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D'une théorie du fragment à la fragmentation : un essai sur les formes d'écriture fragmentaire et leurs implications pour la pensée

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A1 )/3

Université de Montréal

D’une théorie du fragment à la fragmentation

Un essai sur les formes d’écriture fragmentaire et leurs implications pour la pensée

Par

Diana Elena Zarnoveanu

Département de littérature comparée Faculté des arts et des sciences

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de maîtrise

en littérature comparée

août2006

O7

(2)

V-F

(3)

Université

de Montréal

Direction des bibliothèques

AVIS

L’auteur a autorisé l’Université de Montréal à reproduire et diffuser, en totalité ou en partie, par quelque moyen que ce soit et sur quelque support que ce soit, et exclusivement à des fins non lucratives d’enseignement et de recherche, des copies de ce mémoire ou de cette thèse.

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(4)

Université de Montréal Faculté des études supérieures

Ce mémoire intitulé

D’une théorie du fragment à la fragmentation

Un essai sur les formes d’écriture fragmentaire et leurs implications pour la pensée

présenté par: Diana Elena Zarnoveanu

a été évalué par un jury composé des personnes suivantes

Naj at Rabrnan, présidente-rapporteuse Terry Cochran, directeur de recherche

Heike Harting, membre du jury

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[Résumé]

Dans le domaine de l’écriture, le fragment ne représente rien de nouveau: entre l’historiographie et la dictée automate, l’instance fragmentaire demeure confortablement installée, capable de saboter l’organicité de toute écriture. Dans le fragment on aperçoit seulement l’échec de l’unité ou le reflet de ce que pourrait être considérée unité.

Situé énigmatiquement entre la littérature et la réflexion philosophique, le fragement-morceau-de-la-pensée met en fonction un ample engrenage dont l’articulation comporte plusieurs mécanismes: le mouvement historique, l’instantia fragmentaire, la figure du fragmentiste et l’image de la pensée.

L’analyse du Denkbild interroge les valences linguistiques et philosophiques du terme allemand BiÏd qui est parfois inexactement traduit par l’imago latin. Entre la «force d’imaginer », la «représentation» et « le moment le plus orgueilleux de l’histoire humaine », l’image de la pensée devient l’axe de toute réflexion sur la temporalité et la chronologie. Elle ne représente seulement une sous-catégorie de l’image en sens général où une énonciation philosophique ayant au centre l’idée du spectacle, mais une réalité linguistique qui traverse comme un spectre les domaines de la connaissance humaine.

Les hypostases du fragmentiste évoquent le caractère mobile de l’instance fragmentaire et marquent la possibilité de concevoir l’histoire comme une explosion de pensées.

Il est évident qu’au fond, le fragment incarne le mouvement fluide d’« une identité à double sens» et la suspension du jugement qui oblige le fragmentiste de s’imaginer comme l’objet perdu du fragment-même.

[Mots clés]: fragment, pensée, image, littérature, image de la pensée, représentation, forme d’écriture fragmentaire, histoire

(6)

iv

[Abstract]

Afier a long history of v’riting in fragments and of interrogating the fragment per se, an in-depth approach to the fragmentary form in written discourse could lead to a stiil less complete definition or a full short academic description. Writing about fragments means mainly to put ones own discourse at stake and therefore one’s own

thought(s). The following text explores the possibility of inscribing the fragment in a space of boundlessness where traditional distinctions (literature/philosophy. for instance) become blurry.

In a historical sense. Friedrich Schiegel was the first to pave the way to a new vision ofthe future through his definition ofliterature. Therefore, the Future woutd be “the future to corne” and the most significant phase of the process of “writing about fragments’ would be to reconstruct the philosophical link between literature (if not even “Literature”) and its coming to be as a signifying ofwriting itself.

Taking into consideration the multiple nature of the fragment, the analysis next point brings up the problem of thought irnage’ as the most fundarnental philosophical value”. Inasmuch as it simuÏtaneously presupposes the force of imaging”, ‘the representation” and “the rnost arrogant moment ofhuman history”. the very first act of image is the thought. The transposition of the German Bilci into the Latin imago leads to a mysterv zone where temporality itself becornes questionable and where even the thought. mixed with the alchemy of representation, describes a kind of metonymic moment: the instant of the DenkbikÏ [the thought image]. In order to point out the relation between thought image” and fragment, the text forges a “poetical” concept: the instaiitici. an unstable authority that tends aiways to escape temporal and/or spatial determinations.

However, the pattern (if any) of the discourse about fragment(s) leads obviously to an inventory of forrns: for this reason. the last part of the text refers to different types of fragmentary writing. Organized as a parallel play. the three levels of the inventory shape a possible structure for the discourse “to corne”.

[Keywords]: fragment, thought, image, literature, representation, fragmentary writing, thought image. history, temporahty

(7)

[Liste d’abréviations]

argot. argotique

art. article

cf. confer(lat.), pour faire une référence à quelque chose;

synonyme pour « voir aussi ».

chap. chapitre

éd. édition

etc. et coetera (lat), «et tout le reste»

gr. (langue) grecque

lat. (langue) latine

nouv. éd. revue, nouvelle édition revue

p. page

reprod. de l’éd. de... reproduit(e) de l’édition de...

sect. section

sq. sequitur (lat.), « ce qui suit »

(8)

Table des matières

En guise d’introduction 1

Présupposé historique—sur les origines du fragment 7

Plaidoirie pour laformedela pensée 7

La protohistoire et la préhistoire du fragment 12 La découverte de la littérature 16

La naissance du fragment 21

Littérature, poésie et«Dichtung » sous le signe du mélange 26 Le fragment comme mouvement de la pensée 34

L’image de la pensée 40

L’image—l’instantané de la connaissance humaine 40

La construction des métaphores—une constante de la subjectivité 43

Le moment de l’image 44

La force d’imaginer et les représentations 46 L’image de la pensée [Denkbildj 49

« Blld» à l’étymologie 51

L’image de la pensée—projet à venir 52 L’énigmatique de l’écriture fragmentaire 57 Et le métaphorique de l’écriture fragmentaire 61 Entre l’exigence fragmentaire et l’instance fragmentaire 66

Le séducteur séduit 69

Le discursif 70

Le traducteur ou l’instantia enchevêtrée dans la pensée 82

« Der Wagehals des Geistes » ou le risque-tout de l’esprit 87

Les formes d’écriture fragmentaire 96

Les entrées du dicUonnaire 97

Le journal intime 101 L’autobiographie 104 L’otobiographie 104 Le proverbe 105 Le collage 106 L’aphorisme 108 La pensée 110

Le passage etle sens unique 113

Grains de... « Staub von... » 116

La feuille volante 116

La citation 118

(Découvrir) Le fragment 120

Index pour l’usage fragmentaire 124

Coda 128

Notes 131

(9)

En guise d’introduction

Gaulée: (...) Penserfait partie des plus grands plaisirs de la race humaine. (Bertoit Brecht, La vie de Galitée)

La figure de Gaulée n’a pas seulement révolutionné l’histoire du savoir humain, mais elle a engendré toute une disponibilité fictionnelle; au centre de la pièce de théâtre de Bertold Brecht, cette figure domine le cadre scénique en défendant les sciences, la vérité, le savant en tant que producteur du savoir, la souplesse et la simplicité de la pensée humaine. Devant l’Inquisition à Rome, il est contraint à retirer publiquement les thèses de son ouvrage Dialogo sopra j due massimi sistemi del

mondo, tolemaico e copernicano1 (Dialogue sur tes deux grands systèmes du monde); le 22 juin 1633 demeure une date historique aussi bien pour l’Église catholique que pour les sciences naturelles. Devant le Saint-Office, Galilée a proposé une seule preuve formelle qui soutenait sa théorie du mouvement de la terre: le flux-reflux de la mer. En fait, tout son dialogue sur le système solaire se fonde sur un présupposé choquant à l’époque : le soleil immobile au centre du monde fait bouger

les autres planètes. D’où vient ce présupposé? De calcules mathématiques ?

D’expériences physiques? D’une inspiration divine? Peu importe. Son courage

d’assumer (puis de retirer) le présupposé le mène directement à la porte de l’Histoire.

