• Aucun résultat trouvé

Chapitre 6 : Expériences en laboratoire de validation et affinement des

4) Tests de toxicité aigüe pour les daphnies

a) Introduction

Les daphnies sont utilisées comme espèce modèle pour mesurer la toxicité aquatique des substances chimiques en laboratoire. En effet, ces crustacés d’eau douce constituent un niveau trophique intermédiaire, les consommateurs primaires : elles se nourrissent des producteurs comme les algues et sont mangées par d’autres espèces, les consommateurs secondaires, par exemple les poissons. Les daphnies possèdent deux modes de reproduction en fonction des conditions de vie. Lorsque les conditions sont optimales, elles utilisent la parthénogénèse, c’est-à-dire une reproduction asexuée, où chaque daphnie se clone elle-même, produisant 10 à 30 bébés à la fois tous les 3 jours, à partir du huitième jour de vie (maturité sexuelle). Les conditions idéales sont un approvisionnement suffisant en nourriture (algues), une température tempérée (environ 20-25°C), un bon cycle de lumière (16h de jour, 8h de nuit), une qualité d’eau satisfaisante (teneur en minéraux adaptées pour les macronutriments et les éléments trace, mais aussi des vitamines pour des conditions optimales). Lorsque ces conditions ne sont plus respectées, ou lors d’un stress particulier, ce qui correspond typiquement à l’automne dans la nature, où la température et la durée du jour diminuent et la nourriture se fait plus rare, les daphnies passent en mode de reproduction sexuée. Pour cela, il suffit qu’une daphnie mâle apparaisse, qui viendra ensuite fertiliser toutes les autres daphnies (femelles par défaut), qui produiront alors un éphipium, une coque noire résistante contenant deux cellule-œufs, au lieu de produire 10-30 œufs. Cet ephipium peut résister à des conditions extrêmes (gel, obscurité, sécheresse, etc.) et s’ouvrira uniquement lorsque les conditions redeviendront bonnes pour la vie des daphnies, libérant ainsi deux bébés daphnies.

Les tests en laboratoire sont effectués avec des clones, en maintenant des conditions idéales pour rester en parthénogénèse et conserver ainsi le même patrimoine génétique permettant une bonne reproductibilité des tests, et permettant l’approvisionnement suffisant en jeunes daphnies pour lancer régulièrement des tests.

123

Le paramètre physiologique mesuré pour quantifier la toxicité des substances sur les daphnies est l’immobilisation et non la mortalité, qui est plus difficile à évaluer. Une daphnie est considérée immobile lorsqu’une agitation légère du flacon ne provoque pas un déplacement actif d’au moins 15 secondes. On renseigne généralement une CE50, c’est-à-dire la concentration de substance qui produit l’effet (immobilisation) pour 50% des daphnies dans le test.

b) Matériel et méthodes

Pour ces tests, un protocole spécifique n’a pas été écrit, car la ligne directrice de l’OCDE est bien détaillée et laisse peu de liberté quant à la manière de procéder, contrairement aux tests de logP et de solubilité. La ligne directrice OCDE n°202 laisse par contre le choix sur le milieu dans lequel les daphnies sont élevées et dans lequel les tests de toxicité sont effectués. On a le choix entre utiliser une eau du réseau contrôlée et ajustée si besoin en fonction des teneurs en différents minéraux et particules organiques, ou bien une eau reconstituée à partir d’eau déminéralisée et de sels de minéraux. Plusieurs compositions sont alors proposées, un milieu dit M4 et un milieu dit M7 sont recommandés et leur préparation est détaillée dans les annexes de la ligne directrice. Nous avons choisi de préparer du milieu M4, qui donne en général plus facilement des daphnies en bonne santé, probablement grâce à un apport en minéraux mieux équilibré.

Nous avons suivi le pH et la teneur en oxygène dissous avec un multimètre VWR® pHenomenal® 6100H S2. Le pH doit rester proche de la neutralité, et l’oxygène dissous > 3mg/L. La concentration de la substance à t=0 (début du test) et t=48h (fin du test) a été mesurée pour certaines substances par analyse en GC après extraction liquide-liquide, suivant le même protocole que dans les tests de solubilité.

Les daphnies utilisées étaient des Daphnia magna, clone 5. Les algues cultivées pour les nourrir sont des algues vertes Pseudokirchneriella subcapitata. Ces organismes ont été récupérés chez le laboratoire LPL (Laboratoire des Pyrénées et des Landes. N° SIRET 418 814 059 00014). La croissance des algues était suivie en comptant les individus au microscope dans une cellule de Thoma.

