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Une autre façon de définir la pauvreté consiste non pas à observer les conditions de vie ou le niveau de revenu d’un ménage ou d’une personne, mais plutôt à analyser les liens que cette dernière entretient avec le reste de la société à travers les mesures d’assistance sociale. L'approche constructiviste n’interroge plus la « pauvreté » en soi mais sa construction comme représentation sociale et objet de politique publique : le pauvre est celui que la société désigne comme pauvre (Lazarus, 2012).

Georg Simmel, dans son texte Les Pauvres (1907), a été le premier à affirmer cette définition relationnelle de la pauvreté qu’il définit comme la relation d’assistance. Les pauvres ne sont pas caractérisés par le manque et les privations mais par « l’attitude collective que la

société, en tant que tout, adopte à leur égard ». Ils ne constituent pas un groupe et sont isolés les

uns des autres, car, écrit Simmel, « ce qu’il y a de plus terrible dans la pauvreté est le fait qu’il y a

là des êtres humains qui, dans leur position sociale, sont pauvres et rien que pauvres ». L’assistance

aux pauvres a pour objectif de « supprimer les dangers et les pertes représentés par les pauvres

vis-à-vis du bien de la communauté ».

C’est pourquoi, souligne Simmel, dans certains pays, l’obligation de l’État d’assister « le pauvre » n’est pas le droit du pauvre mais celui du citoyen qui paie des impôts. Ainsi, l’assistance est conservatrice et a pour objectif de maintenir le « statu quo social » et non pas de sortir les pauvres de leur pauvreté. L’aspect conservateur des politiques de traitement de la pauvreté sera explicité dans la dernière partie de cette thèse.

Appréhender la pauvreté par sa dimension spatiale

L’ensemble des réflexions définitionnelles exposé jusqu’ici a permis de montrer la difficulté de proposer une définition « opératoire » de la pauvreté. Cependant, dans une approche de sciences sociales, la question reste centrée sur la compréhension de ce phénomène dans la société. Pour comprendre la manière dont les inégalités sont produites et dont la pauvreté est insérée dans la société, la prise en compte de la dimension spatiale dans leur description est incontournable. Si, comme présenté plus haut, les inégalités sociales participent à l’identification de ce que serait la pauvreté, beaucoup d’indices de ces inégalités se trouvent dans l’espace, comme le postule l’entrée de la justice spatiale. Vincent Veschambre affirme donc que « comme tout phénomène social, les inégalités ne sont pas abstraites, éthérées, mais revêtent nécessairement une dimension spatiale, s’incarnent dans des corps, s’inscrivent dans des lieux

(localisation résidentielle, rapport à la mobilité…), renvoient à des échelles (maîtrisées, pratiquées) » (2010, p. 265). Sans compter que l’approche dimensionnelle de l’espace permet

notamment de dépasser les questions strictement économiques de la pauvreté dont la critique a déjà été émise.

L’augmentation des inégalités à toutes les échelles déjà présentée est à analyser au prisme d’un « regard critique sur les formes sociales et spatiales produites par les systèmes de

production, les rapports sociaux, mais aussi les idéologies qui les sous-tendent » (Présentation du

laboratoire de recherche UMR Espaces et sociétés (ESO)).

Ainsi, l’identification des personnes considérées comme « pauvres » dans l’agglomération de Jakarta implique de prendre en compte différents types d’espaces « considérés comme pauvres » par les acteurs présentés jusqu’alors comme entrées sur le terrain. Bien que leur présentation soit détaillée ultérieurement en particulier leur description morphologique et sociologique précise, nous pouvons dès à présent relever plusieurs types d’espaces de la pauvreté urbaine dans cette métropole, qui feront l’objet d’une étude approfondie.

