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La lumière dans la poésie de Saint-Denys Garneau

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(1)

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National Library of Canada

Bibliothèque national:: du Canada

Acquisitions and Direclion des acquisitions el

Bibhographi~Services Branch des services l);bliographiques 395 Wellington Streel onawa, Onl;'lfK.' K1AON4

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395.lueWclhr-Olon Ollnwa (Onlnriol K1AON4

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(2)

La lumière

dans la poésie de Saint-Denys Garneau

p:u

Kateri ne Caron

Mémoire de maîtrise soumis

à la

Faculté des études supérieures et de la recherche

en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises

Université McGill

Montréal, Québec

Novembre 1995

(3)

1+1

National Library

of Canada Bibliothèque nationaledu Canada Acquisitions and Direction des acquisitions et Bibliographie SelVices Branch des selVices bibliographiques

395 Wellinglon Slreel 395,IUOWellinglon Oltawa,Onlar;o Oltawa (Onlario)

K1ADN4 K1ADN4

The author has granted an

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doivent être imprimés ou

autrement reproduits sans son autorisation.

ISBN 0-612-12010-4

(4)

REMERCIEMENTS

Je liens

à

remercier mon directeur Yvon Rivard qui m'a ouvert les porlcs

de ln poésie. .Je liens aussi

à

remercier Françoy Roberge qui a patielnment

relu el corrigé ce mémoire. Finalement, je remercie Normand Lévesque

pour son réel soulien lors de la rédaction de ce mémoire de même que

(5)

Résumé

La lumière dans la poésie de Saint-Denys Garneau apparaît par touehes. D'abord insaisissable, elle se révèle bientôt grâce au mouvement du vent ou de l'eau. Si la lumière en mouvcment donnc formc au paysagc en eernant le contour des choses, en revanche, la lumière figée creuse de grands trous d'ombre qui engloutissent le paysage. L'espace ainsi déployé réduit le poète à l'anonymat et au silence. Le tiraillement du poètc entre ces deux formes de lumière, qui renvoie à la problématique du chant et du regard d'Orphée telle que définie par Blanchot, constitue le drame de Saint-Denys Garneau. Le poète ne semble ainsi se reposer qu'au sein de la transparence, cet excès de clarté qui transfigure les choses sans toutefois détruire leur aspect immuable.

La lumière détermine donc l'altitude du poète face au monde. Chaque journée est vécue en fonction de l'ascension ou du déclin de la lumière. On peut ainsi remarquer combien le matin, le midi et le soir inspirent à Saint-Denys Garneau des états d'âme et des chants particuliers. La lumière est indissociable de la démarche poétique de Saint-Denys Garneau. Cette étude devrait nous permettre de montrer que l'échec du poète n'est pas uniquement le fait de forces cxtéricures hostiles

à

son entreprise poétique, mais qu'il se situe au contraire au sein de celle-ci dans la mesure où le silence (l'ombre de la lumière figée) est le risque nécessaire à la parole (la lumière en mouvement).

(6)

Light in the poetry by Saint-Denys Garneau appears in touches. At lirst imperceptible, it is soon revealed through the movement of wind or water. If the Iight in rnovement gives fonn to the landscape by outlining the contour of things, the lixed Iight, on the other hand, hollows out large holes of darkness which engulf the landscape. The space thus displayed reduces the poet to anonymity and silence. The conflict pulling the poet between these two fonns of light, which refers to the problematics of Orpheus' song and sight, as defined by Blanchot, constitutes the drama of Saint-Denys Garneau. The poet thus seems to rest only in the midst of the transparence, this excess of ciarity which transfigures things without however destroying their unchanging appearance.

Light thus detennines the poet's attitude facing the world. Each day is lived out according to the ascent or deciine of light. One can thus observe how the moming, afternoon and nigh' inspire in Saint-Denys Garne.1u particular states of mind and songs. Light is indissociable from Saint-Denys Garneau's poetic process. This study should allow me to show that the poct's failure is not exciusively the result of exterior hostile forces acting upon his poctic undertaking, but that it places itself, on the contrary, within this poetic undertaking insofar as the silence (the darkness of the fixed light) is the necessary risk to the word (the light in movement).

(7)

(8)

, TAULE DES MATIE RES

INTRODUCTION

p.

5

, ,

LA LUMIERE FIGEE

p. Il

1. Le soleil sans objet et figé au centre du monde:

p.13

1.1. la force centrifuge du soleil;

p. 13

1.2. la force centri pète du solei 1;

p. 18

1.3. le soleil comme figure de l'absolu.

p.20

2. L'ombre de la lumière figée:

p.25

2.1. la lumière du midi;

p.25

2.2. la lumière du soir;

p. 32

2.3. la lumière de la lune.

p.35

3. La lumière de l'étoile.

p.39

4.

La

lumière de l'eau et des lanternes.

p.41

LA LUMIÈRE EN MOUVEMENT

p.48

1. Le chant ou le démêlement opéré par la lumière.

p.52

2. De la totalité

à

la correspondance.

p. 57

3. Un double mouvement:

p.61

3.1. le poète découvre pour chanter;

p.61

3.2. le poète chante pour découvrir.

p. 67

4. Une beauté si fragile.

p.69

(9)

LA TRANSPARENCE

1. La source de vie.

2. La lumière qui tue.

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

p.71

p.

76 p.83 p.92

p.

98 3

(10)

Je n'ai pas augmentéà plaisir l'obscurité de mes vers. Mais, lravail1aut dans l'ombre, j'ai cherché la clarté

(11)

(12)

Les poèmes de Saint-Denys Garneau sont comme autant de pas vers

un espace où règnent le silence et le renoncement.

La 1umière, fidèle

comme une ombre, accompagne le poète dans ce passage de la parole au

silence. Saint-Denys Garneau tend la main à toute la lumière du monde et

il cherche comment la posséder. S'il choisit la peinture et la poésie, c'est

qu'aucun de ces deux arts ne peut embrasser

à

lui seul tout le paysage né de

la lumière.

Ses poèmes sont souvent des "esquisses en plein air" qui

révèlent le mouvement des arbres, des champs et de l'cau et ses tableaux

racontent l'histoire des chemins, des arbres, des collines et des cours d'eau.

1

Georges Cartier décrit ainsi les peintures de Saint-Denys Garneau:

Peintre, Saint-Denys Garneau ne se dément pas

encore.

Comme on peut le deviner, il est

essentiellement un paysagiste. Sur trente peintures

que je connaisse, je ne compte qu'une oeuvre

d'inspiration étrangère (un torse de Christ en

croix) et

quelque~

études de nus.

Les autres

tableaux, qu'ils soient des huiles, des aquarelles ou

des pastels, représentent toujours diverses vues de

la nature.

2

Attentif à la moindre lumière et aux contrastes qu'elle provoque, le

regard de Saint-Denys Garneau est bien celui d'un peintre. Quand Matisse

décrit sa propre méthode, on croirait lire celle de Saint-Denys Garneau: "Je

suis d'une génération dans 11I.quelle tout devait sortir de la sensation,

constatée sur nature et rendue immédiatement, donc sans la mémoire. (...)

tVoirle~ table;\ux reproduill. dans: Regards et jeux dans l'espace. Montréal, Édition de luxe eomportanttrcnte-cïnq tableaux de ('auteur, Fides, 1993, 2Cf7 pages.

2cartier. Georges, "Le tombeau d'un poète: Paysage de Saint-Denys Garneau". dans L'action universitaire. XX, 1, oct. t953, p. 33.

(13)

7

Du reste les peintres changeaient de tableaux presque d'heurc cn hcure.

selon les modifications de lumière apportécs aux objcts par Ic mouvcmcnt

du soleil (Manet, Marquet)".3

À

l'instar de Matissc, Saint-Dcnys Garneau

est de ceux qui s'abandonnent aux mouvements de la lumière. Chaque

journée est vécue en fonction de l'ascension ou du déclin de la lumièrc. On

peut ainsi remarquer combien le matin, le midi et le soir inspirent

il

Saint-Denys Garneau des états d'âme et des chants particuliers.

