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Nature humaine

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Marko Tonich, 2019

Nature humaine

Mémoire

Marko Tonich

Maîtrise en arts visuels - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Nature humaine

Mémoire

Marko Tonich

Sous la direction de :

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Résumé

Ce texte accompagne mon exposition finale, ma pratique, mon projet. Je l’ai conçu ainsi comme partie intégrante du tout, mais sa lecture seule sans accès au reste pourrait aussi être considérée dans le cas où l’un ou plusieurs des aspects particuliers de celui-ci intéressent le lecteur. Notons aussi l’importance des figures qui témoignent justement de ce qui ne sera pas décrit, mais qui vont naturellement dans le même sens que ce qui l’est. La méthodologie générale est de présenter l’universel duquel le mécanisme et l’existence du particulier peuvent être compris et interprétés. Il sera question ici de définir le champ et mode d’action de l’art et de la philosophie de ma pratique, de préciser la vie de l’artiste en tant que projet ainsi que de proposer l’art en tant que décor. L’ensemble vise à être reçu comme un questionnement, une recherche, une tentative de compréhension et d’expression de notre nature humaine. Celle-ci est interprétée de deux façons ; premièrement comme ce qui fait la spécificité de l’humain et deuxièmement par le paradoxe de la création d’une nature qui serait proprement humaine.

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Table des matières

Résumé ... iii

Liste des figures ... v

Introduction ... 1

I. Projet ... 2

II. Aporia ... 4

III. Art ... 6

IV. Outil ... 9

V. Produit et valeur ... 10

VI. Matrice et liberté ... 13

VII. Temps et son ... 16

VII. Vérité ... 19

IX. Décor ... 20

Conclusion ... 23

Figures ... 24

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Liste des figures

Figure 1 Triolet guimauve Céramique 2018

Figure 2 Hearty Céramique 2016

Figure 3 Transplant Céramique 2018

Figure 4 ? Installation de céramique 2017

Figure 5 Aim Installation de céramique 2017

Figure 6 Deserty Installation de céramique 2018

Figure 7 Slit-Bonfire Installation de céramique 2018

Figure 8 Die Rache Installation de céramique 2018

Figure 9 Nature humaine : nuée Vue 1 de l’exposition 2017 Figure 10 Nature humaine : nuée Vue 2 de l’exposition 2017 Figure 11 Nature humaine : nuée Détail de l’exposition 2017 Figure 12 Nature humaine : nuée Détail de l’exposition 2017

Figure 13 Pingo Détail de l’exposition 2017

Figure 14 Pingo Vue 1 de l’exposition 2017

Figure 15 Pingo Vue 2 de l’exposition 2017

Figure 16 Pingo Vue 3 de l’exposition 2017

Figure 17 Expérience de l’environnement Vue 1 de l’exposition 2018 Figure 18 Expérience de l’environnement Vue 2 de l’exposition 2018 Figure 19 Expérience de l’environnement Vue 3 de l’exposition 2018 Figure 20 Expérience de l’environnement Vue 4 de l’exposition 2018 Figure 21 Site web et vente en ligne Capture d’écran 2018 Figure 22 Performance Seal-a-piece-of-art Photo : Alphiya Jonca 2018

Figure 23 Ou! Et? Photo : J-M Seminaro 2019

Figure 24 Ou! Et? Photo : J-M Seminaro 2019

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Introduction

Pour débuter, il est important de noter que mon éducation universitaire s'est d'abord faite sous la tutelle de la philosophie. En effet, après un court séjour d'un an en design industriel, c'est un baccalauréat et un début de maîtrise en philosophie qui m'ont initié aux contraintes et exigences universitaires. Ceci dit, ce texte n'est pas présenté avec la même attitude que celui que j'aurais déposé en philosophie si j'avais terminé ma maîtrise dans cette discipline, mais il en sera nécessairement teinté. Ce que je vous propose se rapproche plus de l'écrit d'artiste, ce qui fait sens considérant que c'est bien ce que je suis, à savoir, un artiste. Aussi, l’idée de manifeste, bien que concept passé de mode, ne me déplait pas du tout. L’avantage réside selon moi en ce qu’il propose des idéaux et objectifs en lien avec des problématiques de son temps.

Ce qui suit est un texte et un ensemble de figures accompagnant aussi bien l'exposition finale que la pratique que j'ai développée et peaufinée au courant de ma maîtrise. Les figures, quant à elles, témoignent d’un ouvrage découlant d’un système de pensées et de croyances tel qu’exposé dans le texte. Ce dernier expose donc des idéaux, des attitudes, des définitions particulières, des processus ainsi que des habitudes qui influencent et structurent ma production et ma pensée actuelle.

La thématique centrale immanente de l’ensemble gravite autour d’une double compréhension de nature humaine. On la considérera aussi bien traditionnellement en tant que ce qui fait la spécificité de l’être humain que littéralement comme nature qui serait fondamentalement humaine. Cette première définition sera mise en lumière par notre comparaison à l’animal tandis que la deuxième, paradoxale, trouvera une répercussion dans l’activité et la destination de l’art. C’est en explorant le concept de projet, le mécanisme de la philosophie, les modes d’existence de l’art ainsi que la nécessité de la décoration que l’implication de nature humaine dans notre existence vous sera présentée.

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I. Projet

La tradition philosophique et son attitude générale tendent à définir les concepts avant de discourir, car c’est peu souvent dans les liens logiques établis entre les éléments que l’incompréhension et la discorde résident, mais bien dans la définition même des concepts en jeu. Il est donc important pour moi ici de définir cette chose qu’est le projet, tout comme les sujets des autres chapitres le seront à l’endroit qui y sera approprié.

