple qu’il s’est reconnu, composent un patron biographique où, à la crise initiale (la conversion de la religion vers la science) correspond un renoncement final, quand le savant renonce progressivement, pour se consacrer à la vie publique, à s’appliquer plus longtemps à des savoirs où son mérite aura été éclatant.

Par contraste, celui qui n’a pas osé s’affranchir de la religion afin de se ménager la considération des grands et de la foule, c’est Max Müller :

"Moins passionné que Mommsen, il se faisait écouter plus aisément, et il avait sur Ernest Renan cet avantage que donne aux yeux du grand nombre la possession d’une autorité qui n’a jamais été contestée."

Bréal ne se fait pas faute de montrer les limites d’une pensée qui se conforme aux conventions de la bienséance plutôt qu’aux exigences de la science :

"En même temps il [Max Müller] ouvrait une autre voie, celle des recherches comparatives de mythologie. Le terrain, qui côtoyait la religion, était périlleux. Sa thèse, devenue fameuse, que les mythes sont une maladie du langage, eut d’autant moins de peine à se faire accepter en Angleterre qu’elle laissait le champ libre au monothéisme primitif, idée chère à Bunsen et à son école. Un premier essai de mythologie comparée, qui fut traduit en français par Mme Renan, a toute la grâce d’une charmante causerie. Puis vinrent d’autres essais du même genre : les croyances de l’Inde, de la Perse, de la Chine furent expliquées d’après les textes, discutées avec gravité, mais toujours en faisant les réserves nécessaires en faveur de la vraie religion."

Quant à la destinée de Müller, qui fut un temps l’élève de Burnouf à Paris, Bréal nous en brosse un portrait fictif où défilent les images négatives d’une carrière qui aurait sacrifié la recherche aux usages du monde. A la figure du mondain qui aurait maintenu de désavantageuses accointances entre l’enseignement supérieur et les belles-lettres, Bréal oppose, sans le dire, ce qu’il s’est assigné pour mission : constituer, en histoire et philologie, un espace de travail et de décision pour la linguistique indépendant de la littérature, du journalisme et des consécrations vulgaires.

"On se figure très bien, de 1845 à 1870, un Max Müller français, beau, spirituel, mondain, très répandu, obtenant des succès de toutes sortes, bientôt membre de

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l'Institut et successeur de Burnouf, parcourant vite la carrière des emplois et des honneurs. (...) Sur ce public français, aussi sympathique aux nouveautés que peu au courant des dernières acquisitions, il aurait versé la science allemande, en la dorant de son imagination et l'assaisonnant de son esprit. Rien n’empêche de le voir, au bout de dix ou quinze ans, à la tête du Collège de France, ayant son fauteuil à l'Académie française et attirant sur lui, en France, comme il l'a fait en Angleterre, toutes les distinctions et toutes les faveurs... Il est vrai que les événements de 1870 auraient profondément troublé ce beau rêve."

Contre l’écrivain adulé du public, l’austère auteur des Tables eugubines propose, quelques années plus tard, avec la nécrologie d'Ascoli, un modèle de l’homme de science où se glisse ce discret plaidoyer :

"A peu près sans maître, il poussa simultanément l’étude des langues sémitiques (il était israélite de naissance) et celle des langues indo-européennes ; de l’un et de l’autre côté, il fit des progrès rapides. On a cru quelquefois reconnaître à la race sémitique une aptitude spéciale pour ce genre de recherches : on aurait mieux fait d’observer comment sa situation politique et sociale, qui la condamnait à vivre à l'état dispersé dans le monde, lui faisait de l’étude des langues une nécessité." Bréal a publié l’Essai de sémantique quatre ans après avoir rendu hommage à son maître disparu, deux ans après avoir agi de même à l’endroit de son élève. Malgré des velléités d’engagement public, que l’Affaire Dreyfus rendait nécessaires, il a persisté dans son attachement au savoir positif et a été conduit à clore symboliquement sa carrière par un livre de science à quoi tout lecteur cultivé peut avoir accès. Il aura laissé à Darmesteter et Renan la gloire du publiciste et réaffirmé ses convictions optimistes dans les progrès du genre humain en les resituant dans le développement même des langues. S’il en appelle à la postérité c’est, sans prophétisme apparent, avec un ouvrage de linguistique qui ne ressemble à aucun autre

