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Théorie de l’Optimalité et Théorie des Correspondances

Chapitre 1. Modèles de variation et de cohésion dialectale

1.2. Approches en Théorie de l’Optimalité

1.2.1. Théorie de l’Optimalité et Théorie des Correspondances

1.2.1.1. Présentation sommaire

On trouvera ci-après un résumé des notions essentielles de la Théorie de l’Optimalité, qui constitue le cadre théorique principal de la présente recherche. On pourra trouver une présentation plus détaillée, par exemple, dans Archangeli & Langendoen (1997), Kager (1999), McCarthy (2002), et en français Boltanski (1999, chapitre II-5).

La Théorie de l’Optimalité (Optimality Theory, désormais OT ; Prince & Smolensky, 1993) doit être considérée, dans sa version initiale, comme

un développement de la grammaire générative. De son prédécesseur, elle reprend la dissociation entre des représentations sous-jacentes et des représentations de surface, celles-ci étant dérivées de celles-là. Néanmoins, l’apport essentiel de l’OT est l’abandon de la conception procédurale de la grammaire générative classique, qui décrit le mécanisme de dérivation des formes de surface à partir des formes sous-jacentes comme un ensemble ordonné de règles de réécriture (cf. Chomsky & Halle, 1968)

Une grammaire OT comporte en effet un module génératif, GEN, et une fonction d’évaluation, EVAL. Le module GEN engendre une infinité de formes de surface possibles (dénommées candidats) à partir d'une représentation sous-jacente donnée (rebaptisée input). Ces candidats font ensuite l’objet d’une évaluation par la fonction EVAL, chargée de sélectionner le candidat optimal, également considéré comme le plus

harmonique (le « gagnant ») ; c’est lui qui reçoit in fine le statut d’ouput

correspondant à la forme de surface.

La procédure d’évaluation est menée en parallèle sur l’ensemble des candidats. Sous sa forme classique, une grammaire OT n’admet que deux niveaux, celui de l’input et celui de l’output. Certains développements ultérieurs de la théorie envisagent cependant des niveaux intermédiaires, équivalents, par exemple, à ceux envisagés par la phonologie lexicale.

EVAL s’appuie sur un ensemble de contraintes ordonnées. Le candidat optimal est celui qui satisfait le mieux cet ensemble de contraintes, en tenant compte de leur ordonnancement. Contrairement à d’autres modèles linguistiques basés sur des contraintes, celles de l’OT peuvent donc être transgressées ; mais un candidat est davantage pénalisé par la violation d’une contrainte de rang supérieur que par la violation d’une contrainte de rang inférieur. Autrement dit, le candidat optimal est celui qui satisfait le mieux aux contraintes placées en tête de la hiérarchie, au détriment éventuel des contraintes placées plus bas.

Les contraintes sont supposées universelles et indépendantes des langues particulières : c’est à ce niveau que s’expriment les universaux du langage. En revanche, chaque langue possède son propre ordonnancement des contraintes. Écrire la grammaire d’une langue consiste donc essentiellement à déterminer l’ordonnancement des contraintes (puisées dans un stock universel) propre à cette langue.

des contraintes est divisé en deux catégories principales : les contraintes de bonne formation (markedness constraints) et les contraintes de fidélité (faithfulness contraints). Une contrainte de bonne formation exige que l’output évite certaines structures marquées (par exemple : « une syllabe ne doit pas posséder de coda », « une voyelle ne doit pas être nasale », etc.). Une contrainte de fidélité s’attache à la relation entre l’output et un autre niveau (initialement l’input), en cherchant à minimiser les disparités entre ces niveaux.

1.2.1.2. Théorie des Correspondances

Le modèle initial de l’OT a été rebaptisé a posteriori « Containment

Theory » (Théorie du confinement ?). Les premiers travaux n’envisagent

que les seules relations entre les deux niveaux de l’input et de l’output. En outre, une restriction implicite est posée sur les candidats possibles, qui doivent être littéralement contenus dans l’input, d’où le nom de cette variante de l’OT11.

La Théorie des Correspondances (Correspondence Theory, McCarthy & Prince 1995) s’est imposée dans la plupart des travaux ultérieurs. Elle trouve sa genèse dans la prise en compte des relations qui existent entre d’autres niveaux que l’input et l’output : en particulier, lorsqu’on étudie les

11 L’attention portée à la prosodie dans les premiers travaux OT conforte cette orientation : l’output est vu comme le résultat de l’analyse (au sens de l’anglais parsing) de l’input par intégration de son matériau segmental dans des niveaux prosodiques de rang supérieur : syllabe, pied, mot prosodique...