Il entre dans l’Histoire en disant «La pierre tombe sur le plafond2». Et dès ce

moment-là toutes les pierres tombent sur le plafond.

En exprimant une vérité qui à peine 55 armées plus tard devient vérifiable (en 1687 Isaac Newton établit dans ses FhiÏosophiae naturalis princzia mathematica les

lois physiques du mouvement des planètes), Galilée affirme indirectement que la

1Dialogo sopra i due massimi sistemi de! mondo, tolemaicoecopemicano, publié pourla premièrefois en février 1632 àFlorencepar Gio. Batista Landini

2BertoltBrecht,La vie de Gaulée, Théâtre complet lii, Paris, L’Arche, 1956-1968, (Le premier savant—Monsieur Galllée, vous avez laissé tomber quelque chose surie plancher. Galilée, se baissant pour ramasser la pierre.— Sur le plafond, Votre Eminence, je l’ai laissé tomber sur le plafond.), p. 57

(10)

En guise d’introduction 2 puissance de «la pensée en présupposés» est iufmie et que le seul devoir de l’avenir serait de la mettre à l’épreuve.

En définitive cette méthode du présupposé n’est ni nouvelle, ni inconnue; elle est une de ces méthodes qui fixent le regard sur un point invisible, en dehors du tableau. Au centre de la recherche de l’écriture fragmentaire, elle trône comme une reine habile et diplomate sur une table d’échecs.

Par ce texte-ci, j’assume un présupposé de premier ordre : que la pensée

dynamique, explosive et, à la limite, infinie (jarce qu’elle provoque infiniment l’histoire et l’Histoire) vient au monde en fragments écrits. Les autres présupposés «forgés» sont des supports des fois philosophiques, des fois poétiques, balises marines pour des pensées aériennes.

Presque chaque chapitre de mon essai sur le fragment implique un présupposé; et même la constitution de cet essai, dans sa totalité, se construit à partir de l’interaction entre de tels présupposés. En d’autres termes, mon texte se présente comme une vue panoramique de présupposés, un regard en détours qui met en mouvement toute l’image d’ensemble. Par exemple, le chapitre sur les origines du fragment n’analyse pas uniquement le moment historique et le contexte qui ont fait possible l’émergence du fragment en tant que forme de la pensée, mais il (re)considère aussi la relation entre le fragment et les concepts tels que «littérature »,

«Dichtung », « poésie », «mélange », «forme », « unité-organon» et «image ». La

littérature occupe la place centrale de la recherche sur les origines du fragment, parce que le moment où la « littérature» prend conscience d’elle-même sert de repère pour l’apparition du fragment entantque forme écrite signifiante. Le fragment avait besoin du concept « littérature » pour devenir une modalité esthétique.

En effet, on peut bien affirmer que la littérature constitue la raison théorique

de la distinction entre le fragment-résultat-du-hasard et le fragment-forme

d’exercice-de-la-pensée.

Dans une histoire littéraire traditionnelle, plus ou moins pertinente,

l’apparition du fragment est directement liée au mouvement artistique préromantique, cristallisé autour de la revue Athenaeum.

À

la manière de Galilée, j’ai mis au centre

(11)

En guise d’introduction 3 de l’univers de la pensée l’écriture en forme fragmentaire et au centre de l’histoire, le moment où le fragment commence à signifier.

En ce qui concerne la deuxième partie, L ‘image de la pensée, le protagoniste de l’analyse est le langage. Tout se passe autour et à cause du langage, celui-ci en constituant le principe dynamique de la pensée. L’image [das Bild], en tant qu’explosion fondatrice de la connaissance humaine, entraîne tout un processus sans limite(s): la construction de métaphores [die MetapherbildungJ. Car sans métaphore, aucun langage, donc aucune pensée.

Pour rechercher l’image de la pensée [das Denkbild], il était indispensable de construire tout un dispositif fonctionnel; pour cela, j’ai examiné le mécanisme de prolifération de métaphores, la cinématique de la force d’imaginer et de représenter, l’étymologie du mot «Bild» [image], le caractère énigmatique et métaphorique de l’écriture fragmentaire. Mais cela ne suffisait point. Voici que la recherche (m’)a amené à étudier en termes presque physiques le moment-instantané de l’image, c’est-à-dire «la minute la plus orgueilleuse de l’histoire universelle» qui a rendu possible l’explosion de la connaissance humaine (y compris le langage). Donc, mon attention s’est fixée sur cette minute, bien que passée, mais encore présente par ses traces. finalement, la définition de l’image de la pensée est devenue une interrogation de la temporalité: entre les restes du passé et le projet à venir (dans un futur inconnu), entre l’explosion et la lenteur. En ce sens, l’image peut bien dépasser la fixité qu’on lui attribue d’habitude et ainsi s’ inscrire dans un registre temporellement actif.

Dans la même lignée, le chapitre sur « l’instantia fragmentaire» avance l’idée d’une force énergétique qui prend, juste pour un instant, la place de la tout-puissance. On voit que cette force est soumise au principe de la temporalité qui tend vers un zéro absolu, en touchant, d’une manière paradoxale, l’absolu de l’infini. Cette autorité «instantanée» ne s’immobilise pas dans une configuration schématique, ni ne devient une figure identifiable. En d’autres termes, l’instantia est l’énergie spontanée qui produit des formes; à leur tour, ces formes constituent les traces de i’instantia instable en temps et en espace.

(12)

En guise d’introduction 4

Quant au discursif, au fragmentiste3, au séducteur etaux autres hypostases de

l’instantia fragmentaire, il faut les concevoir comme des exemples ou simplement des moments où elle (l’instantia) devient visible. La liste comprenant des autres hypostases pourrait bien continuer, car la multitude d’aspects de l’instantia ne se limite pas aux quelques exemples.

Le dernier chapitre, un petit inventaire de formes d’écriture fragmentaire n’a

pas en vue d’épuiser toutes les formes possibles, ni de réaliser une description

minutieuse de ces formes; on y trouve ainsi des textes considérés traditionnellement comme des «fragments », des textes qui ne s’inscrivent pas dans un registre formel à

caractère conventionnel (les grains de pollen, par exemple) et on y trouve de même, pour chacune des formes cataloguées, une courte analyse relative à ses implications... pour la pensée. D’où le titre Un essai sur les formes d’écriture fragmentaire et leurs implications pour la pensée. Quant à la «théorie du fragment», le mot théorie n’est

qu’un euphémisme. Ma théorie se présente plutôt comme un système

d’interrogations, comme un chemin en détours, avec des méandres et des sinuosités. La question la plus obsédante porte sur la nature de la pensée en fragments. En plus, je n’aipas la prétention d’avoir élaboré une théorie.

Parce que le fragment demeure en dehors de toute théorie des genres, parce qu’il «fonctionne» évidemment comme un élément rebelle dans toutes les systématisations, j’ai construit le présupposé que le fragment échappe au domaine de

la définition. Par conséquent, s’il n’y a pas de définition — encore une fois, en

revenant à Galilée, si le centre de l’univers n’est pas la Terre— cela signifie qu’au lieu

de la définition on pourrait mettre un autre élément, la forme par exemple. Ainsi, la règle descriptive du fragment est sa propre forme. En choisissant l’article du dictionnaire, le collage, l’aphorisme, le proverbe, le journal intime, le passage, la citation et les autres, considérées comme des formes fragmentaires, j’ai découvert que

Selon Pascal Quignard (Une gêne technique à l’égard du fragment, Paris, Fata Morgana, 1986), e ftagmentiste représente une voix qui brise l’harmonie de la voix traditionnelle et qui transcrit sur la page des bribes de pensée non articulée. La figure de mon fragmentiste dépasse d’une certaine façon l’identité phonoclaste et logoclaste du ftagmentiste de Pascal Quignard, en devenant une “voix’ de l’instantia. Lorsquecettevoix est incontrôlée et instable, j’essaierais de surprendre le mouvement de l’incontrôlabilité et de l’instabilité de la figure du fragmentiste.

