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Les Amazones entre deux mondes : sur l’ambiguïté de la caractérisation des Amazones dans la littérature antique

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Les Amazones entre deux mondes :

Sur l’ambiguïté de la caractérisation des Amazones dans la

littérature antique

Mémoire

Jessica Cournoyer

Maîtrise en études anciennes

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

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Résumé

Dans le présent mémoire, nous démontrons que les Amazones, dont les auteurs anciens ont abondamment traité tout au long de l’Antiquité, ne peuvent être réduites aux termes « Barbares », « femmes » et « guerrières ». En effet, une étude des sources anciennes montre que leur représentation se situe systématiquement aux limites entre ces trois catégories et leur parfait opposé. De ce fait, elles ne peuvent appartenir pleinement à aucun de ces groupes. Les historiens les ont décrites avec des mœurs barbares, comme leur alimentation ou leur place en tant que femmes dans la société, mais les noms et les dieux des Amazones sont résolument grecs. De plus, bien qu’elles remplissent les mêmes rôles que les monstres dans les cycles héroïques, les Amazones possèdent des caractéristiques propres aux héros et font l’objet, dans certains textes, d’un traitement similaire aux héros qu’elles affrontent. Elles sont ainsi à la fois Barbares et Grecques, femmes et hommes, ennemis et héroïnes.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Introduction ... 1

Les Amazones chez les chercheurs modernes ... 1

Les Amazones et les historiens ... 13

Les Amazones historiques ... 13

L’ethnograhie des Amazones ... 19

Le côté grec des Amazones : les limites du processus créatif ... 30

L’apport des historiens ... 43

Les Amazones, entre monstres et héros ... 45

Les Amazones monstrueuses ... 47

Les Amazones héroïques ... 58

Conclusion ... 65

Bibliographie ... 71

Index locorum ... 75

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Introduction

Les Amazones font leur apparition très tôt dans la littérature grecque. Dès Homère, elles font figure d’adversaires pour les Grecs et leurs héros. Leur rôle dans l’Iliade est minime, mais il suffit à leur donner leurs principales caractéristiques : femmes, guerrières, Barbares. Le mythe prend de l’expansion et, au cours des siècles qui suivirent, les auteurs développèrent tout un ensemble de récits pour étoffer la réputation des guerrières ἀντιανείραι d’Homère. On leur donna un lieu de résidence, des noms, des exploits passés et un mode de vie.

Leur popularité ne se limite pas à la littérature puisque les Amazones devinrent un motif récurrent dans l’iconographie, de la peinture de vase aux frises du Parthénon, en passant par la statuaire. Artistes et auteurs explorent tour à tour les multiples facettes des Amazones, exploitant le riche symbolisme du motif selon le message souhaité.

Lorsque Quintus de Smyrne, à la fin du IVe siècle ap. J.-C., raconte la fin héroïque de

Penthésilée sous les coups d’Achille, les Amazones ne sont plus seulement un nom dans une épopée. Leur histoire s’est étendue et leurs mœurs se sont complexifiées. Chez les historiens, elles sont sorties des gestes héroïques pour mener leurs propres batailles. Et, surtout, elles sont mortes et se sont éteintes, conséquence de leur goût pour la guerre.

Les Amazones chez les chercheurs modernes

Un mythe qui revient aussi souvent dans les textes a évidemment été l’objet d’étude d’un nombre important de chercheurs, autant en littérature et en histoire qu’en archéologie. Toutefois, si les Amazones ont intéressé les auteurs modernes, ce fut le plus souvent pour un aspect spécifique de leur mythe ou pour leur présence chez un auteur en particulier, dans un contexte précis.

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Approche littéraire

Certains auteurs s’intéressent aux Amazones dans la littérature. Leurs études concernent soit l’analyse d’un corpus limité, soit une présentation du mythe des Amazones fondée principalement sur des citations des auteurs anciens. Lorsqu’elles sont proches des sources, ces études offrent de bonnes analyses du symbolisme des Amazones, bien que ce symbolisme soit présenté de façon isolée et limitée, souvent sans tenir compte de la diversité des récits sur les Amazones.

Les Amazones chez Homère, Hérodote et Diodore de Sicile ont été abordées dans un certain nombre d’articles, mais il s’agit surtout d’étudier un élément particulier du texte. C’est le cas de F. S. Brown et W. B. Tyrrell1 qui analysent l’utilisation du terme

ἐϰτιλώσαντο chez Hérodote. De son côté, J. Fabre-Serris2 utilise les passages de Diodore

de Sicile et de Strabon sur les Amazones pour illustrer le jeu entre μυθώδες et ἱστορικόν chez les historiens antiques. L’article analyse le traitement du mythe des Amazones par les deux auteurs en le replaçant dans le contexte de leurs œuvres respectives et de la méthode historiographique de Diodore et de Strabon. L’étude tient également compte des particularités du genre historique et de la méthode de chaque auteur, ce qui n’est pas toujours le cas dans les études sur les Amazones.

D’autres auteurs ont étudié le mythe de façon plus générale. L. Hardwick3 offre une analyse

complète du symbolisme des Amazones, à la fois dans la littérature et dans l’iconographie, jusqu’au IVe siècle av. J.-C en le divisant selon ses trois grands thèmes habituels, comme le

titre « Ancient Amazons – Heroes, Outsiders or Women ? » l’indique. Cette division, comme nous souhaitons le démontrer, est cependant rigide et manque de nuances, bien qu’elle donne un aperçu de la multiplicité de la valeur du mythe des Amazones. L’article, malgré sa composante temporelle, ne cherche cependant pas à rendre compte d’une quelconque évolution et aborde indifféremment les auteurs d’époques différentes. Il s’agit

1 F. S. BROWN et W. B. TYRRELL, « ἐϰτιλώσαντο : A Reading of Herodotus’ Amazons », The Classical

Journal, 80, 1985, p. 297-302.

2 J. FABRE-SERRIS, « Comment parler des Amazones ? : l’exemple de Diodore de Sicile et de Strabon »,

Cahier de recherches de l’Institut de papyrologie et d’égyptologie de Lille, 27, 2008, p. 39-48.

3 L. HARDWICK, « Ancient Amazons - Heroes, Outsiders or Women ? », Greece and Rome, Second Series,

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3 aussi d’un des rares textes qui traite de l’ensemble du symbolisme à travers plusieurs auteurs anciens, même s’il ne tient pas compte des particularités des genres littéraires et des époques de composition.

J. H. Blok4 utilise également la triade Barbares-guerrières-femmes, mais de façon beaucoup

moins rigide que la plupart des chercheurs. Ces caractéristiques occupent bien une place importante dans l’analyse du mythe, mais elles sont souvent mises en lien les unes avec les autres. Cela rend davantage justice à la complexité du mythe, en plus de permettre d’en aborder plus d’un aspect. L’approche de J.H. Blok est globale, alors qu’elle s’intéresse au « Amazon motif ». Le corpus comprend également plusieurs auteurs et plusieurs types d’œuvres. Contrairement aux études qui se limitent au mythe des Amazones chez un seul auteur, le corpus varié est plus représentatif et donne une meilleure vision d’ensemble, bien que les historiens antiques y soient sous-représentés. L’étude aborde divers éléments du mythe, comme le nom des Amazones et leurs relations avec les Grecs et avec les dieux. Le texte est donc intéressant à plusieurs points de vue et pertinent pour plus d’un type d’approche dans l’étude des Amazones. Malgré ce large éventail de sujets, l’ouvrage ne semble pas éparpillé et, bien qu’il soit impossible de couvrir chaque élément du mythe des Amazones dans un même texte, l’analyse des sujets qui sont abordés dans The Early

Amazons ne manque pas de profondeur.

Dans le cadre de sa thèse de doctorat, T. Eckhart5 étudie l’utilisation du mythe des

Amazones chez quatre auteurs : Hérodote, Diodore de Sicile, Strabon et Plutarque. Son étude prend en compte les particularités du genre historique et des auteurs, en plus de replacer les récits dans leur contexte socio-culturel plus large. Le sujet, moins précis que la plupart des études sur les Amazones, a l’avantage de donner une vision plus générale du mythe. La comparaison avec d’autres œuvres traitant des Amazones se limite cependant à la recherche des sources et des influences, mais T. Eckhart reconnait la complexité des

4 J. H. BLOK, The Early Amazons : Modern and Ancient Perspectives on a Persistent Myth, E. J. Brill,

Leiden ; New York ; Cologne, 1995.

