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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Le concept de nature

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Academic year: 2021

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LE CONCEPT DE NATURE

Un levier important des argumentaires pseudo-scientifiques

Guillemette REVIRON Cortecs, Montpellier, France

Mots-clefs : Nature – synthétique – artificiel – culturel – pseudoscience – essentialisme

Résumé : Après avoir démontré qu'il n'est pas si aisé de donner une définition du mot nature, nous analyserons celles qui sont véhiculées dans les médias grand-public. Des thérapies « naturelles » au « retour vers la nature », de la « nature » de l'espèce humaine à « l'essence de la féminité », nous verrons en quoi les concepts naturels sont des supports à des représentations scientifiquement fausses ou discutables, mais également des vecteurs d'idéologies qu'on pourrait penser disparues.

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INTRODUCTION

À la question « qu'est-ce que la nature ? », tout le monde a une réponse assurée et immédiate. La nature, ce sont les montagnes enneigées, les gazelles fuyant devant les lions, la mer déchaînée, les petits ruisseaux serpentant sur les collines, les abeilles qui butinent... Rien de très profond, pourrait-on se dire au premier abord. Pourtant le cpourrait-oncept de nature est régulièrement invoqué dans la vie quotidienne, dans les médias, dans les débats politiques ou la publicité : on préfère manger ce qui est naturel, on s'oriente parfois vers des médecines dites naturelles, on justifie ses comportements en invoquant sa propre nature, l'homosexualité est souvent taxée d'être contre-nature...

Au sein du Cortecs [1], collectif qui a pour objectif de diffuser la démarche scientifique en tant qu'outil d'auto-défense intellectuelle, nous avons éprouvé le besoin d'analyser les utilisations les plus courantes qui sont faites de ce mot ainsi que les représentations qu'il véhicule, tant nous l'avons rencontré au fil de nos études des argumentaires de type pseudo-scientifique. L'objet de cet article est de présenter notre manière d'aborder avec un large public cette notion complexe et les questions qu'elle soulève.

Avant de poursuivre, il nous semble essentiel de nous arrêter sur un ou deux points. Tout d'abord, prenons soin de bien distinguer la croyance et le remport d'adhésion : là où la 
croyance relève du choix personnel, ne cherche pas les caractéristiques d'une construction scientifique, et n'a pas vertu à s'imposer factuellement, le remport d'adhésion, lui, désigne l'adhésion emportée à la suite d'un raisonnement ou d'une collection de preuves : ainsi se laisse-t-on convaincre par une théorie solide. Si ce raisonnement est non réfutable, entaché de biais, soutenu par des idées reçues ou des lieux communs, on dira qu'il est non-scientifique. Mais s'il persiste, malgré le désaveu scientifique, à revendiquer les oripeaux de la science, et usent de collections de demi-preuves ou d'arguments spécieux, on dira qu'il est pseudo-scientifique - de pseudês, mensonger. Quoi qu'il en soit, l'adhésion peut être objet d'une analyse critique rationnelle, ce qui n'est pas le cas de la croyance au sens métaphysique (donc hors-champ des sciences) du terme [2].


Une autre précision importante concerne le mot science, source de nombreux malentendus en raison de sa polysémie. Nous en distinguons quatre sens :

Sens 1 : une démarche intellectuelle contraignante visant une compréhension rationnelle du monde naturel et social.

Sens 2 : un corpus de savoirs substantiels communément acceptés, évalués comme objectifs et considérés à un moment donné.

Sens 3 : la technopolitique, c'est-à-dire les sciences appliquées et la technologie et la genèse sociopolitique des axes de recherche, des développements technologiques et des financements

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Sens 4 : la communauté scientifique avec ses mœurs, ses rites et ses luttes de pouvoir (la sociologie interne du champ scientifique)

Lorsque nous évoquons la pensée critique scientifique, nous revendiquons le sens 1, c'est-à-dire la démarche avec ses contraintes, son système de réfutation, ses méthodologies. Nous nous appuyons aussi sur le sens 2, la somme des connaissances, en gardant à l'esprit qu'elle évolue au fur et à mesure des nouvelles découvertes.

