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La théorie de Schön: Le savoir caché dans l’agir professionnel

CHAPITRE 2: RECENSION DES ÉCRITS

2.3. Les théories qui portent sur la production de savoirs dans la pratique au moyen de la

2.3.1. La théorie de Schön: Le savoir caché dans l’agir professionnel

la professionnalité – crise de confiance et de légitimité – et sur le désir de reconquérir l’essence de l’art professionnel pour se sortir de cette crise; le professionnalisme s’affaiblirait, comme en témoigneraient les nombreux manquements éthiques. Cet affaiblissement s’expliquait principalement par l’envahissement de la technocratie et du positivisme (Schön, 1994; Argyris et Schön, 1999).

Selon le modèle de la science appliquée (Technical Rationality), pour parvenir à résoudre un problème par l’application d’une théorie ou d’une technique existante, un praticien doit être capable de faire coïncider les catégories préétablies avec les caractéristiques de la situation pratique (Schön, 1994). Toutefois, la plupart du temps, les problèmes soulevés dans la pratique ne sont pas des «tâches» circonscrites et traitables comme telles; l’action des praticiens ne se limite pas à résoudre des problèmes selon une démarche élaborée a priori.

En effet, quand des praticiens décident de s’attaquer à des problèmes nouveaux ou spécifiques qui ne correspondent à aucune catégorie connue, leur recherche ne correspond pas au genre «de cartographie à trois volets des signes de ressemblances que

la situation en question présente avec des problèmes et des techniques qu’ils connaissent déjà» (Schön, 1994, p. 210). Il s’agit plutôt d’une démarche artistique de par sa nature et

de par sa structure, fondamentalement semblable aux conversations réflexives (conversation du praticien avec la situation). Comme le signale Racine (2000), les intervenants sont plus que la somme des techniques et des habilités qu’ils maîtrisent, ils jouent un rôle actif dans la construction de leurs savoirs.

Devant les limites des sciences appliquées comme modèle de compréhension de l’action, les études de Schön (1994, 1996b) sur la construction des savoirs sur et au cours de l’action, ont tenté de développer une épistémologie du savoir professionnel. En ce sens, Schön (1994) affirme: «Recherchons donc à sa place une épistémologie de l’agir

professionnel qui soit implicite dans le processus artistique et intuitif et que certains praticiens font intervenir face à des situations d’incertitude, d’instabilité, de complexité et de conflit de valeurs» (p. 75). Les situations de pratique professionnelle se caractérisent

donc par l’incertitude, la complexité, l’instabilité, le particularisme et le conflit de valeurs (Cervero, 1988; Greenwood, 1993; Schön, 1994, 1996a; Taylor, 2003; Zúñiga, 1994). Ainsi, on peut mieux comprendre que l’action exige de la créativité, résultat direct du rapport à un contexte concret qui n’aurait jamais pu être prévu complètement à l’avance, ni traité selon une typologie déjà codifiée.

Schön, en se basant sur une étude antérieure (Argyris et Schön, 1974, 1978), identifie deux cadres de référence dans l’agir professionnel, présentés sous la forme de modèles: le Modèle I et le Modèle II. Le Modèle I est ce cadre de référence qui résulte de la rationalité instrumentale et que le praticien peut expliciter correctement. Il consiste en un contrôle unilatéral d’autrui. Ce contrôle se traduit par quatre valeurs recherchées: atteindre des objectifs définis, vaincre ce qui s’oppose à ces objectifs, supprimer les sentiments négatifs à l’égard de ces objectifs et être rationnel.

Le Modèle II, dit réflexif, est ce cadre de référence du praticien visant à créer des systèmes d’apprentissage, mais que le praticien ne parvient pas à expliciter. Ce cadre correspond à ce savoir caché dans l’agir professionnel. Il arrive aux praticiens d’être incapables de traduire en propositions formelles leurs théories pratiques, d’expliquer ce qu’ils connaissent. Selon plusieurs auteurs, ce manque d’explicitation du savoir pratique est dû au fait qu’une grande partie de ce savoir est tacite (Benner, 1983; Polanyi, 1958; Schön, 1994, 1996b; Waterman, Webb et Williams, 1995), c’est-à-dire, qu’il est implicite dans les modèles d’action (dans leurs actes) et dans la compréhension des éléments avec lesquels les praticiens traitent. Ainsi, les praticiens en savent davantage que ce qu’ils arrivent à exprimer (Polanyi, 1958; Schön, 1994; Ryle, 1990).

Le modèle II se caractérise donc par la capacité de puiser dans les savoirs pratiques par une réflexion sur l’action (reflection on action), réflexion qui suit un événement; les praticiens réfléchissent à l’une des situations qu’ils ont rencontrée pour mieux la comprendre, par pure spéculation ou par volonté délibérée de mieux se préparer à traiter les prochains cas. Ils peuvent aussi faire une réflexion dans ou en cours d’action (reflection

in action), réflexion effectuée alors qu’ils sont en pleine action.