3. Pourquoi la sémantique ?

Epistémologiquement, la linguistique comparée, prise entre le formalisme des néo-grammairiens et la quête de langues indo-européennes archaïques (le hittite, le sogdien), est en crise à la fin du XIXe siècle. De nouvelles recherches essaient de substituer à une définition génétique des langues un inventaire de leurs propriétés universelles, en prenant leur référence soit dans la psychologie (Wundt), soit dans la phonétique instrumentale (Rousselot), transcriptive (Passy) ou historique (Grammont). Bien qu'il ait obtenu l’ouverture d’un laboratoire de phonétique auprès de sa chaire au Collège de France, Bréal n’a jamais été convaincu des vertus heuristiques de cette discipline et sa défiance pour la psychologie est grande. Aussi a-t-il inscrit la sémantique dans le champ propre de la linguistique, renouant, au-delà du comparatisme, avec la faculté de langage comme trait spécifique de l’hominisation.

3.1 L’universalité de la raison contre la race

Déjà, en 1868, dans Les idées latentes du langage, Bréal soutenait l’hypothèse d'une grammaire raisonnée qui n’était pas dans les idées de l’école qu’il défendait. Il mentionnait des "opérations de l’esprit telles que la psychologie et la logique les décrivent", dont peuvent différer "les procédés du langage constatés par l’analyse philologique", ajoutant :

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sa grammaire et de ramener les mots à leur valeur étymologique. Il faut entrer dans la façon de penser et de sentir du peuple. C’est à cette condition seulement que la philologie comparative répondra à son objet le plus élevé, qui est de nous aider à surprendre les opérations de la raison humaine, et à découvrir les lois historiques de son développement."

Il prenait ainsi ses distances avec la partition, fondamentale dans la linguistique comparée du XIXe, entre l’indo-européanisme et le sémitisme, une division qu’il avait d’abord entérinée en 1864 dans l’article "De la méthode comparative dans l'étude des langues" où, bien qu’il proclamât l’unité de la « famille humaine », il ratifiait la distinction en « races » :

"La conformité des idiomes, pareille à ces antiques symboles que les Grecs emportaient en signe de parenté ou d'alliance, a fait reconnaître comme frères des peuples séparés les uns des autres par la distance, par les moeurs, par la religion et par la diversité de leur destinée. En même temps se sont expliquées certaines affinités profondes, certaines ressemblances d’aptitude et de génie, qui caractérisent les races aussi bien qu’elles distinguent les nations et les personnes, et qui empêchent de confondre le groupe indo-européen, considéré dans son ensemble, avec le groupe sémitique, et avec les autres fractions de la famille humaine."

Un des obstacles épistémologiques rémanents qui ont entravé les progrès de la linguistique, dont Bréal a fait reproche à Renan, est l’espèce d’image adamique d’un petit groupe primitif indo-européen en communion avec la nature, l’autarcie d’une collectivité patriarcale jouissant d'une langue à la structure élémentaire où se combineraient indéfiniment un petit nombre de racines simples. Il s’ensuivit un délire étymologisant fondé sur la restitution du sens premier des racines, comme si l’Eden s’était conservé dans la matrice sonore des unités verbales. Bréal réagit dans "De l'analogie" et, s’il accepte un âge d’or pour les langues, il l’annonce pour la fin des temps :

"Il est probable que l'extrême simplification de la grammaire anglaise est due au mélange de races dont la Grande-Bretagne fut le théâtre. Quand deux peuples parlant des langues différentes se trouvent en présence, le besoin de s’entendre fait qu’on sacrifie les parties trop compliquées et trop fines de la grammaire. Les exceptions, les nuances, les désinences riches et variées, sont un luxe auquel il faut renoncer ; des flexions uniformes et bien apparentes, voilà ce que le besoin d’être compris exige. Pareille chose est arrivée en Perse au temps où l’idiome arien de ce pays s'est mêlé aux idiomes sémitiques. Quand nous rencontrons une grammaire simple et logique, c'est aller au rebours de la vraisemblance que de conclure à la pureté et à l’antiquité. La régularité est à la fin, non au commencement des langues."