QUELLE DEFINITION SCIENTIFIQUE DU MOT NATURE ? Une définition difficile à saisir

Que signifie naturel ? Une première réponse pourrait être du type : « c'est ce qui n'est pas produit par l'Humain ». Cependant, une telle réponse n'englobe pas tout ce que l'on souhaiterait qualifier de naturel, par exemple le jus de fruits « bio ». On pourrait proposer « ce qui n'est pas produit de manière industrielle », mais il nous faudrait alors préciser ce que nous entendons par industrie : à partir de quelle quantité produite, de quel degré d'automatisation, de combien de machines parle-t-on d'industrie ? « Est naturel ce qui n'est pas chimique » cparle-t-onviendrait-il mieux ? Cette propositiparle-t-on impliquerait que la photosynthèse n'est pas naturelle. « Est naturel ce qui ne pollue pas » ? La digestion d'une vache produit du méthane. « Est naturel ce qui ne modifie pas son milieu » ? Les éruptions volcaniques modifient leur environnement. « Est naturel ce qui existait avant l'Humain » ? Un jardin potager ne serait pas naturel. Etc. La définition de ce mot semble s'échapper à chaque tentative.

Proposition de définition scientifique

Les programmes de physique-chimie de 3ème [3] précisent que les enseignants doivent présenter à leurs élèves des substances synthétiques, artificielles et naturelles, ainsi que les techniques permettant leur élaboration. Comment introduire ces notions au collège ? Denis Caroti [4] propose les définitions suivantes :

• chimique : une substance est chimique si elle est composée d'éléments recensés dans le tableau de Mendeleïev ou de molécules constituées de ces mêmes éléments. Donc toute substance est chimique, sans aucune connotation négative. Le plomb, l'uranium mais aussi l'eau et la vitamine C dans un jus d'orange pressées sont chimiques.

• naturel : certaines de ces substances existent sans intervention humaine, on dira qu'elles sont naturelles. C'est le cas de l'eau mais aussi de l'uranium.

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artificielles, comme le nylon ou le paracétamol.

• synthétique : si, par définition, toute substance artificielle a été créée donc produite par l'Humain, c'est aussi le cas de certaines substances dites naturelles. Par exemple, la vitamine C est présente dans une orange sauvage mais peut aussi avoir été fabriquée en laboratoire. Nous dirons qu'une molécule est synthétique si cette molécule a été produite par l'Humain, qu'elle soit naturelle ou artificielle. Précisons immédiatement qu'une molécule naturelle et sa copie synthétique sont strictement identiques et qu'à de rares exceptions près il n'est pas possible de les distinguer. Une molécule de vitamine C sortant d'une orange est identique à celle produite en laboratoire.

Remarquons finalement que la nature ne semble se définir que par rapport à l’Humain, et ce de manière arbitraire. Par ailleurs, il est important d'insister sur le fait que ces définitions sont totalement vidées des connotations positives ou négatives qui accompagnent ces mots dans le langage commun.

LE CONCEPT DE NATURE AU QUOTIDIEN

Qu’en est-il de la nature au quotidien ? Nous en avons recensé trois représentations principales.

Sens commun n° 1 - La nature, c'est ce qui est bon

Serait naturel ce qui est bon pour la santé, serait chimique ce qui est toxique ou polluant.

Comme nous l'avons déjà entrevu précédemment, cette définition n'est pas très robuste. Elle repose sur l'idée que ce qui se trouve dans la nature est nécessairement bon. Pourtant, si le laurier rose est naturel, il est également extrêmement toxique. Par ailleurs, la vitamine C est chimique mais indispensable pour être en bonne santé, même s'il y a des surinterprétations de ses bienfaits ou des doses à consommer [5].