Inlassable,

s'efforçant de toujours mieux voir, Saint-Denys Garneau est heureux en

plein air, au coeur de ses esquisses où la lumière qui s'évade de l'aquarelle

semble aller se réfugier au sein du chant, quelques instants, avant dc

s'enfuir par les fissures du ciel.

La

lumière et le poète semblent émerger de la même source tant leurs

jeux se mêlent, se répondent et se fécondent. Anne Hébert, la cousine

adorée de Saint-Denys Garneau, s'émerveille d'une telle communion:

La lumière, la couleur, la forme: il les faisait

surgir devant moi. Il appelait la 1umière par son

nom et la lumière lui répondait. Il a reçu parole

de la lumière, parole et message. La lumière le

reconnaissait.

Il aimait tant la lumière: "ne pas

cacher la moindre des 1umières.

4

Plusieurs auteurs ont remarqué l'importancc de la lumière dans la

poésie de Saint-Denys Garneau. Toutefois, rares sont les ouvrages qui ont

montré que la lumière était non seulement un thème de celle poésie mais

qu'elle en constituait pour ainsi dire le ressort dramatique. Ce sont les

réflexions de Gilbert Durand sur le drame et la dualité qui nous ont permis

3Matisse, Henri, Écrits el propos sur l'art. Paris, Hermann. 1972, p. 169.

4Hébert, Anne, "De Sainl-Denys Garneau elle paysage", dans La Nouvelle Relève. déc.

(14)

d'élaborér une dramatique de la lumière dans la poésie de Saint-Denys

Garneau:

La pensée humaine commence avec le "dia-Iogue",

a-t-on dit, mais surtout elle commence

avec

l'intégration des éléments, même négatifs, en une

action où ils s'éprouvent, en un drame, c'est-à-dire

en un récit, un tableau qui ne se laisse pas dissocier

par le choc <.les antithèses mais intègre dans une

cohérence significative le jeu même

des

antithèses.

5

Aussi imprévisible que paradoxale, l'oeuvre de Saint-Denys Garneau

est ce long récit "qui ne se laisse pas dissocier par le choc des antithèses".

La dialectique qui "déchire la conscience"6 est remplacée par un jeu de

miroirs où chaque élément trouve son reflet, se reconnaît et est reconnu

par son contraire.

La

lumière dans la poésie de Saint-Denys Garneau est

un élément dynamique qui s'évanouit dès que l'on croit en saisir le sens,

comme si l'intelligible était contraire à l'essence même de la lumière. En

nous inspirant de Gilbert Durand, Jean-Pierre Richard et Gaston

Bachelard, nous avons réuni les différentes formes de lumière en groupes

d'images. Ces groupes d'images ne sont pas distincts et hermétiques, mais

constituent une constellation à l'intérieur de laquelle ils se rencontrent, se

lient ct sc séparent

à

nouveau.

Nous avons d'abord divisé la lumière dans la poésie de Saint-Denys

Garneau en deux groupes: la lumière en mouvement et la lumière figée. Le

chant ct le regard d'Orphée définis par Blanchot ont inspiré toutes nos

réflexions sur le mouvement et la fixité de la lumière.

50urand, Gilbert, L'âme tigrée. Paris, Éditions Oenoël, 1989, p. 89.

(15)

9

Selon Blanchot, l'oeuvre d'Orphée est de ramener sa hien-aimée Eurydice au jour et ce, sans la regarder:

Son oeuvre, c'e.~t de la ramener au jour et de lui

donner, dans le jour, forme, figure et réalité. Orphée peut tout, sauf regarder ce "point" en face, sauf regarder le centre de la nuit dans la nuit. Il peut descendre vers lui, il peut, pouvoir encore plus fort, l'attirer

à

soi, et, avec soi, l'attirer vers le haut, mais en s'en détournant.?

La remontée au jour d'Eurydice n'est possible que si Orphée chante tout en détournant son regard. Mais ce dernier ne peut contraindre son désir. La faute d'Orphée, c'est de demeurer figé au sein de la nuit, soumis

à

la fascination qu'exerce sur lui le monde des ténèbres. Eurydice demeure alors sans visage et immobile, dans la mort. Seule la remontée au jour, le mouvement pouvait la sauver de l'informe. Toutefois, Blanchot estime qu'une telle faute est nécessaire au chant:

Il perd Eurydice, parce qu'il la désire par-delà les limites mesurées du chant, et il se perd lui-même, mais ce désir et Eurydice perdue et Orphée dispersé sont nécessaires au chant, comme est nécessaire à l'oeuvre l'épreuve du désoeuvrement éternel.B

Nous observons chez Saint-Denys Garneau cette même immobilité, ce même égarement auxquels le chant doit à la fois consentir et résister. Les "limites mesurées du chant" sont définies, dans la poésie de Saint-Denys Garneau, par la lumière en mouvement qui met les choses au monde, comme si elle les tirait des ténèbres en sautant autour d'elles. En revanche,

7Blanchot, Maurice, L'espacc lillérnire. Paris, Collcction Folio/Essai, Gallimard, 1955, p. 225.

(16)

la dispersion du poète au sein de la nuit est provoquée par la lumière figée.

L'ombre de la lumière figée plonge le poète au sein de la démesure et du

silence. Le regard figé au coeur de l'informe, Saint-Denys Garneau est

alors incapable de chanter. Le poète ne peut chanter que dans un espace où

les choses sont "mesurées" par la lumière en mouvement, mais il semble

aussi que le silence provoqué par la lumière figée soit une épreuve

nécessaire. Ainsi,la lumière participe au drame poétique de Saint-Denys

Garneau, c'est elle qui le polarise entre "le regard et le chant d'Orphée".

S'ajoute

à

ces deux premiers groupes de lumière un "élément de

dramatisation", un tiers groupe de lumière qui résume

à

lui seul tout le

drame de Saint-Denys Garneau. Le dualisme n'est donc pas stérile chez

Saint-Denys Garneau puisqu'il provoque le choc des antithèses qui donne

naissance

à

un espace intermédiaire, une zone grise dans laquelle les

contraires s'embrassent.

La transparence est cet espace ouvert où se

rencontrent

à

la fois la lumière en mouvement et la lumière figée. Ici, le

drame est joué. La lumière qui donne forme au paysage en dansant autour

des choses est aussi celle qui fixe tout dans une même lumière. De la même

façon, l'ombre de la lumière figée estompe les contours et rassemble tout

dans une même couleur. La dramatique de la lumière réside donc dans

celle double aetion: la lumière donne forme au paysage en sautant autour

des ehoses mais elle noie aussi leurs contours en les transfigurant. Le

mariage des antithèses est un risque auquel Saint-Denys Garneau ne peut se

soustraire et qui provoque un ba.lanr.ement constant entre le mouvement et

l'immobilisme, entre la vie et la mort, entre le chant et le silence.

(17)

CHAI)n'RE 1

(18)

Envole-loi bien loin de ces miasmes morbides; Va le purifier dans l'air supérieur,

El bois, comme une pure et divine liqueur,

Lefeu clair qui remplilles espaces limpides

Baudelaire

Toul ce qui esl dans la lumière porte son ombre

Ce qui est dans la clarté est double est deux

participe au clair

et s'enracine dans l'ombre

(19)

Il Ya des moments dans la poésie dc Saint-Dcnys Garneau 011 Ic soleil semble immobile. Que ce soit à midi ou le soir, le soleil est alors figé dans le ciel, et l'ombre qu'il déploie au picd des choses est tantôt un trou menaçant, tantôt un grand bain unificatcur. La lumièrc figée dictc au poète une attitude particulière face au monde qui s'exprime en tcrmes de centre. de fusion, d'immobilité ou de descente qui sont tous associés

à

unc régression ou àune cxtase.