Pour l’artiste, donc pour moi, le projet ne peut se séparer de l’individu qui le réalise, à un point tel qu’il se confond avec lui-même. L’expliquer reviendrait à l’expliquer au sens heideggérien; il faudrait que je m’explique moi-même. L’humain est un projet toujours inachevé qui oscille entre le passé et le futur dans lequel il se projette. Selon moi, la réalisation et le choix de celui-ci reviennent entièrement au protagoniste lui prodiguant ainsi le pouvoir d’entreprendre soi-même et librement envers soi sa propre réalisation. « L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. »1

Mais cette capacité intrinsèque de projection de soi dont nous sommes dotés porte en elle son contrepoids qui nous empêche généralement d’être au moment, d’être au monde, comme l’est l’animal. Toutefois, certaines activités comme la pêche et la chasse peuvent, je le crois, nous rendre momentanément cette relation perdue qui nous échappe. C’est cette incapacité purement humaine qu’expose Bataille en partie dans sa Théorie de

la Religion. Pour en présenter les implications, il l’oppose à l’animalité et c’est là aussi un

chemin que j’ai décidé d’emprunter, tentant dans mon cas une réconciliation par le semblable. Malgré tout, il s’agit de cette différence existentielle entre l’humain et l’animal qui m’échappe et m’obsède. Bien que je crois que cette différence soit une, sinon la réponse à la problématique de la nature humaine, elle reste excessivement difficile à exprimer et à formuler. L’utilisation judicieuse de la métaphore par Bataille témoigne justement, je crois, de l’impossibilité de produire une réponse simple se suffisant en elle-même. Ce procédé prend toute sa force dans l’assertion : « L’animal est dans le monde

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comme l’eau dans l’eau. »2. L’idée de projet étant inconnue et inaccessible à l’animal,

celui-ci est caractérisé par sa capacité unique et nécessaire d’être au moment, d’être au monde.

C’est cette double implication du projet que je porte en moi de laquelle naît mon travail. Il est donc attendu que celui-ci, et ma vie, soient un questionnement, une recherche, une tentative de compréhension et d’expression de cette caractéristique essentielle et élémentaire de notre existence humaine. De plus, je crois que cette attitude est fondamentale et universelle à notre genre, peut-être même au point qu’elle formerait une partie de la réponse que nous cherchons. Que l’on se pose ou non la question de notre nature est une chose, mais notre propension à ce type d’incertitude nous est, je crois, tous commune. Je résiste par contre à l’idée que le seul fait de s’interroger suffirait; une vérité, une réponse doit exister.

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II. Aporia

Mais d’où proviennent ces interrogations et incertitudes, quel en est le déclencheur? Il est généralement accepté en philosophie de poser l’aporia comme première responsable de cette prise de conscience. L’aporia ou, littéralement traduit, l’impossibilité

de passage, passe par le puzzlement. Celle-ci est souvent provoquée par des possibilités

de réponses contraires et/ou contradictoires et/ou également valables à une problématique.3

On pourrait être porté à se représenter le concept comme un mur lui bloquant le chemin, un cul-de-sac, une impasse, mais ce n’est pas ainsi que je le conçois ni que les Grecs Anciens semblaient se l’imaginer. Alors que le mur ne laisse rien entrevoir et ne donne aucune piste, c’est plutôt l’exploration de différentes avenues qui est fertile et pertinente. C’est cette multiplicité complexe, illogique et contradictoire qui pousse le sujet vers un examen de soi, de la réalité et surtout, de sa compréhension de la réalité. Lorsqu’il faut choisir entre plusieurs réponses également valables, mais contradictoires, incompatibles, irréconciliables, il me faut me pencher sur moi-même, évaluer mes connaissances et surtout réévaluer mon processus cognitif. Quel est le système qui structure mes choix et comment puis-je l’appliquer ou le modifier afin qu’il convienne à la présente situation? Pour ce faire, j’ouvre des portes, visite de nouveaux endroits et revisite ceux que je connais déjà. C’est une introspection qui requiert une certaine humilité envers soi-même et provoque ainsi la plus grande ouverture d’esprit.

Il est aussi pertinent de noter que l’aporia peut souvent déclencher, en plus de la réflexion philosophique, la surprise et l’étonnement. La nouveauté des possibilités ainsi que l’incongruité de celles-ci contribuent à cet effet. Pour ma part, j’aime être étonné et surpris. En plus d’être agréable et ludique, je crois qu’il est fondamental pour l’humain d’être confronté à ce phénomène, notamment parce qu’il contribue à nous rappeler la faiblesse de notre jugement inductif4. Derrière la moitié du cheval que je vois, je m’attends

à voir l’autre moitié du cheval. Cela s’est toujours avéré vrai, mais quelle surprise-bonheur ce serait que d’y trouver autre chose!

3Lalande, André. Vocabulaire Technique et Critique de La Philosophie, p.69.

4Problème épistémologique tel que présenté par Russell soulignant la faiblesse et l’incertitude des

connais-sances dérivants d’observations singulières visant à établir des lois universelles. L’erreur présentée avec le plus de force est celle selon laquelle l’observateur érigeant les lois n’est pas dans la mesure de se représenter d’autres scénarios. Celle-ci est bien imagée dans la courte histoire de la dinde qui, observant le fermier la nourrir chaque jour, crois fermement qu’elle recevra le même traitement la veille de Thanksgiving !

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C’est ainsi que je conçois mon travail : mes œuvres se proposent comme des questions et non comme des réponses. L’art me permet de couper le cheval et de remplacer sa moitié cachée par un coucher de soleil. Mais à cette question maintenant ouverte, ce n’est pas la réponse spécifique et particulière à l’œuvre que l’on cherche (qui d’ailleurs n’existe pas); ce qui est en jeu, c’est la question fondamentale en nous qu’elle réveille et les chemins que nous prendrons pour tenter d’y répondre.

Mais pourquoi est-il si nécessaire de s’examiner, ne pourrait-on pas vivre simple-ment sans s’interroger? Socrate répondrait que c’est parce que le mal est fait par igno-rance : on fait ce que l’on croit bien. Or, sans examen réel et approfondi, sans consulter ni se représenter les différentes possibilités, comment savoir ce qui est juste? Celui qui con-naît le bien et la vertu jamais ne choisirait le mal.