Cette représentation pseudo-scientifique est fréquemment utilisée par la publicité, qui exploite le fait qu'on souhaite le meilleur pour son entourage : gels douche, soupes, jus de fruits, produits laitiers, sodas, etc, la publicité a recours au naturel pour valoriser ses produits. C'est également le cas des médecines dites naturelles, qui se drapent par là-même d'une connotation a priori positive. Pourtant, sans discuter de l'efficacité de telle ou telle pratique thérapeutique en particulier – c'est un sujet vraiment trop complexe pour en parler si succinctement –, assurer qu'une médecine est plus naturelle qu'une autre n'informe en tant que tel ni sur les qualités de ses effets thérapeutiques, ni sur ses effets secondaires.

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Une autre représentation fortement basée sur le concept d’une nature bonne et bienveillante est l'idée répandue que la nature est bien faite. C'est ce qu'on entend parfois à la suite de propos du type « le corps est vraiment bien fait, quand on se coupe, on cicatrise ». Cette phrase, faussement anodine, suggère en apparence que la question dont il faut discuter est de savoir si la nature est bien ou mal faite, mais elle contient aussi une prémisse importante qui consiste à postuler que la nature est faite. La première question que cette phrase suscite alors est : « faite par qui ? ». Toute réponse ne peut qu'appartenir au domaine des finalismes, qui sont hors-science, et relèvent donc de la sphère privée. Se pose ensuite la question du sens de l'expression « bien faite ». Imaginons pour cela que je tire une flèche en fermant les yeux dans une forêt. Une fois la flèche plantée, j'ouvre les yeux, je retrouve la flèche, je trace une cible autour et je m'exclame : « c'est incroyable, elle est arrivée au centre ! ». C'est ce qu'il est courant d'appeler un effet Pangloss, effet qui désigne un raisonnement à rebours : ce n'est pas parce qu'aujourd'hui le monde fonctionne comme il fonctionne que c'était pré-écrit, téléologique. La cicatrisation n'est pas un but d'une Création Divine ou d'un dessein intelligent : les individus qui cicatrisaient ont eu un avantage sur les autres, avantage leur permettant de survivre et de se reproduire préférentiellement. Dire que la nature est bien faite, c'est reprendre et propager, souvent malgré soi et dans une phrase apparemment sans grande profondeur, une trame rhétorique finaliste de l'Intelligent Design qui explique le monde en mobilisant une intelligence créatrice extérieure à ce même monde. Cette idéologie repose sur une métaphore, appelée métaphore de l'horloger énoncée par William Paley [6] : quand on observe une montre, le fait que chaque pièce soit parfaitement ajustée pour jouer son rôle et que ses rouages soient si parfaitement agencés est dû à l'intention de l'horloger qui a conçu chaque pièce en fonction du rôle qu'elle allait jouer. Par analogie, les adeptes de l'ID en concluent que la nature est tellement bien faite qu'elle est nécessairement mue par un but sous-jacent. Ce courant milite pour que ses idées soient enseignées dans les écoles au même titre ou parfois même à la place de la théorie de l'évolution. Si aujourd'hui celui-ci n'est autorisé dans les écoles publiques ni aux Etats-Unis, ni en Europe, les enseignants restent tout de même confrontés à des élèves qui refusent la théorie de l'évolution en avançant des arguments finalistes.

Sens commun n° 2 - Tout est nature mis à part les Humains

La nature serait un monde sans Humains, en parfaite harmonie et sans violence, où cohabiteraient lions et gazelles dans un fragile et précieux équilibre ; la nature serait alors un paradis perdu ou une sorte de Terre mère - Gaïa ou Pachamama. Dans cette représentation, la Nature revêt son N majuscule, elle est sacralisée. A l'image de la représentation de la nature dans le film grand public Avatar, elle doit affronter l'Humain qui la parasite et brise cette harmonie en outrepassant ses droits

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et transgressant ceux de la Nature ; la Nature en colère se défendrait à coup d'ouragans et de tsunamis comme Zeus brandissait jadis la foudre.