5 T. ECKHART, An Author-Centered Approach to Understanding Amazons in the Ancient World, thèse de

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rapports entre les différents récits qui circulaient dans l’Antiquité, incluant ceux qu’elle n’aborde pas dans sa thèse.

L’ouvrage de D. J. Sobol6 repose presque entièrement sur l’étude de sources. Il divise son

livre en deux sections : une première section qui trace le portrait des Amazones en se fondant sur Hérodote et Diodore de Sicile et une deuxième section qui commente le mythe selon trois aspects (les Amazones chez les historiens ; les Amazones dans la littérature et dans l’art ; la réalité du mythe des Amazones). Chacune des trois parties du commentaire s’appuie sur l’œuvre de plusieurs auteurs anciens, qui sert de preuve à l’argumentation ou d’exemple à l’exposé de l’auteur. Dans un ouvrage consacré aux Amazones de la mythologie, le choix d’un commentaire sur la réalité des Amazones peut paraître surprenant, mais D. J. Sobol expose les théories de commentateurs antiques tout en montrant la difficulté, pour les auteurs modernes, de démontrer si les Amazones ont vraiment existé.

Approche historicisante

L’approche historicisante utilise le plus souvent les Amazones comme point de départ d’une démonstration qui dépasse le cadre de leur mythe. Ces ouvrages ont malheureusement tendance à s’éloigner non seulement des sources, mais aussi de la notion de mythe et de sa valeur dans l’Antiquité. Par exemple, le livre de P. Samuel7, qui se

propose d’étudier le phénomène des femmes fortes dans l’histoire, présente le mythe des Amazones parmi un grand nombre d’autres exemples surtout folkloriques. L’auteur s’intéresse de façon superficielle au mythe et son argumentation, qui historicise fortement les Amazones, semble surtout servir la démonstration de son livre plutôt que l’analyse du mythe.

D’autres études à caractère fortement historique fondent leur argumentation sur une analyse plus désintéressée et complète du mythe des Amazones. À travers les textes de plusieurs

6 D. J. SOBOL, The Amazons of Greek Mythology, South Brunswick, A. S. Barnes, 1972.

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5 auteurs anciens, dont Hérodote et Quintus de Smyrne, I. Lebedynsky8 présente de façon

générale ce que les Grecs disaient du mythe des Amazones. Le reste de l’œuvre est consacré aux réalités archéologiques des femmes guerrières et l’exposé sur les Amazones sert de point de départ, mais aussi de point de comparaison. I. Lebedynsky n’essaie pas de prouver que les Amazones ont réellement existé, mais présente plutôt un portrait du phénomène des femmes guerrières dans l’Antiquité, telles qu’on les connait par les textes et par l’archéologie. Son approche archéologique rend ainsi justice au caractère littéraire et mythologique des textes sur les Amazones.

L’étude de G. Pastre9, bien qu’elle soit surtout historique et ethnologique, contient une

section consacrée aux auteurs anciens (Hérodote, Diodore de Sicile et Strabon) qui présente l’information que l’on retrouve dans les textes et fait des parallèles avec l’ensemble de l’exposé historico-ethnologique. L’auteur, contrairement à beaucoup d’autres, réussit à parler de l’historicité des femmes guerrières sans enlever au mythe sa valeur symbolique et littéraire. Les études de I. Lebedynsky et G. Pastre, même si elles n’ont pas comme sujet principal les Amazones, offrent tout de même des réflexions qui, en s’appuyant sur les sources littéraires, contribuent à la présentation du symbolisme du mythe des Amazones. Plus récemment, A. Mayor a publié un ouvrage étudiant de façon exhaustive le mythe des Amazones dans l’Antiquité10. Pour se faire, elle s’appuie à la fois sur les sources littéraires,

iconographiques et archéologiques. Elle traite de plusieurs aspects de la vie des Amazones, en temps de guerre comme en temps de paix. Son approche multidisciplinaire permet de tracer un portrait beaucoup plus complet que la plupart des études qui ont précédé la sienne. Cependant, son analyse des sources possibles pour le mythe des Amazones et ses justifications de certains choix des auteurs et peintres grecs dans leur représentation des Amazones brouillent souvent la limite entre histoire et mythe. Les Amazones sont traitées comme les autres peuples d’Asie mineure dont elles auraient hérité leur mode de vie. Les

8 I. LEBEDYNSKY, Les Amazones : Mythe et réalité des femmes guerrières chez les anciens nomades de la

steppe, Paris, Éditions Errance, 2009.

9 G. PASTRE, Les Amazones, Paris, Éditions Geneviève Pastre, 1996.

10 A. MAYOR, The Amazons : Lives and Legends of Warrior Women Across the Ancient World, Princeton ;

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sources littéraires, autant les historiographes que les auteurs d’épopées et de poésie, sont traitées comme des sources comparables aux sources archéologiques. L’étude ne tient pas compte de ce que les éléments des récits apportent au symbolisme des Amazones, s’intéressant presque exclusivement à leur équivalent historique. La brève section consacrée aux récits sur les Amazones raconte plus qu’analyse les gestes héroïques. Elle devient ainsi une bonne introduction à ces récits pour ceux qui ne seraient pas familiers avec les histoires d’Hippolyte, Antiope, Penthésilée et Thalestris, sans offrir d’interprétation ou d’analyse.

Approche sociologique

Une autre branche des études sur les Amazones s’intéresse surtout aux relations entre les Amazones et la société grecque, les mythes étant toujours liés à la société qui les crée11. De

par leur nature, les Amazones représentent pour les Grecs une inversion de leurs normes sociales. Alors que la société grecque est patriarcale et que la structure politique est fondée sur un groupe de citoyens qui naissent du mariage de citoyens, la société des Amazones vit sans hommes et sans mariage. Les rapports hommes-femmes s’en trouvent donc renversés. W. B. Tyrrell 12 a écrit sur les Amazones pour analyser ce qu’elles représentaient pour les

Grecs, sur la réflexion qui avait donné naissance aux Amazones. Le livre Amazons. A Study

in Athenian Mythmaking s’intéresse à la façon dont les éléments qui forment la culture

grecque (éléments sociaux, politiques…) ont participé à la création des mythes grecs comme celui des Amazones et à l’insertion de ce mythe dans un ensemble de mythes sur le mariage qui sert à expliquer la nécessité et la valeur du mariage dans la société athénienne. Ses études s’éloignent parfois des textes, mais présentent bien la valeur socio-culturelle que peut avoir un mythe. Dans son article « A View of the Amazons », W. B. Tyrrell étudie plus précisément le renversement des normes sociales chez les Amazones et la façon dont ce renversement est présenté par les Grecs.

11 W. B. TYRRELL, Amazons : A Study in Athenian Mythmaking, Baltimore, The Johns Hopkins University

Press, 1984, p. xiii.

12 W. B. TYRRELL, « A View of the Amazons », Classical Bulletin, 57, 1981, p. 1-5; « Amazons Customs

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7 Ces études sociologiques s’éloignent souvent des textes pour se concentrer sur le symbolisme du mythe. Il est toutefois important de ne pas négliger d’observer à la fois la présentation du symbolisme dans les textes et son utilisation par la société. Une étude du symbolisme qui s’éloigne trop des textes risque d’être plus représentative de l’opinion de l’auteur moderne sur la société antique que de celle de l’auteur antique dans son œuvre. Dans leur ensemble, les études sur les Amazones portent sur des sujets précis liés au mythe. Si l’étude de son symbolisme demande nécessairement de s’intéresser au mythe de façon plus générale, ces travaux ont malheureusement tendance à s’éloigner des sources, littéraires ou iconographiques. À partir de cette grande variété de recherches, qui séparément offrent une analyse souvent limitée et isolée du mythe, nous tenterons de reconstituer le mythe des Amazones dans son ensemble et de l’étudier pour ce qu’il était dans l’Antiquité, sans essayer de le replacer dans le cadre d’une vaste étude socio-ethnologique. Nous nous intéresserons également à un corpus d’auteurs souvent négligés lorsqu’il est question des Amazones, comme Pausanias, Hygin et Apollonios de Rhodes. L’utilisation du terme « mythe » pour parler des Amazones est largement répandue chez les chercheurs modernes. Le sens du terme μῦθος, tel qu’utilisé par les Anciens, est cependant plus complexe et nuancé que le « mythe » moderne13. De plus, il n’évoque pas toujours la

notion de fausseté caractéristique des mythes modernes. Lorsque nous parlons du mythe des Amazones, nous utilisons le terme « mythe » pour désigner un ensemble de récits concernant les guerrières du Thermodon, chacun des récits présentant une facette particulière du mythe dans son ensemble. Ces récits appartiennent, comme beaucoup de