(13)

En guise d’introduction 5 chaque forme porte, dans sa «fragmentarité », des indices subtils de 1’ instantia et de l’image de la pensée. En fait, le dernier chapitre confirme l’hypothèse que la forme fragmentaire enveloppe poétiquement et énigmatiquement une cohérence de la pensée plus intense et plus dynamique que n’importe quel système articulé.

Même s’il semble désuet aujourd’hui de se poser des questions en ce qui concerne l’écriture (soit-elle fragmentaire), il est cependant évident que le fragment (en tant que morceau d’un corps, d’une période de temps, d’une image ou de n’importe quelle structure logique) fait partie de l’existence humaine, parce que la «fragmentarité» représente une des coordonnées constantes de la société. Mystérieux

et inobservable, le fragment intervient dans notre vie comme une permanence

incontestable. On peut conclure ainsi qu’il s’agit toujours du fragment, même si on n’y le sent pas. Il est là, saboteur caché dans l’unité.

Dans le domaine de l’écriture, le fragment n’est rien de nouveau : entre

l’historiographie et la dictée automate, l’instance fragmentaire demeure

confortablement installée, capable de miner «l’organicité» de toute écriture. Je me suis proposée d’analyser les structures d’écriture fragmentaires, parce que l’écriture représente le seul domaine où le fragment prend conscience de lui-même et cependant, parle de lui-même.

Étant donné la difficulté de l’analyse de toutes les structures fragmentaires qui font partie du spectacle littéraire, j’ai choisi seulement quelques cas particuliers: les aphorismes (Franz Kafka), les fragments (Friedrich Scifiegel — les fragments publiés

dans la revue Athenaeum, Roland Barthes — fragments d’un discours amoureux), les

passages (Walter Benjamin — Passagenwerk), les pensées (Friedrich Nietzsche —

Aurore, Gai savoir) et les autres formes «dérivatives4» (Je collage, le proverbe, la maxime, etc.)

Outre les textes mentionnés, j’ai utilisé comme points de repère pour la construction de cet essai quelques présupposés «d’ordre métaphorique»: l’histoire

Je me permets d’utiliser ce terme, avec toutes les conséquences de l’ambiguïté poéUque; entre dérive et détour,

les formes«dérivatives» entraînent l’esprit surun cheminqui n’estnidroit,ni évident, nivisible,mais qui est

(14)

En guise d’introduction 6 qui refuse la chronologie, l’image de la pensée éruptive, l’autorité instantanée, la figure emblématique du fragmentiste, qui se trouve enchevêtré dans la “pensée en morceaux” et dans le langage.

Le fragment n’est tout simplement une forme sans substance, un dessein

comique ou intéressant, un jeu sur papier, mais il est, encore une fois, la pierre qui tombe sur le plafond; car le fragment peut changer les rapports de forces et la vision du monde [Weltanschauung].

Dans une perspective culturelle et historique, le fragment constitue la clé d’une recherche sur l’individu, sur la contemporanéité, sur la subjectivité et sur la société. La chronologie devient histoire à cause de l’agencement des événements (fragmentaires), les sciences “conquiêrent” de nouveaux espaces et inventent de

nouveaux domaines à cause d’un avancement en morceaux, la religion

(re)dimensionne ses fonctions à cause d’un “développement en mosaïque”. On peut remarquer le fait que les traces du fragment soient dispersées presque partout là où les connaissances humaines elles-mêmes ont laissé des traces.

(15)

Présupposé historique—sur les origines du fragment

Plaidoirie pour la forme de la pensée

«À

la recherche de la forme» ou « à la recherche de quelque chose ». Ou tout

simplement « à la recherche de... », points de suspension. Voici l’attribut immuable de la pensée : elle cherche sans cesse son incarnationlsa prosopopée’, ce qui peut lui donner un visage, une matérialité, ce qui peut la rendre saisissable (paradoxalement, dans le sens figuré du mot). De ce point de vue, l’épopée de la pensée devient «l’épopée de la prosopopée »... car le seul rêve de la pensée serait de trouver son

chemin pour s’inscrire dans une pragmatique, pour devenir une essence manifeste. En plus, «à la recherche de... » reste en suspension par la suspension même du syntagme. Deux fois voilée, plusieurs fois interrogée, la suspension de «à la

recherche de... » met entre parenthèses la continuité temporelle, l’agencement

historique; «à la recherche de... » annonce le désir faustien d’arrêter l’histoire. Ceci explique peut-être la nature intrinsèque de la pensée : sa double identité qui circule entre l’incarnation et l’esprit. S’il n’y a pas

(

et évidement il n’y aura pas) des réponses claires à la question relative à l’objet de recherche de la pensée, on pourrait bien présumer que «la chose» cherchée n’est que la forme. Le travail sur la pensée devrait commencer et passer par l’idée de forme-visage qui change à l’infini: la

trajectoire prosopopéique donne à la pensée son identité. Au-delà de tout usage

métaphorique, «le désir de s’incarner» représente un des éléments constitutifs de la pensée.

Aucun doute que l’histoire de la pensée (si on peut admettre que la formulation «histoire de la pensée» aurait de la pertinence) traverse des périodes

1 On n’insiste pas sur le terme <(prosopopée» en tant que procédée de la rhétorique, mais il faut cependant souligner la signification d’origine; « prosopopée)) vient de prosôpon, « ce qui se tourne vers, se présente à (pros)la vue fôps) », donc le visage, l’image, la figure, la forme. En plus, le mot n’est tout à fait loin de la racine assez connue «poieïn» (faire, construire), qui a donné le terme « poésie ».

(16)

Présupposé historique—sur les origines du fragment 2

inconnues, contestées et contestables. des périodes sinueuses et irrégulières où la

pensée même devient une sorte de figure ténébreuse — un Sherlock Holmes et/ou une

Catherine de Médicis dans l’histoire des mystères. Il est en effet possible d’imaginer une succession des faits de la pensée, ordonnée d’après le principe chronologique; ce qu’on obtient n’est qu’une collection — continuelle — des formes qui font la preuve

que derrière eux, la pensée « bouge >. Ici et là, par ceci et par cela, la pensée s’articule, mais cette articulation ne constitue jamais le mécanisme final, la dernière possibilité, la structure définitive immobile et paralysée. L’histoire de la pensée —

cette histoire imaginée, cette histoire en tant que collection de formes — deviendrait

un hologramme t image en trois dimensions avec de points d’interférences

lumineuses. On aurait devant les yeux une infinité de combinaisons, un véritable jeu de miroirs et de faisceaux qui « débiteraient » toujours une autre configuration que la précédente. L’impossibilité de surprendre et d’autant plus que (de) décrire la multitude de configurations obtenues à un moment donné affirme encore une fois

l’impuissance de tout démarche méthodologique historique. Il faut être doté d’un

regard panoramique en quatre dimensions (y compris la dimension temporelle) pour avoir accès à l’image circulaire et circulante. Donc. l’histoire de la pensée avance un paradoxe t que la chronologie pourrait se faire visible clairement par des faits qui

n’ entrent pas clans une chronologie!

En plus. le pai’adoxe va plus loin que cela. De toute façon, on pourrait concevoir les représentations de la pensée (l’histoire comme constellations de manifestations de la pensée) sous le signe d’une liaison mystérieuse entre langue et

pensée; cai’ ni l’une, ni l’autre ne peut se dérober de cet agencement binaire qui se

soustrait à la description normative. Mettre les deux en rapport d’interdépendance implique que l’essence-appcirence2 de l’une légitime l’existence-apparence de l’autre.

À

ce point-ci, le discours se trouve sur le terrain du vrai paradoxe t si le

discours sur la séparation langue/pensée (toujours méthodologique et didactique) met

(17)

Présupposé historique—sur les origines du fragment 9

l’accent sur «l’identité en opposition» de ces deux éléments, il affirme de même,

contradictoirement, l’inséparabilité de l’amalgame langue/pensée. Il devient toutefois évident que le Logos ramasse et mêle transhistoriquernent les manifestations de la pensée et, à son tour, cette constellation (en tant que totalité potentielle des manifestations de la pensée) réinvente et redéfinit le Logos. L’interdépendance fonde toute la logique du paradoxe.