On retrouve cette représentation de la Nature, à des degrés de sacralisation plus ou moins importants, dans certains milieux écologistes qui, pour amener leur public à s'interroger sur les conséquences de l'activité humaine sur l'environnement, s'appuient sur l'idée d'une Nature pure et fragile opposée à l'Humain destructeur. C'est le cas par exemple dans les films Le syndrome du Titanic de Nicolas Hulot ou Home de Yan Arthus-Bertrand, où les séquences montrant une Nature harmonieuse et sublime sont systématiquement opposées à des séquences d'images d'activité humaine polluante. On la retrouve aussi dans l'expression « la Nature reprend ses droits » que l'on entend après un tsunami ou un séisme, expression qui érige la Nature en personne morale.

Sens commun n° 3 – Tout est nature mis à part la culture

Le sens commun n°2, en excluant totalement l'espèce humaine de la nature, devient rapidement peu satisfaisant, l'Humain étant un mammifère qui en tant que tel a des comportements animaux ou innés que l'on peut légitimement intégrer dans le naturel. Le sens n°3 propose donc de lui rendre une place dans la nature tout en excluant ses comportements dits culturels, qui constitueraient le propre de l’Humanité. Pourtant, la frontière entre nature et culture n'est pas aussi nette que le laisse entendre cette proposition de définition. La question de la part de l'inné et de l'acquis dans le comportement Humain est complexe et l'on rencontre plusieurs idées reçues sur ce sujet, y compris dans la sphère politique. Citons par exemple le débat initié en avril 2007 par certains propos de Nicolas Sarkozy, alors candidat aux élections présidentielles :

« J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1  200 ou 1  300  jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés  ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs  : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense. »[7]

Certains neurologues, comme Axel Kahn [8], avaient alors réagi publiquement en faisant le point sur les connaissances scientifiques actuelles dans ce domaine. Certes le patrimoine génétique d'un individu le prédispose à certains comportements, mais le cerveau ne cesse « d'apprendre » et de réagir à son environnement, ce qui fait dire à Axel Kahn : « A la question : sommes-nous inné ou acquis ? il faut répondre : nous sommes 100% inné et 100% acquis » [9]

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Une autre manière de mesurer la difficulté de distinguer ces deux notions réside dans les travaux de Richard Dawkins sur la mémétique, où il a tenté d'intégrer des processus culturels dans une lecture elle aussi évolutionniste : certains « éléments de culture » subiraient variations et sélection naturelle dans un processus similaire à celui de l'évolution [10].

Cette représentation de la nature au sens 3, qui reste anthropo-centrée, soulève une autre question : si l'on exclut la culture humaine de la nature, est-ce parce que la culture est spécifiquement humaine ? La question mérite d'être étudiée car s'il existait une culture animale, qu'est-ce qui légitimerait que l'Humain la considère comme naturelle tout en opposant sa propre culture à la nature ? Or, les progrès récents en éthologie montrent que de nombreuses espèces ont développé des comportements semblables à des comportements humains dits culturels. Citons quelques exemples : • Jane Goodall découvre en octobre 1960 que des chimpanzés de la région du lac de Tanganyika, en Tanzanie, fabriquent des outils pour attraper des termites. Ceci remet en question les définitions de l'Humain et de la culture adoptées jusque-là.

• Alban Lemasson et Martine Hausberger mettent en évidence en 2004 que certains singes ont élaboré une syntaxe : en combinant six sons de manières différentes, ils sont capables de donner des précisions sur l'origine d'un danger [11]

• sur l'île de Koshima, l'éthologue Syunzo Kawamura observe pour la première fois en 1953 une femelle d'un an et demi, appelée Imo, laver une patate douce dans l'eau : elle la tient dans une main et la frotte avec l'autre. En 1965, Masao Kawai publie [12] son analyse de la transmission de ce nouveau savoir-faire aux autres membres du groupe : les adultes et surtout les mâles, qui sont moins en contact avec les femelles, s'approprient peu cette pratique tandis que la plupart des jeunes de moins de 4 ans l'apprennent au contact de leur mère. Ce comportement est ensuite complètement adopté par les nouvelles générations, tandis qu'il est inexistant dans des groupes de singes identiques vivant sur des îles voisines : la transmission et l'apprentissage d'un savoir-faire non inné fait partie du monde animal.

