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Barthes entre sémiologie et sémiotique : le cas de la photographie

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Présenté par Jean- Pierre Bertrand

Cerisy 2016

Christian Bourgois éditeur X Barthes :

(2)

Recherche en Sciences humaines de l’Université de Liège. Le présent volume rassemble les actes du colloque Roland Barthes : continuités, déplacements, recentrements qui a été organisé du 12 au 19 juillet 2016 à Cerisy- la- Salle sous la direction de Jean- Pierre Bertrand et Valérie Stiénon, entourés d’un comité scientifi que composé de Laurent Demoulin, Françoise Gaillard, Fanny Lorent, Francesca Mambelli, Magali Nachtergael, Tiphaine Samoyault.

Chaque article, outre sa propre bibliographie, renvoie à l’édition des Œuvres complètes de Roland Barthes établie par Éric Marty (5 vol., Paris, Éd. du Seuil, 2002) à l’aide de l’abréviation OC (OC, I- V, p. x).

© Christian Bourgois éditeur, 2017 ISBN 978 2 267 03048 8

(3)

Jean- Pierre BERTRAND :

Présentation. À propos d’« infl uence » ... 11 *

Savoirs

Sémir BADIR :

Barthes et les disciplines ... 27

Hessam NOGHREHCHI :

La Question du discours de l’Histoire ... 47

Francesca MAMBELLI :

Un engagement rhétorique ... 67

Leyla PERRONE- MOISÉS :

Passage d’objets sensuels dans le discours de l’histoire.

Gilberto Freyre lu par Roland Barthes ... 91

Charles COUSTILLE :

Enseigner « hors pouvoir » ... 107

Mathieu MESSAGER :

(4)

Roland Barthes, Sur Racine ... 147

Adrien CHASSAIN :

« Si l’on avait à délibérer toujours et de tout… »

Portrait de l’essayiste en homme du Que faire ? ... 165 Écritures

Claudia AMIGO PINO :

Genèse d’une critique poétique. Les grands projets

de Roland Barthes dans les séminaires de l’EHESS ... 189

Vincent JOUVE :

Comment ne pas être bête ? – Roland Barthes

et la question de la distance ... 207

Andy STAFFORD :

Roland Barthes, dialecticien ? En dernière instance ? ... 221

Valérie STIÉNON :

Roland Barthes et les écritures de la chronique ... 247

Cécile RAULET :

Considérer ce qui revient ... 273

Laura BRANDINI :

Barthes et la corrosion de l’écriture académique

brésilienne ... 297 Images

Jacqueline GUITTARD :

(5)

Roland Barthes et la Photographie :

un parcours erratique ? ... 341

Maria Giulia DONDERO :

Barthes entre sémiologie et sémiotique :

le cas de la photographie ... 363

Benoît PEETERS :

Roland Barthes, livres d’images ... 393

Magali NACHTERGAEL :

Barthes à l’aune des Queer & Visual Studies ... 417 Romans

Jacques NEEFS :

La question du roman ... 439

Fanny LORENT :

De Cerisy- la- Salle à Rio de Janeiro. Barthes,

Robbe- Grillet et la question du roman ... 457

Davide MESSINA :

Barthes avec Pasolini, la recherche du Relatif ... 477

Laurent DEMOULIN :

Barthes avant Guibert... 505

Tonia RAUS :

La partie du tout : Roland Barthes par Roland Barthes /

(6)

Marie GIL :

La musique comme texte, la musique comme perte ... 549

Anne HERSCHBERG PIERROT :

L’écriture des Carnets du voyage en Chine ... 579

Patrizia LOMBARDO :

Barthes et l’affectivité ... 607

Pierre SAINT- AMAND :

Érotisme et euphorie du Neutre ... 629

Françoise GAILLARD :

Autoportrait en Roland Barthes ... 651 *

(7)

le cas de la photographie *

Maria Giulia Dondero

Fonds National de la Recherche Scientifi que / Université de Liège

Quelques problèmes de la sémiologie de la photographie chez Barthes

Dans cet article, je vise à reparcourir les textes que Barthes a écrits sur la photographie, sans aucune ambition philologique ni chronologique. Le but est plutôt de revenir sur les questions que le médium photographique a posées à la sémiologie et continue, en partie, de poser à la sémiotique. Je vise ainsi à rap-peler les multiples positions face à la photographie pour mettre en lumière la manière dont la sémiotique a poursuivi le travail de Barthes. Souvent, elle s’en est fortement éloignée, notamment afi n de formuler une théorie du langage visuel qui en saisisse la spécifi cité par rapport au langage verbal.

Il faudrait dès l’abord préciser que l’affi rmation selon laquelle Barthes a écrit des textes théoriques sur la photographie est déjà en partie périlleuse * Je tiens à remercier chaleureusement Jean- Pierre Bertrand pour ses conseils et ses relectures attentives ainsi que Pierluigi Basso Fossali pour ses commentaires.