C’est dans cette optique que je crois qu’il est primordial tout d’abord que la philo-sophie régisse notre vie, la régule, la critique, l’influence et en dirige le parcours. Bien que ce cheminement soit d’abord personnel et intérieur à chacun, il a un impact incommensu-rable sur notre société et par retour sur nous-mêmes et l’ensemble de notre réalité. Sartre soutenait que nous définissons nous-mêmes les choses en les représentant. Par exemple, en étant artiste je contribue à définir les artistes. Aussi, en étant un humain, par le fait même, je contribue à définir l’humain. Cette idée renforce notre obligation et notre devoir envers la société et notre prochain en nous plaçant comme un exemplaire définissant les catégories auxquelles nous appartenons.

Or, il est clair pour moi que je ne veux pas d’un monde monocentrique, qui n’ouvre pas ses possibilités, qui n’évalue et ne réévalue pas, qui ne peut se mettre dans la peau de l’autre, sans empathie ni ouverture. Est-ce altruiste ou égoïste? Quoi qu’il en soit, le seul moyen de prévenir et de contrer cette direction est la philosophie, l’examen de soi, le questionnement, la remise en question. Or cette attitude est déclenchée par l’aporia. Voici pourquoi je trouve cela si important de la provoquer avec mes œuvres. Voilà donc mon projet.

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III. Art

Mais qu’est-ce que l’art et quel est son critère, sa spécificité? C’est une question qui m’est apparue alors que j’étais encore fort jeune. Je me souviens que c’est vers l’âge de 7 ans, alors que ma mère me montrait quelques-uns de ses poèmes de jeunesse, que je lui ai demandé ce qu’était la poésie. Elle me répondit que la seule limite, le seul critère de la poésie était l’utilisation de la métaphore. Cette réponse fort simple, que je sentis comme innée, structura ma vision et ma compréhension de l’art. C’est ainsi que j’étendis la définition proposée par ma mère à l’art et que celui-ci, compris dans son entièreté, eut pour critère la métaphore. L’art devint pour moi une compréhension, un compte rendu ou un questionnement métaphorique de la réalité.

Considérant le rôle central de l’art dans mon travail et donc de la métaphore, il est nécessaire de la définir afin d’en dégager les implications. Chez Aristote5, le concept de

métaphore renvoie à la fonction de transport et elle est utilisée dans le langage pour faire passer le sens ou la signification d’un mot dans un autre qui n’est pas originalement attaché comme le premier à la chose que l’on désigne. Le contenant, phore, est transporté ailleurs, dans un lieu plus haut, supérieur, méta. C’est ainsi que la première chose alors désignée uniquement se voit doublement désignée, que le contenu désignatif d’elle-même se trouve doublé.

Dans cette utilisation, je vois deux caractéristiques qui sont pertinentes à l’art. Premièrement, celle de valeur ajoutée à l’objet qui maintenant, en plus d’être défini par son idée d’origine, en est affublé d’une (ou plusieurs) autre de laquelle il prend les attributs. Il serait faux de considérer la métaphore comme le centre d’un diagramme de Venn venant seulement préciser et spécifier le lieu commun entre deux objets; la métaphore comprend l’ensemble des objets contenu dans la réalité de son espace et non pas seulement des territoires partagés. L’objet original se voit compris par de nouvelles caractéristiques et son potentiel désignatif et compréhensif s’en trouve ainsi étendu. Cependant, bien que les choses soient assemblées dans le langage, afin que la métaphore soit efficace, elle doit avoir une répercussion et une résonance dans la réalité. Dans ce cas, cette ouverture du sens est bel et bien le critère de l’art et ce qui en fait la force, ce dernier étant une traduction ou une interprétation du réel. La métaphore doit donc offrir une cohérence interne tout en dépassant les limites du mot et de leur addition

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en plus d’ouvrir sur un sens qui se répercute à l’externe. Il s’agit dans ce cas de l’idée que le tout est plus que la simple somme de ses parties.

La deuxième caractéristique pertinente à l’art dans cette compréhension de la métaphore est la notion de distance. L’utiliser impose un éloignement avec la signification originale; or tel est aussi le procédé de l’art. Dans le même esprit que Rodin, je crois que l’homme s’efforce de copier et reproduire la nature6. Mais cette copie, qui est une nouvelle

réalité, ne remplace pas la chose copiée. Elle est mise en marge : elle est une nouvelle instance référente qui ne trouve pas lieu dans l’instance originale. Il ne s’agit pas seulement d’une translation mathématique conservant la forme et l’orientation. La métaphore transporte, et comme le voyage, transforme.

C’est dans cette réalité nouvelle établie par la distance que l’art se positionne. L’on pourrait argumenter que plus la distance est grande, plus le changement est prononcé. C’est sûrement là un argument que certains avanceraient en faveur de l’image afin de la justifier comme art supérieur à la sculpture. Alors que cette dernière se confond à la réalité en créant des objets qui ont une existence qui lui est semblable (leur statut matériel les lie au réel), l’image possèderait son propre statut presque divin qui fait d’elle instantanément et automatiquement un objet abstrait. La sculpture pourrait ainsi être considérée comme imparfaite, pré iconique. Mais ce débat me semble mal posé ; il m’apparaît plus pertinent et profitable de s’intéresser aux caractéristiques propres aux types de réalisations que de tenter d’établir une échelle de qualité. Pour moi, par exemple, l’avantage même de la sculpture réside dans cette mixité avec la réalité concrète des choses, ce qui permet davantage de provoquer le questionnement chez celui qui en vit l’expérience. L’urinoir de Duchamp n’aurait jamais pu fonctionner en image; c’est bien parce qu’il s’agit d’une œuvre matérielle qui brouille la distance avec l’objet original que celle-ci suscita (et suscite) la réaction qu’on lui connaît. C’est dans cet esprit d’objet-chose existant dans la réalité que je pense et construis mes sculptures. Elles se doivent d’exister en tant qu’objet; la seule chose les différenciant des autres objets banals du quotidien est le pouvoir métaphorique qu’elles renferment. Un objet banal est contenu en lui-même et n’existe que comme chose finie tandis que l’art offre une ouverture. Sans dire que l’œuvre n’est pas, elle reste représentation. Et l’intérêt de cette représentation tient entre autres dans la distance que celle-ci entretient avec la réalité première. Les arts performatifs et les ready-mades, par exemple, jouent directement sur cette distance afin de la mettre en évidence et pour contester ou affirmer son statut ontologique.