• si la culture désigne un changement de comportement suite à une expérience, que dire du comportement de ce geai décrit par Nathan J. Emery, Joana M. Dally et Nicola S. Clayton en 2004 [13] qui cache sa nourriture et revient la chercher quand il en a besoin. Il arrive qu'un de ses congénères le remarque en train de dissimuler ses réserves et pille la cachette dès qu'il a le dos tourné. Un geai dont la cachette a déjà été pillée ne modifie pas son comportement, mais un geai qui a déjà eu l'occasion d'aller voler la nourriture d'un autre, lorsqu'il se sait observé, finit de dissimuler ses denrées mais revient plus tard pour les cacher ailleurs, un peu comme s'il projetait que son congénère pouvait avoir le même comportement que lui.

Définir ce qui provient de l'inné ou de l'acquis ou ce qui est propre à l'Humain est plutôt ardu. Pourtant, si la distinction nature - culture tend à disparaître dans le milieu scientifique, elle reste

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courant au quotidien ; elle persiste par exemple dans des phrases du type « il n'est pas dans ma nature de grimper aux arbres » ou « je n'aime pas jouer avec les enfants, ce n'est pas dans ma nature », propos particulièrement aliénants puisque si tel ou tel comportement fait partie de ma nature, de mon essence, je ne peux pas le modifier et je ne grimperai jamais aux arbres ni ne jouerai avec des enfants. Elle est plus déterminante encore dans l'expression « entrepreneur-né » : si ce n'est pas mon cas, si je ne suis pas « né » entrepreneur, cela signifie-t-il que je ne serai jamais apte à monter quel que projet que ce soit ?

Cette nature qui légitime des comportements est également mobilisée dans les préjugés sur les Noirs, les Femmes, les Juifs : les Noirs sont fainéants, entend-on encore aujourd'hui, courent vite, aiment le sexe, sentent fort, ont beaucoup d'enfants, etc ; les Femmes sont douces, aiment s'occuper des enfants, aiment faire du shopping ou la cuisine et savent faire le ménage mais n'ont pas le sens de l'orientation, etc ; les Juifs aiment le pouvoir et l'argent... Cet essentialisme consiste à partir d'une différence physiologique, « naturelle » (sexes différents, couleur de peau, ...) pour affirmer que cette différence physiologique ou physique induit une « nature » différente, c'est-à-dire un ensemble de caractéristiques intellectuelles, affectives ou comportementales qui sont immuables et universelles. L'essentialisme s'exprime, à des degrés divers, dans les blagues et la publicité mais est aussi présent dans les catalogues de jouets ou la littérature enfantine [14], dans le discours d'hommes politiques [15] ou de journalistes [16] sur l'Afrique, ou d'employeurs quand ils s'adressent à des salariées. Quand bien même les différences physiologiques seraient telles qu'une partie de la population (Noirs, Arabes, Femmes...) seraient plus faible qu'une autre (Blancs, Hommes...), on pourrait toujours poser la question de savoir en quoi cela devrait légitimer une différence de droits ; la science permet cependant de d’affirmer que ces différences physiologiques ne sont en général pas à l'origine d'une différence de capacité entre les individus. Il fut un temps où, pour légitimer l'esclavage, on invoquait la nature du Noir ; aujourd'hui, des études sont faites pour comparer les cerveaux des Hommes et des Femmes. Ces dernières aboutissent à la conclusion qu'il y a tout autant de dissemblances physiologiques entre deux individus de même sexe qu'entre un Homme et une Femme [17]. Les différences de comportements sont dues à la différence d'éducation entre les petits garçons et les petites filles, aux partages des rôles selon les sexes dans la littérature jeunesse et dans la société qui les entourent, etc. Comme le dit Simone de Beauvoir, « on ne naît pas Femme, on le devient ». De la même manière, on ne naît ni Homme, ni Noir, ni entrepreneur.