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car, comme l’affi rme Rosalind Krauss dans Le

photographique (1990), Barthes, à l’instar d’autres

théoriciens tels que Benjamin, a pris la photo et sa supposée transparence comme un prétexte pour discuter d’autre chose : l’évidence brute, les codes de connotation, la conception brechtienne du théâtre, ses propres choix épistémologiques dans

La Préparation du roman *, la mort dans La chambre

claire, etc. ** La photo assumerait donc, toujours

selon Krauss, le statut d’« un objet théorique – autre-ment dit, une sorte de grille ou de fi ltre au moyen duquel on peut organiser les données d’un autre

champ qui se trouve, par rapport à lui en position

seconde » (1990, p. 12). Dans La Chambre claire, Barthes affi rme en effet que « Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit » (OC, V, p. 793, nous soulignons).

Cette diffi culté de repérer un « génie propre » à la photographie avouée par Barthes a ouvert deux voies dans le cadre de la théorie de la photographie : en pre-mier lieu, une multitude de théoriciens se sont posé la question de la photographie comme production

inclassable car dépendant des objets qu’elle met en

scène ; en deuxième lieu, ces affi rmations sur la trans-parence ont amené, notamment en Italie, à formuler la théorie de la photo comme ready- made, c’est-à- dire * Sur Barthes et la photographie dans La Préparation du roman, voir Dondero (2006).

** Sur la conception barthésienne de la photographie dans La Chambre claire, voir Basso Fossali & Dondero (2011).

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comme pure exhibition de l’objet. Je vais préciser ces deux questions dans ce qui suit.

1. L’inclassable photographique.

Pour commencer, la photo semblerait pouvoir arri-ver à immortaliser toute l’existence : « Cette fatalité (pas de photo sans quelque chose ou quelqu’un) entraîne la Photographie dans le désordre immense des objets – de tous les objets du monde » (Barthes,

ibid., p. 793). La photographie entendue comme

« résistance » à la classifi cation à cause de la multi-tude d’objets dont elle dépendrait est une position théorique * qui a freiné la reconnaissance de la

pho-tographie comme art mais a conduit aussi à un ques-tionnement sur l’auctorialité.

Plusieurs chercheurs ont soulevé la question de l’auctorialité en photographie. Pensons par exemple à Jean- Marie Schaeffer qui, dans L’image précaire (1987), trace une différence entre les critères de l’auctorialité dans le monde de la photographie et dans le monde de la littérature. Selon lui, un seul roman peut consacrer un auteur mais en photogra-phie c’est seulement une série d’images qui peut être une garantie d’auctorialité, jamais une photo isolée car, face à une image isolée, on ne peut jamais savoir qui est responsable de sa « réussite » : dépend- elle de l’auteur de la photo ou bien de l’objet représenté ? * Voir, par exemple, Durand (1995) qui affi rme que l’hé-térogénéité de la photographie tient aux possibilités infi nies de capter différents états de choses, ce qui rend impossible toute cohérence de son histoire.

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Rendre pertinente la série de photos permettrait de dépasser la question anecdotique de l’objet repré-senté et de focaliser l’attention sur la marque qui tient ensemble toutes les photos de la série en mettant l’objet à l’arrière- plan. Autrement dit, choisir la série de photos comme grandeur pertinente de l’analyse mettrait en valeur les marques énonciatives, à savoir l’énonciation énoncée au sein des photos *, forcément

transversales par rapport aux objets représentés et aux thématiques localement choisies.

2. La photographie comme exhibition de l’objet.

Par ailleurs, et toujours en prenant La Chambre claire comme point d’appui, les affi rmations de Barthes sur l’opacité du référent et sur l’invisibilité de la photo-graphie ont amené plusieurs théoriciens de la photo à aller encore plus loin et à concevoir la photographie comme ready- made, à savoir comme objet trouvé.

La photographie s’articule en effet pour Barthes sur une pure ostention. L’historien de la photogra-phie Claudio Marra a continué sur cette lancée en affi rmant que : « la photo est un signe qui fonctionne comme une portion de réel qui, échappant à la sémiose, se propose à l’expérience de la même façon que tout le réel s’offre à l’intervention de notre réseau sensoriel » (Marra 1990, p. 17, nous traduisons).

* Sur l’énonciation énoncée dans les images, voir Don-dero (2016a). Pour une reconsidération de la transposition de la théorie de l’énonciation dans le domaine du visuel, voir Dondero, Beyaert- Geslin & Moutat (éd., 2017).

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Dans une telle perspective, il n’existerait plus de distinction entre la dimension langagière, voire com-positionnelle de l’image et la dimension expérien-tielle du regard. En outre, réduire la photographie à une identité absolue avec son référent et gommer l’épaisseur énonciative équivaudrait à affi rmer qu’il est possible de prendre deux photos identiques, c’est-à- dire qu’on pourrait saisir la présence de l’objet sans prendre en compte la relation entre sa manière de se dévoiler à nous et notre perspective multiple de la saisir. D’ailleurs, c’est exclusivement dans la poétique de l’objet trouvé et du ready- made que les objets sélectionnés comme des œuvres à exhi-ber au musée sont identiques à de nombreux autres objets. L’objet ready- made en effet ne possède aucune aura autographique, de sorte qu’un porte- bouteilles physiquement égal à celui de Duchamp sera indis-cernable de l’œuvre d’art. Mais, attention, ce n’est pas uniquement le statut et l’implémentation artis-tiques qui rendent autographique le porte- bouteilles de Duchamp et le rendent donc « unique » et séparé de tous les autres – pourtant physiquement non distinguables. Même dans le cas du ready- made, en fait, l’ostension est déjà à considérer comme une re- énonciation et une re- sémantisation (ne fût- ce qu’en termes de valorisation) de l’objet. Ce qui veut dire que, même dans le cas de l’objet trouvé, on ne peut pas esquiver la question énonciative au moins dans le

geste de l’ostension devant un public.