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Mais que cette métaphore prenne la forme d’image, d’objet, de musique, de poème, de danse ou autre, celle-ci reste une opération qui requiert subtilité et finesse. C’est dans la justesse et l’originalité que l’on distinguera le bon travail du mauvais. Mais comment arriver à le maîtriser et quels sont les outils que l’artiste devra utiliser pour le réaliser?

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IV. Outil

Le médium n’est rien pour l’Art, seulement pour la matérialité de l’œuvre qu’il compose et, peut-être, une préférence de l’artiste avec lequel il a pu développer une certaine affinité. L’outil de l’artiste ce n’est ni ses pinceaux, ni sa peinture, ni sa terre, ni son crayon, ni son papier, ni sa guitare, ni ses yeux, ni ses mains, ni sa raison, ni même ses idées. Ceux-ci ne sont qu’accessoires, intermédiaires dans le processus comme la fourchette ou les baguettes le sont à manger. Son outil premier est sa sensibilité. Mon outil premier est ma sensibilité. Alors que la technique est une base de la création, c’est la sensibilité qui en première instance guide les pas de l’artiste. C’est en observant les choses et en s’adaptant à leur comportement particulier, en sélectionnant les caractéristiques pertinentes pour les montrer que l’artiste réussit à créer des œuvres. Une sensibilité accrue face à la réalité pour en trouver les éléments à joindre, une sensibilité au médium pour lui permettre de vivre. L’artiste est à l’écoute. C’est ici que la technique joue son rôle; elle permet l’exécution appropriée de ce qui est requis par l’œuvre. Elle ne doit cependant jamais devenir la chose présentée; elle reste un outil au développement sans jamais être elle-même métaphore. La technique, c’est la capacité de marcher, courir, nager, surmonter différents obstacles tandis que la sensibilité est le sens qui nous dirige, qui nous aiguille et qui nous suggère le chemin, le dao. Elle se pose donc comme qualité nécessaire, mais non-suffisante à l’art. Patrick Kearney, mon ancien professeur de guitare classique, m’avait un jour dit qu’il faut apprendre ses gammes puis les oublier. C’est en effet le sentiment que j’ai, de laisser l’intuition parler, d’être à l’aise avec les différentes possibilités, de les oublier et de les laisser apparaître à travers soi, naturellement et sans considération, lorsqu’elles sont requises par les circonstances particulières.

Ceci dit, pour moi, l’artiste est un travailleur qui utilise la matière en jouant de ses

propriétés plastiques pour produire. Mais ne peut-on pas aussi dire de l’ingénieur qu’il est

un travailleur qui utilise la matière en jouant de ses propriétés plastiques pour produire? Et ne serait-ce pas vrai aussi pour l’ouvrier? Certes, leur travail utilise les mêmes caractéristiques de la matière, mais la distinction tient dans les outils utilisés, à savoir la sensibilité pour l’artiste, et ultimement, dans le produit même de leur travail. Et ce produit, pour l’artiste, c’est l’art.

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V. Produit et valeur

L’art est un produit. Mon art est mon produit. Et tout comme lui, je suis moi-même un produit. Produit de mon environnement. Produit de mes contacts avec le monde, produit de mes expériences. Ce que j’ingère et consomme influence inévitablement ce que je pense, ce que j’aime et n’aime pas, ce que je fais, ce que je suis. Tout ce que je fais, c’est rassembler puis assembler. Comme Lavoisier l’a dit : “Rien ne se perd, rien ne se

crée, tout se transforme.” Je suis une machine à transformer.

Afin de comprendre mes choix artistiques, il faudrait, comme dans le cas de mon projet, que je me définisse, ou du moins que j’expose mon parcours. « Je plonge dans mes souvenirs, pour voir mon devenir. »7 Je ne crois pas par contre que cela soit le lieu

adéquat pour cet exercice qui donnerait au mémoire un ton autobiographique. Il me semble plus important et pertinent d’exposer les principes, les croyances et la structure qui les causent plutôt que les raisons derrière ceux-ci. Ceci dit, l’anecdote (littéralement ce qui est non publié) se trouve à être le particulier derrière la structure ; de ce fait, elle est d’une importance première sur la façon dont mon processus prend forme, évolue, règle ses choix, existe. Mais je comprends aussi que les raisons singulières derrière ces choix ne sont pas nécessaires à l’appréciation de mes œuvres; celles-ci doivent en dépasser la particularité pour ouvrir sur un certain type d’universalité. Dans ce cas, la racine intéresse et renseigne sur la construction de l’œuvre, mais ne contribue pas réellement à l’expérience esthétique de celle-ci. L’œuvre se doit d’être indépendante de ce discours, du discours.

Concernant le produit, on remarque d’abord qu’il est une multiplication d’éléments de laquelle découle un résultat supérieur à l'addition de ceux-ci. Le produit décuple la puissance : 10 x 10 font 100 alors que 10 + 10 n’arrivent qu’à 20. Tout comme pour la métaphore, le produit offre plus que la sommede ses parties. Le défi ici est double. Il faut d’abord trouver ces « 10 », mais encore leur assemblage, le produit, doit-il être légitime. La création du bronze en est un parfait exemple. Partant de 2 métaux mous, l’étain et le cuivre, la résultante crée une nouvelle entité singulière différente et potentiellement supérieure à la simple addition de ses parties. Mais avant cela, il fallut encore trouver le cuivre et l’étain et pouvoir les extraire, les isoler et les purifier; la qualité de l'alliage dépendant d’abord de la pureté des matières premières.

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En examinant la structure générale du produit, il est inévitable de le caractériser par sa relation au concept de valeur qui lui est indissociable et intrinsèque. L’analogie mathématique précédente met bien en lumière cette relation. En ce qui a trait au produit

d’art en particulier, nous pourrions dégager plusieurs types de valeur, mais je ne

m’arrêterai que sur trois qui sont centrales et pertinentes à ma démarche.

