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Sons esthétiques

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 193-200)

1 État des lieux

1.3 Sons esthétiques

Musiques et paramusiques ?

Dans l’ensemble des sons esthétiques, j’ai réuni ceux dont la fonction principale tient compte objectivement des critères de beauté et d’harmonie. Les sons esthétiques seraient ainsi ce que la musicologue Claudie Marcel-Dubois a appelé musique par opposition à la pa-ramusique. La première, « mélodieuse et plaisante », est formée des chants et airs qu’on peut entendre par exemple dans « les fêtes villageoises » (Marcel-Dubois, 1975, 603), la pa-ramusique ou contremusique représentant quant à elle les « phénomènes sonores, organisés volontairement – notamment en temps rituel – se situant à la frontière du son musical et du signal bruit. » (Marcel-Dubois, 1981, 45). Sont inclus dans cette dernière catégorie : les si-gnaux sonores à usage technique et pratique qui servent par exemple à la communication des hommes avec les animaux dont je viens de parler ainsi que les vacarmes cérémoniels à signification rituelle dont il va être question plus bas (Marcel-Dubois, 1975 ; 604).

Néanmoins, à les écouter de plus près, musique et paramusique ne sont pas toujours bien distinctes à l’intérieur d’un même événement sonore et leur rôle n’est pas si nettement dé-fini. À partir de quand et sur quels critères, en effet, considère-t-on qu’un cri modulé est musical ou non ? Jacques Coget pose le problème suivant : pour éloigner le renard des din-dons, on fait tourner un tracteur pendant la nuit ou on dépose au pied d’un arbre un poste à transistor. « Que dire alors du signal émis ?, écrit Jacques Coget, Le tracteur produit du bruit, le transistor, s’il est branché sur une station musicale, de la musique. Bruit, musique et para-musique deviennent ici les trois déclinaisons d’un même signal ou plus exactement de si-gnaux ayant la même fonction. » (Coget, 1990, 8).

Les concepts de musique et paramusique établis par Claudie Marcel-Dubois, s’ils sont com-modes, ne me paraissent pas cependant vraiment entrer en résonance avec les préoccupa-tions actuelles. Les bruits sont maintenant intégrés dans maintes composipréoccupa-tions musicales modernes, et ce depuis les fameuses expériences musicales radicales et quelque peu provo-catrices de Luigi Russolo, décrites et discutées dans un manifeste paru en 1913 (Russolo, 1913). Peu à peu, les bruits deviennent intéressants aux oreilles des musiciens jusqu’à être utilisés comme matière première d’un courant musical né à la toute fin des années 1940, la musique concrète. Selon son inventeur, Pierre Shaeffer, « La musique concrète prétendait composer des œuvres avec des sons de toutes provenances – notamment ceux qu’on appelle bruits – judicieusement choisis et assemblés ensuite grâce aux technologies

électro-acoustiques du montage et du mélange des enregistrements. » (Shaeffer, 1966 ; 17). Si l’on adopte cette perspective, il me semble donc malaisé aujourd’hui d’opposer musique et pa-ramusique, l’une étant à mon sens maintenant partie intégrante de l’autre. J’ai donc préféré parler de sons esthétiques plutôt que de musique même si ceux qui seront abordés ici con-cernent bien le chant et la musique instrumentale.

A - Chants profanes

Pour entrer dans l’analyse des formes musicales de la région de La Roche-Bernard, il me faut commencer par le chant. C’est lui qui y occupe la place de choix, les instruments et les ins-trumentistes étant beaucoup plus rares et exceptionnels ainsi qu’on le verra plus bas.

Dès 1975, une collecte est entreprise dans la région de La Roche-Bernard afin de retrouver le répertoire de chants traditionnels qui y était connu. Les enregistrements ont cependant été réalisés hors contexte car je n’ai jamais été témoin dans ces années-là de chants exécutés spontanément dans les circonstances voulues par la tradition, sauf peut-être pendant quelques rares repas de noces dans ma famille. Toutefois, les souvenirs liés aux chants tradi-tionnels n’étaient pas éteints dans la région et je dispose aujourd’hui d’un corpus de plus de 600 chants et airs musicaux recueillis dans un rayon de 10 à 15 kilomètres autour de La Roche-Bernard auprès d’une quarantaine de chanteurs201.

Partout dans la région, aussi bien chez les Mitaods que chez les Bertons, les formes poé-tiques de la chanson de tradition orale empruntent largement celles du territoire franco-phone202. Les 7 catégories que Conrad Laforte distingue dans la chanson traditionnelle fran-çaise sont ainsi représentées dans le corpus recueilli autour de La Roche-Bernard (Laforte, 1993 ; 16)203.