*

* *

Une plaidoirie pour la forme de la pensée mettrait face à face deux aspects de nature historique: l’idée du vivant et le porteur de la vie. Si la sagesse humaine ne meurt jamais, c’est parce qu’elle prend toujours une forme qui fait vivre la sagesse. Cette assertion implique tout simplement que la pensée vit en se manifestant dans une

forme: sans forme, la pensée meurt. Il va s’en dire que «la dimension vampirique» de la pensée participe à la texture de la forme : en épuisant une forme, la pensée

l’abandonne pour en chercher une autre. La pensée,

monstre-buveur-du-sang-des-vivants ne peut mourir, car, en retraçant son parcours, elle développe de nouvelles modalités pour se rendre visible, par conséquent, vivante. «Visible» ne signifie pas «perceptible à l’oeil », mais «perceptible», tout simplement, au dispositif entier de la sensibilité.

Chercher, trouver, donner une forme à la pensée ne s’inscrit pas

exclusivement dans une pratique mécanique séquentielle et vidée de tout indice transcendantal; il serait intéressant de remarquer que cette pratique, en tant que

travail sur la pensée, appartient à l’ordre d’exercices spirituels. «On pourrait

évidemment parler d’exercices de pensées» dit Hadot en essayant de définir le statut de ce que la tradition appèle «exercices spirituels », «puisque, dans ces exercices, la pensée se prend en quelque sorte pour matière et cherche à se modifier elle-même3

».

Il ne faut donc pas s’étonner qu’on mette le signe d’équivalence entre « exercices spirituels» et «exercices de la pensée» (ou bien, «exercices sur la pensée

»). À

la

(18)

Présupposé historique—sur les origines du fragment 10

limite, «exercices sur la pensée» désignerait un syntagme mis à jour pour

«exercices spirituelles ».

En fait, à quoi sert l’exercice (sur la pensée)?

À

quoi bon le travail pour chercher uneforme à la pensée ? De même que les exercices corporels aident l’athlète

à donner une forme (une forme) à son corps, ainsi les exercices de pensée

transforment et développent l’âme du philosophe (la comparaison appartient à Epictète). Évidement les deux types d’exercices participent à la formation de soi, en

tantque formation culturelle et spirituelle {AusbiÏdung].

Plus intéressante que l’idée du développement ou de la transformation, serait

la représentation de ce développement, sa mise en forme la Forme. L’exercice

spirituel (soit-il exercice physique ou exercice de pensée) vise la forme. En fait, le spirituel se trouve toujours, depuis les écoles philosophiques anciennes, à la recherche d’une forme (pour l’athlète, à la forme de son corps, pour le philosophe, à la forme de son âme).

C’est pour cela que toute démarche méthodologique sur la pensée passerait

inévitablement par le syntagme assez consacré «à la recherche de... ». Mais, à la

suite d’un exercice de pensée, on obtient sans doute une représentation [Vorstellung], une forme [Darstellung].

Donc, plus pertinent que la forme trouvée, deviendrait le chemin menant à la forme. Mystérieusement, au bout du chemin, on ne sait pas si on trouve la Forme, la Grande Promesse. Ou si la Grande Promesse n’est peut-être que la promesse d’un nouveau chemin, d’une nouvelle recherche. La Grande Promesse, c’est-à-dire l’interrogation, la mise en question, fonde toute la logique de la trajectoire, cartel est le sens de cette analyse: interroger les formes pour refaire le parcours de la pensée à la recherche de la forme. Cette fois-ci, aucun paradoxe, bien que l’assertion pourrait friser la contradiction.

Sur ce point, il serait facile à imaginer la pensée à la recherche de la forme... Mais il ne s’agit pas de la pensée en errance, en allant de gauche à droite sans avoir formulé des questions. Déclencher et articuler des questions donnent la mesure dans

(19)

Présupposé historiciue—sur les origines du fragment il

laquelle la pensée s’engage et s’efforce vers un chemin à la recherche de... Il faut concevoir le trajet de la pensée sous la forme des moments d’articulation des questions, moments d’interrogation: les mises en question marquent les points où la pensée prend forme (une forme intermédiaire, une forme de médiation).

Évidemment, la ((pensée» est un terme assez général et, en plus, plein de nuances ambigus. Pour cette raison, il est impossible d’échafauderune analyse sur la pensée en tant que telle, à partir du terme en tant que tel. Il faudrait tout d’abord établir quelques limites pour pouvoir organiser un discours ayant au centre la forme de la pensée. Premièrement, si on donne la parole à la statistique, on remarque que les collections de textes qui portent le titre « Pensées» (on n’insiste pas maintenant surle

facteur de décision en ce qui concerne le choix du titre) sont d’habitude des

morceaux de textes, donc, des fragments. Deuxièmement, parce que les dictionnaires

de termes philosophiques et/ou littéraires ne sont jamais d’accord quant aux

définitions (« pensées », «aphorismes », «maximes» bouleversent les définitions et

deviennentune seule chose), on prend la liberté de nepas utiliser la défmition comme critère d’organisation discursive. Troisièmement, on élabore des présupposés qui pourraient poser l’idée de «la pensée à la recherche de la forme» dans un contexte

plus clair. Finalement, on essaie de limiter l’espace d’analyse, en examinant la

pensée littéraire et ses formes d’expression.

Sans doute, le matériel utilisé pour l’analyse, la mathésis d’un possible discours sur l’épopée de la pensée4, joue le rôle du corp(u)s et, bien sûr, il se constitue d’une collection de textes. En effet les formes (les textes) parlent elles-mêmes de leur

effort de trouver des formes. Ceci n’est pas un cercle vicieux, mais une méthode

trouver dans une forme le chemin menant à la Forme. On ne peut pas prétendre être en possession de la meilleure méthode, mais on peut bien accepter que cette méthode mettrait la question surune nouvelle piste.

Il est en effet possible d’employer ce syntagme (épopée de la pensée », si on accepte que l’épopée fondatrice de la pensée ne soit que latentativede parvenir à une forme.

(20)

Présurposé historique —suries origines du fragment 12

La protohistoire et la préhistoire du fragment

Jetons un coup d’oeil sur le premier texte, en ordre historique, qui porte le titre Pensées : Marc Aurèle,

À

lui-même (le titre original du manuscrit)5, un recueil de maximes inspirées des différents principes du stoïcisme. Le texte se présente sous la forme d’une collection des pensées isolées, de longueur variable (d’une ligne à une page), ordonnées à la manière journalière (c’est pour cela que beaucoup d’historiens ont considéré qu’il s’agit d’un journal intime ou de confessions) qui articulent plusieurs problèmes d’ordre philosophique-moral. En grande partie, les pensées de

Marc Aurèle mettent l’accent sur les principes de la vie philosophique (selon les

recommandations des stoïciens): l’harmonie avec le cosmos, avec la nature humaine et avec sa propre nature intérieure.

Bien que les assertions (les pensées) de Marc Aurèle interrogent des problèmes de la morale humaine, de l’Etat, du droit humain, même de la philosophie etc., le texte en soi ne présente aucune cohésion thématique ou organisation systématique. En ce qui concerne le problème de la forme, les points de vue sur les pensées aurèliennes sont assez divergents : journal, notations, pensées, petites allégories, maximes moralisatrices... En fait, il s’agit du premier texte-recueil de pensées en forme fragmentaire. Ce qui manque totalement à la pensée aurèlienne c’est la conscience d’un contexte littéraire dans lequel l’esthétique pourrait se développer. Évidement, pour Marc Aurèle il était presque impossible d’articuler une réflexion sur la littérature, simplement parce que l’idée de la littérature n’existait pas. Donc, ce qui manque aux pensées de Marc Aurèle c’est la littérature en tant que concept.