Si on poussait à l’extrême cette théorie de la photo comme ready- made, on fi nirait par affi rmer qu’une photographie n’est artistique que parce qu’elle met

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en scène une œuvre d’art. Tout ceci équivaudrait à confondre la théorie photographique tout entière avec la poétique particulière du ready- made. La conception du ready- made peut en effet être acceptée uniquement comme seuil du pensable, comme pôle extrême de la catégorie de la représentation, puisque la pure documentation sans traces énonciatives est impossible à atteindre.

On comprend facilement pourquoi cette concep-tion de la photographie n’a pas pu satisfaire la sémio-tique greimassienne et postgreimassienne de l’image : Barthes aurait donné trop d’importance au procédé technique de l’empreinte, voire à la genèse, sans recon-naître l’importance d’une théorie de la composition de l’image *, ce que la sémiotique étudie aujourd’hui

du point de vue d’une méréologie de l’image. Dans cette rhétorique méréologique, l’image est prise en compte en tant que totalité composant des parties, cette totalité est obtenue par un geste énonciatif de composition (voir Bordron, 2014). Une théorie de l’énonciation comme théorie de la composition per-mettrait par exemple de justifi er l’opposition entre

studium et punctum autrement qu’à partir d’un

sen-timent personnel.

Ce qu’écrit François Wahl dans son article « Le singulier à l’épreuve » (1990), est seulement en partie * Pour une réfl exion plus approfondie sur le ready- made comme stratégie énonciative, et une confrontation avec la pensée sur la photographie de Jean- Marie Floch (1986), voir Dondero (2015). Par ailleurs, sur les rapports Greimas- Barthes voir Broden (à paraître).

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vrai : il affi rme que dans La Chambre claire, il s’agit d’énonciation. Oui, d’une certaine manière, la photo est toujours une deixis, une opération de pointage du doigt de quelque chose d’absent. La deixis est effecti-vement la défi nition minimale de la notion d’énon-ciation historique chez Benveniste, celle qui consiste à déléguer la parole aux absents, mais tout cela, chez Barthes, reste d’une grande généralité, et n’implique en rien la composition de l’image. Certes, Barthes repère dans les photographies des lieux d’intensité, des détails qui peuvent nous surprendre, étonner, blesser, qui ont donc à faire à la relation de l’image avec l’ob-servateur, mais on ne sait jamais comment ces

punc-tum ressortent par rapport à la construction globale

de l’image car cette dernière n’est jamais prise en ligne de compte *. Pourtant, le punctum comme détail ne

devrait être compréhensible que dans le processus qui le fait émerger d’un fond, d’une totalité qui le « lance » et lui permet de s’en détacher. Le détail est toujours le résultat d’une séparation de quelque chose qui le contient, d’où l’intérêt d’une approche méréologique.

Studium et punctum à la lumière de la sémiotique tensive de l’énonciation

La sémiotique tensive a repris cette question de l’émergence du punctum par rapport à une composi-tion globale. Dans un article de 2001 ayant pour titre

* Sur la distinction studium/punctum à la lumière de la sémiotique tensive, voir Colas- Blaise & Dondero (2017).

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« Approche sémiotique du regard photographique : deux empreintes de l’Iran contemporain », Shaïri & Fontanille (2001) se proposent de complexifi er l’op-position entre studium et punctum en la modulant par des positions médianes, intermédiaires, voire en insérant une gradualité des différentes positions énonciatives. Cette gradualité serait garantie par la théorie du tempo, formulée dans la sémiotique ten-sive de Zilberberg (2012). Les deux sémioticiens avancent l’idée suivante :

La reformulation des concepts barthé siens dans les termes de la structure tensive ne serait pas d’un grand bénéfi ce si elle ne faisait apparaître une plus grande variété d’événements énonciatifs que ceux dont elle rend compte : en effet, la gamme des “advenir” ne se limite nullement aux deux formes retenues par Roland Barthes, ni même aux trois types défi nis par Fontanille & Zilberberg, car, même si on peut les réduire à trois grands régimes (être, devenir, survenir), les variations de tempo sont pourtant infi nies (Shaïri & Fontanille, 2001, p. 8).

Les deux auteurs relient le studium et le punctum à la théorie de l’énonciation ; il ne s’agit pourtant pas de la version pragmatique de la théorie mais bien de la version immanentiste, focalisée sur l’énoncia-tion énoncée. Shaïri & Fontanille (2001) reviennent ainsi sur les concepts de studium et de punctum en traduisant cette opposition en un système de straté-gies énonciatives qu’on peut repérer au sein du même énoncé photographique : « Le studium et le punctum

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sont deux avatars différents du même advenir énon-ciatif, deux événements de tempo différent » (p. 7).

Cette proposition mérite explication. Il s’agit d’un changement de perspective qui est à mon sens double : en premier lieu, le studium et le punctum concernent non pas deux différentes manières de regarder mais bien deux stratégies énonciatives qui peuvent être repérées au sein des photos. Les manières de regar-der sont donc internes à l’image et deviennent ainsi sémiotiquement analysables. On pourrait appeler ce changement de perspective un déplacement d’une perspective phénoménologique vers une perspective textualiste.