Parmi les chansons de la catégorie « chansons brèves », il faut remarquer les chants à di-zaine ou de didi-zaine qui, par leur diversité et leur nombre impressionnant, forment un genre à eux seuls. Ils représentent en effet plus de 200 items dans le corpus recueilli. Ce sont de petites chansons énumératives ordinairement composées de quatre vers et dont l’incipit commence par des expressions stéréotypées comme : « Y’a core dix filles… », « Il est dix heures sonnées… », « C’est dans dix ans… ». Quelques chants de dizaine commencent par 9 ou 11 mais ils sont plus rares. Le chant se déroule en décomptant jusqu’à un, répétant

201 Ces chants ont été publiés en trois volumes (Dréan, 2016).

202 Les enregistrements de chants ont commencé dans la région de La Roche-Bernard en 1975.

203 Les catégories de Conrad Laforte sont les suivantes :

1 chansons en laisse (« pour avoir une laisse, il faut une série de vers isométriques (qui ont le même nombre de syllabes) à assonances ou à rimes identiques » (Laforte, 1993 ; 20).

2 Chansons strophiques

3 Chansons en forme de dialogue 4 Chansons énumératives 5 Chansons brèves

6 Chansons chantées sur des timbres (sur l’air de) 7 Chansons littéraires recueillies comme folkloriques.

jours les mêmes vers. La définition des chants à dizaine donnée par mes informateurs est néanmoins plus large. Elle s’applique en effet à toute chanson de petite taille, répétitive, qu’elle soit à décompter ou non en incluant par exemple des chansons énumératives ou de petites formules chantées.

Les chants de ce type se retrouvent plutôt dans l’ouest de la France. Les chants « de neuf » sont bien représentés dans le Sud-Ouest et ceux « de dix » davantage en « Poitou et Vendée, Haute-Bretagne et régions voisines » (Guilcher, 2003 ; 34). En Haute-Bretagne, les chants à dizaines sont présents partout, sauf en Ille-et-Vilaine. Dans les Côtes d’Armor, c’est un chant à compter alors que dans le Morbihan et la Loire-Atlantique, c’est un chant à décompter (Clérivet, 2013 ; 123 qui cite Vincent Morel).

La petite taille de ces chansons très populaires, aux mélodies simples et interchangeables, a favorisé sa diffusion jusqu’à aujourd’hui. La chanson à dizaine est facile à interpréter, elle peut être reprise par tous en assurant ainsi, pour le temps de son interprétation au moins, une certaine cohésion dans le groupe des chanteurs. Les chants à dizaine sont adaptés à de nombreux événements et cérémonies de la vie rurale traditionnelle. Leurs textes véhiculent enfin un certain nombre d’idées et de valeurs qui ont une résonance sociale forte (Defrance, 1991 ; 316). Tout cela a fait que ce type de chant a souvent été et est encore la base de créa-tions et d’adaptacréa-tions modernes204.

Les paroles des chansons narratives empruntent quant à elles les grands thèmes communs au répertoire de langue française correspondant à ceux des catalogues de Patrice Coirault (Delarue, Belly, Wallon, 1996, 2000 et 2006) et Conrad Laforte (Laforte, 1977,1979, 1981, 1982 et 1985)205. Les paroles de la grande majorité des chants que j’ai recueillis sont fran-çaises. Quelques-uns seulement sont en gallo et leur interprétation est alors volontaire de la part du chanteur, la musique produite par la langue faisant partie de la chanson, ainsi que

204 On peut l’entendre par exemple assez couramment de nos jours dans certaines manifestations politiques en Bretagne.

205 A titre d’exemple, ma collecte est assez équivalente à celle de Louisette Radioyes à Saint-Congard dans le Morbihan gallo, à 35 kilomètres au nord de La Roche-Bernard. Le nombre de chants recueillis (400 chants envi-ron) et le territoire d’enquête (9 communes) sont comparables. La collecte de Louisette Radioyes a cependant eu lieu de 1962 à 1970. Elle a commencé 13 ans avant la mienne et cela a son importance dans cette période de fin de tradition.

mes informateurs me le font remarquer presqu’à chaque fois206. L’importance du gallo est cependant diverse selon les textes. Beaucoup d’entre eux ne possèdent que quelques mots, ou quelques expressions en gallo.

Pour restituer ce répertoire, on peut chanter seul ou en groupe à l’unisson ou encore, selon l’expression consacrée, « à répondre »207. Dans la région de La Roche-Bernard, un ou plu-sieurs meneurs lancent la phrase et le groupe la reprend à l’identique, sans tuilage. La ré-ponse commence en effet lorsque la première phrase musicale est terminée. Quand les phrases sont bien découpées, la réponse est directe : phrase A par le ou les meneurs, phrase B en réponse par un autre chanteur ou par le groupe. Certains chants ont une structure un peu plus complexe où une phrase intermédiaire est interprétée par le meneur seul.

206 Toutefois, lorsque la transmission du chant passe par l’écrit, on privilégie l’usage du français. Une de mes informatrices écrivit à mon intention les paroles de la chanson des « vêpres de Saint-Gorgon » qui est en gallo.