L’élevage des daphnies était maintenu dans des béchers de 2-3 L contenant 2 L de liquide, couverts pour éviter l’entrée de poussières, mais non hermétiquement fermés. Lest tests de toxicité étaient effectués dans des flacons de 20 mL fermés avec un volume d’air faible (<3 mL), pour éviter la vaporisation de la substance test. Les algues étaient cultivées en conditions stériles dans des erlenmeyers fermés avec un bullage d’air filtré à travers des filtres de diamètre de pore de 0,22 µm. L’élevage des daphnies et les tests de toxicité sur les daphnies ont été maintenus à une température de 20°C ± 1°C. Les algues étaient cultivées dans une chambre thermostatée à 30°C, avec une lampe de culture, pour une croissance plus rapide.

c) Substances testées

Les cétones α,β-insaturées ont aussi fait l’objet de mesures de toxicité pour les daphnies car les valeurs de toxicité et les valeurs de logP étaient incohérentes. D’autres substances, communes aux tests de logP ou non ont été testées car la relation hydrophobie-écotoxicité semblait incohérente, ou des données manquaient.

124 Nom de la substance Numéro CAS Toxicité fiable de la littérature : 48h-CE50 (mg/L) Référence Structure Oxyde de mésityle 141-79-7 89,1 ECHA, 2008, OCDE 202, méthode statique, avec solvant, concentration nominale, 21-22°C, K1, GLP

R-(-)-carvone 6485-40-1 38

ECHA, 2001, OCDE 202, méthode statique, avec

solvant, K2, GLP

isophorone 78-59-1 120

ECHA/US EPA, LeBlanc, 1980, mortalité mesurée, méthode

statique, concentration nominale, 22°C, intervalle de

confiance : [72-170], K2

β-méthylionone 127-43-5 / Pas de données

1,8-cinéole 470-82-6 307,04 (50 à 130 poissons et algues) LDP, 2012, OCDE 202, méthode semi-statique, concentration mesurée, 20°C, K1 Dicyclo- pentadiène 77-73-6 0,62 / 0,823 / 8 ECHA, 1995, OCDE 202, statique, nominale, avec solvant Tween, 21°C, confiance

[0,53-0,72], K2, GLP / ECHA, 2016, OCDE 202, semi-statique,

fermé sans espace d’air, mesurée, confiance [0,740-0,909], 20°C, K1, GLP / ECHA, 1995, OCDE 202, semi-statique,

nominale, confiance [6,8-9,5], K4

myrcène 123-35-3 1,47 LDP, 2014, OECD 202,

125

L-(-)-menthol 2216-51-5 26,6

ECHA, 2002, OCDE 202, statique, mesurée, 19,7°C, K2,

GLP

camphre 76-22-2 / Pas de données

Tableau 15 : substances pour les tests de toxicité aigüe pour les daphnies. Toxicité exprimée en 48h-CE50 où l’effet mesuré est l’immobilisation (sauf mention contraire).

Pour le 1,8-cinéole, les valeurs de toxicité pour les poissons et les algues ont été données à titre indicatif pour souligner le fait que la valeur donnée pour la daphnie est anormalement haute, sachant que les toxicités pour les trois espèces sont normalement du même ordre de grandeur pour un mécanisme d’action narcotique, qui est attendu ici.

d) Résultats et discussion

D’après la ligne directrice, un test ne peut être considéré valide si le taux en oxygène dissous descend en dessous de 3 mg/L. Lors du test avec notre substance de référence, le menthol, le taux d’oxygène est resté à des taux normaux, et la valeur de toxicité correspondait à la valeur attendue d’après la littérature (voir Tableau 16). Cette situation est arrivée plusieurs fois dans nos expériences, mais les résultats sont quand-même présentés dans le tableau ci-dessous. Les valeurs de toxicité prédites par KREATiS le sont avec le modèle de la narcose non-polaire. En effet, toutes ces substances sont supposées agir selon ce mécanisme / mode d’action. Seule la concentration du menthol a pu être analysée pour connaître la concentration réelle dans les flacons au début et à la fin du test.

126 Nom de la substance Toxicité fiable de la littérature (mg/L) Toxicité prédite par KREATiS (mg/L) Toxicité mesurée dans ce travail (mg/L) Commentaires Oxyde de mésityle 89,1 344 95,5 OD = 1,8 mg/L à la fin. Concentration nominale.

R-(-)-carvone 38 34,3 10,2 Concentration nominale.

isophorone 120 69,4 102 OD = 2,1 mg/L à la fin.

Concentration nominale.

β-méthylionone / 1,67 CE50 > 6,6

OD = 3 mg/L à la fin. Nominale. L’immobilisation la plus forte était 20%. La substance était en

solution dans de l’acétate d’éthyle. 1,8-cinéole 307,04 (50 à 130 poissons et algues) 78,4* 111 OD = 1,7 mg/L à la fin. Nominale. Dicyclo- pentadiène 0,62 / 0,823 / 8 2,94 4,18 Nominale.

myrcène 1,47 0,446 0,874 Piégeage en surface. Nominale.