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CONCLUSION

Une fois le constat fait que le mot nature ne décrit pas de réalité scientifique précise, il nous semble important de s'interroger sur les conséquences de son utilisation. Quel effet ou quels effets produit-il sur un auditoire ? Quel rôle joue-t-il ?

En premier lieu, ce concept est formidable pour se soustraire à toute obligation d'argumentation. Lorsque Nadine Morano, ministre de l'apprentissage, veut soutenir la candidature de Nicolas Sarkozy à l'élection présidentielle contre celle éventuelle de Jean-Louis Borloo, elle déclare : « nous avons un leader [Nicolas Sarkozy], nous avons un candidat naturel donc la question des primaires ne se pose même pas » [18] On ne peut envisager les choses autrement, c'est un état de fait qui ne peut être remis en cause.

La même trame argumentative apparaît dans des débats sur la légitimité du mariage entre personnes de même sexe, qui serait contre-nature. Argument souvent suivi d'un effet Pangloss du type : « s'il y a des hommes et des femmes, c'est bien fait pour se reproduire ». Cet argument est pourtant assez étonnant aujourd'hui, en France, où la contraception est très répandue : quid de tous les rapports sexuels sous contraceptifs ? Quid des relations sexuelles sans pénétration ? Et quid de toutes les assistances médicales à la procréation, peu « naturelles » mais bien légales ? Sans oublier le fait qu'il paraît difficile de justifier que la recherche du plaisir sexuel sans reproduction est contre-nature, tant les exemples de pratiques sexuelles indépendantes de l'acte de reproduction sont nombreux dans le monde animal.

Remarquons finalement que le concept de nature est aussi un pseudo-argument très utile pour justifier et asseoir des discours conservateurs et des inégalités sociales. Yves Bonnardel [19] rappelle que les arguments essentialistes sur les Noirs ne sont apparus qu'après le début de l'esclavagisme, et non avant : ce n'est pas une conception du Noir en tant que race inférieure qui a rendu possible l'esclavagisme, mais bien le fait d'avoir réduit les Noirs en esclavage qui a conduit le Blanc à invoquer la nature pour le légitimer.

Quant à l'essentialisme concernant les femmes, s'il a beaucoup évolué ces dernières décennies, il a lui aussi justifié en France l'appropriation légale des Femmes par les Hommes jusque dans les années 1990. Le mot peut paraître fort, mais n’oublions pas que jusqu'en 1965, les Femmes devaient avoir l'autorisation de leur mari pour être salariées, que le devoir conjugal n'a été aboli qu'en 1990 et que le viol conjugal n'a été reconnu par jurisprudence qu'en 1992.

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Le mot nature est un mot puits : il est tellement creux qu'on le pense très profond, ce qui permet à chacun d'y mettre ce qu'il veut. Cela ne porte pas à conséquence si l'on reste dans le domaine de la poésie, mais l'emploi de ce mot se révèle être un adversaire de taille dans la lutte contre les discriminations.

NOTES

1. Le CorteX est un collectif d'enseignement et de recherche en esprit critique et sciences, qui vise à diffuser et à développer l'esprit critique en proposant formations et conférences, mais aussi en mettant à disposition les travaux de tous les acteurs -enseignants, chercheurs, étudiants- travaillant sur la diffusion de l'esprit critique, quelle que soit leur origine disciplinaire. Voir son site : http://cortecs.org

2. MONVOISIN Richard, Pour une didactique de l'esprit critique – Zététique et utilisations des interstices pseudoscienifiques dans les médias, Thèse, pp. 61-63

