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La théorie de la réflexivité de Giddens comme approche théorique

CHAPITRE 2: RECENSION DES ÉCRITS

2.3. Les théories qui portent sur la production de savoirs dans la pratique au moyen de la

2.3.3. La théorie de la réflexivité de Giddens comme approche théorique

Anthony Giddens change le concept de réflexion de Schön et Racine par celui plus large nommé réflexivité en incluant la réflexion individuelle (projet réflexif de soi), la réflexion collective (rencontres dans le temps et dans l’espace) et la réflexion institutionnelle (règles et ressources). Cet auteur place radicalement la question de la réflexivité en faisant de celle-ci l’une des bases conceptuelles de sa théorie dite de la modernité réflexive ou la théorie de la structuration (Giddens, 1993b).

La théorie de la structuration de Giddens (1987) s’adresse à trois ensembles d’enjeux et à leurs liens réciproques: (i) les caractères actif et réflexif des conduites humaines, (ii) dans l’explication des pratiques, on accorde un rôle fondamental au langage et aux facultés cognitives et (iii) la reconnaissance du déclin des philosophies «empiristes» des sciences de la nature et leur influence dans les sciences sociales (le langage et l’interprétation des significations). Le souci essentiel de la théorie de la structuration est de «comprendre l‘action humaine et les institutions sociales» (p. 27). Les acteurs et les institutions (structures) ne sont pas des phénomènes indépendants, ils s’imbriquent dans une relation complexe et complémentaire. Il convient de voir les institutions non comme extérieures aux acteurs mais plutôt comme un élément constitutif et engagé dans l’action des acteurs. Pour Giddens (1987), la structure est conçue comme un ensemble de règles (éléments normatifs et des codes de signification) et de ressources (ressources d’autorité, qui dérivent de la coordination de l’activité des agents, et ressources d’allocation, qui proviennent du contrôle d’objets matériels ou d’aspects du monde matériel).

Giddens (1994) définit la réflexivité comme l’examen et la révision constante des pratiques, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi de façon constitutive leur caractère. Toutes les pratiques (pratique infirmière) sont partiellement constituées par la connaissance qu’en ont les acteurs. Dans toutes les cultures, les pratiques sont quotidiennement modifiées à la lumière des découvertes en cours, qui leur injectent leur apport. La réflexivité est alors considérée comme l’expérience discursive d’explicitation de l’implicite, d’expression du tacite qui, lorsque systématisé, caractérise la professionnalité dans les métiers professionnels comme le travail social ou le

nursing (Couturier, 2002)

Giddens (1987, 1991, 1994) considère que la réflexivité est inhérente à l`action humaine. En ce sens, il voit les professionnels capables de réfléchir sur leur pratique et de produire un compte rendu discursif de ce qu’ils font et des raisons pour lesquelles ils le font. Clarke (1986) signale avec raison:

Practicing nurses who accept the need to choose nursing actions on the basis of reflection, who accept the necessity for understanding and being able to communicate the reasons for action are a powerful force for the development of nursing into an increasingly more effective profession for the benefit of patients (p.

9).

En effet, le fait que les praticiens soient capables de faire un compte rendu de leurs pratiques, c’est-à-dire, qu’ils puissent communiquer aux autres ce qu’ils font et pourquoi ils le font, constitue le premier pas vers la visibilité de ces savoirs pratiques.

La réflexivité chez Giddens compte au moins trois dimensions. Elle est en effet discursive, accessible à la conscience discursive (ce que les praticiens peuvent communiquer) et donc inscrite dans le récit des acteurs; elle est pratique, inscrite dans la conscience pratique (ce que les praticiens savent); puis institutionnelle. C'est la conjonction complexe de ces trois dimensions de la réflexivité qui forme finalement ce que Giddens nomme la modernité réflexive (Couturier, 2001). Ces trois dimensions de la réflexivité peuvent être mieux comprises par le biais des deux concepts centraux dans la théorie de Giddens: le projet réflexif de soi et le sentiment de sécurité ontologique (1987, 1993a, 1994) qui n’ont pas été mentionnés dans d’autres théories sur la production de savoirs dans la pratique professionnelle.

