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Chapitre 5 : Discussion

5.1 Synthèse des principaux résultats

Des données concernant 5 316 832 personnes ont été incluses dans l’étude (Table 1). Les utilisateurs fréquents de l’urgence comptent pour 4,0 % de la population, mais représentent 41,3 % des admissions à l’urgence. Une proportion de 52,2 % de la population sont des femmes. L’âge moyen est de 51,2 ans. La proportion d’individus sans maladie physique chronique est de 75,5 %. La proportion affectée par la multimorbidité (au moins 2 maladies physiques chroniques) est de 7,8 %. Les troubles mentaux affectent 12,8 % de la population, avec 11,3 % ayant au moins un trouble courant et 1,5 % ayant au moins un trouble grave. Si on cumule les maladies physiques et mentales, 12,5 % des individus ont deux maladies ou plus.

Les utilisateurs fréquents de l’urgence sont caractérisés par une proportion plus élevée de femmes que celle observée chez les utilisateurs non fréquents (56,2 % vs. 56,2 %). Ils sont plus défavorisés, avec 27,6 % se trouvant dans le quintile le plus défavorisé matériellement, par rapport à 19,0 % des utilisateurs non fréquents. Ils sont généralement plus âgés, avec un âge moyen de 54,4 comparativement à 51,0 chez les utilisateurs non fréquents. Par contre, les RC pour les admissions fréquentes selon les groupes d’âge montrent des associations non linéaires. Effectivement, les personnes les plus jeunes et les plus âgées ont plus de risque d’admissions fréquentes (des RC plus élevés) que les adultes d’âge moyen. Ce risque élevé chez les jeunes a déjà été documenté par d’autres chercheurs et peut en partie s’expliquer par le fait que ce sous-groupe est moins susceptible d’avoir un médecin de famille (LaCalle & Rabin, 2010).

La multimorbidité et les troubles mentaux sont tous les deux associés aux admissions fréquentes à l’urgence (Table 2). Par rapport aux personnes n’ayant aucune maladie physique et aucun trouble mental, la présence d’une maladie physique augmente la cote d’admissions fréquentes de 60 % (RC:1,60; IC 95 % : 1,58; 1,62), et la présence de quatre maladies physiques ou plus augmente la cote de plus de six fois (RC : 6,21; IC : 6,08; 6,35). Comparativement aux personnes sans troubles mentaux, les personnes avec des troubles mentaux courants (sans maladies physiques) ont une cote d’admissions fréquentes deux fois plus élevée (RC: 2,08 ; IC : 2,04; 2,11), et celles avec des troubles graves ont une cote presque quatre fois plus élevée (RC : 3,88; IC : 3,76; 4,00).

5.1.1 Fardeau sur les systèmes de santé

Pour les systèmes de santé, l’interaction entre de la multimorbidité et des troubles mentaux sur l’échelle additive représente un fardeau significativement élevé. L’interaction contribue de 13,0 à 19,9 % des admissions chez les personnes ayant un trouble mental courant et de 17,8 à 25,4 % des admissions chez celles ayant un trouble mental grave, pour un total de 24,388 admissions. En absence d’interaction, 9,1 % des personnes avec une maladie physique chronique et un trouble mental courant utiliserait l’urgence fréquemment ; dans la réalité, 10,9 % le font. Avec un trouble mental grave, ces différences sont plus importantes — 14,1 % serait des utilisateurs fréquents sans synergie, mais 24,6 % est observé. Les troubles mentaux exacerbent les effets de la multimorbidité physique. La prévention et le traitement des troubles mentaux pourraient potentiellement réduire la prévalence des admissions fréquentes au-delà de l’effet des troubles mentaux eux-mêmes. Si on inclut la part des admissions dues aux troubles mentaux et à la synergie, jusqu’à 6 % des admissions à l’urgence au Québec (qui totalisent 2 204 454 par année) pourraient être prévenues, ce qui représente 128 752 admissions annuellement.