Plus de sept siècles avant Marc Aurèle, Héraclite (VIe siècle Ve siècle av. J.-C.) nous a laissé environ 130 fragments devenus connus grâce à Platon, Diogène Larce et plus tard à Mbert le Grand (Xffle siècle). Publiés pour la première fois en

Quelques fois, le titre utilisé par des éditeurs était « Pensées pour moi-même » ou « Pensées à soi-même ». Voici quelques exemples d’éditions qui ont transformé le titre, en gardant cependant le mot « pensées » Pensées à moi-même: Anthologie (éd. Mille et une nuits , 2005), Pensées pour moi-même (Flammarion, 1999),

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Présupposé historique—sur les origines du fragment 13

1903 (l’édition de Hermann Diels), les fragments d’Héraclite demeurent encore dans le domaine de l’incertitude historique-littéraire. On a véhiculé l’idée que l’ouvrage ait été perdu lors de l’incendie, parÉrostrate6, en 356 av. J.-C., du temple d’Éphèse, où il

avait été déposé par son auteur, mais cela n’est pas sûr. En plus, la certitude

historique n’aiderait pas à trouver la certitude, quant au genre littéraire de ces fragments. Sont-ils des fragments, des aphorismes conçus en tant que tels, des textes fragmentaires organisés selon le principe de la fragmentation, ou simplement des morceaux de citations d’un ouvrage continu? L’hypothèse la plus acceptée parmi les historiens serait qu’Héraclite ait écrit cet ouvrage (Peri Phuseos, De la Nature) comme un texte unitaire, un ensemble cohérent devenu fragmentaire à cause de la providence (l’incendie destructeur).

À

partir d’une source stoïcienne (selon l’esprit d’Héraclite), les fragments ont été reclassés et l’ordre de leur succession a été reconstitué en trois groupes (physique, théologie et politique). On n’insiste pas surles débats concernant la paternité du tel ou tel fragment héraclitéen, ni sur les débats aux

problèmes philosophiques ou linguistiques. Les cent trente-six fragments

représentent, en fait, l’effort de figurer le Logos, malgré toute discontinuité discursive du texte (tout à fait explicable, étant donnée la conjoncture dans laquelle l’ouvrage nous est parvenu). En touchant presque tous les problèmes philosophiques, de la vie à la mort, de l’être humain aux dieux, de la guerre à la paix, du père à l’héritage, etc.,

Héraclite construit une vraie synopsis de la sagesse. Bien sûr, ce qui demeure en

dehors de cette vision panoramique, c’est la littérature. *

* *

Même si la pensée littéraire n’a pas pu trouver sa place dans l’Antiquité, paradoxalement, sa forme existait déjà: la forme fragmentaire. Et si cette forme déjà existante donne un signe historique, ceci indique que le germe (de la pensée littéraire)

restait latent dans la forme; une sorte d’information génétique transmise

6Érostrate

(Vi siècle), devenu célèbre en incendiant le grand temple dÉphèse (tArtémision), la nuit même où naquit Alexandre le Grand (21 juillet 356). Erostrate a été condamné à être supplicié et, en plus, on a interdit à quiconque de prononcer son nom.

(22)

Présuprjosé historique—sur les origines du fragment 14

historiquement pendant des siècles. En réalité, on dirait que la pensée littéraire naît après une longue période d’exercice de sa forme.

À

la suite de cette observation sur le rapport entre l’héritage (la pensée) et l’héritier! héritière (la forme), «l’enquête» ne peut pas imposer de conclusion. On remarque bien sûr, en sous texte, l’idée de la force: la force avec laquelle l’héritier pousse son héritage vers l’extérieur. Ou, autrement dit, la force exercée par la pensée enfermée dans une forme qui n’a pas encore pris conscience de son prisoimier.

En poursuivant le parcours historique du fragment, on découvre un autre moment où la pensée fait subtilement allusion à son existence en latence : les moralistes, particulièrement La Bruyère. Publiés en 162$, Les Caractères (la page de titre de la première édition: Les Caractères de Théophraste7 traduits du grec avec Les Caractères et moeurs de ce siècle8) constituent une collection de réflexions sous formes de maximes, sentences et portraits qui mettent en débat les sujets à la mode à l’époque: les femmes, le coeur, la société et la conversation, les biens de fortune, la ville et la cour, les Grands, le souverain et la République — c’est-à-dire l’État—,

l’homme, les jugements, la mode, les usages, la chaire etc.

À

l’intérieur de chaque chapitre (l’édition fmale, composée de seize chapitres) les fragments sont numérotés; les entités thématiques, bien que disposées en textes-morceaux, font remarquer un projet de grande envergure: le portrait de la société. Mais un portrait qui passe toujours par l’immoralité et par la médiocrité humaine.

Malgré toute dimension encyclopédique de cette démarche-analyse du caractère humain (en termes de la morale), la collection de réflexions de La Bruyère ne touche pas la problématique de la littérature. Puisque la littérature9 et la morale vivaient sur des planètes aux galaxies différentes, les caractères du moraliste français

Théophraste, auteur grec du IVe siècle av. J-C., son nom réel, Tyrtamosd’Érèse,a étudié pendant une trentaine d’années sous la direction d’Aristote, avant de lui succéder à la tête du Lycée. Les Caractères moraux de Théophraste constituent le texte de base à partir duquel La Bruyère construit son ouvrage qui dénonce l’injustice et les vices humains.

8Jean de La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères et moeurs de ce

siècle, Paris, Étienne Michallet, [1688]

(23)

Présupposé historique—sut les origines du fragment 15

n’ interrogent point le statut de la littérature. Cela preuve que la littérature n’ était pas un des «sujets à la mode» et qu’elle ne pouvait fournir un thème de réflexion sur la nature humaine. C’était un peu tôtpourla littérature de devenir sujet de réflexion.

Pascal Quignard voyait dans les Caractères de La Bruyère un texte qui n’était «ni livre de maximes, ni suites d’arguments, ni galerie de portraits, ni agroupement de chapitres aux thèmes

scrupuleusement observés, mais une suite décousue de

lambeaux de texte moins appariés au bout du compte que contrastants’° ».

Ce texte en fragments, conçu comme un panorama moral organisé sur le principe d’opposition, indique en outre que la pensée humaine se trouve très proche (en fait, «elle marche en cercle» autour de l’idée de la littérature, sans la toucher) de la réflexion sur la littérature. La Bruyère parle indirectement de la littérature ou, plus exactement, des pratiques liées à la littérature: la lecture et l’écriture. «C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule: il faut plus que de l’esprit pour être auteur” ». faire un livre signifie «écrire », participer à la construction d’un projet (avoir d’esprit), qui ne porte encore un nom. Quant à la lecture, au-delà de tout aspect moralisateur, elle devient un point d’inflexion pour la pensée. Penser à l’écriture et à la lecture implique la possibilité de penser à l’essence même de la littérature: la réflexion sur la littérature fait sa première conquête.

Autour de la « littérature» le cercle semble se resserrer: du côté moral-politique (La Rochefoucauld) et du côté moral-religieux (Pascal) les chemins mènent la pensée vers un point assez évident. II est certain que les moralistes français ont préparé à leur façon le moment de l’apparition de la littérature en tant que concept. Et sans équivoque, la «forme d’approche» au concept «littérature» c’était la forme fragmentaire.

10Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère, Paris, Galilée,

2005, p. 18

(24)

Présupposé historique—sur les origines du fragment 16

La découverte de la littérature

En ce qui concerne l’émergence de la pensée littéraire, il faut tout d’abord formuler deux questions directement liées à la problématique: la conscience de la littérature (c’est-à-dire la conscience que la littérature représente une réalité, pas seulement un mot attribuable à n’importe quoi et à n’importe qui) et la forme, particulièrement la forme fragmentaire.

Selon Quintilien (De institutione oratoria12, lib. 2., cap. 1), “littérature” (évidement dérivé du latin littera) n’est que la traduction latine du grammatik et signifie/ait l’habilité [tékhnJ de l’écriture et de la lecture. Quand Cicero parle de Caesar qu’il possède, parmi tant d’autres qualités, celle de literatura, il veut dire «mémoire, discernement et diligence »; il semble que Cicero se réfère à un ensemble de qualités morales-intellectuelles, à une sorte d’érudition particulière et personnelle qui présuppose le bon sens et l’intelligence. Presque dix-huit siècles après l’assertion de Cicero, Diderot donne dans son fameux dictionnaire encyclopédique’3 la définition de la littérature; étonnement, cette définition n’est pas loin de l’affirmation cicéronienne:

Littérature- f.f. (Science, Belles-lettres, Antiq) terme général, qui désigne l’érudition, la connaissance de Belles-Lettres & des matières qui y ont rapport. Voyez le mot LETTRE, où en faisant leur éloge on a démontré leur intime union avec les Sciences proprement dites’4.