La réflexivité donne lieu, pour chacun des praticiens, à ce que Giddens appelle un projet réflexif de soi (reflexive project of the self) au moyen d’une praxis réflexive discursive (1987, 1991, 1993a). En situation de modernité avancée, l’identité de soi est constamment renégociée au cours d’un projet réflexif que chaque acteur est presque «obligé» de construire pour en arriver à la sécurité ontologique et à l’autonomie personnelle (professionnelle). Le projet réflexif de soi est le processus par lequel l’identité de soi se constitue par la mise en ordre réflexive de récits de soi (narrative of the self). Il consiste à maintenir, grâce à une sorte de dialogue continu, des récits cohérents, bien que perpétuellement révisés, qui intègrent le passé dans un récit du présent, récit qui permet à l’individu de «coloniser le futur». Le récit de soi se compose d’une ou plusieurs histoires qui permettent une compréhension réflexive de l’identité de soi par l’individu concerné et

par les autres (Giddens, 1993a). Le récit commence donc chez l’individu (réflexivité individuelle) mais il doit être mis en commun avec d’autres récits pour en avoir une compréhension plus vaste et une production de savoirs collectifs (réflexivité collective).

Le récit de soi est à son tour intimement lié au concept de style de vie (lifestyle). En effet, les individus sont contraints de négocier des choix de style de vie (lifestyle choices) parmi une diversité d’options. L’infirmière fait donc des choix selon sa conception des soins, sa façon de soigner ou ses préférences personnelles. L’idée de choix est cruciale dans une société où la modernité est avancée. Si le praticien veut arriver à combiner une autonomie professionnelle avec un sentiment de sécurité ontologique, il doit de ce fait retravailler continuellement son récit de soi et veiller à la cohérence entre ce récit et les pratiques qui se rapportent à ces choix de style de vie (Giddens, 1987, 1993a). L’étude de Delgado (2000) montre cependant une incohérence entre les «récits» ou les discours des infirmières travaillant aux soins intensifs (elles affirmaient qu’elles donnaient des soins de façon holistique) et la réalité de sa pratique (elles soignaient vraiment de façon impersonnelle et très dépendante des techniques).

Pour Giddens, la sécurité ontologique est une forme de sentiment de sécurité en général et elle concerne «l’être» (l’être dans le monde). L’expression s’applique à la confiance de la plupart des êtres humains dans la continuité de leur propre identité sociale (1987). La sécurité ontologique reflète, chez un acteur, le sens de la continuité, de l’ordre, de la fiabilité et de la confiance face à la réalité de ses pratiques et des circonstances sociales coutumières, familières y compris la réalité de son identité (Cohen, 1993).

Selon la perspective de Giddens, on pourrait affirmer que les infirmières, au moyen de la réflexivité individuelle et collective (examen et révision constantes des pratiques), créent des savoirs pratiques nouveaux et modifient les anciens si elles perçoivent une continuité dans leur propre identité. Toutefois, cette perception de continuité de l’identité est influencée par le sentiment de sécurité ontologique et d’autonomie professionnelle. Les infirmières auront un sentiment de sécurité ontologique si elles sentent que ce qu’elles font

est préférable pour les patients à ce qu’elles faisaient auparavant. Le concept de sécurité ontologique semble donc être relié au «raisonnement éthique» décrit par Benner et al. (1999) ou au savoir moral décrit par Sarvimäki (1995). Benner (1991) affirme qu’à travers l’expérience, les infirmières développent une compréhension qui est respectueuse ou appropriée à des situations particulières. Elle appelle ces savoirs «skillful ethical

comportement», et les infirmières, plutôt que de fonder leurs décisions sur des principes

éthiques, apprennent à «ressentir» ce qui est bon ou mauvais dans diverses situations. Dans le même sens, Johns (2000) affirme que toute action est une action éthique. On pourrait donc penser que les savoirs produits dans la pratique sont basés sur des choix ou styles de vie (selon Giddens) que l’infirmière fait selon ce qu’elle considère de mieux pour le patient, dans une situation déterminée.