Dans un premier temps, nous obscrverons le soleil sans objet et figé au centre du monde. Le poète, tout comme le soleil. souhaite alors êtrc posté au centre de l'univers et avoir un rayonnement infini. Puis, la lumière du soleil quitte l'Au-delà et descend se heurter contre les choses. Nous examinerons alors la lumière de midi, du soir ct de la lune. Finalement, nous verrons comment les lumières de l'étoile, de l'cau et des lanternes provoquent toutes trois une abdication du poète devant la mort.

1.

Le soleil sans objet et

figé

au centre du monde

1.1 La force celltrifuge du soleil

Le soleil est une figure dominante dans l'oeuvre de Saint-Denys Garneau. Bien que la source de toutes les lumières soit indissociable du paysage auquel elle donne forme, nous insisterons d'abord sur le soleil comme lumière sans objet et figée au centre du inonde.

Dans le poème Autrefois, le soleil brille au centre d'un espace pur ct

illimité. La lumière n'aiguise aucune limite, elle ne se déploie que dans un espace infini et sans périphérie. Le poète prend ici plaisir à se comparer à cette forme de lumière:

(20)

Autrefois j'ai fait des poèmes Qui contenaient tout le rayon

Du centre à la périphérie et au-delà Comme s'il n'y avait pas de périphérie

mais le centre seul Et comme si j'étais le soleil: à l'entour

l'espace illimité9

En effet, une des grandes tentations de Saint-Denys Garneau est d'être posté au centre du monde. Dans ce poème, le corps du poète n'est pas répandu aux quatre points cardinaux mais ramassé en un centre afin de jouir de l'espace illimité. Cette quête de l'espace n'entraîne pas un éparpillement, car elle procède, au contraire, d'un désir d'enraciner le mouvement au centre du soleil qui sert de tremplin:

De sorte que cette partie même projetée puise sans cesse par ses racines une vie nouvelle, comme un rayon resté au centre lié au centre, et que nous-mêmes loin de nous perdre en cette exhalaison, nous nous y retrouvons, non pas tout entier, dans ce rayon, mais ce qui convient et demeurant en somme au centre du soleil.10

Ainsi, le centre du soleil est un point fixe qui nourrit toutes les errances du poète. Bien qu'immobile, Saint-Denys Garneau a donc un immense rayonnement. En plus de vaincre l'éparpillement, cet immobilisme est propice à une rêverie de l'immensité. Nous nous inspirons ici d'une réflexion de Bachelard dans La poétique de l'espace:

9 Garneau, Saint-Denys, Oellvres. Tellte établi, annoté et présenté par Jacques Brault et Benoît Lacroill, Montréat, Les Presses de L'Université de Montréal, 1971, p. 26. Désormais, nous désignerons cet ouvrage par Oeuvres.

(21)

Dès que nous sommes immobiles. nous sommes ailleurs: nous rêvons dans un monde immense. L'immensité est le mouvement de l'homme immobile. L'immensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille. 11

Seule la première strophe du poème met en scène un espace sans périphérie car, dès que le poète se met en mouvement, la croOte céleste devient un obstacle entre le poète et l'Au-delà. C'est le mouvement qui dresse des bornes, imposc au poète les limitcs de son propre corps:

C'est qu'on prend de l'élan

à jaillir tout au long du rayon

C'est qu'on acquiert une prodigieusc vitesse dc bolide Quelle attraction centrale peut alors

empêcher qu'on s'échappe

Quel dôme de firmament concavc qu'on lepercc Quand on a cct élan pour éclatcr dans l'Au-dclà 12

Le centre tant loué par Saint-Denys Garneau devicnt unc force d'attraction qui empêche le poète d'éclater dans l'Au-delà. Le centre n'est plus un tremplin vers l'infini mais unc force ccntripète qui retient Ic poète. Jeanne Lapointe dans "Saint-Denys Garneau ct l'image géométrique" décrit les circonstances d'un tel manque d'élan: "Le poète sait maintenant que la terre est refermée sur lui, recouverte de ce ciel concave qui l'étouffe; la terre n'est plus un lieu d'élan libre, mais une prison".13 Saint-Denys Garneau insiste alors sur la nécessité de percer le "dôme" qu'cst

1

e

Il Bachelard, Gaston, La poétique de l'espace. Paris, Presses universitaires de France, 1958, p. 169.

120euvres. p. 26.

13Lapointe, Jeanne, "Saint-Denys Garneau et l'image géométrique", dans Cité Libre. XI, 27, mai 19(j(). Texte consulté dans l'ouvrage de Jacques Blais: De Saint-Denys Garneau . Montréal, Fides, "Dossiers de documentation sur la littérature canadienne-française", VII,

1971, p. 33.

(22)

• "firmament concave" afin "d'éclater dans l'Au-delà". C'est pourquoi, dans la deuxième partie du poème, Saint-Denys Garneau souhaite fissurer la "surface du globe". L'expression "surface du globe" sous-entend que le poète, entre la première ct la deuxième strophe, ait voyagé du soleil ù la terre. L'espace infini tant recherché dans ce poème n'est donc réalisable qu'ailleurs.

Ainsi, dès qu'il se met en mouvement, le poète se sent aspiré par le centre, et du même coup, le ciel se plafonne. Soudain coincé dans un territoire circonscrit, le poète n'en arpente pas moins les lieux. Toutefois, cette exploration est vite transformée en un "point mort à la surface":

Et l'on connaît bientôt la surface

Du globe tout mesuré inspecté arpenté vieux sentier Tout battu

Alors la pauvre tâche

De pousser le périmètre à sa limite

Dans l'espoir à la surface du globe d'une fissure, Dans l'espoir et d'un éclatement des bornes Par quoi retrouver libre J'air et la lumière Hélas tantôt désespoir

L'élan de l'entier rayon devenu Ce point mort sur la surface.14

Dans ce poème, Saint-Denys Garneau affiche une énorme capacité d'expansion. Tantôt il rayonne au centre d'un espace illimité, tantôt

il

arpente en un temps record la surface du globe et ce, sans démembrement.

La fusion avec le soleil semble parfaite puisque le poète possède le même rayonnement que ce dernier.

(23)

Toutefois, dans le passage suivant, Saint-Denys Garneau redcvicnt un

homme. Un homme avec des jambes ct qui, en marchant. tcnte de rcerécr

un espace analogue à l'Au-delà. Le souvenir dc l'espaec illimité cst donc

indélogeable:

Tel un homme

Sur le chemin trop court par la crainte du port

Raccourcit l'enjambée et s'attarde à venir

Il me faut devenir subtil

Afin de, divisant à l'infini l'infime distance

De la corde à l'arc,

Créer par ingéniosité un espace analogue à ('Au-delà

Et trouver dans ce réduit matière

Pour vivre et l'art.

15

Par crainte de finitude, le poète sectionne l'espace en autant de petits

infinis. Georges Cartier estime que Saint-Denys Garneau s'enferme dans

un espace fini afin de. trouver l'infini: "C'est tout le domaine ldu manoir!

que Saint-Denys Garneau va reconquérir. Il s'enferme dans le fini pour

trouver l'infini, dans de restreintes limites pour parcourir tous les espaces,

dans un seul paysage pour détailler tous les regards, dans le silellce pour

mieux entendre la voix de Dieu"

.16

Le poème

Autrefois

est la mise en

scène d'une telle exploration car le poète déjoue alors l'espace. Si dans la

première partie de cc poème Saint-Denys Garneau se tenait immobile au

centre d'un monde intemporel,

il

joue maintenant avec le temps afin

d'élargir l'espace. En effet, en retardant l'arrivée au port, il accroît, de

façon illusoire, la distance entre le point de départ et le point d'arrivée.

Bien que la distance soit fixe,

il

en fait un facteur variable en jouant avec le

150cuvrcs. p. 26.

16Cartler, Georges, Loc. cil., p. 31.

(24)

• temps et la vitesse. Ce complot investit le poète d'un sentiment de puissance.

De plus, celui qui avait une "prodigieuse vitesse de bolide" semble ici immobile. Comme s'il marchait sur place et dans le vide, le poète avance sur un chemin dont la distance est fragmentée à l'infini. Cette perception de l'espace fait penser à celle de Zénon d'Élée, philosophe grec que Valéry évoque dans

Le cimetière marin.