Plus bas, Diderot fait appel aux sources de l’Antiquité, au bon goût et à la profondeur de l’esprit érudit pour définir l’essence de la littérature.

12Marcus Fabius Quintilianus, De institutione oratoria, rédigé entre 92-94

13Denis Diderot, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, desarts etdes matières, par une société

de gens de lettre, mis en ordre et publié par M; le premier tome de l’Encyclopédie paraît en 1751 et est immédiatement suivi d’interdictions et accusations de plagiat (relatives aux gravures), mais la publication des dix-sept tomes de l’Encyclopédie et de leurs onze volumes de planches continue jusqu’en 1772. En 1782, le libraire Panckoucke entreprit la publication de l’Encyclopédie méthodique, qui compte plus de 200 volumes et fut achevée en 1832.

14 Denis Diderot, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des matières, par une société

de gens de lettre, mis en ordre et publié par M Tome IX, (Note(s) : Reproduction: Num. BNF de l’éd. de, [ParisJ : AUPELF: France-Expansion, cop. 1973. 10 microfiches Archives de la linguistique française; 118-9, Reprod. de l’éd. de, Neufchastel : chez Samuel Faulche, [1765]), p. 594-595

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Présupposé historigue—sur les origines du fragment 17

Quant au terme «lettres », l’encyclopédie de Diderot met en question plusieurs aspects: les rapports avec les sciences, le statut des gens de lettres et, de plus, la connaissance en général qui présuppose la perfection dans le domaine de la littérature et de la science (dans la même mesure). Voici la définition:

Lettres les, (Encyclopédie) ce mot désigne en général les lumières que provoquent l’étude, et en particulier celle de belles lettres ou de la littérature. Dans ce dernier sens, on distingue les gens de lettres, qui cultivent seulement l’érudition variée et pleine d’aménités, de ceux qui s’attachent aux sciences abstraites, et à celles d’une utilité plus sensible. Mais on ne peut les acquérir à un degré éminent sans la connaissance des lettres, il en résulte que les lettres et les sciences proprement dites, ont entre-elles l’enchaînement, les liaisons, & les rapports les plus étroits; c’est dans l’Encyclopédie qu’il importe de le démontrer, & je n’en veux pour preuve que l’exemple des siècles d’Athènes & de Rome. t...)

Mais si les lettres servent de clé aux sciences, les sciences de leur côté concourent à la perfection des lettres. Elles ne feroient que bégayer dans une nation où les connaissances n’auroient aucun accès. Pour les rendre florissantes, il faut que l’esprit philosophique,& par conséquent les sciences qui les produisent, se rencontre dans l’homme des lettres, ou du moins dans le corps de la nation. Voyez GENS de LETTRES.

La Grammaire, l’Eloquence, la Poésie, l’Histoire, la Critique, en un mot, toutes les parties de la Littérature seroient extrêmement défectueuses si les sciences ne les.... & ne les perfectionnaient: elles sont sur tout nécessaire aux ouvrages didactiques en matière de rhétorique, de poétique & d’histoire

()15

Bien que Diderot voulût expliquer l’interdépendance entre les lettres (en tant que Belles-Lettres) et les sciences (proprement dites), il touche deux problèmes d’ordre fondamental pour la future définition de la littérature (celle de Schiegel): le caractère national de la littérature (l’esprit philosophique et les sciences se rencontrent dans le corps de la nation) et l’aspect totalisant de la littérature. Cela veut dire que la littérature ne se limite pas à la grammaire ou à l’érudition, mais elle

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Présupposé historigue—sur les origines du fragment 1 $

subsume plusieurs domaines du savoir humain, y compris la rhétorique, l’histoire, la poésie, la critique... Il semble qu’on est assez proche de la théorie schiegelienne sur la littérature.

Le terme «littérature» n’est pas encore épuisé. Toutes les approches, dès

l’Antiquité jusqu’à nos jours, relèvent quelques chose de nouveau, remettent la question (« Qu’est-ce que la littérature ? ») dans une perspective toujours changeante, osent des réponses et formulent d’autres interrogations... C’est évident que le sujet continue de faire bouger l’esprit. Et eppur si muove..., cela dénote que la pensée ne demeure jamais tranquille dans un énoncé fmal. En fait, l’irréductibilité de la

littérature à une définition fait la preuve d’une double détermination du concept

même: premièrement, que les représentations de la littérature (y compris les définitions de la littérature) se dirigent vers un point placé quelque part dans l’avenir, mais jamais atteignable et deuxièmement, que les inscriptions écrites (donc, les textes eux-mêmes) représentent une sorte de constellation en graffiti de ce désir illimité.

En plus, ce n’est pas le caprice du hasard si le dictionnaire devient le lieu où s’articule la première réflexion pertinente sur la littérature. Si, à l’époque (n’importe quelle époque après l’apparition du dictionnaire) le mot existait déjà, il fallait que l’encyclopédie soit celle qui lui ait donné une place, une description, une identité. Le dictionnaire représentait la marque de l’institutionnalisation du terme.

À

partir du moment où un mot entre dans le système du dictionnaire, à ce moment-là, la réflexion qui porte sur un tel mot commence à entraîner des questions; en fait, par cette forme d’institutionnalisation, la pensée s’anime. Disons que le dictionnaire constitue le

moyen de dispersion et de «vulgarisation» du mouvement réflexif: quand on utilise

le dictionnaire, on se contamine par la «maladie de penser ».

Quant à la forme du dictionnaire, il faut aussitôt préciser qu’il est la carte panoramique de la fragmentation: chaque parcelle est une cellule bien délimitée d’une autre et chaque bordure, un indice de la fragmentation. D’habitude, le dictionnaire représente précisément la forme d’écriture la plus fragmentée ou, autrement dit, la forme de la fragmentation la plus visible.

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Présupposé historique—sur les origines du fragment 19

En toute évidence, c’était l’encyclopédie qui permettait à la littérature de

s’instituer historiquement comme «mouvement de la pensée ». Les rapports entre

tous les éléments énumérés restent encore sur le plan de l’obscurcissement: le dictionnaire (écriture fragmentaire), la littérature (composante du dictionnaire), la définition du dictionnaire (mécanisme de dispersion de la pensée). Avant d’être une question de la forme, le dictionnaire doit être reconnu comme un mécanisme médiateur de la pensée.

En ce sens, «essayer de définir la littérature» devient maintenant synonyme avec «établir les points de médiation de la pensée », c’est-à-dire, les moments où la pensée se disperse. Mais, plus important que la définition elle-même, soit le fait que la conscience humaine décide de formuler une définition, le fait qu’elle (la conscience) prenne cette décision.

En plus, c’est clair qu’il faut avoir la conscience de la littérature pour pouvoir interroger la forme d’écriture (sans importance pour la nature de l’écriture).

En conclusion, la littérature, en tant que question, ou même en tant que

moment de la questionabilité, déclenche mystérieusement le mouvement de la pensée qui va prendre, dans son projet, le fragment comme écriture tout-puissante.

*

* *

C’est Scifiegel qui va changer le rapport de forces dans la définition de la littérature. Son mérite consiste à en donner une définition (une nouvelle définition totalement différente de toutes celles antérieures), mais aussi à en arriver à l’idée du «projet d’avenir». La littérature dans la vision de Scifiegel s’articule sur les mêmes

axes que ceux de Diderot (les arts et les sciences, les créations humaines, l’histoire, l’éloquence), mais la grande découverte consiste à en établir les nouvelles relations entre les éléments.

[...]