En reprenant les définitions formulées, certains espaces apparaissent comme relevant de cette réalité sociale dans les représentations et les pratiques des acteurs participant au traitement de la pauvreté à Jakarta. La conséquence de ces choix fait que ce travail ne se limite pas à l’analyse de la répartition des pauvres selon leur revenu ou à la figure même de l’espace pauvre dans une mégapole du sud : le bidonville, le slum ou le squat. Ces quartiers, espaces de « survie » ou de « subsistance » sont évidemment essentiels dans la compréhension de la géographie de la pauvreté à Jakarta, ils sont aussi systématiquement identifiés comme « pauvres » par les acteurs (à toutes les échelles). En revanche, ces espaces ne sont pas les « espaces de l’assistance » : les aides émises pour la réduction de la pauvreté dans l’espace visent d’autres quartiers, officiels, qualifiés de pauvres comme de très nombreux kampung dégradés (Cf. Chapitres 3, 4 et 5). À ceux-là on peut ajouter les logements sociaux collectifs. C’est du fait de cette diversité des espaces considérés comme pauvres que j’ai pris le parti de ne pas choisir d’office une entrée par type de quartier, ou « par principe » uniquement dans les bidonvilles, afin de faire apparaître la diversité des formes spatiales que peut prendre la pauvreté. Ainsi, il faut faire une analyse des pratiques, des représentations, des formes d’appropriation de l’espace, pour pouvoir caractériser et hiérarchiser socialement les individus et les groupes sociaux afin d’en appréhender les modes de reproduction sociale. Le positionnement social se joue en partie dans la dimension spatiale, c’est-à-dire dans la capacité inégale qu’ont les individus et les groupes à retirer des usages de l’espace un certain nombre de ressources matérielles et symboliques et à les transmettre. C’est dans l’analyse des hiérarchisations sociales qu’interviendra ponctuellement la proposition de raisonner en termes de « capital » à propos de l’espace (Veschambre, 2006).

1.3. La question de la pauvreté « saisie »

par des groupes stratégiques

1.3.1. La pauvreté comme « arène »

La présentation des acteurs participant à la définition de la pauvreté montre une très grande diversité et une hétérogénéité dans la manière d’appréhender le phénomène, de le comprendre et de le combattre. Ainsi l’idée même de pauvreté peut être comprise comme en champ d’affrontement de points de vue. Jean-Pierre Olivier de Sardan et Thomas Bierschenk synthétisent cette idée par le propos suivant : « C'est à la fois un "marché" (au sens

métaphorique) où les acteurs dotés de "capitaux" divers (capital économique, symbolique, social...) sont en concurrence, à la fois un certain type de structure sociale autonomisée (des institutions, des agents spécialisés, un langage) et à la fois un espace de jeu et d'enjeux relevant d'un rapport de forces entre groupes sociaux. » (1994, p. 3). Mais afin d’insister sur les conflits entre acteurs

sociaux en interaction autour d’enjeux communs, les deux anthropologues préfèrent la notion d’« arène ». Cette idée permet aussi de mettre en évidence la mise en scène de ces luttes au profit de l’image de ces différents acteurs qui est indissociablement liée à leurs rôle dans la gestion de la pauvreté tout en valorisant les oppositions profondes entre eux à l’origine de conflits (définitionnels, opérationnels…).

Pourtant, peut-on se demander si, malgré la diversité des acteurs, ce groupe stratégique ne pourrait pas être considéré comme une classe sociale, au sens d’un groupe conscient de sa position et capable de mobilisation pour défendre ses intérêts ? (Sassen, 2009).

Cette réflexion permet de dépasser la recension effectuée des acteurs durant la première partie de ce chapitre, afin de prendre en compte toutes les parties prenantes. Ainsi, l’idée est d’introduire ici en plus des institutions internationales et gouvernementales, les différentes organisations de recherche et d’aide à cette population telles que les ONG, associations locales et instituts de recherche. En effet, malgré leur importance dans la gestion de la pauvreté, il n’était pas pertinent de les présenter plus tôt car ces groupes d’acteurs ne sont pas producteurs de définitions. En revanche, ces structures, à différentes échelles, qu’elles soient locales, nationales ou internationales investissent les définitions et les idéologies exposées précédemment et participent à la gestion de la pauvreté, voire à la production de pauvres ou de certaines images et représentations qui leur sont associées. Enfin, il faudra revenir aussi sur les interactions entre tous ces acteurs officiels et de la société civile et leurs conséquences dans la gestion de la pauvreté.