13 J. Fabre-Serris aborde la question du λόγος et du μῦθος précisément dans les passages sur les Amazones

chez Strabon et Diodore de Sicile (loc. cit., p. 39-40). Elle montre comment Diodore ancre les Amazones dans la géographie et la chronologie connue des Grecs (loc. cit., p. 39) et donne une impression d’objectivité en limitant son récit à un « noyau historique » (loc. cit., p. 46) afin de rendre crédible ses Amazones

historiques. Strabon prend également position sur la question de l’historicité des Amazones, qui lui pose problème parce qu’il s’agit à la fois d’un récit ancien et prodigieux, qui devrait donc relever du μῦθος, et encore vrai à une époque récente, des caractéristiques du λόγος (loc. cit., p. 46-47).

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mythes, à l’époque héroïque14, et possèdent une valeur symbolique qui dépasse le premier

niveau de narration15.

Malgré la possibilité de définir les Amazones en trois termes (Barbares16, femmes et

guerrières), nous démontrerons qu’elles sont en fait aux limites de ces catégories. Elles sont des Barbares avec des caractéristiques grecques, des femmes qui jouent le rôle des hommes, en temps de paix comme à la guerre, sans rejeter leur féminité, des ennemies des héros sans être des monstres, ayant elles-mêmes des qualités héroïques.

Elles ne peuvent être décrites comme un renversement complet des normes ou des valeurs grecques puisqu’elles possèdent toujours des attributs des deux groupes. Leur nourriture et la place des femmes dans leur société se rapprochent de ce qu’on trouve chez les peuples barbares, mais leurs noms, leurs dieux et leur attitude au combat sont grecs. Elles ont pris la place des hommes sur le champ de bataille et dans la vie publique, mais elles restent des femmes et des mères. Elles remplissent le même rôle que les monstres dans les cycles héroïques, alors qu’elles sont craintes et doivent être vaincues. Pourtant, elles possèdent des traits de caractère habituellement attribués aux héros et sont parfois décrites de la même façon qu’eux.

Chaque référence aux Amazones dans les textes est digne d’intérêt, mais nous avons choisi de nous concentrer sur le caractère narratif du mythe, c’est-à-dire sur les récits qui concernent les Amazones plutôt que sur les brèves mentions de leur nom. Bien que ces mentions soient aussi révélatrices du symbolisme associé aux Amazones, nous cherchons plutôt à étudier ce qu’on disait des Amazones et qui a contribué à la création de ce symbole qui a pu ensuite être évoqué par le seul nom des Amazones. Pour ce faire, nous étudierons un corpus d’auteurs qui ont parlé des Amazones en faisant référence à un épisode

14 R. L. FOWLER, « Mythos and logos », The Journal of Hellenic Studies, 131, 2011, p. 51.

15 S. DES BOUVRIE, « The Definition of Myth. Symbolical Phenomena in Ancient Culture », Myth and

symbol. 1, Symbolic Phenomena in Ancient Greek Culture, S. des Bouvrie (éd.), Sävedalen, Åström, 2002,

p. 28.

16 Le terme « Barbare » est ici utilisé dans son sens antique, qui, originalement, désignait simplement ceux qui

ne parlaient pas grec. Il en est venu à désigner plus généralement l’Autre, qui se différencie des Grecs par sa soumission à un roi, sa cruauté et l’absence d’hospitalité. Les Grecs se définissaient eux-mêmes à travers leur définition du Barbare, les valeurs grecques étant présentées comme l’inverse ou le négatif des comportements barbares (J. DE ROMILLY, « Les Barbares dans la pensée de la Grèce classique »,

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9 particulier de leur mythe. En effet, tout symbole demande la connaissance d’un certain contexte pour être intelligible. Ainsi, si le public antique n’avait pas connu ces récits sur les Amazones, les évocations auraient été dénuées de sens et inutiles.

Nous étudierons donc l’Iliade d’Homère, les Euménides d’Eschyle, les Olympiques de Pindare, l’Héraklès d’Euripide, les Histoires d’Hérodote, le Panathénaique d’Isocrate, les

Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, la Description de la Grèce de Pausanias, la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, les Fabulae d’Hygin, la Géographie de

Strabon, la Bibliothèque d’Apollodore, la Vie de Thésée de Plutarque et la Suite d’Homère de Quintus de Smyrne, non pas en entier, mais dans ces passages qui racontent les Amazones. De plus, nous ne saurions ignorer les autres sources traitant des Amazones, notamment la Thébaïde de Stace et les Argonautiques de Valerius Flaccus, que nous utiliserons pour étayer notre propos.

Les mythes d’Héraklès et de Thésée sont les plus communs, mais notre corpus nous permettra également d’aborder les mythes de Bellérophon et de la guerre de Troie. D’autres auteurs (Apollodore, Apollonios de Rhodes, Diodore de Sicile et Hérodote) ont consacré une partie de leurs œuvres à la description du mode de vie des Amazones et à des épisodes de leur histoire qui ne se rapportent à aucun des grands cycles héroïques.

Une partie de la caractérisation des Amazones en tant que peuple et, dans une moindre mesure, en tant qu’individus, se retrouve dans les cycles héroïques dont elles font partie à titre d’ennemies des héros. Dans ces cycles, les Amazones combattent Bellérophon, Héraklès, Achille et Thésée, seules ou en groupe, sans jamais les vaincre, évidemment. Elles se définissent par rapport aux héros qui les combattent, mais leur rôle d’ennemies rend leur représentation biaisée. En effet, ces récits étaient écrits pour un public grec, à la gloire d’un héros grec. Représentant l’ennemi à vaincre et la menace à éliminer, les Amazones risquaient de se faire présenter systématiquement sous leur plus mauvais jour, dans le but de mettre en valeur les qualités du héros qui les combattait.

Malgré la présence constante des Amazones et de leur mythe durant toute l’Antiquité, les récits qui les concernent sont cohérents. Il est en effet possible de retrouver un noyau, le point central commun à tous les récits, pour chacun des cycles héroïques et de retracer,

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chez quelques auteurs, une déviation qui élargit le cadre du récit sans toutefois en faire varier le sens ou le message. Pour l’étude des Amazones et de l’utilisation de leur mythe, ces déviations offrent cependant des informations intéressantes, peut-être connues du public antique, mais autrement absentes des récits. Par exemple, les cycles se concentrent souvent sur l’issue de la rencontre entre un héros et une ou plusieurs Amazones, mais certains récits vont décrire en détail l’expédition ou le combat. Cela donne généralement une plus grande place aux Amazones et à leurs agissements, pendant la bataille ou dans un cadre plus pacifique, contribuant à construire l’identité des Amazones dans l’Antiquité.

Aussi détaillés qu’ils soient, les cycles racontant la lutte des héros contre les Amazones peuvent toujours se résumer, en leur plus simple expression, à un seul élément qui est repris systématiquement dans tous les textes. Dans la geste de Bellérophon, cet élément est souvent le seul élément du mythe17, qui est peu détaillé dans le corpus de textes, surtout si

on le compare aux autres cycles. Bellérophon massacre les Amazones. Il faut remonter dans son cycle pour trouver la raison de son attaque (il est envoyé par le roi de Lycie, Iobatès), qui n’est pas liée aux Amazones elles-mêmes. Il se différencie aussi des autres héros, puisqu’il n’a pas vraiment affronté directement les Amazones, ne s’étant jamais mesuré à elles en combat singulier. L’épisode n’en demeure pas moins remarquable, puisque Bellérophon est tout de même un des rares hommes à avoir vaincu les Amazones.