La première valeur associable au produit d’art est la valeur esthétique (ou artistique). Le jugement de celle-ci n’a rien à voir avec le goût d’un sujet, mais tout au contraire avec l’efficacité d’une œuvre à transmettre une expérience esthétique et la qualité de cette expérience. Ainsi, la subjectivité détermine l’émotion, la sensation propre du sujet face à l’œuvre, mais c’est l’œuvre qui, dans son essence, permet le déclenchement de l’expérience; cette amorce est l'entière responsabilité de l’œuvre, et à travers elle, de l’artiste, qui s’efforce de la créer ainsi. Ce point est fondamental dans ma pratique puisque pour moi, l’œuvre est pour l’autre. Bien que je n’aie aucun recours ni contrôle sur la réception de mes œuvres et que celles-ci soient complètement libres, j’ai la possibilité de les poser comme amorces. Ce qu’elles engendrent ne m’appartient pas, mais le fait qu’elles déclenchent ou non l’expérience esthétique demeure mon entière responsabilité.

La valeur économique d’une œuvre, quant à elle, agit toutefois bien différemment. Il serait possible d’en discourir longuement sur ses différents aspects, mais je référerais plutôt à l’ouvrage La valeur de l’art contemporain8, qui dresse un portrait juste de la

situation. Ce qui importe cependant de retenir est que la valeur économique vient brouiller les cartes concernant la valeur artistique. Ceci se produit puisque les deux agissent relativement indépendamment alors que l’on tend à les mettre côte à côte, comme si la première justifiait la seconde. La valeur économique d’une œuvre provient plutôt de facteurs externes qu’internes à l’œuvre, mis à part certains cas limites comme la célèbre sculpture For the Love of God de Damien Hirst qui, justement, viennent exposer cette tendance.

Mais pour moi, le réel intérêt de l’interaction de ces deux valeurs et même de l’œuvre d’art en soi réside dans une troisième, à savoir la valeur sociale. Celle-ci est la plus importante de toutes et pose la fondamentale question : en quoi l’œuvre permet-elle à l’individu qui en fait l’expérience de comprendre, de modifier, d’améliorer, de préciser sa condition? Cette question cautionne l’entièreté de ce que je fais. Socrate soutint dans son

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apologie qu’une vie sans examen de soi ne vaut pas la peine d’être vécue9. Cette

assertion est très certainement dirigée vers l’individu, mais on comprend aussi bien qu’elle s’étende plus loin et ne se borne pas simplement à lui.

Dans le même esprit, un des enjeux importants de mon travail est l’accessibilité de l’œuvre d’art et de sa possibilité de consommation. Alors que nous vivons dans une société consumériste, nous sommes en droit de nous demander : « Pourquoi est-ce que la présence de la babiole est-elle si forte et celle de l’art si faible? ». La réponse n’est certainement pas que l’art n’est pas un produit « consommable ». Je crois qu’au niveau de la distribution, l’art a beaucoup à apprendre de l’industrie. C’est bien l’attitude que Dürer a mise en pratique lorsqu’il s’équipa de presses et qu’il appliqua un procédé, alors exclusivement industriel, à l’art. C’est ainsi que son rhinocéros put se retrouver chez tous. Le bas coût de ses œuvres et la grande distribution possible de celles-ci ajoutèrent une nouvelle dimension économique et sociale à l’art. Non seulement un cordonnier pouvait-il acheter une œuvre et vivre avec elle, de plus était-il amené à se questionner sur de nouveaux territoires, de nouvelles créatures, de nouveaux mondes. Comment l’expérience directe de cette œuvre ne serait-elle pas une ouverture de soi, un regard externe que l’on jette sur sa propre condition en rapport à l’autre? Cette double approche d’accessibilité est possiblement la position la plus humaniste qu’un artiste puisse adopter non seulement parce qu’elle rend l’art disponible à tous, mais aussi parce que ce faisant, elle le reconnait, le positionne et l’affirme comme caractéristique et nécessité intrinsèque de l’existence humaine. Celui qui ne pourrait exploiter cette facette de son humanité caractérisée par l’art se voit obligé de renoncer à une partie fondamentale de sa nature.

C’est en partant de ce principe qu’il faut, je crois, baser la production et la distribution de l’art. Il est évident que les besoins sont multiples, il est donc non seulement normal, mais aussi nécessaire que ce processus se déploie sur plusieurs niveaux. Mais il demeure que l’art doit entrer en compétition avec le médiocre et gagner contre lui. La valeur esthétique et sociale de ce dernier étant nulle, l’art doit remporter la bataille populaire. Pour le faire, il ne lui reste qu’à appliquer les mêmes stratégies économiques que l’autre afin de le défaire. L’art n’est pas un luxe, il est une nécessité alimentaire : c’est un produit de base qui ne devrait pas être taxé. L’art est pour tous, nécessaire à tous, et doit se retrouver chez tous. L’art est populaire. L’art est liberté.

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VI. Matrice et liberté

Mes œuvres ont toujours (ou presque) résulté du procédé matriciel. Mais la spécificité de cette approche a toujours été dans la résistance à cette matrice par la création d’individus distincts. Alors qu’autrefois je travaillais la photographie argentique, ce n’était pas tant la prise photographique qui m’interpellait, mais plutôt les manipulations effectuées en chambre noire par la suite. La matière à travailler devenait donc les négatifs, et non la réalité, par opposition au photographe qui centre sa pratique sur la prise de clichés. C’est ainsi que mes interventions s’effectuaient principalement par l’entremise de la matrice.