Nous comprenons sous « le nom de la littérature >tous les arts et toutes les sciences, ainsi que toutes les créations et toutes les productions qui ont pour objet la vie et l’homme lui-même, mais qui, sans avoir aucun acte extérieur pour but, n’agissent

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Présupposé historique—sur les origines du fragment 20

que par la pensée et par le langage,et ne se manifestequ’àl’aide de la parole et de l’écriture. Parmi ces arts, la poésie tient le premier rang; viennent ensuite l’histoire, qui raconte les événements passés; la méditation et les connaissances élevées, en tant qu’elles ont pour objet la vie et l’homme, et qu’elles exercent leur influence sur tous deux; enfin, l’éloquence et l’esprit, lorsque leurs effets ne passent pas rapidement dans le langage oral, mais forment des ouvrages durables à l’aide de l’écriture. Leur réunion embrasse presque toute la vie intellectuelle de l’homme161.

Si la définition scifiegelienne ne semble pas étonnante, c’est parce qu’elle opère avec les éléments «traditionnels» — les arts, les sciences, les productions, la vie et l’homme —, mais, tout d’en coup, elle change d’une manière spectaculaire: en investissant la littérature d’un attribut tout à fait nouveau. Et cet attribut n’ est autre que le langage avec ces arrière-plans, la parole et l’écriture. Du point de vue textuel, l’approche de Scifiegel quant au terme « littérature» met en discussion la possibilité d’entendre toute activité humaine à travers le prisme du langage. On voit donc aisément que l’inséparabilité entre la pensée et le langage devient plus visible, justement quand on articule la problématique de la littérature. Ce n’est pas la littérature, en tant que terme, qui rend visible la liaison énigmatique entre les deux (pensée et langage), mais l’interrogation sur la nature de la littérature.

On peut bien continuer la lecture du texte scifiegelien pour mieux se représenter le poids du changement de la perspective.

La nature ne pouvait faire à l’homme un plus beau présent que la voix: capable d’exprimer par le son tous les sentiments, elle fournit, par sa souplesse à produire les combinaisons de tons les plus variées, la matière propre à former scientifiquement le langage. Mais de toutes les inventions dues au génie de l’homme, l’écriture est sans contredit la plus merveilleuse et la plus utile.(...) L’esprit et le langage sont tellement indivisibles, la pensée et la parole sont si essentiellement un, que de même que nous pouvons regarder la pensée comme la prérogative particulière de l’homme, nous pouvons aussi dire que la parole, d’après sa destination primitive et sa dignité, appartient à son

16 Friedrich Schiegel, Histoire de la littérature ancienne et moderne, traduction française William Duckett, Paris,

(29)

Présupposé historique—sur les origines du fragment 21

essence originelle.

(...)

La pensée etla parole étant un dans leur origine, ne peuvent être séparées même dans leurs applications les plus variées; il faut, autant que possible, qu’elles soient toujours partout réunies et s’accordent entre elles171’1.

Assurément, on peut constater que, de la problématique de l’écriture jusqu’à la problématique de la forme d’écriture, il n’y a qu’un pas. Mais Scliegel ne le fera point. Il se limite en fait à attribuer à l’écriture la force d’une merveille sans essayer de trouver ses implications en ce qui concerne la connaissance. Évidemment, c’est ainsi parce que son but était de faire une histoire de la littérature, pas une théorie.

Dans la mesure où Schiegel pose la question de l’écriture en tant qu’invention du premier rang de la pensée humaine, cela préserve l’idée que l’avenir de la problématique de la forme ne soit pas très loin de ce point d’interrogation.

Le texte mentionné, Histoire de la littérature ancienne et moderne

[Geschichte der alten und neuen Literatur], apparaît en 1812, plus de 12 ans après le

«moment léna», quand Schiegel et ses amis du groupe préromantique préparèrent

d’une manière assez bizarre le grand mouvement romantique du début du )w(e siècle.

Il faudrait sans doute reconnaître que les assertions sur la littérature, élaborées en

1812, sont provoquées par «l’atmosphère conviviale» construite autour de

l’Athenaeum.

La naissancedu fragment

Il s’agit vraiment, à propos de la pensée scifiegelienne, de trouver les mécanismes qui ont fait libérer la forme fragmentaire (donc, le fragment) et qui l’ont fait parler assez clairement de la littérature. «Libérer la forme» veut dire la mettre dans l’hypostase de prendre de l’autonomie et de se décrire en tant que forme. Il serait paradoxal d’affirmer avec certitude que la pensée littéraire naît par la voix de friedrich Schlegel, mais il est évident que cette voix parle plus fort que les autres....

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Présupposé historigue—sur les origines du fragment 22

En plus, ce n’était pas à cause du hasard qu’on assiste, presque à la même époque, à l’apparition de la définition la plus pertinente de la littérature et à l’apparition de la pensée littéraire en forme fragmentaire.

Décréter que les origines du fragment — en tant que genre ou en tant qu’écriture, ou entant qu’autre chose emblématique pour l’évolution de la littérature, de la philosophie ou bien de la pensée—pourraient être placées dans l’histoire à tel ou tel moment, serait un peu arbitraire. Cette fois-ci, l’histoire conçue comme chronologie des événements, ne fait qu’empêcher la démarche méthodologique. Finalement, il serait mieux d’accepter par convention — une sorte de présupposé primitif — que le fragment apparaît sur la scène littéraire à l’époque où la revue

Athenaeum devient une véritable entreprise-manifeste des premiers romantiques

allemands, c’est-à-dire à partir du premier numéro de la revue. Le contexte historique (dé)limite la période de l’apparition du fragment dans l’intervalle de 179$-1800. Le présupposé: l’accouchement du fragment a « duré» deux ans et six numéros de

Ï’Athenaeum.

L’Allemagne romantique de la fin du XVIIIe siècle, avec son enthousiasme et son effusion philosophique, avec la profonde nostalgie pour la Grêce antique, avec Goethe, Hôlderlin et Hegel, avec Je désir insatiable de l’absolu, a produit la figure d’un enfant terrible: le groupe d’Iéna, l’avant-garde du romantisme (à l’intérieur du romantisme même). Comme toutes les manifestations (en tant qu’expressions artistiques) avant-gardistes’8, le mouvement « Athenaeum » — qui n’est pas un simple mouvement littéraire, ni une éphéméride dans l’astronomie littéraire — il semble, en toute rigueur, abordable à partir du philosophique et particulièrement à partir de la

18 La structure de toute avant-garde se fonde sur la logique bidimensionnelle rupture-crise: la crise des valeurs

établies, précédents qui provoque un renouvellement, un changement. Le renouvellement, à son tour, détermine une sorte de prédisposition philosophique pour la rupture. En termes de théorie culturelle, l’avant-garde comme mouvement artistique à la fin du XlXe au début duXXe siècle revendique la recherche des nouvelles formes et canonnes de la pensée, « directionées» (dans une manière déclarée—voir les manifestes artistiques du début du XXe siècle) particulièrement vers les tabous esthétiques en vigueur à l’époque. Si on applique l’étiquette de

« l’avant-garde» au mouvement préromantique, on dirait que le préromantisme soit une«avant-garde avant la

lettre». En investissant l’art avec une sorte de tout-puissance, dont les autres manifestations humaines sont incapables, les avant-gardes font la preuve de la liberté humaine sans contraintes.

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Présupposé historigue—sur les origines du fragment 23

notion de crise. La crise, comme irruption, comme évènement singulier et, en dernière instance, comme révolution, a rendu possible le fait que les romantiques (d’Iéna) aient quitté le domaine du concept rationnel, traditionnellement réservé à la

philosophie et soient entrés dans « l’espace du mélange ». Quand on parle de

« mélange », on ne se réfère pas à l’addition ou à la complémentarité, mais au

mélange — le terme un peu abusivement utilisé — qui a la force de (re)faire

l’organon’9. Il faut préciser qu’à partir de l’idée de mélange, les nouveaux ordres littéraires préromantiques (la « symphilosophie», la «sympoésie» et, pour quoi pas, la « symfragment ») obéissent au même principe : celui de l’organicîté.

Dans le préambule du premier volume [179$], la revue se définit comme un «périodique littéraire et esthétique». De plus, elle avait comme desideratum d’éviter les sujets politiques et religieux. On remarque sans difficulté qu’Athenaeum se proposait de se dédier exclusivement à la Poésie et voulait être essentiellement poétique, car la poésie représentait, pour le groupe de Schlegel, l’expression la plus noble de l’être humain.

