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Le secteur informel durant la période coloniale : informel de subsistance et de misère

Chapitre 2 : Approches et processus d’évolution du secteur informel en Algérie

2. Processus d’évolution du secteur informel en Algérie

2.1. Le secteur informel durant la période coloniale : informel de subsistance et de misère

la période coloniale, bien avant l’invention du concept et sa popularisation par le BIT en 1972. Avant cette date, les termes utilisés pour désigner ce type d’activités sont la marginalité et le sous-emploi [Lautier, 1994]. Durant cette période particulière de l’histoire de l’Algérie, les activités informelles, particulièrement de subsistance, occupaient une place importante dans l’économie locale indigène tant l’emploi était rare dans le secteur moderne de l’économie, dominé par les français.

2.1.1. Les formes de manifestation du secteur informel

Les activités informelles étaient présentes dans pratiquement toutes les branches d’activité : le commerce, services aux ménages, industrie de transformation notamment textile, artisanat, le BTP et l’agriculture. Il s’agissait essentiellement des activités relevant du segment archaïque de l’économie algérienne, son segment moderne étant incarné essentiellement par les entreprises françaises.

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L’économie parallèle telle qu’elle s’est développée dans les pays de l’Europe de l’Est, se caractérise globalement par l’importance des marchés parallèles, conséquence de la rigidité du système économique dans son ensemble, caractérisé par le monopole de l’Etat sur l’ensemble des secteurs économiques, d’une part et le développement d’activités illégales au sein du secteur public (utilisation privative des moyens de l’Etat et des facteurs de production publics, corruption…) d’autre part. Le secteur informel dans les pays africains, où l’Etat et le secteur public sont relativement peu développés, se caractérise par l’importance de la PPM (petites activités de type artisanal notamment).Voir à ce sujet Archambault et Greffe [1984].

Mais le commerce informel (vente de fruits et légumes sur le marché, vente de cigarettes à l’unité et de journaux, brocante, friperie …), les services aux ménages (cireurs de chaussures, port de valise, travail des domestiques) et le travail à domicile, particulièrement dans l’industrie textile et la poterie artisanale constituaient les segments les plus importants de ce secteur informel que Prenant [2002] qualifie de l’ « informel de misère ». Le travail à domicile est exercé essentiellement par des femmes (83.7%), indigènes (71%) (tableau 4) et prédomine dans l’industrie textile. L’industrie textile, qui était largement dominée par les algériens, représentait la branche dominante de l’industrie manufacturière aussi bien en terme de nombre d’entreprises que de l’effectif employé. En 1930 déjà, l’industrie textile comptait 2243 établissements sur un total de 9470 entreprises industrielles (soit 23.6%) et employait 37157 personnes (dont 85.5% de femmes, majoritairement algériennes), soit 37.9% de l’effectif total de l’industrie de transformation [Démontès, cité par Liabès, 1984]. Bon nombre de ces ateliers de confection sont contrôlés par des commerçants grossistes et des fabricants, en assurant l’approvisionnement en matières premières et la commercialisation des produits [Liabès, 1984]. Ce mode d’organisation de la production n’est pas spécifique à l’industrie textile ; même dans les autres branches (industrie alimentaire, bijouterie, ébénisterie…), le travail à domicile est soumis à la même logique d’organisation et de fonctionnement. Liabès [1984] parle de « mécanisme de subordination de la petite production familiale et artisanale à la fabrique et au capital commercial ». L’auto-emploi (employeurs et indépendants, aides familiaux et travailleurs à domicile) représente près d’un quart de l’emploi total.

Tableau 4: population employée selon le statut (les non-salariés) en 1954

Non musulmans Musulmans Total %

Indépendants 41860 (7030) 89600 (1110) 131460 73.9 Employeurs 14960 (1280) 6030 (180) 20990 11.8 Aide familiale 7730 (2810) 14790 (730) 22520 12.6 Travailleurs à domicile 940 (700) 1950 (1720) 2890 (2420) 1.6 Total auto-emploi 52026 (11820) 112370 (3740) 177860 100 Total population employée (selon activité collective)

298600 (72900) 442800 (34900) 741400

% auto-emploi/ emploi total

17.4 25.3 23.9

Source : Recensement 1954, cité par Liabes [1984] et calculs personnels Les chiffres entre parenthèses représentent le nombre de femmes

2.1.2. Les facteurs explicatifs du développement des activités informelles

Les principaux facteurs à l’origine du développement des activités informelles durant cette période sont l’exode rural, le développement massif du chômage et l’expansion de la pauvreté.

2.1.2.1. L’exode rural

L’exode rural massif a été provoqué à la fois par le processus de mécanisation de l’agriculture et par le long processus d’expropriation des paysans algériens (1840/50 – 1940/50). En effet, la forte mécanisation de l’agriculture coloniale, avant et après la seconde guerre mondiale [Benachenhou, 1976], s’est soldée par une réduction considérable des travailleurs agricoles. Le nombre de travailleurs agricoles saisonniers est passé de 428000 en 1930 à 274000 en 1960. Celui des métayers est passé de 643000 en 1930 à 132000 en 1948 et 60000 en 1954 [Benachenhou, 1976]. 45% des effectifs de l’agriculture (notamment les travailleurs saisonniers) auraient été supprimés par ce processus de mécanisation [Olivier cité par Liabès, 1984]. Le recours massif à la mécanisation notamment de la céréaliculture et de la viticulture

(favorisée par une politique de crédit, mise en place suite à la crise viticole de 1933/34) visait ainsi à réduire les coûts de main d’oeuvre18.