Le texte transcrit l’a été en français. Lorsqu’elle me l’a chantée pour que j’en entende la mélodie, j’ai pu me rendre compte que l’interprétation était alors nettement gallèsante. Mon informatrice avait donc, en passant par écrit, rendu le texte « présentable » (Dréan, 2016 ; 338-339).

207 Le kan ha diskan utilisée en Bretagne dans une bande de territoire large allant de la rade de Brest jusqu’à Mur de Bretagne (Guilcher, 1976 ; 252) n’est pas pratiqué traditionnellement dans la région de la Roche-Bernard. Le kan ha diskan se définit comme suit : « L’un des chanteurs dit seul une première phrase musicale.

L’autre le double à l’unisson sur tout ou partie de la seconde moitié, puis répète la phrase entière. Le premier chanteur en dit la fin avec lui avant d’enchaîner une phrase nouvelle. » (Guilcher, 2003 ; 34).

(Noire = 126 env. Ton original.).

Exemple d’interprétation d’une chanson à répondre simple à deux phrases A et B « Mon père il n’a pas » menée par Édouard Huguet – portée du dessus - et répondue par sa femme Marguerite Huguet – portée du dessous -, interprétée au bourg de Saint-Dolay en décembre 1975.

Catalogue Coirault : 2208 - La fille aux noisettes.

Catalogue Laforte : I, H-6 - La fille tombée de l'arbre.

Exemple de chant à répondre avec une phrase intermédiaire (mesures 13 à 20) chantée par le meneur. La réponse n’intervient ensuite que sur le refrain. « En revenant des noces ».

Catalogue Coirault : 3415 - À la claire fontaine.

Catalogue Laforte : I, G-10 - À la claire fontaine.

Avant de découvrir les moments où ces chants trouvaient leur place dans la vie de la société traditionnelle rurale, il faut au préalable souligner que les divers répertoires ne sont absolu-ment pas liés préciséabsolu-ment à ces occasions et dès lors ne sont pas catégorisés par mes infor-mateurs. Il n’existe pas, pour eux, à très peu d’exceptions près dont je reparlerai plus bas, de

« chants à danser » ou de « chants de table » etc. Les mêmes chansons sont donc souvent utilisées dans des contextes très différents.

Moments du chant

La société traditionnelle a su préserver de nombreuses occasions où le chant faisait partie intégrante de la vie rurale et lorsque je leur demande des chansons, la phrase d’introduction de mes informateurs est invariable : « ça chantait plus à c’moment-là qu’aujourd’hui, dame ! ». Il est cependant juste de signaler qu’ici ou là certains n’ont pas toujours tenu de tels propos et m’ont même affirmé le contraire : « On ne chantait pas d’aut’fai [Otfaj, autre-fois]. On allait une fois par an es noces vanties ben [on allait peut-être une fois par an aux noces]… qhi veux-tu, on chantait pas ! »

(Mars 1978 - Berthe Tendron, agricultrice, Iserna, Nivillac, née en 1913).

Il est vrai que certains villages ou parties d’une commune, certains cambers ou contrées, certaines familles, ont pu chanter davantage que d’autres, ainsi que l’ont signalé divers té-moignages oraux.

Dans la plupart des cas, dès le plus jeune âge, on entendait chanter autour de soi. Tout un répertoire destiné aux enfants ou interprété par eux a pu ainsi être recueilli : sauteuses et jeux de main, formulettes d’apprentissage, berceuses, rondes et jeux (Dréan, 2016 ; 613-628). Les enfants crient et chantent sur le chemin de l’école. Léon Burban, né dans un village de Marzan en 1913, se souvient ainsi d’avoir parcouru 5 kilomètres pour rejoindre l’école :

« Nous étions au moins quinze enfants, cela faisait du bruit » (Burban, 1983 ; 3).

La cour de récréation, lieu d’échange de chants et de formules, est un lieu à la signature so-nore très particulière où, parmi les cris, les jeux s’accompagnent très souvent de formules récités ou chantées dont les fonctions sont très diverses.

Lorsqu’ils sont aux champs, les jeunes pâtres apprennent des chansons de leurs aînés ou de leurs pairs : « Je chantais avec ma grand-mère en gardant les vaches ». Les femmes chantent quand elles tirent les vaches, écrèment le lait puis font le beurre. Le forgeron dans sa bou-tique, le maçon sur le chantier, le laboureur chantent. On invente même des chansons, quand il n’en existe pas. À titre d’exemple, l’extrait suivant, issu du cahier manuscrit de Germaine Louer du bourg de Marzan, décrit la fin de journée des carriers de la Gravelle dans années 1920. L’orthographe originale a été conservée.

« La Gravelle : carriere Mr Le Borgne de St. Nazaire ce travail était dur et pourtant l’èquipe était gaie. Ils avait fait une chanson quand il descendait au bourg « Voilà les gars de la gra-velle les bons casseurs de cailloux Mais quand il faut boire un coup. Ils se font pas tirer l’oreille. Ils sans vont plein d’entrain chez le Père Mathurin.

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