En deuxième lieu, le studium et le punctum coexistent dans une même image, « sont deux ava-tars du même advenir énonciatif » ; en effet, un même devenir énonciatif peut se décliner spatialement de multiples manières, comme tempo lent, propre au

studium, comme tempo vif, propre au punctum, mais

aussi comme des tempos intermédiaires entre les deux, par exemple le tempo soutenu. Il est clair que la théo-rie phénoménologique de l’observation chez Barthes se transforme dans une théorie sémiotique des articula-tions spatiales des images ; par conséquent, le studium et le punctum coexistent dans chaque image comme des zones d’intensités de présence différentes. Finalement, la sémiotique immanentiste et tensive a opéré un dépla-cement de pertinence : d’une catégorie de lecture à une catégorie textuelle où les deux pôles coexistent dans chaque image par une relation de tensivité.

En effet, il faut bien remarquer que la visée tota-lisante de Shaïri et Fontanille qui met au centre les

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variations de tempo (« les variations de tempo sont pourtant infi nies ») se conjugue avec la théorie de l’image en tant que totalité systémique de formes et de forces agissant au sein d’un cadre, étudiée dans son immanence. Cette totalité on peut la com-prendre à partir de la notion de studium barthésienne qui n’est plus identifi able comme un regard concen-tré et indifférent mais comme un lieu qui permet de faire apparaître le punctum, à savoir comme quelque chose qui le prépare, et qui permet de comprendre l’image comme une totalité construite sur des forces en tension.

Le studium et le punctum seraient donc deux positions énonciatives à l’intérieur d’une image ; ils deviennent ainsi les deux pôles extrêmes de toute construction imageante et non plus deux types de regard, l’un de l’indifférence, l’autre de l’anima-tion. Le gain de ce déplacement est évident pour la sémiotique contemporaine : donner une description des images justifi ables de manière intersubjective en s’appuyant sur l’objectivité de la textualité, ainsi que le démontre la longue analyse proposée par Shaïri et Fontanille (2001) de la photo d’Isabelle Eshraghi,

Téhéran, les coulisses du théâtre de la ville - avril 1999. Sarah, jeune comédienne, s’apprête à jouer ce soir dans une pièce de Woody Allen, faisant partie de la série Avoir 20 ans à Téhéran (Eshraghi et alii 1999). Shaïri

et Fontanille montrent que le visage de la femme représenté frontalement au centre de la photographie noue avec l’observateur une relation que Barthes décrirait sûrement à travers la notion de punctum.

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Isabelle Eshraghi, Téhéran, les coulisses du théâtre de la ville -

avril 1999. Sarah, jeune comédienne, s’apprête à jouer ce soir dans une pièce de Woody Allen. Copyright Isabelle Eshraghi.

Cette affi rmation est justifi ée par une longue ana-lyse énonciative prenant en compte le système des visages présents dans l’image, et notamment l’opposi-tion frontalité/profi l. Les deux visages disposés de profi l construisent avec le troisième visage frontal une relation triangulaire permettant au visage frontal de ressortir avec vivacité et de solliciter le spectateur. Plus précisé-ment, les masses noires des manteaux des deux femmes de profi l produisent un effet d’indistinction des corps (rétensivité du studium) ; le visage frontal serait ainsi le porte- parole des deux visages de profi l (protensivité du

punctum), ce qui émerge de la composition de la photo.

Cette analyse vise à démontrer que tout effet d’ani-mation de l’image et d’entrée en contact avec l’obser-vateur dépend des stratégies plastiques et énonciatives

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de la photo, voire de son organisation méréologique entre centre et périphérie, entre zones englobantes et zones englobées, entre avant- plan et arrière- plan, etc. Par ailleurs, l’apport de cette analyse ne se limite pas à décrire le punctum comme un lieu dépendant du système global d’organisation de l’image- énoncé, à savoir le studium, et émergeant grâce à lui. Cette ana-lyse contribue aussi à délier la signifi cation de la photo de sa genèse à empreinte. La photo n’est plus consi-dérée ici à la suite de Barthes comme une « émanation directe de son référent » ; l’analyse montre que la com-position de la photo échappe à la possibilité d’identi-fi er et nommer les objets et sujets représentés : « dans cet espace formel, la réunion des deux corps, soumis à cette “conjonction triangulaire”, et grâce au noir des deux manteaux qui efface les frontières, engendre un seul corps, symétrique et maintenu dans la tension d’une fusion é phé mè re » (Shaïri & Fontanille 2001, p. 9, nous soulignons), cette tension étant soutenue par le regard frontal en tant que porte- parole des trois femmes.

Trois femmes et un seul corps, donc, plusieurs attitudes en un seul regard qui émerge : il est clair que la photo ne dépend pas de l’empreinte de lumière (trois manteaux distincts) * mais de la complexité

* En effet, dans cet article, mais plus généralement dans ses travaux sur la sémiotique de l’empreinte (2004, 2011), Fon-tanille disjoint la théorie sémiotique générale de l’empreinte de la technique photographique. Il n’identifi e pas la syntaxe à empreinte comme geste spécifi que de la photographie, étant donné que, au sein de la production photographique,

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d’une énonciation qui fait de trois corps un et qui compacte en un seul corps les différentes positions intersubjectives des femmes iraniennes.