Selon la perspective de Giddens, le projet réflexif de soi qui influence la réflexivité individuelle et collective (la production de savoirs) dépend du sentiment de sécurité ontologique mais aussi de l’autonomie professionnelle. Dans certains contextes, l’autonomie professionnelle chez les infirmières n’est pas tout à fait évidente. Quelques auteurs (Baumann, O’Brien-Pallas, Armstrong-Strassen, Blythe, Bourbonnais, Cameron et al., 2001; Fagin, 2001; Koehoorn, Lowe et Schellenberg, 2002) considèrent que le manque d’autonomie des infirmières constitue chez elles la principale source d’insatisfaction. Il paraît certain que le contexte du nursing comme profession (White, 1995) aura des impacts sur la production de savoirs pratiques.

Dallaire (2002) déclare que les infirmières ne réussissent pas à modifier cette situation en raison du type de relation de pouvoir. La relation de pouvoir entre médecin et infirmière continue à influencer la pratique infirmière et, en conséquence, les savoirs pratiques. Giddens (1987) affirme que, le plus souvent, les relations de pouvoir sont profondément enchâssées dans des modes de conduite tenus pour acquis par ceux et celles qui s’y conforment; elles s’ancrent de façon toute particulière dans les comportements routiniers. Il est donc important de tenir compte des processus de domination (pouvoir) et

de légitimation (normes). D’ailleurs, la production de savoirs pratiques peut être influencée par le point de vue dominant du médecin mais aussi par le point de vue de l’organisation.

Les structures et les valeurs des institutions affectent directement la pratique et, en conséquence, la production des savoirs (Weiss et al., 2002). La théorie de Giddens conçoit les institutions comme des structures (règles et ressources) qui influencent les pratiques. L'analyse de ces structures s’avère intéressante pour comprendre la production de savoirs pratiques.

En somme, les trois théories que l’on vient de décrire semblent avoir plus d’éléments en commun que d’éléments différents. Le processus réflexif comme moyen de production des savoirs pratiques et le fait de les mettre en évidence (visibles), apparaît comme le dénominateur commun. Toutefois, on considère que la théorie de Giddens semble apporter un nouvel éclairage au processus de production de savoirs pratiques en introduisant de nouveaux éléments dont on devrait tenir compte. Nous croyons qu’il serait intéressant pour la discipline infirmière d’analyser et d’incorporer ces nouveaux éléments si nous voulons avoir une vision et un discours davantage contemporains.

En effet, les savoirs pratiques sont riches, complexes, quelques fois inexprimables et se créent à partir d’éléments de la vie personnelle, professionnelle, intellectuelle, spirituelle culturelle et autres. Cet amalgame incroyable de qui nous sommes est mis dans des contextes où le savoir est construit et exprimé. Selon Dewey (1963), l’être humain vit dans un monde, il fait partie d’un environnement naturel et socioculturel et cette condition a des répercussions sur sa façon de connaître. Nous devons donc concevoir ce contexte au niveau micro (le lieu concret où la pratique se développe) mais aussi au niveau macro, en tenant compte de l’institution ou des structures (les praticiens et les institutions ne sont pas indépendants) et des aspects reliés à la profession infirmière (autonomie et identité infirmière).

Bref, la façon de conceptualiser le processus de production de savoirs par la réflexivité, selon la théorie de Giddens, repose sur trois postulats. Le premier postulat est

que les praticiens produisent des savoirs, le deuxième que cette production est toujours le fruit de la réflexivité individuelle (projet réflexif de soi) et du dialogue avec d’autres (réflexivité collective) et le troisième que cette production est influencée par le contexte pratique (micro contexte), institutionnel (règles et ressources) et professionnel (autonomie professionnelle et identité infirmière). À l’annexe 3 une figure représente cette façon de conceptualiser la théorie de Giddens en relation avec le développement de savoirs pratiques.