Héraklès18 affronte souvent les Amazones dans les textes, mais le seul élément présenté de

façon à peu près constante est la ceinture de la reine des Amazones. Même si ses méthodes pour l’obtenir varient19, mais se soldent toujours par la réussite d’Héraklès, les auteurs ont

parfois recours à la seule mention de la ceinture pour évoquer le long voyage du héros et la lutte pour l’obtenir20.

17 Par exemple, APOLLODORE, Bibliothèque, II, III, 2.

18 EURIPIDE, Héraklès, 408-418 ; APOLLONIOS DE RHODES, Argonautiques, 964-1000 ; PAUSANIAS,

Description de la Grèce, V, XI, 4 ; DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, II, XLVI, 3-4 et III,

LV, 3 ; HYGIN, Fabulae, XXX ; VALERIUS FLACCUS, Argonautiques, 130-139.

19 Dans ses Argonautiques, Apollonios de Rhodes parle d’embuscade alors que Diodore décrit plutôt une

bataille rangée.

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11 Thésée, pour sa part, se mêle parfois au cycle d’Héraklès21. Certains auteurs en font l’allié

d’Héraklès dans son périple pour récupérer la ceinture, parmi un groupe de compagnons. Cette première rencontre avec les Amazones sert de prélude au récit de la lutte de Thésée contre les Amazones aux portes d’Athènes (et parfois même jusque dans la cité). Comme le héros athénien joue un rôle mineur dans les exploits d’Héraklès, ce sont les batailles en Attique22 qui sont vraiment au cœur de son cycle.

Finalement, pour Achille, le récit de son duel contre Penthésilée s’inscrit évidemment dans le cadre de la guerre de Troie23. Le duel et sa conclusion n’ont cependant aucune incidence

sur l’issue de la guerre. Malgré ses victoires contre des soldats grecs, Penthésilée ne tue aucun héros et son duel avec Achille sert à augmenter la gloire du Péléide plus qu’à faire avancer le récit concernant la guerre.

Au centre de tous ces cycles se trouvent invariablement la victoire du héros et son opposé inévitable, la défaite des Amazones. Chaque cycle se définit par la façon, le moyen ou la nature de leur défaite. Bellérophon les massacre, Héraklès vole la ceinture (la mort de la reine et de ses compatriotes n’est pas systématique, puisque cela ne change rien au succès de la mission), Thésée les repousse hors d’Athènes et Achille tue Penthésilée. C’est, dans la plupart des cas, l’information que les auteurs transmettent lorsqu’ils choisissent de limiter la taille de leur récit24.

Pour Bellérophon, le corpus ne donne pas beaucoup plus d’information. Tout au plus, il montre comment le héros a préféré user de stratégie et de prudence pour affronter des adversaires supérieures en nombre. Même si cela représente une leçon valide, la place très limitée qu’occupe le passage sur les Amazones dans le cycle de Bellérophon nous amène à

21 PAUSANIAS, Description de la Grèce, I, XVII, 2 ; I, XV, 2 et V, XI, 4 ; HYGIN, Fabulae, XXX.

Plutarque juge quant à lui cette version inexacte (Thésée, XVII, 1).

22 HÉRODOTE, Histoires, IX, 27 ; ESCHYLE, Euménides, 681-690 ; ISOCRATE, Panathénaique,193 ;

PAUSANIAS, Description de la Grèce, I, XV, 2 ; I, II, 3 ; I, XLI, 7 et VII, II, 7 ; HYGIN, Fabulae, XXX et CCXLI ; PLUTARQUE, Thésée, XXVI.

23 PAUSANIAS, Description de la Grèce, V, XI, 6 ; DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, II,

XLVI, 5 ; QUINTUS DE SMYRNE, Suite d’Homère, I.

24 Thésée présente une exception à cette règle dans quelques cas, puisque c’est parfois sa relation avec

Antiope (ou Hippolyte) qui est évoquée. Cela ne représente pas moins une victoire du héros grec sur une Amazone, comme nous le montrerons plus loin. ISOCRATE, Panathénaique, 193 ; PAUSANIAS,

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penser qu’il n’a de valeur que dans le cadre d’une accumulation d’exploits (Chimère, Solymoi et Amazones)25.

Nous souhaitons démontrer ici que les Amazones, souvent décrites et analysées à partir de la triade Barbares-femmes-guerrières, appartenaient, à travers toute l’Antiquité, à plusieurs groupes généralement opposés et habituellement considérés comme mutuellement exclusifs. Bien qu’elles soient caractérisées par leurs trois principaux aspects, les auteurs anciens leur ont attribué d’autres qualités et d’autres mœurs qui les empêchent d’appartenir pleinement à aucun groupe.

En premier lieu, nous étudierons comment les historiens ont construit le mythe des Amazones. Ceux-ci ont combiné éléments grecs et éléments barbares pour créer un peuple de femmes à la fois étrange et familier. Ils ont ainsi brouillé la frontière entre Grecs et Barbares. En second lieu, nous nous intéresserons au statut des Amazones dans les cycles héroïques. Les Amazones y remplissent le même rôle que les monstres de la mythologie, mais les auteurs en ont également fait des descriptions qui rapprochent leur statut de guerrières de celui des autres héros grecs, ceux-là même qui affrontent ces monstres.

25 J. H. Blok en fait un alienum corpus, un récit sans grande importance pour Bellérophon, qui nous montre

néanmoins comment le motif des Amazones était disséminé à travers les textes anciens. J. H. BLOK,

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Les Amazones et les historiens

En plus d’affronter régulièrement les héros grecs, les Amazones ont été le sujet de plusieurs récits ethnographiques. Les auteurs anciens ont raconté comment elles avaient conquis de grands territoires, dominé les peuples barbares rencontrés sur leur route et mis en place une société stable.

Leurs exploits militaires n’étaient pas le seul élément qui fascinait les Grecs. En effet, ce qui les étonnait était le fait que les Amazones accomplissaient leurs exploits sans hommes. Leur indépendance a entraîné toute une série de questions sur leur mode de vie, de leur organisation politique à leur façon de procréer. Si les réponses à ces questions se trouvent éparpillées dans les récits des cycles héroïques1, certains auteurs, notamment Hérodote,

Pausanias, Diodore de Sicile, Strabon et Apollodore, se sont intéressés plus spécifiquement à ces aspects de la vie des Amazones et ont offert leur propre vision de ce peuple mythologique.

On ne peut nier que ces récits, autant que les récits des cycles héroïques, ont contribué à construire l’image des Amazones telle qu’elle a été véhiculée dans toute l’Antiquité. Avant d’aborder spécifiquement l’apport des historiens au mythe des Amazones, il est nécessaire d’étudier le statut historique des Amazones dans les textes. Nous étudierons ensuite comment les historiens ont construit l’opposition entre les Grecs et les Amazones afin de montrer que le terme « barbare » ne peut être utilisé pour décrire l’ensemble de la société amazonienne, alors que le terme « grec » s’applique à plusieurs aspects de leur mode de vie.

Les Amazones historiques

La question de l’historicité des Amazones a certes fait réfléchir les chercheurs modernes, mais ces derniers n’ont pas été les seuls à s’y intéresser. Dès l’Antiquité, les auteurs ont discuté de l’existence des Amazones. La limite entre récit vrai (λόγος) et fable (μῦθος)

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n’était pas toujours clairement définie2, mais le principal point de litige entre les auteurs

semble avoir été la question de la crédibilité des récits sur les Amazones, récits jugés par certains trop incroyables pour être vrais.

Strabon, même s’il traite des Amazones, remet en doute leur existence.

Τίς γὰρ ἂν πιστεύσειεν, ὡς γυναικῶν στρατὸς ἢ πόλις ἢ ἔθνος συσταίη ἄν ποτε χωρὶς ἀνδρῶν; Καὶ οὐ μόνον γε συσταίη, ἀλλὰ καὶ ἐφόδους ποιήσαιτο ἐπὶ τὴν ἀλλοτρίαν καὶ κρατήσειεν οὐ τῶν ἐγγὺς μόνον, ὥστε καὶ μέχρι τῆς νῦν Ἰωνίας προελθεῖν, ἀλλὰ καὶ διαπόντιον στείλαιτο στρατείαν μέχρι τῆς Ἀττικῆς;

En effet, qui croirait qu’une armée, une cité ou un peuple de femmes soit un jour constitué sans hommes ? Et qui croirait non seulement qu’il se serait constitué, mais qu’il aurait aussi fait une campagne contre un pays ennemi et l’aurait emporté, non seulement près de chez elles, pour avancer aussi jusqu’à l’Ionie d’aujourd’hui, mais qu’elles auraient aussi préparé une expédition outre-mer jusqu’en Attique ? (Strabon, Géographie, XI, 5, 3)3

Ce qui est pour lui le signe du statut mythologique des Amazones est le caractère extraordinaire des exploits qui leur sont attribués. En basculant dans l’invraisemblable, les Amazones, pour Strabon, basculent aussi du côté de la fable, du mythe au sens moderne du terme. Ce n’était pas le cas pour tous. Diodore souligne l’aspect extraordinaire des récits sur les Amazones, mais en défend la véracité.