La proposition des deux sémioticiens vise à éviter la tentation, qui était barthésienne au moins dans La

Chambre claire, de faire dépendre la signifi cation de la

photo de la genèse à empreinte et de ce qu’on connaît du référent. Il s’agit en revanche de pencher pour l’idée que la photo est toujours une trace mais qu’elle ne signifi e pas toujours comme une empreinte et que, par conséquent, elle peut brouiller les frontières entre les objets représentés jusqu’à l’indiscernabilité. Cela implique deux conséquences : la première est que la textualité photographique peut s’émanciper de la référentialité via l’épaisseur énonciative qui la carac-térise et la deuxième est que la prédication verbale n’est pas toujours à même de recouper les signifi ca-tions de l’image si elle se limite à prendre en compte les objets représentés. Autrement dit, le langage de l’image fonctionne de manière différente du langage verbal ; le langage visuel ne se fonde pas sur la lexicali-sation/fi guration des objets du monde. L’image fonc-tionne en effet plutôt par des relations méréologiques et par des gestes de composition qui lui sont propres, et que nous essayerons de préciser tout à l’heure.

d’autres syntaxes entrent constamment en ligne de compte, telle que la syntaxe sensori- motrice (pensons au « bougé » de l’instantané), et que, inversement, d’autres médias peuvent fonctionner selon une syntaxe à empreinte : c’est le cas de la peinture et de la gravure. Pour un approfondissement, voir Basso Fossali & Dondero (2011, notamment p. 44-50).

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Pour l’instant, retenons que l’articulation per-ceptive offerte par l’image est organisée de manière différente de ce qu’on peut décrire par les mots. Barthes s’est souvent limité, notamment au début de sa carrière, à penser les objets photographiés comme des analogons des objets du monde, d’un côté, et du lexique, par une relation de correspondance « unité à unité » (objet représenté / mot), de l’autre *. L’analyse

de Shaïri et Fontanille nous montre en revanche que trois corps sont composés en un seul, ce qui arrête toute relation de correspondance d’unité à unité, à savoir entre les objets du monde et les objets repré-sentés en photographie.

La sémiologie et la sémiotique en contraste. Autour de la relation entre langages

La question de la décomposition de la photographie en unités du langage visuel correspondant à la segmen-tation lexicale nous renvoie directement au « Message photographique » de 1961, où Barthes affi rme :

Ces objets constituent d’excellents éléments de signi-fi cation : d’une part, ils sont discontinus et complets en eux- mêmes, ce qui est pour un signe une qualité

* Pour une réfl exion sur les rapports entre grammaire du verbal et grammaire du visuel, voir Bordron (2010) qui prend des exemples tels que « la nage poissonne » ou « le vert arborise » pour expliquer la différence entre schémas actan-ciels en image et en discours.

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physique ; et d’autre part, ils renvoient à des signifi és clairs, connus ; ce sont donc les éléments d’un véritable lexique, stables au point que l’on peut facilement les constituer en syntaxe (OC, I, p. 1126).

Plus généralement, la question des unités lexicales du langage comme modèle de segmentation de l’image nous amène au cœur de la distinction entre sémiolo-gie et sémiotique. On peut affi rmer sans hésitation que la sémiologie conçoit le langage verbal comme le métalangage pouvant décrire tous les autres langages, tandis que la sémiotique vise à démontrer qu’il existe des procédures métalangagières dans chaque langage non verbal, tels que le langage gestuel, le langage de l’image, le langage de la musique, etc. *

Comme le rappelle Paolo Fabbri dans Le tournant

sémiotique (1998), dans la sémiologie barthésienne (et

d’ailleurs dans la sémiologie de Benveniste également) **,

* Sur le métavisuel du point de vue de l’histoire de l’art, voir notamment Stoichita (1993) qui a identifi é dans les dif-férents types de cadrages (cadre dans le cadre, fenêtre, niche, porte, rideaux, miroir) des dispositifs métapicturaux. Dans une perspective plus spécifi quement sémiotique, voir Calian-dro (2008) et Dondero (2016b et 2017).

** Le problème qui se pose aux théoriciens des relations entre langages verbal, visuel ou gestuel tels que Benveniste (1974) est la liberté présumée des langages non verbaux. Les gestes, les sons et les images manqueraient tous d’un réper-toire fi ni de signes et de règles syntaxiques qui en gouvernent les enchaînements ; bref, ils manqueraient de code. L’obstacle à la reconnaissance d’une autonomie des langages non ver-baux est en somme le spectre de la liberté, et notamment le

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le rapport entre langages est irréversible * : selon Barthes,

la langue peut décrire par exemple de la photographie mais la photographie ne pourrait pas décrire ni un dis-cours en langage naturel ni elle- même **.