En effet, selon ce philosophe, une flèche ne parviendrait jamais à atteindre son but puisque, pour atteindre un point, la flèche doit d'abord parcourir la moitié de la distance qui l'en sépare et auparavant la moitié de la moitié et ainsi de suite. Tout comme la flèche de Zénon d'Élée, le mouvement de Saint-Denys Garneau est impossible puisque l'espace est infiniment divisible et, par conséquent, immense et impossible à parcourir. Ainsi, dans ce poème, le soleil n'éblouit pas le poète, mais il lui donne la force de convertir un "vieux sentier battu" en un espace infini.

La lumière figée et sans objet est donc le théâtre d'un jeu avec l'espace, ce dernier étant tour à tour dilaté et comprimé. Nous pouvons aussi observer un mouvement de compression de la part du poète lorsque l'espace est dilaté et une tentative d'élargir l'espace lorsque ce dernier est comprimé.

1.2.

[,a

force celltripète du soleil

Nous avons jusqu'ici insisté sur la force centrifuge du soleil. En revanche, dans

Un poème a chantonné tout le jour,

le soleil attire vers lui toutes les lumières. Tout comme la lune, le soleil est ici dans un état de

(25)

réceptivité. Au lieu de nourrir le monde, le soleil vole la lumière ell l'attirant vers lui:

Et voilà que la lueur s'en re-va

S'en retourne dans le soleil hors de vue Et une porte d'ombre se referme

Sur la solitude plus abrupte Et plus incompréhensible.17

Saint-Denys Garneau souhaite avoir sur le monde une force d'attraction similaire à eelle du soleil. Tout comme l'espace ouvert el vide déployé autour du soleil, le poète semble lui-même ouverl et réceplif à

toute la lumière:

Ce que j'ai d'extraordinaire, je m'en doute bien, je le sais bien; c'est ma puissance. Comme un centre d'attraction, j'appelle à moi irrésistiblement tout ce qui m'enloure. El par contre, comme tout ce qui est puissant, comme le soleil, j'éblouis dès que je fixe.1B

Si elle est surestimée, cette force peut devenir tragique. Dans un passage du texte

Non je ne veux pas le soleil,

Saint-Denys Garneau auire vers lui tellement de lumière que "le monde alentour crève et se fond":

Ah! pourquoi le soleil pour mes yeux que je puis regarder, là pour moi comme pour tout le monde de sorte que tout le monde alentour crève et se fond parce que je suis moi au soleil.19

19

Ainsi, lorsque le poète a un rayonnement infini ou une immense force d'attraction, quelque chose est brisé. Dans le premier cas, le ciel est fissuré, et dans le deuxième, tout ce qui entoure le poète est anéanti. Dans

170euvres.p. 167. 181bid., p. 405. 191bid., p. 750.

(26)

le second, en plus d'êtrc éhloui, le poète plongerait tout ce qui l'entoure

dans l'obscurité, car il serait un trou avaleur de lumière, ou encore, une

énorme masse qui allirerait vers elle toute la lumière du soleil. Dans cc

ucrnier cas, il serait plus massif que le soleil. Quoi qu'il en soit, ces trois

hypothèses révèlent toutes une grande complicité entre Saint-Denys

(Jarneau ct le soleil ct elles mettent en évidence le désir du poète de hriller

au coeur d'un espace où seule règne la lumière.

1.3. Le .l'Oleil comme figure de l'ab.folu

Celle symhiose avec le soleil n'est pas constante. Dans

I.e

jour,

le,I'

hYlIllles, le poète décrit le soleil comme étant inaccessihle.

Les hymnes n'ont jamais été si pauvres

Que durant cette journée où nous avons cherché

la terre

à

nous désâmcr

Où nous avons tant recherché notre reflet fantôme

la terre

Nous n'avons jamais été tant et si mal blessés

Que par ce soleil étranger dans le ciel que nous

n'avons pas créé

Que par ce soleil qu'il a fait que nous n'avons pas eréé

Les hymnes n'ont jamais été si pauvres si délaissées

Que ce jour où nous avons voulu prendre le soleil

à

témoin de notre lumière

20

Contrairement au poème

AUlrefois où Saint-Denys Garneau, par son

rayonnement, habite ct modifie l'espace, ici, le poète est figé. Il n'est plus

le soleil comme dans

AUlrefois, mais une entité distincte qui se voudrait

toutefois aussi puissante que le soleil. On assiste

à

une guerre entre la

lumière du poète ct celle du soleil, qui se se dénoue par une victoire de ce

dernier. Le poète fuit alors

I.~

ciel qu'il ne peut eréer pour se réfugier dans

la terre.

I~'l

terre n'est donc plus un espace

à

transformer en Au-delà "pour

200cuvrcs.

p.

193.

(27)

vivre et l'art", mais un endroit

Olt

le poète se désâmc.

Tout commc

Lucifer, le porteur dc lumièrc qui a défié Dicu, Saint-Dcnys (Jarncau, cn

voulant rivaliser avec le solcil, dcvicnt unc lucur prisonnièrc dc la tcrrc.

Dc plus, la lumièrc de Saint-Denys (Jarncau, au mêmc titrc quc ccllc dc

Lucifer, est parfois une lumière négativc ou un trou avalcur de lumière,

comme nous l'avons souligné précédemment.

Rilke évoque dans Vergers combien Ic solcil éhlouissant cst

déroutant:

Beaucoup d'ombre entre sans doute

dans la sève de celle vigne;

et ce trop de clarté qui trépigne

au-dessus d'elle, trompe la route.

21

Dans

I.e jour, les hymnes, il y a ce même excès de clarté qui lïge,

déroute Saint-Denys Garneau.

À

la fois fasciné et désoricnté, le poète ne

pcut toutefois s'cm pêcher de regarder une telle lumière. Il semhle que le

soleil soit une lïgure de l'absolu car celui qui le regarde cn face devient

paralysé. La source de toutes les lumières cst insupportahle au regard de

l'homme. Le poète de La Divine Comédie est tout aussi éhloui par un tel

soleil:

.J'aperçus au-dessus des milliers de flambeaux

lin pur soleil qui les allumait tous

Comme notre soleil ccux qui sont sur nos têtes;

Et, dans la clarté vive, avee un tel éclat

Transparaissait la Substance de flamme

Que mon regard ne le put supporter

o

Béatrice!

ô

douce guide et chère!

Elle me dit: "Ce qui t'éblouit là

FA~t

une force

à

qui rien ne résiste.

22

21 Rilke, Rainer Maria, Vergers. Paris, Gallimard, 1978, p. 89.

22Dante,LaDivine Comédie. Paris, "Classiques Garnier", Bordas, 1989, p. 473.

(28)

Comme nous le verrons dans le troisième chapitre, la lumière peut transpercer ce qu'elle éclaire. Mais ce qui allire notre allention ici, c'est la lumière éblouissante "à qui rien ne résiste". Ceci nous rappelle la mise en garde de Jacques Rivière à Antonin Artaud:

Aussi longtemps que vous laissez votre force intellectuelle s'épancher dans l'absolu, elle est travaillée par des remous, ajourée par des impuissances, en butte à des souffles ravisseurs qui la désorganisent (...).23

Ces "souffles ravisseurs" entraînent chez Saint-Denys Garneau, la pauvreté des hymnes et, à l'extrême, le silence. Planté au sol et le nez pointant vers le ciel, Saint-Denys Garneau attend le moment de grâce qu'il a connu autrefois, celui où la fusion avec le soleil semblait parfaite. Le poème

I.e diahIe

pOlir

ma damnation

met aussi en scène l'attente. Tout comme Orphée a regardé Eurydice en face, Saint-Denys Garneau ne peut s'empêcher de regarder la lumière qui se cache de J'autre côté du rideau. Dans les deux cas, le regard s'aventure dans un espace interdit et s'ensuit la folie ou la mort:

Voilà que les maudits rideaux S'écartent,

Laissent apercevoir

Encore le jour, encore la nuit,

Et laissent s'échapper le chant, une maladie commencée, une aurore qui s'avance à peine

Une lumière qui s'en vient

lin beau contour qui se précise une danse esquissée... Quelle extase! Nous sommes ivres,

Mon coeur et moi, nous sommes fous!