Figure 3: structure d'une grammaire OT

input EVAL output

Candidat 1 Candidat 2 . . . Candidat n GEN

phénomènes morphologiques de duplication, les relations entre la base et la copie12. La Théorie des Correspondances unifie le traitement des relations de fidélité (input-output) et des autres relations susceptibles d’intervenir entre l’output et tout autre niveau : relations base-copie, relations entre membres d’un paradigme (Benua 2000, McCarthy 2005), etc. Nous proposerons en 1.3.3.2 un nouveau type de correspondance, opérant entre deux variétés dialectales distinctes.

La correspondance est ainsi définie :

Étant donné deux chaînes S1 et S2, la correspondance est une relation ℛ des éléments de S1 sur les éléments de S2. Deux éléments α ∈ S1 et β ∈ S2 sont désignés comme

correspondants lorsque α ℛ β.

Trois contraintes de correspondance essentielles sont envisagées : MAX : Tout segment de S1 a un correspondant dans S2 : S1 se projette « maximalement » sur S2 (contrainte générale anti-effacement)

DEP : Tout segment de S2 a un correspondant dans S2 : S2

« dépend » de S1 (contrainte générale anti-épenthèse)

IDENT(F) : Les segments correspondants doivent être identiques vis-à-vis du trait F.

Chaque type de contrainte de correspondance est identifié par un suffixe : -IO (correspondance input-output), -BC (correspondance base-copie), etc.

1.2.1.3. Exemple d’analyse OT simple

L’exemple qui suit rend compte du phénomène de dévoisement des obstruantes en coda, que l’on observe dans de nombreuses variétés de picard. Une analyse OT simple fait appel à deux contraintes :

*CODA-VOIS « les obstruantes ne doivent pas être voisées en position de coda » (contrainte de bonne formation)

IDENT-IO(VOIX) « la spécification du trait de voisement d’un segment de l’input doit être préservée dans l’output correspondant » (contrainte

12 Dans une forme issue d’un mécanisme de duplication, la source de la copie n’est pas à chercher dans l’input, mais dans la base (forme de surface hors duplication). Voir Plénat (1999a, b, c, 2005, entre autres) pour l’application de la Théorie des Correspondances dans l’étude des hypocoristiques et des dérivés argotiques.

de fidélité)

On admettra que dans les variétés concernées du picard, un input tel que |menaʒ| (« ménage ») a pour correspondant l’output [menaʃ]. Le choix de la consonne sonore dans l’input est justifié, notamment, par l’existence de dérivés comme |menaʒe| « ménager, petit cultivateur »13.

À partir de l’input |menaʒ|, le module GEN de la grammaire engendre une infinité de candidats, parmi lesquels on retiendra les deux plus pertinents : [menaʒ] et [menaʃ]. Le candidat [menaʒ] satisfait la contrainte IDENT-IO(VOIX), mais enfreint la contrainte *CODA-VOIS ; à l’inverse, le candidat [menaʃ] enfreint IDENT-IO(VOIX) et satisfait *CODA-VOIS. Le conflit est résolu en ordonnant les deux contraintes selon la hiérarchie suivante :

*CODA-VOIS >> IDENT-IO(VOIX)

L’évaluation parallèle des candidats est réalisée par le module EVAL selon un mécanisme que l’on décrit à l’aide d’un tableau :

|menaʒ| *CODA-VOIS IDENT-IO(VOIX)

[menaʒ] *!

 [menaʃ] *

Les conventions d’écriture habituelles de l’OT sont les suivantes : • chaque ligne correspond à un candidat (issu de GEN) ; le symbole

«  » identifie le candidat optimal tel qu’il ressort de l’évaluation • chaque colonne correspond à une contrainte. Les contraintes sont

ordonnées et appliquées de gauche à droite, sauf celles qui sont séparées par une ligne discontinue pour lesquelles l’ordonnancement n’est pas pertinent

• l’astérisque « * » dans une case signale une violation de la contrainte (colonne) par le candidat (ligne) ; un candidat peut éventuellement provoquer plusieurs violations d’une contrainte. Le point

13 Nous négligeons ici le phénomène concurrent d’assimilation régressive de voix dans une séquence de deux obstruantes. En picard, une telle séquence n’implique pas nécessairement une coda et l’attaque de la syllabe suivante : on peut probablement analyser comme une attaque branchante, constituée de deux obstruantes, l’initiale du mot [gvo] « cheval ». Néanmoins, le dévoisement des obstruantes en coda n’est pertinent qu’en finale de mot : dans [briʃ.fjɛʀ] « brise-fer » (cf. [briʒi] « briser »), le dévoisement (qui peut rester partiel) de ʒ > ʃ peut être provoqué par l’assimilation régressive à partir du [f].

d’exclamation « ! » marque une violation fatale (élimination du candidat) ;

• les cases grisées correspondent à des évaluations non pertinentes pour la sélection du candidat en sortie14.