Vingt ans plus tard, instruit par la violence nationaliste, Bréal donne à sa réflexion un tour plus incisif. Il débusque dans le désir d’une pureté originelle la conséquence d’un fantasme raciste. Il précise, à propos "Des lois phoniques" :

"Il n'est guère croyable qu'une population se soit complue à défigurer les sons de sa langue, substituant comme à plaisir des fortes aux douces, des spirantes aux fortes, des douces aux aspirées. Ce que l’on comprend beaucoup mieux, c’est qu’un peuple allogène, en adoptant une langue indo-européenne, y ait apporté les habitudes de sa prononciation native. Si l’on suppose une aristocratie d’Aryens qui se soit soumis et assimilé une race à qui les consonnes indo-européennes fussent étrangères, ce grand phénomène de la Lautverschiebung trouve son explication la

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plus naturelle. Une telle supposition aurait probablement été produite depuis longtemps, si de fausses idées de noblesse ou de pureté de race n’avaient hanté les esprits."

La pureté de la langue, démentie par une défense de l’emprunt lexical en annexe dans l'Essai de sémantique, paraît à Bréal irrecevable car elle se présente comme inséparable d’une idée de pureté de la race et s’il entre dans le débat politique, pressé par l’urgence d’une réponse aux collusions inventées par Drumont entre judaïsme et germanisme, c’est pour dénoncer plus généralement ceux qui donnent le pas au sang sur l’histoire, ceux qui parlent de race plutôt que de nation :

"Quelques uns supposaient une langue unique enseignée par la Divinité elle-même, et dont tous les idiomes d’aujourd'hui sont les descendans (sic) dégénérés ; d’autres assuraient qu’une intuition spéciale avait été attribuée à certains peuples privilégiés, comme les Hébreux, les Grecs, les Hindous : ainsi s’expliquait la mystérieuse beauté de leur langage. On aimait en toute chose à reporter la perfection à l’époque des origines ; on imaginait un passé lointain qu’on décorait de toutes sortes de qualités dont les temps nouveaux étaient devenus incapables ; on créait, pour y rapporter tout ce qu'il y avait de plus élevé et de meilleur, la catégorie de l’instinctif et du spontané. Savigny développait dans l’histoire du droit, Creuzer dans l’histoire des religions, Stahl dans le droit politique, les mêmes vues que Grimm et Humboldt se complaisaient à exposer dans l’histoire du langage. Ce qui se trouvait au fond de toutes ces spéculations, c’était le dédain et le mépris de la raison. Un certain orgueil de caste s’y mêlait aussi : l’idée de races privilégiées, parmi lesquelles on n’oubliait pas de se placer, ne pouvait déplaire. Ce côté personnel se montre dans l’expression indo-germanique, créée pour désigner l’une des grandes familles d’idiomes."

Contre ces façons de voir, Bréal défend le concept d’humanité comme synonyme d’une unité de l’espèce et aussi comme l’assurance d’un progrès dans l’histoire ; il rappelle le rôle de l’éducation qui permet de substituer à des déterminants biologiques, naturels, une acculturation :

"De cette façon, le langage commence à nous apparaître sous son vrai jour. Ce n'est point – il s'en faut – un miroir où se reflète la réalité : c’est une transposition de la réalité au moyen de signes particuliers dont la plupart ne correspondent à rien de réel. (...) Si nous croyons, en écoutant, apercevoir les choses elles-mêmes, c’est que notre tête a été familiarisée depuis l’enfance avec les mêmes signes. Nous constatons ici deux faits qui échappent d’ordinaire à notre attention : d’une part, la grandeur du capital intellectuel amassé par l'humanité ; d'autre part, la puissance de l’éducation."

Le jugement de Bréal sur cette question est sans appel :

"On ne saurait dire qu'il y ait là un progrès, s'il est vrai que le progrès consiste à affranchir peu à peu les hommes des servitudes que résument en eux les mots de race et de naissance."

Le progrès, dans l’acception de Bréal, est en résumé le destin du peuple juif dont se réclament, pour leur part, les assimilationnistes.