Et nous demeurons dans la salle Quoique le voile soit tombé.

Et nous regardons avidement

(29)

23

La place maintenant bouchée.

Le rideau maintenant fermé.

"Va-t-il s'ouvrir bientôt? Demain?"

Et le diable continue ainsi toujours

à

cent reprises son manège.

Je l'entends rire dans les coulisses.

Et s'amuser de notre mort à petit feu, à mesure qu'il

voit surgir la folie au fond de nos yeu x agrandis24

Après la tombée du rideau, le monde entier est barricadé. et le poète attend passivement qu'il s'ouvre à nouveau. Le silence devient alors le seul état où le poète est tout entier fidèle au souvenir de la lumière de même qu'à l'attente de sa prochaine apparition.25 Après avoir regardé l'ahsolu en face, la chute est inévitable et la mort devient le seul refuge contre une insupportable désillusion. Ici, encore une fois, l'attitude de Saint-Denys Garneau rejoint celle d'Orphée.

Orphée ne doit pas regarder Eurydice en face s'il veut la ramener au jour. Orphée, en rompant ce pacte et en regardant Eurydice, est devenu impuissant à charmer le monde des ténèbres. Eurydice est donc demeurée éternellement dans l'ailleurs effrayant, et Orphée a été condamné à errer dans un monde sans amour et sans joie. De la même façon, Saint-Denys Garneau ne peut chanter le soleil que s'il ne le regarde pas en face. C'est

à

cette condition qu'il peut jouer avec la lumière, la chanter, de sorte que tout devient ensorcelé par la musique. Nous verrons, plus loin, comment le poète est capahle d'un tel exploit dans un contexte de lumière en mouvement. Toutefois, ici, après avoir fixé le soleil, Saint-Denys Garneau ne peut "attaquer le soleil par son nom" sans tout détruire. Le mot soleil 240euvres. p. t87. .

25Cette attente résumeà elle seule toute l'importance que Saint-Denys Garneau accorde à l'inspiration et à la grâce.

(30)

devient alors aussi puissant que ee qu'il désigne. Dire "soleil", e'est brQler

le monde entier:

Et quand je dis soleil je détruis le soleil sur le

monde entier autour de moi paree que j'attaque le

soleil par son nom (...)

Alors eette espèee d'attente et cette espèce de soif,

eet appel de pouvoir appeler le soleil, de pouvoir

appeler la lumière, d'avoir le droit

d'être

ensoleillé et de voir le soleil au ciel comme tout

Ic monde sans mourir?26

Quand la lumière est figée et sans objet, il semble que le poète soit

incapable de se tenir debout devant le soleil sans se fondre dans la lumière.

Tantôt le poète jouit d'un rayonnement aussi grand que le soleil, tantôt il a

la mëme iorce centrifuge que ce dernier.

~ue

le poète soit un tremplin

vcrs l'extérieur ou qu'il attire vers lui toute la lumière, dans les deux cas,

un espace immense et vide se déploie autour de lui. Ceci est une source

d'angoisse. Il n'est en effet pas très rassurant de voir tout crever autour de

soi. Dans La mort

à

Venise, Aschenbach est étendu en face de la mer

immense ct déserte et il songe:"Mais dans le ciel vide, dans l'espace

indivisé, nous perdons aussi la notion de durée et notre esprit se noie dans

la démesure" .27 Jean-Pierre Richard souligne combien l'euphorie

expansionniste peut vite se transformer en désarroi:

Mais c'est que tout est nombre, et qu'au bout de

tout

accroissement

numérique,

de

toute

multiplication, et donc de toute activité vivante,

puisque la vie se définit par une fatalité

d'expansion, se produit un dérèglement, s'ouvre

un abîme. 28

260euvres. p.75O el 751 .

27Mann. Thomas. La mort à Venise. Paris, Fayard. t97t, p.57.

(31)

Jean-Pierre Richard proposc unc solution

1\ l'C

dérèglcmcnt qui est

pourtant Ic signe même dc la vie:

Point de vic, certcs, sans cxpansion: mais la

logiquc dc l'expansion étant Iïnalcmcnt dc briscr

la vic, il lui faudra soit frcincr l'épanchcmcnt

vital, soit l'équilibrer par d'autrcs mouvcmcnts

intérieurs qui joucront au contraire dans Ic scns

d'un resserremcnt et d'une avarice d'être.

29

Ce resserrement,

il

sc fera grâce au contact de ln lumière du jour

avec les choses, grâce

à

une sortie en plein air. Toutefois, dans lin contcxlc

de lumière figée, Saint-Denys Garneau insiste davantage sur l'ombre que la

1umière creusc autour des choses pl utôt que sur la forme qu'elle leur

donne.

2.

L'ombre de la lumière figée

2.1. La lumière de midi

Le peuplement de l'espace par les choses confère

à

ln lumière figéc

un nouveau rôle: celui de faire de l'ombre. Dans la poésie de Saint-Dcnys

Garneau, l'ombre est souvent le résultat d'une rencontrc entre ln lumière

figée et une masse opaque. L'ombre de la lumière figée esl présentée dnns

deux contextes différents: dans le premier règne l'harmonie, ct dans le

second, la mort.

Utile, l'ombre est source de calme et de sérénité.

Dans Ic poème

Midi le juste,

Claude Roy peint ce paisible tableau champêtre:

29Richard, Jean-Pierre, Op. cil., p. 133.

(32)

À

l'heure aride et haute

midi de la mi-aoOt

la lance du soleil plantée droit dans la terre

quand le ciel est clairière cristal

flamme bleue

quand les oiseaux muets se cachent dans leur ombre

ct quc Ics moissonneuses exténuées font halle dans les

champs30

Sylvain Garneau dans

Les chevaux de la sahlière

aime voir dormir

les chevaux sous le soleil de midi.31

Saint-Denys Garneau aussi perçoit

cclle heure comme un moment de repos ct de silence.

L'ombre de la

lumière de midi rafraîchit les bêtes accablées de chaleur. C'est comme si le

soleil étendait un baume sur ce qu'il brOIe:

Dans les champs

Calmes parasols

Sveltes, dans une tranquille élégance

Les ormes sont seuls ou par petites familles.

Les ormes calmes font de l'ombre

Pour les vaches et les chevaux

Qui les entourent

à

midi.

Ils ne parlent pas

Je ne les ai pas entendus chanter

Ils sont simples

Ils font de l'ombre légère

Bonnement

Pour les bêtes.32

Déroulée, l'ombre des ormes rafraîchit les vaches et les chevaux.

L'ombre n'est pas un gouffre mais une caresse légère pour les bêtes. La

fraîcheur est d'ailleurs associée

à

la légèreté et

à

la joie chez Saint-Denys

Garneau.

Dans ce tableau champêtre, les ormes ne parlent pas.

Trop

30Roy Claudc. Op. cil.. p. 94.

310arncau, Sylvain. dans Mailhol.L.~nrcnl.Ncpvell. Picrrc. L.~ Poésic québécoisc. Anlhologic. Monlréal. L'Hcxagone. 1990. p. 343.

(33)
(34)

Le drame du poème

011

n'avait pas ,filli réside dans le fait que le poète ne parvient pas à se défaire de l'ombre qui est pendue à ses épaules.