La sémiologie est donc conçue comme une

translinguistique et la verbalité est située au centre de

toute signifi cation. Rappelons à ce propos un deu-xième extrait du « Message photographique », là où, contrairement à La Chambre Claire, Barthes tentait une analyse immanente de la photographie :

Dans cette perspective, l’image, saisie immédiatement par un métalangage intérieur, qui est la langue, ne connaîtrait en somme réellement aucun état dénoté ; elle n’existerait socialement qu’immergée au moins dans une première connotation, celle- là même des catégories de

fait qu’il n’y ait pas de règles grammaticales qui garantiraient l’intelligibilité des énoncés gestuels ou visuels, la prévisibilité de leurs occurrences ni leur transmissibilité via une notation universellement acceptée.

* Selon Benveniste (1974), « le privilège de la langue est de comporter à la fois la signifi ance des signes et la signifi ance de l’énonciation (discours). De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d’énonciation, où il devient possible de tenir des propos signifi ants sur la signi-fi ance. C’est dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l’origine de la relation d’interprétance par laquelle la langue englobe les autres systèmes » (ibid, p. 65).

** Cette même conception des rapports entre verbal et visuel est présente dans Système de la mode (1967) – voir notamment ce qu’on dit des légendes accompagnant la pho-tographie de mode.

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la langue ; et l’on sait que toute langue prend parti sur les choses, qu’elle connote le réel, ne serait- ce qu’en le découpant ; les connotations de la photographie coïncide-raient donc, grosso modo, avec les grands plans de conno-tation du langage (ibid., p. 1131, nous soulignons).

La sémiotique de la photographie, et de l’image plus généralement, notamment d’inspiration grei-massienne, s’est éloignée de la tentative de séparer un message dénoté d’un message connoté, ainsi que de la dépendance de l’image au découpage du langage verbal. Cela a été possible car on a arrêté de cher-cher une harmonisation entre les unités du langage verbal et les unités du langage visuel et cela a été pos-sible via la théorisation de la sémiotique plastique *

et de l’énonciation énoncée. La sémiotique plastique a été théorisée après la mort de Barthes, lequel, sur la relation entre langage verbal et visuel, s’est limité à penser les choses ainsi : « leurs unités sont hétéro-gènes, elles ne peuvent se mêler ; ici (dans le texte), la substance du message est constituée par des mots ; là (dans la photographie), par des lignes, des surfaces, des teintes » (ibid., p. 1121).

Le problème de la photo entendue comme mes-sage continu, diffi cile à « discrétiser », à découper, seg-menter, a été un défi pour la sémiotique de l’École de Greimas, qui a tenté de résoudre la question au tra-vers non seulement de l’analyse plastique mais aussi de l’analyse énonciative. La signifi cation de l’image photographique ne proviendrait pas exclusivement

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de l’objet représenté mais bien de la composition au sein de chaque photo, composition qui distribue les positions actantielles intersubjectives. L’image en tant que totalité est ainsi saisissable par des rela-tions en réseau et non pas à travers des procédures de découpage/segmentation en éléments (corres-pondance d’une unité verbale à une unité visuelle). Cette démarche permet en effet de concevoir l’image comme un ensemble de liens et de différences, de relations de contradiction, de contrariété, de simila-rité, d’opposition, d’étirement et de rétrécissement qui font sens à l’intérieur d’un cadre. L’image, ainsi conçue, consiste en une composition de forces en tension plutôt qu’en une addition d’unités séparées – c’est par addition d’unités signifi antes et signi-fi ées que Barthes procède dans son analyse des pâtes Panzani dans « Rhétorique de l’image » de 1964.

Les propositions de la sémiotique greimassienne ont accompagné l’approche énonciative de la lecture plastique de l’image qui a été conçue au début des années 1980 comme méthode pour penser l’image abstraite mais qui a immédiatement montré toute son effi cace dans l’étude des images fi guratives éga-lement. La lecture plastique s’attache aux catégories topologiques, éidétiques et chromatiques de l’image ; elle permet d’étudier les gradients différentiels des sources lumineuses au sein de l’image, par repérage d’oppositions, de différences et de différenciations de diffusion/concentration. Ces différences/différencia-tions repérables sur le plan d’expression des images sont à mettre en relation avec des oppositions, des dif-férences et des différenciations sur le plan du contenu

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– ce qu’on appelle relation semi- symbolique *. Le

semi- symbolisme a permis de s’éloigner de l’obses-sion de chercher dans l’image des unités signifi antes plus ou moins correspondantes aux objets du monde et au lexique.

En outre, les théories sémiotiques de la photo-graphie ont répondu à une question plus générale, que Barthes a formulée dans « Le message phique » également : « comment donc la photogra-phie peut- elle être à la fois “objective” et “investie”, naturelle et culturelle ? » (ibid., p. 1124).

La sémiotique a répondu que l’investissement culturel est déjà incorporé dans le type d’analogisme : dans le regard qui la produit, dans la main qui la développe, la photo constitue déjà une analogie culturalisée : il y a un type d’analogisme pour chaque

type de culture. Au sein de l’approche

postgreimas-sienne, l’opposition ne serait donc pas entre nature et culture, entre dénotation et connotation mais bien entre énonciateur et énonciataire, à savoir entre simulacres identitaires, parfois en confl it, qui sont coprésents dans chaque image photographique **.

* Voir à ce propos Floch (1985, op. cit.) et Le Guern (2013).

** Je renvoie à la théorie de l’énonciation en tant que théorie du confl it entre simulacres cognitifs, passionnels et pragmatiques formulée par Fontanille (1989). Pour un déve-loppement de la théorie de l’énonciation en tant que théorie du confl it entre énonciateur et énonciataire, voir Dondero (2016a, op. cit.).