L-(-)-menthol 26,6 16,1 26,0 (n) /

17,0 (m)

n = concentration nominale, m = mesurée (moyenne géométrique entre la concentration initiale et

la finale)

camphre / 372 CE50 < 93

Nominale. L’immobilisation la plus faible était 100%. Très

difficile à dissoudre. Tableau 16 : résultats des mesures de toxicité aïgue pour les daphnies. Les toxicités sont exprimées en 48h-CE50, où l’effet

mesuré est l’immobilisation. * = valeur prédite à partir d’une solubilité expérimentale fiable de la littérature. Ainsi, pour l’oxyde de mésityle, la valeur obtenue dans ce travail confirme plutôt la valeur de la littérature, qui montre une toxicité plus forte que la toxicité de base prédite par KREATiS. Mais cette conclusion doit être balancée par le fait que la concentration en oxygène dissous (OD) a fortement chutée.

La CE50 à 48h mesurée pour la carvone est plus faible que les CE50 à 48h de la littérature et prédite par KREATiS. D’autant plus que c’est une valeur nominale, et que la CE50 réelle qui serait obtenue avec un suivi de la concentration serait plus faible encore. Nous n’avons pas de piste pour expliquer cela. Pour l’isophorone, la valeur que nous avons obtenue est entre la valeur de la littérature et la valeur de KREATiS, et les deux valeurs expérimentales sont plus hautes que la prédiction, mais sont également des valeurs nominales, donc la valeur réelle doit être plus faible et se rapprocherait ainsi de la valeur

127

prédite. Dans ce cas, il semble que la prédiction suivant le mécanisme/mode d’action de la narcose non-polaire soit correcte.

La valeur mesurée pour le 1,8-cinéole semble confirmer l’hypothèse de KREATiS que la toxicité pour les daphnies n’est pas due à un mécanisme différent de la narcose non-polaire observée chez les poissons. Ce résultat reste à prendre avec précaution puisque l’OD était sous le seuil d’acceptabilité à la fin du test.

La valeur mesurée pour le dicyclopentadiène, le myrcène et le menthol se rapproche également de la prédiction de KREATiS.

Le camphre est probablement plus toxique à cause d’effets physiques dus à un mauvais équilibre dans l’eau (comportement un peu similaire à celui du bornéol observé dans les tests de solubilité, mais en moins prononcé).

5) Conclusion

Pour certaines substances, nous avons pu valider les hypothèses de KREATiS, à savoir que les substances agissaient bien selon un MoA de narcose non-polaire, et que la valeur de toxicité attendue devait être proche de celle prédite par les modèles QSAR de KREATiS. C’est le cas pour le 1,8-cinéole, le dicyclopentadiène et le myrcène, pour lesquels nous avons pu mesurer des toxicités pour les daphnies similaires à celles prédites par KREATiS, qui allaient à l’encontre des valeurs expérimentales de la littérature. Nous avons pu valider les prédictions de paramètres physico-chimiques de KREATiS (dont découlent les prédictions de toxicité) pour l’oxyde de mésityle et la carvone. Aussi, pour le 1,8-cinéole, nous avons confirmé avec notre mesure de logP la valeur de solubilité expérimentale, qui, d’après les modèles de KREATiS, est bien corrélée avec les valeurs de toxicité expérimentales, bien qu’en désaccord avec les valeurs de logP de la littérature.

Pour d’autres substances, nous avons plutôt confirmé les valeurs de la littérature montrant une toxicité plus importante que celle prédite par les QSARs de toxicité de base, suggérant un MechoA différent d’une simple perturbation des membranes. C’est le cas pour l’oxyde de mésityle. En revanche, pour le camphre, nous avons confirmé la valeur de solubilité expérimentale nettement plus élevée que la valeur prédite par KREATiS, valeur qui devrait déboucher sur une toxicité plus faible par le mécanisme de la narcose. Or notre test de toxicité sur cette substance a montré au contraire une toxicité plus forte qu’attendue, ce qui s’oppose à la valeur de solubilité mesurée. Cette substance reste donc problématique.

D’autre part, pour certaines substances, nous n’avons pas pu améliorer l’évaluation du devenir expérimental, mais nous avons rencontré des problèmes expérimentaux empêchant une mesure fiable dans notre laboratoire. Cela a néanmoins permis de comprendre pourquoi les valeurs de la littérature pouvaient être incohérentes. C’est le cas pour le menthol, l’isophorone et le géraniol (tests de logP), le bornéol (solubilité) et le camphre (toxicité).

128

Chapitre 7 : Discussion générale et