À

midi, c'est comme si Saint-Denys Garneau devenait double. Son corps haigné de 1umière a pour antithèse un trou d'ombre:

Notre ombre invisible est eontinue

Et ne nous quille pas pour tomber derrière nous sur le chemin

On la porte pendue aux épaules Elle est obstinée à notre poursuite Et dévore à mesure que nous avançons La lumière ùe notre présencc

On n'arrive guère à s'en débarrasser

En se retournant tout à coup on la retrouve à la même place

On n'arrive pas à la secouer de soi

Et quand elle est presque sous nous aux alentours de midi

Elle fait encore sous nos pieds

Un trou menaçant dans la lumière.35

Ici, l'ombre n'est pas légère. Non seulement est-elfe un poids sur les ép:·lIles. mais 11 midi elle creuse en tomhant un trou sous les pieds du poète. ("esl comme si une colonne de lumière s'ohselll'cissait au conlaet de Saint-Denys Garneau et devenait une l'oreuse qui lui ereuse une l'osse lumineuse. La lumière participe donc à son propre enfouissement, à sa propre destruction. Il est important de souligner l'importance de ,la verticalité36

présente dans un contexte de lumière figée.

À

midi, la lumière figée dans le ciel tombe verticalement sur le poète debout, et l'ombre, comme si elle était le prolongement du corps, s'enfonce verticalement dans le sol.

J50cuvrcs, p. 196 cl 197.

J6()c la mêmc façou, "nulrcfois". In conquêlc dc l'cspacc élnil vcrlicalc conlmircmcnl 11

(35)

De même que le trou était implicitement associé

à

la mort dans

ÂI'I'ès

les plus vieux vertiges,

le poète reeonnaÎt que midi est un fossoyeur:

Après les plus vieux vertiges

Après les plus longues pentes

Et les plus lents poisons

Ton lit certain comme la tombe

Un jour

à

midi

S'ouvrant

à

nos corps faiblis sur Ics plagcs

Ainsi que la mer

Après les plus lentes venues

Les caresses les plus brGlantes

Après ton corps une colonne

Bien claire et parfaitement dure

Mon corps une rivière étendue

et dressé pur jusqu'au bord de l'eau37

Dans ce poème, les eorps sont comparés

à une eolonne et cclui du

poète est "dressé pur". Ces images font référence une fois de plus

il

l'idée

de verticalité déjà mentionnée. C'est eomme si le soleil,

il

son zénith.

dressait la matière, l'aspirait vers lui.

Peter Handke évoque aussi ce

redressement de la matière

il

midi. À celle heure. non seulement les herbes

se dressent, mais le silence se fait image: "Midi. La gelée blanche de la

nuit avait même fondu dans les recoins d'ombre du jardin ct alors que les

herbes durcies se redressaient, la douceur d'un souille les traversa.

Un

silenee s'éleva et se /it image".38

À

midi, le soleil est/igé et au sommet de

son ascension, les herbes s'étirent vers la lumière.

.I7O"II\'l'l'S. l" IHI '" IHl.

38Handke, l'cler, Essai sur la journée réussie. Paris. Gallimard, 1991,p.40.

(36)

À

"midi le juste", tout semble arrêté.

À

cette heure, Valéry se tient "entre le vide et l'événement pur"39, en équilibre entre l'immobilisme et le mouvement. Cel instanl précaire n'inspire pas moins toute une rêverie. Tout comme Saint-Denys Garneau est plongé dans son ombre, Valéry s'enfouit dans son cimetière marin:

Ô

pour moi seul, à moi seul, en moi-même, Auprès d'un coeur, aux sources du poème, Enlre le vide et l'événement pur,

J'allends l'écho de ma grandeur interne, Amère, sombre et sonore citerne,

Sonnant dans l'âme un creux toujours futur!

(

...

)

Les morts cachés sont bien dans cette terre Qui les réchauffe et sèche leur mystère. Midi là-haut, Midi sans mouvement En soi se pense et convient à soi-même... Tête complète et parfait diadème,

Je suis en toi le secret changement,4o

Midi brille, immobile dans sa sphère parfaite. Tout comme dans

Après les plus vieux vertiges le mouvement est amorcé par un marcheur,

seul le poète du Cimetière marin est le "secret changement" de ce moment figé. De son côté, Rilke imagine la venue d'une revenante, unique

mouvement dans cette heure où tout dort: Au midi vide qui dort combien de fois elle passe sans laisser

à

la terrasse

le moindre soupçon d'un corps41

39Valéry, "Le cimetière marin", dans Variétés. Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957, p. t49.

40lbid., p. 149

(37)

Midi est l'heure des fantômes, de la morl. Dans

Après les plus vieux

vertiges,

nous rctrouvons le thème de la certitudc juxtaposé fi cclui dc la lumière de midi. Si les ormes étaient certains de leur utilité fi unc hcurc fixe, le poète n'est certain que de ce qui l'atlend

à

la lin de tout. La lixité dc la lumière semble en effet condamner le poète li côtoyer l'inévitahlc, c'est-à-dire la mort. "Le temps se taiL, hésite, avant de se remettrc cn marche vers l'automne"42, écrit Claude Roy.

À

midi, le soleil cst fi son apogée et, inévitablement, le déclin suit. Le promeneur de Petcr Handke qui regardait les herbes, voit aussi surgir du vide des papillons, petits animaux éphémères qui sont synonymes de mort: "II était en route ct marchait au soleil de midi sur une route dégagée avec ces papillons couleur de vêtements, qui surgis par couples du vide semblaient s'approcher li

rebours (...)". 43 La mort n'apparaît pas comme une menace, elle ne faiL que passer dans un vol léger.

Le poète de Dante profite de "J'heure la plus noble du jour tout entier et la plus vertueuse"44 pour s'envoler vers l'Empyrée, la dernière sphère céleste où Dieu l'attend. Heure jusqu'ici figée, midi, dans le P(/f{Îdi.\·

de Dante, est un heureux moment d'envolée. Ces paroles de Claude Roy résument toutes ces rêveries sur cette heure décisive:

Plus tard à midi juste à l'aigu du soleil des mots t'habiteront pour la première fois et la clarté du jour aura sans avoir l'air

traduit et mis au clair ce qu'on avait cru tairc45

42Roy, Claude, Op. cil., p. 94. 43Handke, Peter, Op. cit... p. 40.

44Longnon, Henri, "Notes sur le paradis", dans Dante, Op. cil, p. 348. 4SRoy, Claude, Op. cil., p. 24.

(38)

Midi est donc l'heure des révélations. Quoi qu'il en soit, dans la poésie de Saint-Denys Garneau, l'ombre de la lumière figée n'est douce et apaisante que lorsqu'elle éclaire un pôle extérieur au poète, car lorsqu'elle sc dresse au sein de celui-ci elle provoque un dédoublement et inspire des réflexions sur la mort.

2.2. La lumière du. !J'oir

Si l'ombre est tranchante quand le soleil est

à

son zénith, le soir, la lumière du soleil couchant adoucit le contour des choses. De plus, l'ombre alors répandue autour des choses est longue, généreuse et réconfortante. Saint-Denys Garneau décrit ainsi une toile de Cullen:

Majestueuses montagnes aux sommets illuminés des derniers feux d'un soleil déjà bas qui laisse le reste du paysage dans une ombre épaisse et chaude (00.).46

À midi, le corps du poète dressé dans la lumière a pour antithèse une colonne d'ombre creusée dans le sol. De la même façon, le pied des sommets illuminés baigne dans l'ombre. Toutefois, dans ce dernier cas, l'ombre enveloppe le paysage comme une épaisse couverture. Cette sensation de fusion entre les objets apaise le poète. Le déclin de la lumière est donc aussi celui des frontières. Immobiles et silencieuses, les choses semblent alors sommeiller. Dans sa correspondance, le poète décrit ce

paysage à la façon d'un tableau:

Pas un souffle ne joue parmi les roseaux du bord de l'étang. Sur l'étang, pas une ride. Les grands nénuphars mals soutiennent leurs fleurs closes et dorment lentement comme de grandes taches d'huiles sur l'eau. Pas un son que le chant 460cllvrcs. p.222.

(39)

monotonc et mouillé des rainettes et Ic bruit

glauquc que font les wawarrons. Dans ce pli de

terrain, tout sommeille.

(...)