5.1.2 Fardeau sur les patients

Concernant le fardeau sur les patients, nous avons observé que l’effet de la multimorbidité physique est moins important chez les personnes avec des troubles mentaux,

pour des admissions fréquentes est de 6,21 (6,08; 6,35) chez les personnes sans trouble mental, 4,75 (4,60; 4,90) chez celles avec un trouble mental courant, et 3,37 (3,18; 3,57) chez celles avec un trouble mental grave. Cette diminution du RC est observée à chaque catégorie de multimorbidité (sauf les références, qui ont forcément des RC de 1,00), d’une à quatre maladies et plus. L’effet modifiant négatif est donc constant à travers les niveaux de multimorbidité.

5.1.3 L’interaction et l’effet modifiant : un paradoxe explicable

Ces résultats, où l’effet modifiant sur l’échelle absolue (fardeau sur les systèmes de santé) est positif et l’interaction sur l’échelle relative (fardeau sur les patients) est négative, semblent paradoxaux à la première vue. Cependant, ces résultats peuvent s’expliquer par le risque différentiel d’admissions fréquentes entre les personnes avec et sans troubles mentaux. En effet, les troubles mentaux sont un facteur de risque puissant pour les admissions fréquentes. En absence de maladies physiques, 2,5 % des personnes sans troubles mentaux sont des utilisateurs fréquents de l’urgence. Par contre, 5,2 % des personnes avec des troubles mentaux courants et 9,2 % de celles avec des troubles mentaux graves le sont. En relatif, ces proportions sont approximativement deux et quatre fois plus élevées.

Dans le contexte de l’interaction à l’échelle absolue, cet écart n’a aucun impact. Cette échelle ne calcule que la différence dans les proportions ajoutées pour chaque maladie physique additionnelle parmi les strates de statut de trouble mental. Par exemple, la présence de quatre maladies physiques ou plus, par rapport à zéro maladie physique, est associée à une augmentation de la proportion d’utilisateurs fréquents de 11,4 % chez les individus sans troubles mentaux, 15,3 % pour ceux avec un trouble mental courant, et 16,2 % pour ceux avec un trouble mental grave.

Par contre, l’échelle relative dépend du risque de référence; elle est basée sur la multiplication du risque à partir de cette référence. Dans ce cas, les risques de référence sont hautement différenciés, étant deux ou quatre fois plus élevés chez les personnes affectées de troubles mentaux. En conséquence, chaque maladie physique a un effet relativement moins important par rapport au risque de référence, comme démontré par les RC moins élevés. En effet, l’association forte entre les troubles mentaux et les admissions

fréquentes à l’urgence éclipse le risque associé à la multimorbidité physique. Ceci suggère que les professionnels de la santé voulant réduire le risque que leurs patients se présentent fréquemment à l’urgence devraient les aider à gérer les symptômes psychiatriques.

5.1.4 Convergence avec les évidences existantes

Nos résultats démontrent la grande importance des troubles mentaux à l’état de santé des individus; ils constituent un facteur prédictif majeur des admissions fréquentes à l’urgence. Cette conclusion s’accorde bien avec les données de la littérature scientifique, qui démontrent les effets profonds des troubles mentaux sur la santé physique. Les troubles mentaux graves pourraient réduire l’espérance de vie de 10-25 ans (Collins et al., 2012; Lawrence, Kisely, & Pais, 2010; Parks, M.D. et al., 2006). Cette mortalité prématurée est due non seulement aux facteurs psychiatriques tels que la consommation excessive d’alcool et le suicide, mais aussi à une prévalence accrue des maladies physiques, particulièrement des maladies cardiovasculaires, du diabète et du cancer (Erlangsen et al., 2017)