Ἡμεῖς δ’ ἐπειδὴ περὶ τῶν Ἀμαζονίδων ἐμνήσθημεν, οὐκ ἀνοίκειον εἶναι νομίζομεν διελθεῖν περὶ αὐτῶν, εἰ καὶ διὰ τὴν παραδοξολογίαν μύθοις ὅμοια φανήσεται τὰ ῥηθέντα.

Puisque nous avons mentionné les Amazones, nous pensons qu’il n’est pas inapproprié de discourir à leur sujet, même si, comme c’est le récit de choses extraordinaires, nos paroles paraîtront semblables à des fables. (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, II, XLIV, 3)

Diodore souligne ici la proximité entre les récits sur les Amazones et les mythes, comme peuvent être qualifiés d’autres récits de choses extraordinaires. Les Amazones, pour Diodore, ne font pas partie de cette catégorie. Étant donné que celui-ci ressent le besoin de justifier ou d’expliquer la présence des Amazones dans ses récits, on peut penser que les

2 R. L. FOWLER, loc. cit., p. 66. 3 Toutes les traductions sont les nôtres.

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15 doutes de Strabon quant à l’historicité des Amazones étaient partagés, même si la question n’a pas été abordée par tous ceux qui parlaient des Amazones4. Toutefois, cela n’empêche

pas les Amazones de se retrouver dans des récits à caractère historique et de côtoyer des peuples à l’historicité incontestée, comme les Scythes.

Des monuments que Pausanias présente sont parfois attribués aux Amazones. Il décrit notamment la tombe d’Hippolyte, où les Mégariens auraient enterré l’Amazone décédée après sa défaite en Attique5. Elles auraient aussi édifié un temple à Arès6, dédié les statues

de bois d’un sanctuaire de Laconie à Artémis et Apollon7 et une autre statue d’Artémis à

Éphèse8.

Même si les Amazones sont absentes à l’époque de Pausanias, il leur attribue des traces physiques de leur présence en Attique et en Asie mineure. Dans ces passages, Pausanias ne remet pas en question l’existence des Amazones ou le fait qu’elles aient construit des temples ou édifié des statues. Elles font partie du paysage matériel et religieux des Grecs, aux mêmes titres que les sculpteurs et les bâtisseurs du reste de l’Antiquité grecque.

C’est donc à titre de peuple historique qu’elles se trouvent chez Diodore de Sicile, Hérodote, Pausanias et Strabon. Ce statut a cependant amené les historiens anciens à expliquer l’absence des Amazones à époque contemporaine, alors qu’elles ont été reléguées au même passé lointain que le reste des héros qui leur ont livré bataille. En effet, aucun des auteurs ne peut se targuer d’avoir vu ou rencontré les Amazones dont il parle. La raison donnée est la plupart du temps l’éradication du peuple par quelque héros, conséquence logique de leur statut d’ennemi. Pausanias mentionne leurs défaites successives aux mains d’Héraklès, des Athéniens et des Grecs à Troie9 et le sort des survivantes à l’invasion de

l’Attique, dont Hippolyte qui mourut de chagrin (ὑπὸ λύπης)10. Pour Diodore, les

Amazones d’Asie mineure ont été affaiblies par Héraklès et leurs voisins ont profité de leur

4 Hérodote et Pausanias, notamment, n’évoquent pas l’historicité des Amazones et ne cherchent pas non plus

à prendre position sur le sujet, comme le fait Diodore.

5 PAUSANIAS, Description de la Grèce, I, XLI, 7. 6 PAUSANIAS, Description de la Grèce, II, XXXII, 9. 7 PAUSANIAS, Description de la Grèce, III, XXV, 3. 8 PAUSANIAS, Description de la Grèce, IV, XXXI, 8. 9 PAUSANIAS, Description de la Grèce, I, XV, 2. 10 PAUSANIAS, Description de la Grèce, I, XLI, 7.

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faiblesse pour les attaquer, ne laissant que quelques Amazones qui finirent par s’éteindre11.

Les Amazones de Libye, quant à elles, auraient été exterminées par Héraklès ou par une catastrophe naturelle12.

L’épisode des Amazones et des Scythes chez Hérodote possède les mêmes caractéristiques que les autres disparitions d’Amazones : des femmes en position d’autorité, une opposition à leur mode de vie et un personnage ou groupe de personnages masculins qui met fin aux pratiques inhabituelles des Amazones, prouvant la non-viabilité de leur mode vie. Cependant, il s’agit de la seule disparition pacifique des Amazones, qui fondent un nouveau peuple avec les Scythes. Il ne s’agit pas là de la seule originalité du récit d’Hérodote, mais ces originalités ne modifient que le déroulement du récit, pas sa finalité.

Le premier élément inattendu est la violence très limitée13. Les Amazones avaient la

réputation, tous textes confondus, d’aimer la bataille et d’y exceller. C’est au combat qu’elles se montrent le plus souvent égales aux hommes. Lorsqu’il débute son récit sur les Amazones par l’évocation d’une bataille passée entre Grecs et Amazones, Hérodote semble annoncer un épisode amazonien courant, soit les Amazones au combat14. Pourtant, il

raconte comment les Amazones égarées chez les Scythes abandonnent le combat lorsque leurs adversaires arrêtent de les attaquer15. La bataille et l’évasion des Amazones, les

événements qui amènent les Amazones en territoire scythe, ne sont pas non plus détaillées, ce qui rend finalement le récit d’Hérodote très peu violent.

Ὅτε Ἕλληνες Ἀμαζόσι ἐμαχέσαντο […], τότε λόγος τοὺς Ἕλληνας νικήσαντας τῇ ἐπὶ Θερμώδοντι μάχῃ ἀποπλέειν ἄγοντας τρισὶ πλοίοισι τῶν Ἀμαζόνων ὅσας ἐδυνέατο ζωγρῆσαι· τὰς δὲ ἐν τῷ πελάγει ἐπιθεμένας ἐκκόψαι τοὺς ἄνδρας. Lorsque les Grecs combattirent les Amazones […], le bruit se répandit que les Grecs, vainqueur à la bataille du Thermodon, revinrent par la mer, emportant dans trois navires toutes les Amazones qu’ils avaient pu faire prisonnières. En

11 DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, II, XLVI, 4-6. 12 DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, III, LV, 3.

13 M. W. HAZEWINDUS, When Women Interfere : Studies in the Role of Women in Herodotus’ « Histories »,

Amsterdam, J. C. Gieben, 2004, p. 193.

14 M. W. HAZEWINDUS, op. cit., p. 195. 15 HÉRODOTE, Histoires, IV, 112.

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17 mer, elles s’appliquèrent à faire périr les hommes. (Hérodote, Histoires, IV, 110)

Dans ce passage, Hérodote ne donne pas de détails sur la bataille du Thermodon et ne précise ni ses causes, ni son déroulement. Ses lecteurs ne connaissent que son issue. De la même façon, ils ne savent pas grand-chose du revirement de situation qui se produisit en mer et qui a dû être particulièrement violent, puisque les Amazones ont éliminé tous les hommes à bord.

Elles ne sont pas non plus opposées à se lier aux Scythes, d’abord au hasard puis dans un cadre semblable à celui du mariage, malgré leur réputation mysogyne. Elles font ainsi preuve de moins d’animosité que dans la plupart des autres récits.