Quand un praticien réfléchit en cours d’action et sur son agir professionnel, les objets de sa réflexion sont aussi variés que le sont les sortes de phénomènes qui s’offrent à lui et les systèmes de savoir pratique qu’il utilise à leur endroit. Il peut réfléchir sur les appréciations qui sous-tendent un jugement ou sur les stratégies et les théories implicites à

tel type de comportement. Il peut encore réfléchir sur ce qu’il ressent par rapport à une situation qui l’a amené à adopter une ligne de conduite particulière ou sur la façon dont il s’y est pris pour formuler un problème qu’il tente de résoudre (Schön, 1994). En conséquence, la réflexion rend capable de critiquer, de tester et de restructurer la façon de voir du praticien et donc de créer de nouveaux savoirs pratiques que les praticiens incorporent à leurs actions ultérieures.

Dans le domaine de la science infirmière, l’intérêt pour la théorie de Schön s’est accentué depuis les années 90. Cette théorie a été utilisée dans le champ de l’éducation (Glaze, 2001, 2002; Pierson, 1998; Rooda et Nardi, 1999), la gestion (Gilbert, 2001; Johns, 2000; Maggs et Biley, 2000) et la pratique infirmière (Conway, 1994; Hagland, 1998; Taylor, 2001). Les infirmières considèrent que la réflexion sur et en cours d’action favorise la croissance professionnelle (Conway, 1994; Hagland, 1998), le développement d’habiletés pratiques (Hagland, 1998; Heath, 1998a), le développement des savoirs (Conway, 1994; Durgahee, 1997; Heath, 1998a; Johns, 1995a; Kim, 1999; Mackintosh, 1998) et l’émergence des théories dans l’action (Clarke, 1986; Conway, 1994; Newell, 1994), entre autres.

L’impact immense que les travaux de Schön ont eu sur la pratique infirmière et sur les débats entourant le statut à donner aux savoirs pratiques est évident. Ces travaux insistent donc sur le rôle crucial de l’expérience dans l’apprentissage et dans la production de savoirs qui constituent les fondements de la pratique. Toutefois, ils laissent dans l’ombre deux points essentiels: la production collective de savoirs et l’influence du contexte dans cette production de savoirs. On peut comprendre ces lacunes si l’on tient compte des dates des premières publications de Schön et Agyris (1974), il y a environ 30 ans et celles de Schön (de 1983 à 1987), il y a environ une quinzaine d’années mais aujourd’hui, à l’ère de la modernité avancée, il faut les analyser de façon critique.

2.3.1.1. L’analyse critique de la Théorie de Schön Vers la production de savoirs collectifs

La réflexion sur et au cours d’action de Schön prend la forme d’une «conversation réflexive avec la situation», comme une sorte de dialogue continu entre le praticien et les événements de sa pratique professionnelle (Schön, 1994, 1996b; St-Arnaud, 1992). Ce concept de «conversation réflexive» donne une vision de la production de savoirs pratiques trop individualiste. Schön semble toujours parler d’un processus individuel de production de savoirs: moi, avec moi-même en train de reconstruire la situation.

Le savoir pratique est personnel et partagé. Le processus de partage des savoirs pratiques est important pour plusieurs motifs: (i) le processus assure que le savoir individuel de l’infirmière est valide en ce sens qu’il repose sur de bons fondements et il est donc plus facilement applicable, (ii) c’est un moyen d’obtenir une compréhension plus grande car le processus de partage requiert que l’infirmière reformule et rende accessible son savoir sous une forme pouvant être communicable, (iii) le processus de partage avec d’autres est une manifestation pratique sous forme de dialogue de la majeure partie du savoir pratique professionnel (Clarke et al., 1996).

Sous cet angle, les savoirs pratiques ne peuvent pas être compris comme individuels. L’hétérogénéité des discours et des représentations quant à un problème donné serait donc la norme et non l’exception. Les constructions que l’on se fait de l’expérience quotidienne du monde sont, dès le début, intersubjectives et culturelles (Schutz, 1987). Le savoir est inclus dans la pratique quotidienne et la reconnaissance mutuelle des savoirs peut permettre la production d’un savoir collectif (Offredi, 1981).

Nous croyons donc qu’on doit cesser de penser que la production de savoirs pratiques est seulement un processus individuel, comme une forme d’introspection de la personne avec elle-même, ainsi que l’avaient également signalé Bourdieu et Wacquant (1992) et Couturier (2002). Elle est aussi un processus nécessairement collectif parce que

lorsque des infirmières, qui ont une expérience, une expertise et un point de vue différents dialoguent, la réflexion est partagée, plus riche et faite en collaboration (Benner et al., 1996, 1997; Dick, 1997; Meleis, 1987; Morgan et Johns, 2005; Stringer, 1996). Dans ces conditions, les infirmières moins expertes apprendront davantage non seulement au niveau du processus réflexif mais aussi des jugements des infirmières les plus expertes, en produisant irrémédiablement des savoirs collectifs (Johns, 1999; Kim, 1999).