La synergie observée entre les troubles mentaux et les maladies physiques s’expliquerait de façon biologique-psychologique. En effet, plusieurs symptômes comportementaux des troubles mentaux sont susceptibles d’entraver l’éducation thérapeutique, un élément nécessaire à la bonne gestion des maladies chronique dans le Chronic Care Model (Wagner et al., 2001). Les personnes avec des troubles mentaux démontrent plus de comportements nuisibles à la santé, tels que le tabagisme, la suralimentation, et la consommation excessive d’alcool (Ciechanowski, Katon, & Russo, 2000; Katon, 2003). Ils rapportent aussi d’avoir plus de difficulté à maintenir des habitudes saines. (Liddy, Blazkho, & Mill, 2014) ont trouvé que la dépression et la détresse psychologique diminuent la capacité des patients à comprendre et à suivre les conseils médicaux, ce qui mène à la non-adhésion au traitement. La fatigue et le manque de motivation peuvent réduire la capacité de suivre les recommandations des médecins (Katon, 2003; McCabe & Leas, 2008). L’isolation associée aux troubles mentaux pourrait limiter l’accès aux ressources communautaires, un autre élément important à la gestion des maladies chroniques selon le Chronic Care Model (Katon, 2003; Wagner et al., 2001).

fournisseurs de soins sont optimisés pour le traitement des maladies uniques. Les soins fournis aux personnes avec multimorbidité physique-mentale pourraient être fragmentés et inefficaces (Boyd & Fortin, 2010). Selon Kisely et al. (2007), bien que les taux de mortalité et d’hospitalisation pour des maladies circulatoires sont plus élevés pour les personnes avec des troubles mentaux, les taux d’actes médicaux spécialisés pour ces maladies sont plus bas. Puisque cette étude a été faite en Nouvelle-Écosse, dans un système universel de soins de santé, cette disparité a été attribuée à la piètre qualité du traitement et du suivi et non pas aux problèmes d’accès. McCabe & Leas (2008) ont décrit une tendance des médecins à focaliser sur les troubles mentaux et à négliger la santé physique, voire douter de la réalité des maladies physiques chez les patients affectés d’un trouble mental. D’autres études soulignent les attitudes négatives des médecins envers les personnes avec la dépression, qui pourraient être libellés comme non adhérentes ou difficiles à traiter (Kenning et al., 2013; McCabe & Leas, 2008). De plus, l’accès insuffisant aux soins de santé mentale dans les systèmes de santé pourrait mettre les personnes souffrant de troubles mentaux à risque de crises psychiatriques nécessitant l’admission à l’urgence (Graham et al., 2017)

Les troubles mentaux partageraient aussi des facteurs étiologiques avec d’autres maladies chroniques. Le model de charge allostatique postule que la vulnérabilité génétique peut engendrer la suractivité des processus endocriniens et immunitaires face aux stress psychosociaux (Lesage, 2015; McEwen, 2003). Éventuellement, l’usure du stress chronique mène à la dépression et aux dommages aux organes qui augmente le risque des maladies chroniques (Lesage, 2015; McEwen, 2003).

Nos résultats sont compatibles avec ce qui est observé dans la littérature, à savoir des associations indépendantes entre les admissions à l’urgence, la multimorbidité (Hardie et al., 2015; Krieg et al., 2016; McCusker et al., 2012; Payne et al., 2013; Zulman et al., 2015) et les troubles mentaux (Billings & Raven, 2013; Graham et al., 2017; Krieg et al., 2016; Payne et al., 2013; van der Linden et al., 2014; van Tiel et al., 2015; Vu et al., 2015). Des études précédentes n’ont pas comparé directement les effets des troubles mentaux graves et courants. Néanmoins, l’effet plus prononcé des troubles mentaux graves est compatible avec l’incapacité fonctionnelle plus sévère associée aux troubles bipolaires et psychotiques (Schmitz et al., 2007). En absence de littérature existante sur l’effet modulateur des troubles mentaux sur l’association entre la multimorbidité et les admissions fréquentes à l’urgence, la comparaison avec d’autres études s’avère difficile. Néanmoins, la synergie que nous avons trouvée est cohérente avec la recherche de (Schmitz et al., 2007)

qui ont trouvé un effet combiné suradditif de la multimorbidité et des troubles mentaux sur le nombre de jours de congé en lien avec l’incapacité. Comme les admissions fréquentes à l’urgence corrèlent avec l’incapacité (Billings & Raven, 2013), nos résultats convergent avec l’évidence existante.

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