La côte manIe,

atténuée par le soir, et les t,lches 'd'arbres el de

sable sont sans heurts, fondues dans la teinte vert

triste dl) l'ensemble.47

Le chant mouillé des rainettes ct des wawarrons semble se fondre

dans le paysage vert et humide du soir.

Les nénuphars, les nrhres et le

sable sont comparés

à

des taches qui perdent leurs contours, deviennent une

même chose, unifiées dans la "teinte vert triste de ('ensemble". Dans une de

ses nouvelles, Saint-Denys Garneau utilise aussi la couleur alïn de lier les

choses entre elles: "Ce coin était charmant dans le crépuscule naissant où les

contours s'estompaient dans le mauve".4B

Le soir, les chemins s'effacent au même rythme que le jour qui

décline: "Du chemin des champs verts descendent doucement vers le luc et

s'atténuent dans le jour qui finit".49

Les champs verts glissent doucement

vers le lac comme un long tapis que l'on roule avant de le luncer duns l'eau.

Le soir est donc un moment de grande fusion.

Le contraste net et

symétrique entre les choses s'estompe peu

à

peu: "Le soir a fait du lac et du

ciel un miroir qui se ternit".50

Le lac et le ciel ne se mirent plus l'un dans

l'autre car ils sont réunis dans un même désordre. Henri Michaux apprécie

un tel monde:

L'intelligence des distinctions supplantée de

façon stupéfiante.

L'esprit de dépréciation

totalement disparu. Intérêt désintéressé. Mais la

variété innombrable du monde, elle doit bien

470euvres. p.869.

48Ibid.• p. 636. 49Ibid.• p. 649.

50lbid., p. 502.

(40)

être là, pourtant... Elle n'est là que si on cherche à s'emparer, à classer, délimiter, déterminer. On est au-delà à présent.51

La lumière en mouvement sera celle qui elassera, délimitera et fera chanter les choses. En revanche, la lumière du soir rend la parole accessoire. Dans

Le

jOllf.

les hymnes,

Je paysage se couche le soir et se tait enfin:

Il leur a fallu maintenant cette heure depuis le crépuscule

Quand l'horizon est monté s'étendre au bord du ciel comme un bon chien

Et puis petit à petit toute la terre s'est étendue dans sa vallée pour s'endormir

Toute la terrc s'est détendue avec ses épaules et ses vallées

Et sa respiration maintenant n'a plus besoin de voix pour chanter52

Ici, encore une fois, le crépuscule est un grand unificateur. C'est toute la terre qui s'étend dans la vallée pour dormir. De plus, 1a respiration de la terre est un chant que le poète n'a pas besoin de traduire. La terre et le soleil s'endorment en même temps et le poète participe spontanément à ce grand mouvement. La terre n'est plus un endroit où le poète se désâme, mais un refuge propice au repos. C'est tout le paysage qui se couche avec le soleil.

51 Michaux, Henri, Op.cil. p. 204.

(41)

2.3. La lumière de la

IUlle

Un f{lis le soleil couché, tout COffilne la lumière du soir, la lumière de la lune uniformise le paysage:

J'ai marché sans lumières, tant la lune était brillante. Tout était distinct et fondu dans une généralité bleutée; les couleurs à peine suggérées. (...) Le clair de lune était très doux, emmitouflé de brume qui donnait à toute chose un air de rêve. Les touffes d'arbres s'estompaient bientôt, et dès la colline d'en face 1 :rête seuil' des arbres se dessinait, les champs étant baignés de brume.53

Encore une fois, seule la crête des choses est dessinée par la lumière. De plus, comme III lumière du soir, la lumière bleue de la lune fond les éléments du paysage en une même couleur. La brume estompe les contours et contère au paysage un aspectllou, semblable au rêve.

Toutefois, la lumIère de la lune n'est pas toujours chaude et apuisante car elle est froide à force de pureté. Dans le texte en prose

Je rel{arde par

lafenêtre,

le paysage décrit sous la lumière de la lune est aussi découpé que celui éclairé par la lumière de midi: "Je regarde par la fenêtre la magique nuit d'hiver, d'une pureté parfaite et d'un éclat moelleux. La lune découpe les ombres avee acuité au pied des arbres. Paysage extatique, immobile et soulevé".54 L'extase est un sentiment qui fige tout autant que

l'éblouissement. De plus, la lumière circonscrit les ombres, et le poète se sent alors séparé du paysage. C'est comme si la propre silhouette du poète était elle aussi découpée au couteau et séparée du reste: "C'est une belle

53Saint-Denys Garneau, Lettres à ses amis. Montréal, Éditions UMH, 1970, p. 142. Désormais, nous désignerons cet ouvrage par Lettres.

540euvres, p. 739.

(42)

nuit, dernière nuit ici, que je n'aurai pas. Je ne puis l'avoir, ne puis lui

parler fraternellement comme le poète

à

toute chose" .55

Dans ce même texte, Saint-Denys Uarneau dit avoir le dos tourné

à

tout, un peu comme le personnage du poème

Et cependant dressé en nOLIs

a

le dos tourné au monde et les yeux fixés sur le néant. En effet, si le soir

promellaîl une bonne nuit de sommeil, une fois la lune levée, le poète est

incapable de dormir.

Insomniaque, Saint-Denys Garneau perçoit le

sommeil comme un véritable moment de grâce:

Non plus le plongeon de rage dans le noir

Non plus la fin du courage

Non plus la mort au mirage

Désespoir

(

...

)

S'endormir

à

coeur ouvert

Mince feuille, endroit, envers

De s'en aller en sommeil

En musique de sommeil

Par ondes qui nous pénètre

Simplement et bonnement

Comme on s'en irait au ciel.56

Mais le repos anticipé se transforme bientôt en une angoisse de J'exil.

Le poète aimerait se réfugier au sein de [a musique du sommeil mais

il

erre

sur la terre: "Rien qu'un espace vide alentour sans un repos, sans un appui

cherché qui ne soit un glaive".57 Saint-Denys Garneau est confronté

à

"la

profondeur vide de l'impossibilité".58 Sous [a lumière de la lune, le poète

550cllvres. p. 739. 56lbid.,p. 179el 180. 57lbid., p. 739.

(43)

est incapable de mourir. Rien ne se termine. C'est comme si la mort s'était levée à midi et qu'elle ne s'était pas couchée une fois le soleil tombé. Lc poète est incapable de supporter l'immobilisme dans Icquel il est confiné: "Maintenant, moi, il n'y a pas moyen de mourir, je le sais, la mort n'est pas une solution, ça n'est rien, ça n'est pas possible".59

Blanchot estime que Rilke a contourné l'impossible non pas en reculant devant lui, mais "en poussant plus loin le dur ehemin"6o. Toutefois, il semble que Saint-Denys Garneau, dans un tcl contexte, soit

incapable d'emprunter quelque chemin que ce soit, qu'il soit incapable de renoncer à la morl. Ainsi, dans le passage où il erre sous la lumière de la lune:

Je pense que je pourrais endosser un manteau lourd et aller visiter un peu les alentours, être parmi cette magnificence. Mais àquoi bon, duc des Esseintes, un autre voyage, et aller promener ce coeur fermé et ces yeux morts sous le beau ciel ?61

Ainsi, sous la lumière figée de la lune, le poète est coincé dans un espace sans chemin où

il

se sent incapable de mourir. Le poème

Monde

irrémédiable désert

exprime cette même angoisse devant l'absence de chemin. Le poète se tient au seuil de tous ces commencements qui ne commencent rien:

Les ponts rompus Chemins coupés

Le commencement de toutes présences Le premier pas de toute compagnie Gît cassé dans ma main.62

590euvres. p. 739.

6OBIanchol, Maurice, Op. cil. p. 169. 610euvres. p.739.

62Ibid., p. 179.

(44)

Cette absence de chemin donne l'impression que le poète se tient immobile devant un mur. Commencement perpétuel met en scène une problématique semblable. Un homme posté devant un mur et qui n'a plus de regard recommence sans cesse à compter de un à soixante-treize. Il espère compter jusqu'à cent, mais une fois arrivé à soixante-treize, il fige. Comme si la régression lui donnait l'élan nécessaire pour percer ce chiffre ellcroQté, il recule et, infatigable, il se précipite à nouveau vers l'avant. Mais toutes ses tentatives sont vaines.