Mon travail actuel se déploie toujours en plusieurs temps, et comme alors, place en son centre le procédé matriciel. Dans un premier temps, je choisis/crée un objet. Cette sélection positionne le choix non seulement comme une étape du processus général de création, mais comme création en soi : choisir c’est créer. Pour faire un sampling clair et efficace à la manière de l’iconique beatmaker J Dilla, il faut sampler une passe particulière et veiller à mettre en valeur les pépites puis condamner le reste. Je réussis une œuvre lorsque je parviens non seulement à sélectionner le bon objet de départ, mais aussi à le modifier d’une telle façon qu’il soit maintenant devenu problématique, polysémique, voire (idéalement) ineffable. Le deuxième temps, quant à lui, consiste en l’individualisation des “copies” de cette forme première que j’ai obtenue. Pour ce faire, j’en fabrique une matrice de laquelle des exemplaires pourront en être tirés. Mon travail à cette étape s’oppose au principe fondamental de l’industrie exigeant la création d’identiques, de copies. Il propose plutôt, dans le sens de la nature, une diversité dans le semblable. Comme je l’ai soutenu plus tôt, c’est bien là le propre du travail de l’artiste, soit d’imiter la nature, non pas dans sa forme particulière, mais bien dans sa structure et son principe général. Cette spécificité le distingue de l’ouvrier. Il ne s’agit pas ici de valoriser ou dénigrer l’un ou l’autre, simplement d’en souligner les différents aspects afin les préciser. Il importe d’abord de réitérer que les deux sont des travailleurs et que leur produit est une résultante d’un travail de la matière utilisant ses propriétés plastiques. La différence, elle, réside dans l’expérimentation. L’artiste se doit d’expérimenter; il ne peut se contenter d’appliquer une recette, une formule ou une méthode, celui-ci doit toujours proposer une nouvelle rencontre. Voilà entre autres pourquoi il est ridicule, je crois, de parler d’art expérimental; tout art qui ne le serait pas ne serait pas art. Le travail de l’artiste repose dans la différenciation et

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l’individualisation par l’expérimentation tandis que l’ouvrier, au contraire, doit répéter une même tâche en vue de mêmes objectifs et dans la visée de mêmes résultats. Un ouvrier peut sans problème être artiste et vice-versa, mais en étant ouvrier, il n’est pas artiste, et en étant artiste, il n’est pas ouvrier.

C’est dans cet esprit que la deuxième étape de mon processus créatif devint si importante pour moi. Voilà pourquoi je découvris et développai non seulement différents traitements de surface possibles, mais aussi, et surtout, la capacité de modifier un objet en argile fraîchement démoulé. Cet aspect du travail de la terre consolida mon lien avec celle-ci puisqu’il me permit de réaliser les formes telles qu’elles tendent, souhaitent et veulent être. L’argile possède une mémoire, mais aussi une puissance, une possibilité et une volonté de dépasser le moule. Ce dernier ne sert maintenant plus que comme point de départ, comme prétexte, comme réalité. Le bronze, à travers le travail de la cire, me permet aussi ce genre d’intervention. À l’image de tous vivants, mes formes tirent leur existence de la même matrice que leurs semblables. Mais une fois que celle-ci naissent, qu’elles sortent de leur moule, elles laissent sensiblement savoir comment elles souhaitent être. Mon travail est d’écouter l’œuvre et de lui donner les outils pour devenir ce qu’elle veut. La liberté de l’œuvre et de l’être réside dans l’expression et l’exploitation de cette possibilité de singularisation. La maïeutique s’effectue donc plastiquement, sensiblement et théoriquement.

Finalement, une dernière étape de mon travail survient : celle de la mise en contexte des œuvres. Comme je l’ai soutenu plus tôt, les sculptures appartiennent, du moins en partie, à notre réalité tandis que les images, elles, forment leur propre réalité. Toujours dans l’esprit matriciel, je reprends, soit en peinture, soit en cyanotypes, ces formes que j’ai créées et les libère dans un monde qui leur est propre. C’est ainsi qu’à travers elles, dans la trace qu’elles laissent par leur absence, elles nous dévoilent leur modalité d’existence.

Nous sommes cependant en position de nous demander si un art s’arrêtant au premier stade matriciel et produisant des copies identiques serait inférieur, ou moins dési-rable. Une photographie, une gravure, un moulage seraient-ils moins intéressants? Le monotype a-t-il plus de valeur esthétique? Je crois que cette question classique est mal posée. Le fonctionnement est différent et il faut simplement veiller à ce que le procédé utilisé serve le but projeté. On ne reproche généralement pas, par exemple, aux musiciens la réalisation d’un album alors que tout le monde s’accorde pour dire que l’expérience d’un concert diffère totalement. Il s’agit simplement de choses différentes. Le multiple donne un

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accès viable et franc à l’esprit de l’artiste tandis que le monotype est une expression di-recte de celui-ci. L’art tient ainsi dans son actualisation autant qu’il peut tenir dans sa forme. Or, ma forme peut aussi bien fonctionner dans sa remise en question et dans son interrogation si elle est produite en industrie que si je la fais. La différence réside dans la touche et l’expression singulière que les monotypes lui confèrent et la vie qui lui est ainsi insufflée. Pour continuer avec l’analogie musicale, acquérir un multiple est comme écouter un album tandis que vivre avec l’un de mes monotypes est comme assister en perma-nence à un concert chez soi.

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VII. Temps et son

«Time is like a freeway with an infinite number of lanes» 10

J’aimerais amorcer ce chapitre en soutenant que la musique est l’art de l’espace et les arts plastiques ceux du temps. La musique doit composer avec le temps; c’est un facteur auquel elle ne peut échapper, on l’a donc classée ainsi sans voir que c’est bien l’expérience de l’espace que transcende une telle activité. La musique invite l’auditeur à

voir dans l’espace la localisation spatiale tridimensionnelle des sons; non pas de leur

provenance, de leur source, mais bien de leur développement et de leur existence. Quand je joue de la musique, c’est ainsi que je me perds : je perçois la multitude de sons et la richesse émise qui forment un tableau aux couleurs variées et mouvantes, lesquelles évoluent particulièrement dans l’espace. Lorsque j’en écoute, un phénomène et une expérience identique se produisent. Je crois qu’il est inévitable de jouer avec le temps en musique puisque c’est un facteur de base de sa composition physique exprimable même en notation, mais un musicien s’occupe à la maîtrise et à l’occupation de l’espace.

Il en va de même, inversement, pour les arts plastiques; l’espace est le facteur de base auquel se confronte l’artiste. Or, celui-ci n’est qu’accessoire à la fin ultime, à savoir l’expérience du temps (et du son je crois). Personnellement, les œuvres que je réussis crient ou nous retiennent d’une façon particulière dans le temps; c’est une sensation plus pure qui transcende la matière.

Dans son esthétique, Hegel exemplifie les balbutiements de l’art par un enfant s’amusant à jeter des pierres dans un cours d’eau pour y constater les effets de son action.