3. voir le BO spécial n°6 du 28 Août 2008, Enseignements de Physique Chimie, classe de 3ème, partie A2- Synthèse d'espèces chimiques

4. CAROTI Denis, Naturel, chimique, artificiel, synthétique, http://cortecs.org/cours/137-naturel-chimique 5. MONVOISIN Richard, Vitamine C, http://www.hoaxbuster.com/hoaxliste/hoax.php?idArticle=147160 6. Paley William, Natural Theology, 1802

7. Nicolas Sarkozy et Michel Onfray, confidences entre ennemis, Psychologie Magazine, n°8, Avril 2007 8. Inné acquis Axel Kahn réagit, Le magazine de la santé au quotidien, France 5, 10 avril 2007

9. L'inné et l'acquis selon Axel Kahn, LaTeleLibre.fr, http://www.dailymotion.com/video/x8d7gm_287-l-inne-et-l-acquis-selon-axel-k_news

10. DAWKINS Richard, Le gène égoïste, 1976

11. LEMASSON, Alban et Martine HAUSBERGER, « Patterns of Vocal Sharing and Social Dynamics in a Captive Group of Campbell's Monkeys (Cercopithecus campbelli campbelli) », Journal of Comparative Psychology, n°3, vol. 118, Septembre 2004, pp. 347-359

12. KAWAI Masao, « New-acquired Pre-cultural Behavior of the Natural Troop of Japanese Monkeys on Koshima Islet », Primates, n°1, vol. 6, Août 1965, pp. 1-30

13. EMERY Nathan J., Joanna M. DALLY et Nicola S. CLAYTON, « Western scrub-jays (Aphelocoma californica) use cognitive strategies to protect their caches from thieving conspecifics », Animal Cognition, n°1, vol. 7, Janvier 2004
14. COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, éd. L'échappée

15. Discours de Nicolas Sarkozy à l'Université de Dakar, le 26 Juillet 2007, accessible sur le site de l'Elysée

http://www.elysee.fr/president/mediatheque/videos/2007/juillet/allocution-a-l-universite-de-dakar-senegal.4708.html?search=Dakar+&xtmc=&xcr=&offset=0&context=null

16. SMITH Stephen, Négrologie, pourquoi l'Afrique meurt, éd. Calmann-Lévy, 2003 17. VIDAL Catherine et Dorothée BENOÎT-BROAEYS, Cerveau, sexe et pouvoir, éd. Belin 18. Nadine Morano sur iTélé/Radio classique le 21 Avril 2011

19. BONNARDEL Yves, De l'appropriation à l'idée de nature, Cahiers antispécistes, Vol 11, Décembre 1994 disponible ici : http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article79 xxxx

BIBLIOGRAPHIE

BONNARDEL Yves, De l'appropriation… à l'idée de nature, Cahiers antispécistes, Vol 11, Décembre 1994

COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, éd. L'échappée DAWKINS Richard, Le gène égoïste, 1976

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DIOP Boubacar-Boris, François-Xavier Verschave et Odile Tobner, Négrophobie, éd. Les Arènes, 2005

EMERY Nathan J., Joanna M. DALLY et Nicola S. CLAYTON, « Western scrub-jays (Aphelocoma californica) use cognitive strategies to protect their caches from thieving conspecifics », Animal Cognition, n°1, vol. 7, Janvier 2004

KAWAI Masao, « New-acquired Pre-cultural Behavior of the Natural Troop of Japanese Monkeys on Koshima Islet », Primates, n°1, vol. 6, Août 1965, pp. 1-30

LEMASSON, Alban et Martine HAUSBERGER, « Patterns of Vocal Sharing and Social Dynamics in a Captive Group of Campbell's Monkeys (Cercopithecus campbelli campbelli) », Journal of Comparative Psychology, n°3, vol. 118, Septembre 2004, pp. 347-359

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SMITH Stephen, Négrologie, pourquoi l'Afrique meurt, éd. Calmann-Lévy, 2003

Références

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