3.2 La sémantique : le fond contre la forme

Le projet de la sémantique s’inscrit dans une préférence. La constitution politique nationale, adhésion volontaire des citoyens à une communauté historique dont l’éducation

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a pour charge de transmettre les principes, doit l’emporter sur la réunion de populations qui, se revendiquant d’une même langue, s’identifient à des unités ethniques ou raciales qui n’existent pas. Bréal, dont la famille est originaire de l’Est, le rappelle :

"L'Alsace, qui avait conservé son ancien parler germanique, était la plus fidèle et la plus patriote de nos provinces françaises."

La langue ne saurait définir la patrie. Quant à l’assimilationnisme, comme négation des différences ethniques, il est d’avance justifié par la Déclaration des Droits de

l’Homme et du Citoyen qui proclame une égalité devant la loi sans distinction de race ou

de religion, au rebours du « principe ethnique » :

"[le] principe ethnique porte le trouble dans tous les actes de la vie. Il a le tort de mettre la forme au-dessus du fond, les mots au-dessus de la pensée, et l’enveloppe à la place du contenu. Appliqué à une nation libre, il fait l’impression d’un anachronisme. C’est de la même fabrique d’idées qu’est sorti le mouvement antisémite."

La comparaison est éclairante. Mettre les races avant l’humanité est un paralogisme équivalant, selon Bréal, à une priorité donnée à « la forme » sur « le fond », à « l’enveloppe » sur le « contenu », aux « mots » sur « la pensée ». Les langues sont vouées à être vernaculaires, associées à des groupes sociaux particuliers, alors que la pensée réunit en une seule famille le genre humain. Pour accorder si peu d’importance aux noms, peut-être fallait-il appartenir à la septième catégorie des anthroponymes que recense Théodore Reinach dans la Grande Encyclopédie à l’article "Juif" :

"7° noms de fantaisie (Bréal, Rosenthal, etc.)"

En tout cas, il y a, dans le projet de la sémantique, la volonté de revenir en deçà de la diversité des langues, de retrouver une raison universelle qui, de la langue à la pensée, efface ce qui a été dit et cru concernant la distinction des races, qui annule les divisions opérées par la grammaire comparée. Il y a une volonté de s’identifier malgré tout à une nation, une attente dont la conclusion de l’article "Aryens" de la Grande Encyclopédie épelle les attendus :

"Tandis que l’Égyptien mourait, que le chinois restait en route, impuissant, et que les langues sémitiques, serrées dans leur rigidité originelle, demeuraient à l’état de simples dialectes, les langues aryennes croissaient, se multipliaient, se transformaient, toujours empreintes de ce génie progressif et harmonieux qui marque la race noble entre toutes (...). S’il est une école de linguistes qui cherche – à tort ou à raison – dans les articulations des sauvages le mystère des origines, le savant qui veut apprendre par quels procédés d’un art délicat l’esprit humain polit, assouplit et transforme le grossier instrument de la parole primitive jusqu’à lui faire exprimer les plus hautes idées de la morale, de la science et de la poésie, doit et devra toujours étudier la lente et sûre évolution du langage aryen, simple idiome d’une tribu, sans importance il y a quelques milliers d’années, parlé aujourd’hui sur la moitié du globe terrestre, langage aux destinées souveraines,

Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines."

Cette apologie n’a pas été composée par quelque plumitif raciste, elle est de la main d’un autre représentant de l’assimilationnisme, d’un indo-européaniste d’origine juive : Sylvain Lévi.

Oui, la sémantique, parce qu'elle est commune à toute langue et à tout être humain, doit permettre de contourner ce qui dans le sémitique empêcherait que se renouent, grâce au privilège accordé à l’écolage contre l’hérédité, les mythes fondateurs de l’humanité et du progrès. Elle est, en amont des différences linguistiques, la réunion des hommes dans

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l’accroissement de la culture. Que d’autres écoles en aient fait l’une des disciplines majeures de la linguistique est un avatar. Au principe, il y avait un rêve, c’est-à-dire un désir, celui que recèle l’Essai de sémantique, Bildungsroman d’un savant qui revendique, pour lui et pour tous, le droit d’être l’avenir qu’il s’est choisi et non le produit stigmatisé d’un passé, celui qui préfère magister à mater.

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