L’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment

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dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. 11

Je crois aussi fermement que l’expérience esthétique et créatrice que vit l’enfant est due à son étonnement et à sa fascination pour la modification et la trace extérieure de son existence qu’il porte au monde. Cependant, j’ajouterais que c’est sa relation au temps, son arrêt, la scission et connexion temporale externe/interne qui la rend puissante et significative, permettant ce repli sur soi dont parle Hegel. Le simple fait de jeter des pierres et d’observer ses effets ne présente rien de l’expérience philosophique ou esthétique; c’est pour moi la particularité et spécificité temporelle qui la rend analogue à celle de l’art. L’idée d’avoir choisi de l’eau en mouvement n’est pas anodin, la caractéristique d’un tel paysage étant son impossibilité d’être figé et sa puissance de temporaliser par son constant changement.

Chez Hegel, l’enfant est à la fois le créateur et le spectateur; le spectacle nous l’avons décrit plus tôt en tant qu’expérience vécue, mais qu’en est-il du processus responsable de la création de celle-ci? Pour moi, il est aussi analogue à celui de lancer une roche dans l’eau; rapide, sonore et provoquant le changement. C’est ainsi que je sais qu’une œuvre est complétée et efficace; son achèvement est signalé par un son distinct qui lui est propre et qu’elle continuera d’émettre tout au long de sa vie, à l’image du torrent. C’est donc un son éternel que dégage l’œuvre si elle reste inchangée. Le temps de complétion est instantané ; le temps d’expérience proposé, éternel.

La même chose se produit lors de la création de mes installations et la mise en espace de mes œuvres. Celles-ci sont organisées de manière à exprimer un son général, mais dans le détail une mélodie plus complexe. Chacune des pièces se présente comme une note de musique, un accord, un phrasé dans l’ensemble. Chacune des œuvres offre une vérité qui lui est propre, mais aussi en relation à son prochain. Elle est ainsi vraie dans son individualité, mais la vérité entre deux œuvres se situe justement entre les deux. Tel un pianiste qui ne peut recourir au bend à la manière d’un guitariste, il se doit de fournir la note juste en trouvant l’espace entre deux touches. Dans ce sens, le fonctionnement entre les œuvres est identique au jeu du pianiste. Alors que celles-ci s’occupent des notes, la mise en espace, elle, se charge du rythme et de la cohésion. La disposition des pièces propose une symphonie répétitive composée d’essais toujours plus pointus, juste dans leur individualité et dans leur relation à l’ensemble. Chaque répétition

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est une recherche précise singulière et générale commune dans le même esprit que celui du bluesman. Une vérité dans et par l’individualité, une vérité dans et par l'ensemble.

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VII. Vérité

Il me semble, d’expérience et d’observation, que la vérité est contenue dans les choses, mais jamais ne les revêt. Suivant ce principe, celui qui veut connaître tente d’abord d’ouvrir afin d’en examiner la composition, l’organisation. La compréhension du fonctionnement d’un moteur débute lors de son démontage qui nous révèle alors l’ingénierie le mettant en mouvement, l’animant. C’est certainement le même processus que suit l’enfant lorsqu’il dissèque la grenouille, portant par contre cette fois la question au-delà des limites de la méthode : “Mais d’où provient l’existence intérieure des choses?” Cette recherche qui se traduit par l’ouverture ne révèle jamais autre chose que de la mé-canique; rien dans la matérialité ne nous renseigne sur l’existence intérieure des choses sauf son absence de l’apparence directe.

C’est en poursuivant notre recherche et en suivant la prescription scientifique que l’on apprend alors à isoler les éléments pour ensuite les détourner, les faire réagir, les observer dans un nouveau contexte. Par ce détachement, ce décollage, apparaît alors une vérité que l’ensemble cachait par la complexité de son organisation. Cette mise en lumière est exactement ce que la chasse et la pêche proposent. On détourne l’animal, on se détourne soi-même. Ce qui importe réellement dans cette expérience est le lien qui unit maintenant ces deux êtres et la résistance ontologique de ce nouvel état à la stabilité du décor environnant. C’est dans la trace que l’un laisse derrière lui en quittant le sentier bat-tu qu’il peut s’apercevoir de sa propre existence intérieure et c’est en observant l’espace découvert laissé par l’autre maintenant déplacé que l’un peut voir la vérité. C’est dans cette distance, celle entre l’objet et son ombre, celle entre l’humain et les choses que la relation s'établit et existe. C’est dans celle-ci que la vérité se pose. Sans distance, il n’y aurait rien. Ni objet, ni ombre; ni chose, ni sens.

La vérité et le savoir recherché résident dans cette distance, ce libre champ-chant du monde dans l’ouverture que l’on crée dans l’autre, dans la chose et dans sa place dans

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IX. Décor

Finalement, un dernier mot d’importance capitale concernant la destination et la distribution de mon art. Il n’est pas fait pour les artistes. Il n’est pas fait pour les critiques. Il n’est pas fait pour l’esprit exclusivement. Il n’est surtout pas fait pour moi. II est fait pour tout et tous. Il vise à communiquer à tous, peu importe l’âge, la provenance, la culture, le sexe, etc. Il se doit de poser une question universelle au genre humain. Et pour y arriver, il doit entrer en contact, dans un contact particulièrement intime. Pas celui du musée ou de la galerie, endroits fréquentés seulement par ceux déjà vendus à l’idée de l’art, s’attendant à l’expérience souvent aseptisée. Pas celui de la rue qui est impersonnelle où les contacts réels existent peu par gêne de l’autre. Il doit intégrer le domicile, le milieu de vie. Créer l’environnement physique et mental de ses occupants et visiteurs. Créer le décor et être créé par le décor. On doit pouvoir manipuler l’œuvre, vivre en sa compagnie, la côtoyer, la consommer.

Or, pour poser cette question, le domicile est certainement le lieu le plus approprié pour y parvenir. C’est par le contact constant et l’intégration à l’environnement autant phy-sique que mental de l’occupant que l’aporie ne reste pas seulement contenue dans l’œuvre, mais s’établit comme principe légitime s’appliquant au reste des choses. Il faut être le taon dont parle Socrate, le renard dans Le Petit Prince.