Ëtre prisonnier de tous les commencements, c'est aussi être coincé au seuil même de la vie, dans un espace hors du temps où tous les possibles se dressent devant soi. Celle position devient bientôt insoutenable car une fatigue de commencement du monde assaille le poète. "L'universel possible se change en impossibilités concrètes",63 écrit Jacques Rivière à

Artaud. Mais Artaud est inconsolable car

il

ne peut échapper à la force qui le tient figé au seuil de tout:

(... ) et qu'au moment où l'âme s'apprête à

organiser sa richesse, ses découvertes, cette révélation, à cette inconsciente minute où la chose est sur le point d'émaner, une volonté supérieure et méchante attaque l'âme comme un vitriol, attaque la masse mo~-image, attaque la masse du sentiment, et me laisse, moi, pantelant comme

à

la porte même de la vie.64

Saint-Denys Garneau définit ainsi cet état de pure virtualité:

63Artaud. Antonin. Op. cit.. p. 33. 64lbid.• p. 4 \.

(45)

On dirait qu'en courant après la nuit, j'ai fermé la porte et suis tombé au fond du puits. Plus de lumière, plus de chants, plus de clairs de lune, plus d'étoiles. (... ) Car le fond du puits, l'obscurité, fi'1issent par n'être que noirs, noirs banalement, noirs.

Ce qui reste? Pas le besoin de vivre ct pas la hantise de mourir, pas l'amour de la mort. Rien.65

On reconnaît

ici

la même impuissance àposséder que celle d'Artaud. Le vide, l'absence de choses et de lumière angoisse Saint-Denys Garneau. L'obscurité complète est source d'ango~sse puisqu'elle est l'absence de tout. Seul un balancement constant entre la lumière et l'ombre permet la vic chez Saint-Denys Garneau. Quand la lumière se fige, quand l'ombre que fait la lumière a une force d'attraction plus grande que la lumière

elle-même, le poète est frappé d'immobilisme.

3. La lumière

de l'étoile

Tout comme la lune, l'étoile est visible la nuit. Toutefois, si la Ilme éclaire le paysage, l'étoile est sans objet. Elle est souvent présentée comme se balançant dans le vide, entre le ciel et l'eau. Ce balancement procède du déséquilibre précédant la chute. Contrairement au soleil tout puissant qui est aussi une forme de lumière figée et sans objet, l'étoile est fragile. Toute petite, elle tient au bout d'un fil:

Une tendre chiquenaude Et l'étoile

Qui se balançait sans prendre garde Au bout d'un fil trop ténu de lumière Tombe dans l'eau et fait des ronds.66

650ellvres. p. 619. 661bid., p. 10.

(46)

Tout comme J'ombre provoquée par la lumière de midi creuse des trous, l'étoile en tombant, tel un petit caillou jeté dans l'eau, fait des ronds. La lumière de l'étoile n'a donc pas de rayons lumineux mais est une masse compacte que l'on peut prendre dans sa main. Le lointain devient à portée de la main. Monde irrémédiable désert met aussi en scène une miniaturisation non pas de la lumière, mais de l'espace:

Dans ma main

Le bout cassé de tous les chemins67

Nous juxtaposons ici l'idée d'espace à celle de J'étoile pendue car, lors de sa chute, les ronds que l'étoile fait dans l'eau font penser au chemin parcouru par le poète. En effet, dans L'avenir nOlis met en retard, Saint-Denys Garneau déclare qu'au bout de sa marche, ses pas dessinent un cercle et il se dit prisonnier de ce cercle. Que l'étoile tombe dans l'eau ou que le poète marche sur terre, inévitablement, la trace laissée est un cercle. À un autre niveau, Te voilà verbe met en scène des mots encerclant le poète:

Et voilà le poème encore vide qui m'encercle Dans l'avidité d'une terrible exigence de vie, M'encercle d'une mortelle tentacule,

Chaque mot une bouche suçante, une ventouse Qui s'applique à moi

Pour se gonfler de mon sang.

le nourrirai de moelle ces balancements.66

Le balancement qui était signe de vie a ici une connotation négative. Tout comme l'étoile balancée au-dessus de l'eau finit par tomber, le poète succombe à ses balancements. Le poète nourrit de moelle non seulement

670cllvrcs. p. 178. 68lbid., p. t58 et 159.

(47)

ses balancements, mais il est aussi la cible des mots carnivores.

L'encerclement des mots fait écho

à

l'encerclement du poète par ses

propres pas. Contrairement au poème

Autrefois

Oll

Saint-Denys Garneau

parvient

à

diviser

à

l'infini "l'infime distance de la corde

à

l'arc", ici, la

surface du cercle est une prison. La dernière strophe de

L'avenir nOl/s Illet

en retard

illustre combien le poète ne peut échapper

à

celle géométrie:

Les pas perdus tombent sous soi dans le vide

et l'on croit qu'on ne va plus les rencontrer

On croit que les pas perdus c'est donné une fois

pour toutes perdu une fois pour toutes

Mais c'est une bien drôle de semence

Et qui a sa loi

Ils se placent en cercle et vous regardcnt avec ironic

Prisonnier des pas pérdus.

69

Les pas du poète qui tombent dans le vide renvoient donc

à

l'étoilc

suspendue dans les airs.

Toute la fragilité de Saint-Denys Garncau

s'exprime par ce

fil ténu de lumière inapte

à

soutenir le balancement du

poète ou son errance dans l'espace. C'est comme si les racines du poète'ne

s'enfonçaient pas dans le soi, mais dans les airs, sous forme de minces fïls

de lumière.

4. La lumière de l'cau ct des lanternes

Contrairement

à Jeux

où l'on ne suit pas le parcours de l'étoilc

tombée dans l'eau, dans le poème suivant, le glissement de l'étoile est le

début d'un long voyage sous-marin:

690euvres. p. 184.

(48)

Qu'est-ce que je machine

à

ce

fil

pendu

À

ce fil une étoile

à

la lumière,

Vais-je mourir là pendu

Ou mourir un noyé fatigué de l'épave

Glissement dans la mer qui vous enveloppe

Une véritable soeur enveloppante

Et qui transpose la lumière en descendant

La conserve

à

vos yeux pour les emplir

Souviens-toi de la mer qui t'a bercé,

Vieux mort bercé au glissement de ce parcours

Accompagné de lumière verte,

Qui troublas d'un remous l'ordonnance de ses réseaux

À

travers les couches de l'onde innombrable;

Et maintenant dans les fonds calmes caressé d'algues

'Souviens-loi des vagues et leurs bercements

Vieux morl enfoui dans les silences sous-marins,7o

Au cours de sa descente, le poète est bercé par l'eau, mais l'issue du

voyage est un espace où règne l'immobilisme.

Encore une fois, le

balancement a une connotation positive Les mots bercement, remous,

vague ct glissement précèdent l'enfouissement du poète dans les "silences

sous-marins". Ainsi, chez Saint-Denys Garneau, le balancement est

à

la

fois un mouvement indispensable et une position insoutenable, un équilibre

instable entre la vie et la mort.

L'attirance du fond de l'eau sur le poète est similaire

à

la force

d'attraction de l'ombre de la lumière figée.

Dans les deux cas, la chute

dans un espace où règne la mort est d'abord valorisée. Comme l'ombre du

soir, la lumière du fond de l'eau est enveloppante; dans la lumière glauque

700euvres, p. 157 et 158. Dans ce passage duJo~mal. Saint-Denys Garneau écrit en effet combien il lui est difficile de demeurer en surface de la mer car l'enfoncement au fond de l'cau estloujours imminent: "Que je suisà la mer, me soutenant à peine à la surface. Un rien suffit comme une main appuyée sur la tête,à m'enfoncer dans un étouffement complet, indicible" (Oeuvres. p, 562).

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