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Toujours concernant l’énonciation, même lorsque Barthes a conçu des techniques rhétoriques que nous appellerions des stratégies énonciatives, tels que la photogénie, l’esthétisme et la syntaxe – qu’il oppose aux zones de l’image déterminées par les objets du monde et qui pourraient donc correspondre approxi-mativement aux catégories de la sémiotique plas-tique –, il cherche fi nalement toujours des codes culturels stéréotypés :

[…] dans la photogénie, le message connoté est dans l’image elle- même, « embellie » (c’est-à- dire en général sublimée) par des techniques d’éclairage, d’impression et de tirage. Ces techniques seraient à recenser, pour autant seulement qu’à chacune d’elles corresponde un signifi é de connotation suffi samment constant pour s’incorporer à un lexique culturel des « effets » tech-niques (OC, I, p. 1127).

Barthes renonce fi nalement à développer la réfl exion sur la photogénie, car le problème de la pho-togénie se heurte à la taxonomie culturelle qu’il sou-haite entreprendre, d’autant plus que chaque image forge une complexité qui appartient à elle seule, à une confi guration langagière qui lui est unique et qui n’est pas généralisable.

Une parenthèse ici : si la sémiotique de l’image a pendant un long moment pris en considération l’image en tant qu’énoncé entendu comme réseau de rapports au sein d’une immanence stricte, depuis une dizaine d’années la sémiotique postgreimas-sienne a renoué avec la tentative de rendre compte

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des relations entre l’énoncé et son entour culturel et communicationnel. Elle a notamment proposé une théorie des genres et des statuts de la photo, le statut étant entendu comme le dispositif de grammaticali-sation des paramètres d’interprétabilité d’une image, qui dépend d’institutions variées tels que le musée, la presse, l’archive, le laboratoire, etc. Une théorie des statuts nous permet également de tenter de résoudre le problème de l’empreinte et du référent de la pho-tographie, en prenant en considération les valeurs au sein desquelles une image est interprétée (domaines de la science, de l’art, de la religion, du droit, etc.). Chaque domaine valorise de manière différente la genèse photographique à empreinte, ce qui rend fi na-lement inutile et d’ailleurs impossible toute théorie générale s’appuyant sur la spécifi cité technique de la photographie.

L’image photographique face au théâtre de Roger Pic : un virage

Jusqu’ici nous avons discuté deux manières d’en-tendre la photo chez Barthes, deux manières dont ont hérité les théories esthétique et historico- artistique de la photo ainsi que la sémiotique de l’image. Rappelons- les brièvement :

1. la première conçoit le génie insaisissable propre à la photographie, insaisissable car dispersé dans une multitude d’objets (Barthes 1980). La photo ne pos-séderait donc pas d’épaisseur énonciative ; elle serait transparente, invisible, dépendante de l’objet, ce qui

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conduit à la théorie, « extrême » pourrait- on dire, du ready- made. Plus généralement, la théorie de la photo comme ready- made propose une conception de la photographie comme non- langage, dans un esprit totalement étranger au défi de la sémiotique qui vise en revanche à démontrer que l’image pos-sède une articulation lui permettant de moduler la présence du représenté, et de se décrire elle- même, par ses propres dispositifs internes.

2. La deuxième théorie impliquée dans les écrits barthésiens décrit la photo comme lieu de corres-pondance plus ou moins réussi entre unités dénotées et unités connotées, où le sens de la photo dépend des objets représentés et du découpage opéré par la connotation du langage verbal.

Une troisième théorie de la photo est identifi able ; elle est produite de manière indirecte par Barthes au départ du travail du photographe Roger Pic sur le spectacle de Brecht, Mère Courage et ses enfants, mis en scène par le Berliner Ensemble en 1957 au Théâtre des Nations à Paris.

Les photos de Roger Pic sont surtout utili-sées pour expliquer la « distanciation » brechtienne (Barthes parle de « distancement »). Dans « Sept pho-tos modèles de “Mère Courage et ses enfants” » écrit en 1959 et publié dans Théâtre Populaire, Barthes explique le spectacle de Mère Courage davantage à partir de la philosophie de Brecht qu’à partir de l’ob-servation des photos, en reléguant ainsi en partie la photographie à l’arrière- plan de la philosophie brech-tienne. Cela ne peut pas nous surprendre, après notre parcours. Barthes pose néanmoins la question de la

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relation entre spectacle, photo de spectacle et choix esthétique et politique de Brecht de manière intéres-sante dans « Commentaire. Préface à B. Brecht, Mère

Courage et ses enfants (avec des photographies de

Pic) » (OC, I, p. 1064-1082) : en effet, dans ce texte, il prend en considération les stratégies énonciatives de la photo et le travail que la photo accomplit sur le spectacle de Brecht.