Alors que la forme de mes œuvres et leur installation questionnent le lien entre la nature, notre nature propre et ce que nous sommes actuellement, c’est l’inclusion au mi-lieu de vie qui questionne le statut de l’objet. En côtoyant tout type d’objets, on remet en doute l’identité d’« œuvre ». L’expérience du ready-made contestait ce statut dans l’espace du musée; ma position renverse la question en renversant le contexte.

Ce nouveau contexte qui se trouve à être « le décor » porte un lourd historique qu’il convient de définir afin de préciser adéquatement la position dans laquelle je me si-tue. Il va sans dire que je considère faire de l’art qui entretient un rapport certain avec le décor, mais cet art n’est pas décoratif dans le sens communément entendu. La définition classique en arts visuels va comme suit :

D’une manière générale on peut appeler décor toute composition de motifs, toute organisation d’éléments, ajoutées à un objet ou un espace pour l'embellir ou l’agrémenter. Ce terme de décor renvoie donc à l’ornemental, voire au superflu. De fait, il est un sens péjoratif du mot; on appelle parfois décor ce qui est inutile, ce qui a une apparence factice. Or l’étymologie renvoie

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au verbe latin decere: convenir, être séant. Il apparaît donc que le décor peut se poser comme une nécessité adéquate. Sa raison d’être, fondamentalement esthétique, est complémentaire de l’existence fonctionnelle de l’objet; le décor permet de rendre beau un objet qui ne le serait pas par nature. 12

De cette définition, seul le fait d’être séant m’intéresse et s’applique à mon travail. Je crois qu’il est vrai que le décor est ce qui convient et c’est justement en jouant sur cette convenance et en y dérogeant légèrement que j’arrive à créer l’aporia. Mais cette définition réfère principalement au décor de l’œuvre-même en tant qu’ajout, ce que je rejette totalement : l’œuvre est un objet complet et l’idée d’ajouts ne peut que la détruire en altérant son intégrité. Toute chose entière et complète qui n’aurait qu’une raison d’être esthétique ne devrait pas avoir à se cacher derrière l’appellation de décor : on devrait simplement la nommer « art ».

Cette assertion en appelle à une définition qui serait plus globale. C’est celle appliquée au théâtre que j’ai trouvé la plus juste pour qualifier ma production et ma conception de l’art. Dans cette formule, on ne parle plus de décoratif, mais de décor et d’environnement, le premier devenant simplement un adjectif dérivé du second.

Au théâtre le décor définit un espace figuratif ou suggestif à l'intérieur duquel évoluent les acteurs. C’est une disposition d’éléments peints, plans ou en volumes, qui le plus souvent, mais pas toujours, délimite une aire de jeu sur trois côtés.

Longtemps considéré comme secondaire, “décoratif” pour tout dire, le décor se présente aujourd'hui, en dehors de tout objectif illusionniste comme partie intégrante du spectacle.13

Alors que la nature offre, par l’environnement, un milieu complet de présence reflétant et intégrant ses occupants, elle ne nécessite aucun décor en ce qu’elle est décor. Les constructions humaines, quant à elles, ne présentent que l’absence. C’est alors que l’humain, ne pouvant supporter le reflet de son angoissante rationalité ne résonnant en rien avec son origine première, s’applique à la décoration. C’est en se basant sur le principe de la nature et sur l’image de soi que nous remplissons nos constructions. Y a-t-il une chose qui nous représente plus, qui nous définisse plus que la décoration? C’est d’abord parce que tout comme nous, le décor est la nature en dehors d’elle-même. C’est

12Souriau, Étienne. Vocabulaire D’esthétique, p.578 13 Souriau, Étienne. Vocabulaire D’esthétique, p.579

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ensuite parce qu’elle en appelle à notre expérience esthétique, qui est une puissance caractéristique fondamentale essentielle et particulière à notre nature.

Alors que la nature est pour et par elle-même, le décor et l’art sont pour l’humain, par l’humain. Telle est aussi la nature de mon travail ; une fabrication, un esprit, une portée, une destination et un questionnement fondamentalement et essentiellement humain. Nature humaine par nature humaine.

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Conclusion

Il est difficile pour moi d’écrire ici une conclusion; comme je l’ai présenté au tout début, mon projet est moi ; il est toujours inachevé et inachevable. Le conclure reviendrait à me conclure, ce qui ne fait pas beaucoup de sens à cette étape de ma vie.

Je peux par contre réitérer que c’est en continuant de travailler l’Homo Faber, en prenant soin d’exploiter les différentes capacités qui nous sont propres et en nous rappe-lant que notre place est particulière que nous veillerons à faire du monde un monde meil-leur. Déchiré entre la nature, notre nature humaine et notre réalité humaine actuelle,

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Figures

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Figure 25.

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Bibliographie

Ouvrages audio

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Ouvrages imprimés

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Bataille, George. Théorie de La Religion. Gallimard, 1973.

Buci-Glucksmann, Christine. Philosophie de L’ornement d’Orient en Occident. France: Galilée, 2008. Da Costa, Valérie. Écrits de Lucio Fontana. France: Les presses du réel, 2013.

De Saint-Exupéry, Antoine. Le petit prince. Paris: Gallimard, 1980.

Debord, Guy. Commentaires Sur La Société Du Spectacle. Folio. Paris: Gallimard, 1996. Gombrich, E.H. L’art et L’illusion. Paris: Gallimard, 1971.

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Lalande, André. Vocabulaire Technique et Critique de La Philosophie. Paris: Presses Universitaires de France, 2006.

Matisse, Henri. Notes D’un Peintre. Paris: Éditions du centre Pompidou, 2012. Platon. Apologie de Socrate. Paris: Flammarion, 2017.

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Rodin, Auguste. L’art: Entretiens Réunis Par Paul Gsell. Idée-Arts. Paris: Gallimard, 1967. Sartre, Jean-Paul. L’existentialisme Est Un Humanisme. Gallimard. Paris, 1996.

Schopenhauer, Arthur. Sur La Religion. Flammarion, 2010. Souriau, Étienne. Vocabulaire D’esthétique. Quadrige-PUF, 2015.

Références

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