Puisque les Amazones se sont désintéressées du combat, elles doivent donc manifester leur indépendance d’une autre façon, dans un autre aspect de leur vie. C’est à travers la prise de décisions, décisions qui touchent à la fois les Amazones et les Scythes et qui, chez les Grecs, auraient été prises par les hommes16, qu’Hérodote marque la position dominante des

Amazones. Car, même si elles ne manifestent pas leur domination par les armes, les Amazones n’en demeurent pas moins le membre dominant du couple, manipulant, plutôt que brutalisant, les Scythes pour obtenir ce qu’elles veulent17. Elles prennent des initiatives

importantes et laissent peu de marge de manœuvre aux Scythes, qui ne peuvent qu’acquiescer à leurs demandes. Hérodote montre que l’instinct de survie des Amazones dépasserait le cadre du champ de bataille. Elles sauraient reconnaître lorsqu’une approche pacifique est préférable et s’adapter à un nouveau milieu.

C’est d’ailleurs grâce à cette adaptabilité que leur mode de vie aurait pu en partie survivre à leur alliance avec les Scythes, même si elles ont abandonné la vie de célibataire18. En effet,

16 En l’absence de Grecs pour représenter la contrepartie des Amazones dans le récit d’Hérodote, les Scythes

deviennent en quelque sorte les Grecs pour représenter le membre civilisé du couple. Hérodote ne leur attribue plus de pratiques barbares et ils défendent la façon grecque de raisonner (F. HARTOG, Le miroir

d’Hérodote : Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980, p. 340 et 342.)

17 HÉRODOTE, Histoires, IV, 114-115. Dans la littérature grecque, ce genre de manipulations semble être un

mode d’action souvent utilisé par les femmes, comme Phèdre ou Médée, par exemple.

18 L’héritage des Amazones fait en sorte que, chez les Sauromates, guerre et mariage sont liés, le premier

étant une condition pour le second. Cette conjonction est annoncée dans le récit d’Hérodote, alors que les jeunes Scythes font la guerre aux Amazones avant de les épouser (F. HARTOG, op. cit., p. 340 et 345).

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Hérodote explique certaines coutumes des Sauromates par la survivance du mode de vie des Amazones dont ils descendent19. Il lui était donc nécessaire d’expliquer comment et

pourquoi les Amazones avaient pu abandonner leur mode de vie traditionnel et devenir les ancêtres d’un peuple barbare, alors que cela était contraire à leurs habitudes20.

Pour conclure son récit sur les Amazones, Hérodote choisit de les faire disparaitre non pas par destruction, mais plutôt par assimilation. Cette assimilation est marquée par le mariage des Amazones avec les jeunes Scythes, mariage qui mène à la fondation du peuple sauromate. Hérodote utilise le terme ἐκτιλώσαντο pour parler de l’effet de la relation des Scythes avec les Amazones21. Le terme, qui se traduit littéralement par « se concilier

avec », transmet l’idée de disparition de la menace représentée par les Amazones.

L’indépendance des Amazones ne prend pas fin avec leur mort. En fait, chez Hérodote les Amazones ne perdent même pas complètement leur indépendance. En introduisant un élément masculin dans leur mode de vie, Hérodote les rend certes moins indépendantes, mais les pratiques des Sauromates indiquent clairement qu’elles n’ont pas non plus atteint le niveau de dépendance des femmes grecques. De plus, les Amazones mariées deviennent des Sauromates. Donc, les Amazones, telles qu’elles existent au début du passage, ont effectivement disparus lorsqu’Hérodote conclut sa description des Sauromates

Le récit d’Hérodote reprend donc le thème habituel de la disparition des Amazones en lui apportant quelques modifications. Les Amazones jouent toujours un rôle dominant, mais cette domination ne se manifeste pas sur le champ de bataille. Leur mode de survie, basé sur la rapine, rencontre l’opposition des Scythes, opposition qui ne prend pas la forme d’une bataille (une fois les premiers affrontements passés). Enfin, la disparition des Amazones ne vient pas de leur complète annihilation, mais de la fusion de deux modes de vie. Certaines pratiques des Amazones auraient ainsi pu survivre grâce à cette alliance avec d’autres pratiques venant des Scythes.

19 HÉRODOTE, Histoires, IV, 116.

20 Cette nécessité découlait elle-même du besoin d’Hérodote d’expliquer les mœurs inhabituelles des

Sauromates, ce qu’il fait en les attribuant à leurs ancêtres les Amazones.

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19 La disparition des Amazones répond à deux nécessités. D’abord, il y a la nécessité de combler le vide entre la situation à la fin des récits, moment où Amazones et héros ont accompli leurs exploits, et la situation actuelle, alors que les Amazones ne sont plus une menace et qu’elles semblent avoir disparu complètement. L’explication des historiens vient ainsi justifier l’absence des Amazones au moment où ils écrivent, absence qui n’est pas toujours explicable uniquement par la situation des Amazones après leur défaite initiale. Ensuite, la disparition des Amazones est un échec de leur société, sur tous les plans. Pour les Grecs, elles représentaient un ennemi autant militaire qu’idéologique, un ennemi qu’il était dès lors nécessaire de vaincre. Les multiples causes de leur extinction montrent des défaites sur tous ces plans. Leur armée, malgré ses hauts faits passés, tombe devant un ennemi plus puissant (et grec). Elles abandonnent leur indépendance, qui faisait aussi leur renommée, en acceptant une union avec les Scythes. Cette union, nous l’avons dit, ne replace pas les Amazones au même endroit que les épouses grecques. Elles demeurent relativement en contrôle de leurs relations conjugales. Pourtant, elles ont dû reconnaître que les Scythes, des hommes, étaient leur meilleure chance de survie alors qu’auparavant elles dépendaient des hommes le moins possible. Les Amazones et leur mode de vie ne peuvent qu’échouer face au modèle grec qui lui est supérieur.

L’ethnograhie des Amazones

L’identité grecque est souvent définie par les auteurs en opposition avec les peuples barbares, réels ou fictifs, qui les entourent. En effet, ces peuples aux mœurs étranges ont intrigué les Grecs, que leur existence soit avérée ou non. En étudiant la façon dont les Grecs parlent des autres, et surtout les critères qu’ils utilisent pour marquer leurs différences, il est possible de faire ressortir des aspects de la société et du mode de vie grecs que les Grecs eux-mêmes considéraient comme caractéristiques ou représentatifs.

Cet exercice ne s’applique pas aux seuls récits sur les Amazones et plusieurs descriptions de peuples mythologiques et historiques en ont déjà fait l’objet. Déjà avec Homère, il est possible de s’intéresser aux signes de civilisation dans l’Odyssée en montrant comment ils

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faisaient défaut aux peuples que visite Ulysse22. En effet, Cyclopes, Lotophages et autres

groupes rencontrés par Ulysse sont caractérisés par leur régime, leur mode de subsistance et leurs activités quotidiennes, leur organisation sociale ou par la place des hommes dans la société, la combinaison de toutes leurs caractéristiques permettant au lecteur de concevoir un portrait complet d’un peuple civilisé à partir des contre-exemples de l’Odyssée.

La description que fait Diodore des Trogodytes, peuple mythique du sud, suit à peu près la même structure que ses descriptions des Amazones. Les Trogodytes sont des nomades qui suivent leurs troupeaux. Dirigés par des tyrans, ils ne connaissent pas le mariage. Ils ne portent presque pas de vêtements et pratiquent la circoncision23.

Diodore décrit aussi leur armement et leurs coutumes inhabituelles à la guerre. Les Trogodytes se distinguent aussi par leur traitement des personnes âgées et malades et par leurs rites funéraires24. Finalement, Diodore conclut en reconnaissant le caractère

incroyable de son récit, dont il défend la véracité25.

Sa description se rapproche de celle qu’il fait des Amazones : habillement, armement et alimentation sont des éléments servant à décrire le mode de vie des peuples barbares. Ce sont aussi des éléments qui distinguent les Trogodytes des Grecs. Chacune des descriptions de pratiques cultuelles ou sociales accentue cette distinction en soulignant le caractère étrange des Trogodytes.

Hérodote clôt le premier livre de ses Histoires par un portrait du mode de vie des Massagètes, dont l’armée dirigée par la reine Tomyris vient de tuer Cyrus et de défaire son armée26. La description est brève, mais comprend les éléments habituels : leur habillement,

qui est semblable à celui des Scythes, et leur armement27, leur attitude par rapport au

22 E. HALL, op. cit., p. 52.

23 DIODORE DE SICILE, Description de la Grèce, III, XXXII, 1-4. 24 DIODORE DE SICILE, Description de la Grèce, III, XXXIII, 1-6. 25 DIODORE DE SICILE, Description de la Grèce, III, XXXIII, 7. 26 HÉRODOTE, Histoires, I, 204-214.