De manière générale, nous pourrions affi rmer que lorsque l’image photographique met en scène une pièce de théâtre, elle peut le faire de deux manières différentes. Elle peut :

1. témoigner des étapes de ce spectacle avec une ambition d’exhaustivité, donc accomplir ce que Barthes appelle « une véritable histoire pho-tographiée de Mère Courage » (« Sept photos modèles… », OC I, p. 997) ;

2. créer, à partir de la mise en scène de la pièce, un nouveau spectacle prenant appui sur celui qu’elle est censée représenter. La photo peut ainsi pro-duire à son tour un spectacle qui dépasse ce qu’on

voit sur la scène théâtrale : « Car ce que la

photo-graphie révèle, c’est précisément ce qui est emporté

par la représentation, c’est le détail. Or le détail est

le lieu même de la signifi cation, et c’est parce que le théâtre de Brecht est un théâtre de la signifi ca-tion que le détail y est si important » (ibid.)

Le reportage photographique de Roger Pic permet-trait donc de révéler le détail qui est emporté par la représentation. La photo aurait donc la capacité de faire

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ressortir la philosophie de Bertolt Brecht sur la distan-ciation par l’arrêt sur le détail, qui est quelque chose qui

dépasse ce qui se passe dans la représentation théâtrale.

Ces deux fonctions de la photographie de théâtre se retrouvent selon Barthes réunies dans la produc-tion de Roger Pic. Dans « Commentaire. Préface à B. Brecht […] », Barthes affi rme :

C’est là, du moins en France, un parti assez nouveau : d’ordinaire, le photographe opère d’une façon antho-logique ; il choisit quelques sommets du spectacle, y ajoutant les facilités du clair- obscur, du gros plan ou de la composition. Ici, rien de tel ; ce que Pic veut, c’est rendre intelligible une durée : d’où le nombre, la régularité patiente des documents d’une part ; et d’autre part leur pouvoir de signifi cation.

Car ces photographies sont fi dèles mais elles ne sont pas serviles ; elles révèlent le spectacle, c’est-à- dire qu’elles y font voir des détails qui n’apparaissent pas for-cément dans le mouvement de la représentation mais qui contribuent pourtant à sa vérité, et c’est en cela qu’elles sont véritablement critiques : elles n’illustrent pas, elles aident à découvrir l’intention profonde de la création (OC, I, p. 1064, nous soulignons).

D’un côté, certaines photos suivent le rythme du spectacle à la trace, comme si le spectacle sur la scène était une notation à exécuter par la photographie, à l’instar de la partition et de l’exécution en musique. La photo suit les étapes du spectacle et exécute la pièce qui est déjà une exécution du texte de Brecht. Nous sommes face à l’exécution d’une exécution. La photo

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et la pièce se déroulent ainsi en parallèle. De l’autre côté, il ne s’agit plus seulement de l’exécution d’une exécution. En effet, Barthes affi rme que Roger Pic témoigne, au travers de ces photos, de l’effet- tableau du théâtre, « le détail brechtien est comme un tableau dans le tableau ; il sollicite une intelligence immé-diate » (p. 1070). Un peu plus haut, dans ce texte, il avait avancé l’idée suivante : « La photographie de Pic va tout de suite chercher le détail signifi ant ; amené à la surface par l’aplatissement général de la reproduc-tion, on le voit tout de suite, on le consomme immé-diatement. Rien ne peut mieux servir les intentions de l’esthétique brechtienne » (ibid.).

La photographie opère donc une coupure et un aplatissement qui construisent un effet- tableau ; c’est cet effet- tableau qui garantit la compacité des gestes et des actions, à savoir la compacité de la forme et du contenu que Barthes assigne au travail de Brecht et qu’il oppose à la forme pure du théâtre tragique. Ici c’est grâce au passage par la photo que Barthes voit la philosophie du distancement de Brecht révélée. La photo assume donc ici une fonction analytique au sens où elle découpe, sélectionne, recompose et pro-duit le vrai spectacle. On s’en rend compte lorsque, à la fi n de son « Commentaire », Barthes affi rme : « Les photographies de Pic ont l’immense mérite de mettre Catherine à sa place, qui est fondamentale ». Catherine est la fi lle muette de Mère Courage, qui révèle son rôle fondamental au sein de la pièce uni-quement à travers les photos. Ce rôle, pendant le spectacle, est écrasé par celui de Mère Courage. La photographie de Pic arrive à construire des portraits

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là où dans la pièce il n’y a qu’action ; la photo creuse dans l’action et produit des portraits *.

Il me semble qu’ici la photographie est reconnue dans son pouvoir herméneutique ; et c’est également dans ces textes sur Pic et Brecht que Barthes exploite la composition plastique de l’image. C’est dans ce texte que Barthes admet aussi que la photographie n’a pas besoin du langage naturel pour exprimer une pensée : « L’erreur fondamentale de nos praticiens a été de traiter les éléments visuels du spectacle comme illustration, c’est-à- dire d’en faire des parasites de l’élément parlé […]. » (Ibidem, p. 1076), estimant par la suite que les légendes n’apportent aucun éclaircisse-ment aux photographies qui « parlent d’elles- mêmes ». Voici donc formulée la troisième conception de la photographie qu’on peut retrouver chez Barthes : une photographie émancipée du langage verbal, une photographie enfi n capable, à travers des opérations d’extraction, de sélection, de recomposition du cadre, d’analyser un autre langage, en l’occurrence celui de la dramaturgie.

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* Pour une réfl exion plus approfondie sur les questions de la durée en photographie et des portraits produits par la photo de Pic en rapport aux commentaires de Barthes, voir Dondero (2008).

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