L’étude d’Estabrooks (1999) montre que les infirmières considèrent les patients, l’expérience et la formation universitaire comme les trois sources de savoirs les plus utilisées dans leurs pratiques. La production de savoirs pratiques à travers les rencontres entre infirmière et patient/famille a déjà été soulevée par plusieurs auteurs (Griffin, 1997; Hiraki, 1992; Larsen et al., 2002; Moch, 1990; Murphy et Timmins, 2009; Reed, 2000; Sandelowski, 2002; White, 1995). Les infirmières soignantes rencontrent un «public profane» (patients, familles) et c’est à ce niveau que différentes «vérités», différents discours viendront influencer les codes de pratique. La discipline infirmière, comme une profession pratique (organisée socialement et avec des savoirs imbriqués) développe des savoirs cliniques et moraux à travers l’apprentissage et le partage avec les patients et les familles (Benner, 2001; Racine, 1997). D’autres auteurs ont développé le concept de

knowing the patient pour expliciter les sources de savoirs (la caisse ou le patient

désincarnée, le patient et la personne) reliées aux patients (Liaschenko, 1997; Liaschenko et Fisher, 1999). Le praticien, qui considère le patient, présume qu’il sait mais qu’il n’est pas le seul dans ce cas-ci à posséder un savoir pertinent et important.

Vers une plus grande mise en valeur du contexte

La deuxième critique que nous pouvons faire au sujet de la théorie de Schön c’est qu’elle ne fait pas référence à l’influence que les facteurs sociaux, politiques ou historiques peuvent avoir sur la production de savoirs pratiques (Rafferty et al., 1996). Comme le signale Habermas (1976), les savoirs développés sont imbriqués dans un contexte social

qui influence les savoirs produits. Le savoir et l’expertise sont des construits historiques et sociaux.

Schön tient compte du contexte seulement au niveau des contraintes institutionnelles qui peuvent interagir avec la capacité de réfléchir en cours d’action. Quand il décrit la réflexion sur l’action d’un gestionnaire, il affirme que «le gestionnaire

vit au sein d’un système organisationnel qui peut promouvoir ou inhiber la réflexion en cours d’action et dont les structures s’adaptent plus ou moins à l’apparition de nouvelles tâches» (Schön, 1994, p.291). Ainsi, il parle d’institutions sympathiques à la pratique

réflexive versus celles qui sont plus conventionnelles où on valorise davantage une vie organisationnelle stable et prévisible et où la réflexion en cours d’action du praticien devient une menace potentielle au système de conservatisme dynamique au sein duquel il vit. Selon Schön (1994), ces institutions conservatrices mettent l’accent sur l’uniformité des procédures, sur des mesures objectives de rendement et sur des systèmes de contrôle allant du centre à la périphérie. Une institution réflexive doit donner priorité aux procédures flexibles, aux réponses différenciées, à l’appréciation qualitative des processus complexes et à la responsabilité décentralisée en matière de jugement et d’action. Selon nous, il aurait pu davantage développer au niveau de l’influence de ces organisations sur la production de savoirs pratiques.

Le contexte, comme état de médiation de la pratique, est reconnu dans les écrits infirmiers (Benner, 1995; Carnevale, 1999, 2002; Durgahee, 1997; Freshwater et Rolfe, 2001; Tongue, 1997; Thorne, 1997; White, 1995; Will, 2001). D’ailleurs, plusieurs auteurs pensent que le processus réflexif doit se comprendre dans un contexte social déterminé et en tenant compte des personnes qui le constituent (Hagland, 1998; Kemmis et MacTaggart, 1988; Lavoie, Marquis et Laurin, 1996; McTaggart, 1991, 1997). Schön a été aussi critiqué par Greenwood (1998) qui insiste sur le pluralisme en mettant à l’avant-plan certaines implications sociales et politiques quand on analyse la réflexion en cours d’action dans le contexte d’une organisation. Tout lien entre la réflexion et l’action a donc une dimension politique.

Les mêmes critiques dirigées vers Schön ont aussi été adressées aux travaux de Johns (1995a, 1998a, 1998b, 2000) qui, en s’appuyant principalement sur la théorie de Schön, a développé un modèle de réflexion structurée (MSR) dans le but de permettre au praticien d’explorer et «de connaître» la signification de son expérience et ce qu’il pourrait apprendre d’elle (annexe 1). Selon Elcock (1997) le modèle de réflexion de Johns ne considère pas la question reliée aux facteurs externes/environnementaux qui influencent nos actions et la production de savoirs. Suite à ces critiques, Johns (2000, 2004) a fait des modifications à son modèle en incluant ces facteurs externes ou contextuels (annexe 2); il aurait cependant été intéressant qu’il développe davantage ces facteurs et leur influence sur la production de savoirs pratiques.

2.3.2. L’approche de Racine: Un monde de connaissances à réhabiliter