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21 mariage, l’absence d’agriculture et une alimentation basée sur le bétail et le poisson fourni par le fleuve et leurs rites funéraires et sacrificiels28.

Tout au long du passage, les Massagètes sont présentés comme des adversaires redoutables, mais non-civilisés29. Ils infligent de lourdes pertes aux Perses. Cependant, c’est la façon

dont la reine traite le cadavre de Cyrus qui souligne le mieux le caractère barbare des Massagètes : elle aurait, selon Hérodote, plongé la tête de Cyrus dans une outre de sang humain pour ensuite le boire.

L’ensemble de la description présente les Massagètes comme des Barbares : ils ne connaissent pas l’agriculture, s’habillent à la mode scythe, sont dirigés par une reine et ne respectent pas les vaincus et les morts. Hérodote leur attribue peu de qualités, en dehors peut-être de leur valeur sur le champ de bataille, et les décrit en tous points différents des Grecs.

Les Trogodytes de Diodore et les Massagètes d’Hérodote sont présentés de façon semblable. Les éléments de civilisation que l’on trouve dès Homère servent à montrer la différence des peuples barbares. Ces éléments marquent la distance entre Grecs et Barbares, alors que les pratiques des Grecs ont très peu en commun avec celles des Barbares.

Derrière ces différences de pratiques se trouvent également des différences de valeurs. Ce qui est normal ou acceptable chez les Barbares est complètement aberrant aux yeux des Grecs. Les Barbares n’ont pas de respect pour ces pratiques que les Grecs jugent fondamentales à la civilisation, profanant les cadavres de leurs ennemis vaincus et se comportant d’une façon plus appropriée à des animaux qu’à des hommes30.

Les Amazones sont dépeintes selon le même modèle que les Grecs et les autres Barbares, c’est-à-dire à partir des mêmes caractéristiques ou marqueurs de civilisation, selon la

28 HÉRODOTE, Histoires, I, 216.

29 Les Perses tendent un piège aux Massagètes en laissant derrière eux un somptueux banquet auquel les

Massagètes victorieux ne peuvent résister puisqu’ils n’ont pas l’habitude du luxe perse (HÉRODOTE,

Histoires, I, 208).

30 S. SAÏD, « Usages de femmes et sauvagerie dans l’ethnographie grecque d'Hérodote à Diodore et

Strabon », La femme dans le monde méditerranéen, A.-M. Vérilhac (éd.), Lyon, Maison de l’Orient méditerranéen, 1985, p. 146.

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présence ou l’absence de ces pratiques grecques. En plus de renforcer leur caractère historique en leur accordant le même traitement que les autres peuples31, cela facilite la

comparaison entre les deux peuples.

Tous ces aspects de la société des Amazones sont décrits chez un ou plusieurs auteurs, particulièrement chez Diodore qui trace un portrait assez complet de la façon dont vivaient les Amazones. À travers ces descriptions, nous montrerons que l’opposition entre les Grecs et les Amazones n’était que partielle, les Amazones présentant un mélange d’éléments « barbarisants » et hellénisants qui crée finalement un peuple au mode de vie hybride. Dans les cycles héroïques, ces éléments n’influencent pas leur relation avec les héros. Ces derniers ne sont pas motivés par leur désir de mettre fin aux pratiques des Amazones32. En

effet, lorsque les héros partent affronter les Amazones, la raison n’est jamais liée aux Amazones elles-mêmes. Lorsqu’Héraklès va chercher la ceinture, c’est pour accomplir un de ses travaux. Bellérophon les affronte aussi à la demande d’un autre. La guerre de Troie, au cours de laquelle meurt Penthésilée, n’est pas un conflit qui implique les Amazones elles-mêmes, qui se rendent à Troie pour une toute autre raison. Enfin, lorsque Thésée enlève Antiope et provoque ainsi l’invasion de l’Attique, ce n’était pas non plus suite à une provocation des Amazones. En fait, celles-ci ne sont jamais une menace immédiate pour les héros lorsque ces derniers partent les affronter. Les héros sont aussi à la recherche de la gloire associée à une victoire sur une ou plusieurs Amazones.

La barbarisation des Amazones commence par leur lieu de résidence. Elles sont le plus souvent associées au Thermodon, fleuve d’Asie mineure qui se jette dans le Pont-Euxin, et à la cité de Thémiskyra. Elles se trouvent donc aux limites du monde connu, loin du monde

31 Bien que cela ne soit pas toujours le cas, ces autres peuples sont tous considérés comme historiques par les

auteurs qui les décrivent. En effet, le caractère extraordinaire de leurs modes de vie, comme c’est aussi le cas avec celui des Amazones, n’est pas une raison pour Hérodote ou Diodore de remettre en doute leur historicité.

32 Il existe une seule exception avec Héraklès chez Diodore de Sicile. Le héros grec, de passage en Libye,

détruit les Amazones parce qu’elles sont un peuple gouverné par des femmes (γυναικοκρατούμενα) (Bibliothèque historique, III, LV, 3). Il n’est pas question de menace militaire ou de quête, la menace représentée par les Amazones est ici purement idéologique. Toutefois, le but initial du voyage d’Héraklès en Libye n’était pas de les éliminer.

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23 grec et en plein territoire barbare. C’est aussi le cas des Amazones de Libye de Diodore, qui sont loin de la Grèce et qui ont très peu de contact avec la civilisation grecque.

Les Grecs repoussent le territoire des Amazones à mesure que s’étend le monde connu33.

Les Amazones font aussi, aux dires des Grecs, la guerre à leurs voisins pour étendre leur territoire. Elles ne sont pas non plus à l’abri de leurs attaques et des pertes de terrain qu’elles peuvent entraîner34. Les Amazones interagissent donc régulièrement avec leur

environnement et les peuples qui l’habitent. Ces relations les associent encore plus étroitement avec les peuples barbares d’Asie mineure. En effet, ils ne partagent plus seulement artificiellement une origine géographique rapprochée. Les Amazones participent activement à la scène politique et militaire de leur région, renforçant ainsi leur statut de Barbares d’Asie mineure.

Le statut des femmes dans la société amazonienne en est un des traits les plus marquants. Les auteurs ne manquent pas de souligner la façon dont les Amazones ont repris les rôles traditionnellement attribués aux hommes dans le monde grec pour créer une société exclusivement féminine35.

Cette organisation sociale surprend. Sans équivalence dans les cités grecques, certains auteurs jugent nécessaire de défendre la véracité de leurs propos, qui peuvent sembler invraisemblables, lorsqu’ils décrivent un peuple gouverné par les femmes et redoutable au combat36. L’étrangeté des Amazones vient donc non seulement de la présence des femmes

sur le champ de bataille, mais aussi de l’absence d’hommes dans les autres aspects de leur organisation sociale. C’est la façon dont les rôles sont divisés, avec les femmes à la tête et les hommes au foyer, qui éloigne la société amazonienne de la façon de faire grecque. Le statut des hommes n’est pas toujours exactement le même d’un récit à l’autre, mais les Amazones sont toujours indépendantes. Dans certains cas, les Amazones cohabitent avec les hommes, dans une relation qui est en fait l’inverse du mariage grec : dominée par les

33 D. J. SOBOL, op. cit., p. 194.

34 DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, II, XLVI, 4.

35 Diodore mentionne bien que des hommes vivent avec les Amazones de Libye, mais ceux-ci sont

complètement absents de la vie publique, politique et militaire, étant relégués aux foyers. DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, II, XLV, 2 et III, LIII, 2.