Le premier volume de l’Athenaeum contenait un article d’August von

Scifiegel surLes Langues, les Grains de pollen [Blittenstaub] de Novalis et les

fragments de Friedrich Schlegel, qui ne sont qu’en partie attribués au friedrich Scifiegel.

Le deuxième numéro [1799] est constitué de plusieurs articles de critique et d’histoire écritsparAugust von $cfflegel. Avec le troisième volume [1800], le dernier, on revient à friedrich von Schiegel et à Novalis. friedrich apporte plusieurs textes de doctrine: Idées, Dialogue sur la poésie, Aux Allemands et Novalis fournit, de son côté, les célèbres Hymnes à la nuit. Bien entendu, les contributions d’autres membres du groupe font d’Athenaeum un(e) manifest(ation) exemplaire.

Les dictionnaires étymologiques attribuent au mot«organon » les significations 1. instrument, organe et 2. système de principes et de normes pour l’investigation philosophique, exposé servant de base méthodologique au raisonnement scientifique.

(32)

Présupposé historique—sur les origines du fragment 24 Le groupe d’Iéna, autour des frères Schlegel et de l’Athenaeum, devient la voix collective d’une nouvelle conscience esthétique et philosophique, une sorte

« d’institution théorique du genre littéraire20». Parmi les membres du groupe

comptent les frères Schlegel (Friedrich et August). leur épouses (Dorothea et Caroline), Novalis. Schelling, Tieck, la soeur de Tieck, Sophie Bernhardi avec son mari, F. Schleiermacher, A. L. HLllsen et Sophie Mereau. Fondé sur le principe de la fraternisation intellectuelle et de l’amitié. le groupe initie une sorte de « cellule collectiviste-spirituelle » — sous la direction de friedrich et de son frère, accompagnés bien sûr de leurs épouses —‘ qui ne se réduit pas tout simplement à un cercle d’amis

ou à un cénacle littéraire— intellectuel, mais à une communauté réseautique, suspectée à la limite de devenirune société secrète, comme les alliances maçonniques. Mais peu importe le modèle ou les ressemblances avec les ligues initiatiques. Certes,

ÏAthenaeztm offre la preuve de la première écriture collective au programme sous l’ombrelle de l’anonymat (collectif). Pour Friedrich. la véritable manière de philosopher n’est qu’en collectif: « Philosopher veLit dire chercher de façon

communautaire la connaissance universelle2I[liii

Si l’on regarde la liste des textes fragmentaires (publiés dans 1 ‘Athenaeum)

attribués à tel ou tel auteur. Von remarque que 52 fragments restent sans attribution, 23 avec attribution douteuse (attribués soit au Friedrich. soit à August. soit à Schleierrnacher). 2 d’entre eux écrits par Friedrich et August ensemble, 1 écrit par August, mais pris par Friedrich dans une lettre d’August, 13 par Novalis , mais

soustraits par Friedrich de Grains de pollen et insérés dans les Fragments et un peu plus de la moitié écrits, sans doute, par Friedrich. Cette statistique indique, dans une certaine mesure. que les droits d’auteur et la propriété littétaire ne sont protégés que par l’instance qui est la revue elle-même. Donc, les productions des membres du groupe d’Iéna appartiennent exclusivement à cette collectivité (en termes modernes,

20 Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme

allemand, Editions du Seuil, Paris, 1978, p. 1 1

(33)

Présupposé historigue—sur les origines du fragment 25

on assiste chez les préromantiques à la collectivisation de la propriété intellectuelle); les signatures ne sont que de petits traits qui forment la grande signature préromantique. Mais ni l’anonymat en tant que dissolution de l’individualité, ni les pratiques littéraires élitistes ne constituent le desideratum de l’Athenaeum.

Présupposé: le mécanisme du groupe d’Iéna s’érige sur la base d’un esprit de partage et fonctionne par le même esprit (de partage). Tous les préromantiques ont partagé le même gâteau, bien qu’il semble difficile de dire ce qu’est exactement ce gâteau. Il ne s’agit pas de la philosophie, ni de la critique littéraire, ni même de la littérature. Si on ignore les noms d’auteurs, leur biographie et même leur style, on pourrait affirmer que le gôteau d ‘léna est un amalgame étrange et fascinant de toutes les participations réelles et possibles, de tous les inachèvements achevés et, par détour, de tous les achèvements inachevés. La volonté d’accomplir, le désir de «fabriquer22» le tout, donc le gâteau, représente le moteur d’une action qui présuppose en même temps le partage et la participation; comme les forces centrifuge et centripète qui font possible le mouvement d’un mobile en rotation.

L’ idée de partage-participation justifie en fait la construction fragmentaire de Fragments. Evidemment, il y a plusieurs niveaux de partage-participation, en fonction de l’élément central qui fait l’objet du partage: la vie culturelle, les idées, l’esprit poétique-philosophique et, bien sûr les formes d’écriture. En fragment, la pensée préromantique «partagée » trouve la condition essentielle de son existence.

Si le problème du gâteau reste encore en dehors d’une formulation claire c’est parce que l’ensemble discursif oblige à une démarche en détour(s). Présupposé de

deuxième degré: la poièsie devient poésie à partir d’une forme, plus exactement,

d’une image qui emploie la fonction réflexive-(re)présentative. En analysant les termes, il arrive bien que l’image représente l’élément central: Bild, tableau, (re)présentation (d’ici la fonction représentative), à la limite, phénomène (qui n’est ni Compte tenu ici d’une certaine artificialité du terme« fabriquer », ilfaut expliquer un peu son utilisation. Certes,

il est bien connu que lapoésierelève ‘expérience d’une poièsie etque l’opposition (étymologiquement parlant) entre les deux (poésie etpoièsie) participe, en fait, à laconstruction de la Po(i)ésie. Le terme grec « poièsis » désigne l’élément producteur essentiel commun à tous les arts, conçu commeacte, réalisation, représentation.

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de l’ordre de l’apparence—Schein—,ni de l’ordre de la manifestation—Erscheinung). La fonction représentative de l’image implique le fait que Bitd puisse être vor- et dargestelit et, en plus, il (Bild) déclenche le réflexe de produire d’autres images.

En revenant à l’idée de «gâteau préromantique» et en abandonnant, pour le moment, la problématique du Bild, prenons les trois concepts fondamentaux pour la théorie et la philosophie du groupe d’Iéna. «Littérature», «poésie» et «Dichtung» dirigent les grands débats (pré)romantiques sur l’histoire de la littérature, sur les genres littéraires, surl’Antiquité...

Littérature, poésie et Dichtungsous le signedu mélange

Les trois mots énumérés font corps commundans la théorie préromantique; ils sont, à un certain niveau presque interchangeables et exercent une iniluence considérable sur l’évolution de l’écriture en fragments, car ils organisent la structure de pensées en train de se former. La littérature, d’après la défmition schlegelienne, met le sujet humain (avec ses productions, ses créations et sa vie) au centre de l’histoire. La poésie, l’art de premier rang (si on donne la parole encore une fois à Schiegel), agit conmie un élément médian entre littérature et Dichtung, de même, elle fait éclairer aussi les valences de la littérature et le caractère énigmatique de Dichtung. Il serait cependant pertinent d’examiner plus précisément les aspects étymologiques et sémantiques de Dichtung.

Pour traduire le mot allemand Dichtung, qui ne possède pas d’équivalent dans les autres langues européennes (à l’exception des langues scandinaves), il faut d’habitude recourir aux mots comme «littérature », «poésie», «fiction». Mais ces

variantes n’épuisent pas les significations données par le terme allemand et ne reflètentpas la complexité sémantique de Dichtung.

Le mot a eu une évolution intéressante: de hypagoreuein (parler sans cesse comme dans une transe) à dictare (plusieurs fois remplacé par le verbe inspirer) et puis à Dichtung. Dans le vieux-haut-allemand (Ait-Hoch-Deutsch), Dichtung, dérivé du verbe dichten, possède deux acceptions principales: au sens large, dichten signifie

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