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femmes et avec les hommes à la maison. Les normes sociales sont systématiquement inversées pour les deux sexes37. Dans d’autres cas, les hommes sont totalement absents de

la société. Les Amazones ne gardent pas les enfants mâles et ne fréquentent les hommes que pour la reproduction, dans un cadre rituel ou non, sans jamais créer de liens permanents avec les pères, comme le montrent leurs relations avec les Gargaréens :

δύο δὲ μῆνας ἐξαιρέτους ἔχειν τοῦ ἔαρος, καθ᾽ οὓς ἀναβαίνουσιν εἰς τὸ πλησίον ὄρος τὸ διορίζον αὐτάς τε καὶ τοὺς Γαργαρέας. Ἀναβαίνουσι δὲ κἀκεῖνοι κατὰ ἔθος τι παλαιόν, συνθύσοντές τε καὶ συνεσόμενοι ταῖς γυναιξὶ τεκνοποιίας χάριν ἀφανῶς τε καὶ ἐν σκότει, ὁ τυχὼν τῇ τυχούσῃ, ἐγκύμονας δὲ ποιήσαντες ἀποπέμπουσιν· αἱ δ᾽ ὅ τι μὲν ἂν θῆλυ τέκωσι κατέχουσιν αὐταί, τὰ δ᾽ ἄρρενα κομίζουσιν ἐκείνοις ἐκτρέφειν· ᾠκείωται δ᾽ ἕκαστος πρὸς ἕκαστον, νομίζων υἱὸν διὰ τὴν ἄγνοιαν.

Il y a deux mois mis de côté au printemps, pendant lesquels elles montent à la montagne voisine qui les sépare des Gargaréens. Ceux-ci y montent, selon un usage ancien, pour célébrer un sacrifice et s’unir aux femmes pour la procréation en secret et dans l’obscurité, chacun avec celle qu’il a rencontrée par hasard, et les renvoient lorsqu’elles sont enceintes. Celles qui enfantent des filles les gardent auprès d’elles et elles amènent les garçons aux Gargaréens pour les élever. Chacun en adopte un, le tenant pour son fils sans le savoir. (Strabon, Géographie, XI, 5, 1)

Ici, la relation des Amazones avec les Gargaréens est balisée et ritualisée. Ils se rencontrent à un moment et à un endroit précis, dans un but pré-établi. Les Amazones n’ont aucun intérêt, ni même d’attachement, envers leurs partenaires, au point de devoir rendre les enfants mâles à n’importe lequel d’entre eux38. Cette organisation permet de résoudre la

question de la procréation des Amazones tout en maintenant l’absence d’hommes.

Ce besoin d’expliquer la nature de la relation des Amazones avec les hommes provient du paradoxe selon lequel un peuple de femmes, sans la présence d’hommes, ne saurait survivre plus d’une génération39. Les Grecs doivent donc s’expliquer comment cette anomalie a pu

se perpétrer et pourquoi il a été nécessaire pour les héros grecs d’exterminer les Amazones plutôt que de simplement laisser le temps faire son œuvre. En effet, la nature ne semble pas

37 C’est le cas des Amazones de Libye et d’Asie mineure chez Diodore (Bibliothèque historique, III, LIII et II,

XLV, 1).

38 Cette pratique est évidemment aberrante pour les Grecs, chez qui la citoyenneté, comme le statut, passe par

le père. Une telle façon de faire ne saurait donc soutenir leur organisation socio-politique.

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25 avoir suffi pour que les Amazones disparaissent d’elles-mêmes à cause de l’absence des hommes, nécessaires aux yeux des Grecs soit pour subvenir aux besoins de base d’une famille, comme la nourriture et la protection, soit pour engendrer la prochaine génération. Les Lemniennes sont souvent rapprochées des Amazones, surtout par les auteurs modernes, en raison de leur prise de contrôle des affaires de la cité, qui rappelle le mode de vie des Amazones. En effet, lorsque les Argonautes font escale à Lemnos, ils y trouvent des femmes au pouvoir, en l’absence des hommes qui ont été tués par les Lemniennes. Celles-ci ont pris en charge les activités habituellement réservées aux hommes, comme l’agriculture, avec un certain enthousiasme40.

La nouvelle organisation à Lemnos est présentée selon un modèle qui suit d’assez près la description du mode de vie des Amazones. Apollonios de Rhodes fait référence aux activités agricoles qui sont reprises par les femmes, mais aussi aux tâches militaires et politiques41. Enfin, avec l’arrivée des Argonautes, les Lemniennes règlent le problème de la

procréation posée par l’absence d’hommes en s’unissant à Jason et à ses compagnons pour donner naissance à une prochaine génération de Lemniens. Contrairement aux Amazones, elles ne cherchent donc pas à remplacer les hommes de façon permanente, mais plutôt à combler un manque ponctuel.

Malgré cette ressemblance, les Lemniennes et les Amazones, et les récits qui les concernent, sont distincts et les points communs sont peu nombreux. D’abord, le rapport des Lemniennes avec les hommes n’est pas le même que celui des Amazones. Alors que ces dernières ont des tendances misandristes, valorisant leur indépendance, les Lemniennes n’en veulent qu’aux Lemniens, les époux qui les ont rejetées. Ainsi, leurs actions sont motivées par une rancune personnelle, qui ne s’étend pas à tous les hommes. C’est pourquoi leur gynécocratie est temporaire. Les Lemniennes s’unissent aux Argonautes, dont elles auront des fils. Contrairement aux Amazones, les Lemniennes élèvent leurs fils et l’un d’entre eux, le fils de Jason, est destiné à régner sur Lemnos42. L’absence des hommes

40 APOLLONIOS DE RHODES, Argonautiques, I, 627-630. 41 APOLLONIOS DE RHODES, Argonautiques, I, 653-654. 42 HYGIN, Fabulae 15.

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est donc simplement une conséquence de la réaction des Lemniennes au rejet de leurs époux43.

Les Lemniennes n’ont pas non plus le caractère belliqueux des Amazones. D’une part, les auteurs s’étonnent qu’elles aient réussi à tuer tous les hommes, des combattants aguerris, alors qu’elles n’avaient elles-mêmes aucune connaissance du combat44. Ensuite, elles ne

prennent pas goût à la guerre et leur tentative de défendre leur territoire à l’arrivée des Argonautes est peu impressionnante45.

Contrairement aux Amazones, elles ne sont pas ἀντιανείραι. Leurs actions ne sont jamais héroïques. La représentation des Lemniennes dans les textes est exclusivement négative46,

et seule Hypsipyle, qui sauve son père au lieu de le tuer, est quelque peu rachetée. Leur sauvagerie, illustrée tant par l’inversion des rôles que par leur comportement répréhensible, ne suffit cependant pas à les exclure définitivement du monde grec, qu’elles réintègreront dès la génération suivante.

Les considérations d’ordre pratique, auxquelles ont dû faire face autant les Lemniennes que les Amazones, ont permis aux auteurs de s’éloigner du champ de bataille et de présenter des aspects plus pragmatiques de la vie des Amazones, comme leurs moyens de subsistance, pour montrer comment elles ont surmonté les difficultés inévitables de la vie sans hommes. C’est ce qui amène Diodore à faire cette description presque bucolique de la vie des Amazones de Libye : Τὴν δὲ προειρημένην νῆσον ὑπάρχειν μὲν εὐμεγέθη καὶ πλήρη καρπίμων δένδρων παντοδαπῶν, ἀφ᾽ ὧν πορίζεσθαι τὰς τροφὰς τοὺς ἐγχωρίους. Ἔχειν δ᾽ αὐτὴν καὶ κτηνῶν πλῆθος, αἰγῶν καὶ προβάτων, ἐξ ὧν γάλα καὶ κρέα πρὸς διατροφὴν ὑπάρχειν τοῖς κεκτημένοις· σίτῳ δὲ τὸ σύνολον μὴ χρῆσθαι τὸ ἔθνος διὰ τὸ μήπω τοῦ καρποῦ τούτου τὴν χρείαν εὑρεθῆναι παρ᾽ αὐτοῖς.

43 C. CUSSET, « Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes comme itinéraire à travers la sauvagerie :

d'Homère à Alexandrie, en passant par Hérodote et Xénophon, ou comment l'adresse au lecteur supplée à l'insouciance de Jason », M.-C. Charpentier (éd.), Les espaces du sauvage dans le monde antique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2004, p. 50.

44 Valérius Flaccus, dans sa description du massacre, fait profiter les Lemniennes du sommeil, et parfois de

l’ivresse, de leurs victimes, en plus de l’aide de Vénus elle-même (Argonautiques, II, 196-241).

45 APOLLONIOS DE RHODES, Argonautiques, I, 635.

46 G. DUMÉZIL, Le crime des Lemniennes. Rites et légendes du monde égéen, B. Leclercq-Neveu (éd.),

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