L’expropriation des paysans algériens au profit des européens mais également d’une minorité d’algériens aisés est un long processus ayant débuté globalement en 1840/50 et qui s’est poursuivi jusqu’à la fin des années 1950. Ce processus d’expropriation, par divers procédés19, a abouti à la parcellisation de la paysannerie algérienne et son appauvrissement.

De 1830 à 1880, plus d’un million d’hectares sont passés aux mains des colons (880 000 ha octroyés par l’administration coloniale au profit des colons, au titre des concessions gratuites, et dont la majorité sont arrachés aux tribus et douars et 165000 ha achetés par les colons aux indigènes à la faveur des lois foncières promulguées) et de 1877 à 1934, 1 712 792 ha sont vendus par les algériens aux européens. De 1939 à 1946, vente par les algériens de 94500 ha aux européens [Benachenhou, 1976].

Ce double processus, mécanisation de l’agriculture et expropriation des paysans, a provoqué l’aggravation du chômage rural mais aussi urbain par le biais de l’exode rural massif vers les villes et leurs périphéries, aboutissant ainsi à la formation de nombreux bidonvilles autour des principales villes du pays (Alger, Tlemcen, Sétif, Sidi Bel Abbès…)20. La population musulmane des villes passe de 722000 habitants en 1936 à 1129000 en 1948, soit un accroissement de 56.3%. Cette importante population marginale activant essentiellement dans le secteur informel joue le rôle d’une « armée industrielle de réserve » en exerçant une pression sur les taux de salaire dans le secteur moderne. Selon Stora [2004], il existe en 1954, 141130 manœuvres algériens et seulement 7200 manœuvres européens et plus de 200000 chômeurs. Ce vaste mouvement d’exode rural, qui s’est poursuivi jusqu’à la veille de l’indépendance (731000 paysans ont migré des campagnes vers les villes entre 1954 et 1960 selon Stora) a contribué fortement à l’accroissement de la population urbaine et à l’aggravation du chômage urbain. De 1948 à 1954, la population algérienne urbaine (50 villes) est passée de un million d’habitants à 1420 000.

2.1.2.2. Le développement du chômage

A ces flux migratoires qui se déversent sur la ville, s’ajoute la crise de l’emploi dans les secteurs de l’industrie et du BTP21, induisant ainsi une très forte augmentation du chômage. Celui-ci se serait élevé, d’après le recensement de 1954, à près d’un quart (22.7%) de la population active urbaine algérienne (tableau 5). En réalité, ce taux est beaucoup plus élevé. Le nombre de chômeurs urbains en 1954 aurait atteint, selon Benachenhou, 250000 personnes [Benachenhou 1976].

Il faut également ajouter que la moitié de l’emploi urbain se concentre dans le BTP, le commerce et les services [Benachenhou, 1976], des secteurs qui se caractérisent par la prédominance de l’emploi informel.

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En effet, la mécanisation a permis de réduire de plus de moitié le coût du labourage (En 1951, le labourage de un hectare avec la traction animale et beaucoup de main d’œuvre s’élevait à 17850 francs et seulement 7325 francs avec la traction mécanique [Benachenhou, 1976].

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Il y a lieu de citer les nombreuses lois foncières promulguées par l’administration coloniale (1863, 1871, 1873, 1887, 1897 et 1926), la pression fiscale qui pèse sur les paysans algériens et enfin le phénomène de l’usure qui a joué un rôle capital dans l’expropriation des paysans pauvres (ces derniers pour s’acquitter de leurs impôts – qu’ils devaient payer en argent à partir de 1945- mais aussi pour acheter les semences sont souvent obligés de s’endetter auprès des usuriers en donnant leur terre comme gage ; une opération qui se termine souvent par leur expropriation [Rezig, 2007 ; Benachenhou, 1976].

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Le nombre de bidonvilles à Alger est passé de 16, regroupant 5000 personnes en 1942 à 58 en 1947, 90 en 1952 et 164 en 1954 avec 86500 personnes, soit 30% de la population du Grand Alger [Benachenhou, 1976]. 21

Entre 1948 et 1954, l’emploi a régressé dans le secteur du BTP et certaines branches de l’industrie (branche textile, industrie des métaux …) [Benachenhou, 1976].

L’appauvrissement des paysans, clients traditionnels des artisans, a également contribué à la dégradation de la situation de l’artisanat, confronté par ailleurs à des problèmes d’approvisionnement22.

Tableau 5: les actifs non agricoles et volume du chômage en 1954

Non musulmans % musulmans % Total %

Chefsd’entreprises (dont artisans, commerçants, professions libérales)

68683 (12797) 22.3 120733 (3670) 26.7 189416 24.9 Salariés 239180 (62551) 77.6 330077 (31463) 73.2 569257 75 Total 307863 450810 758673 100 Chômeurs 14131(1190) 4.3 133110 (2570) 22.7 147241 16.2 Population active 321994 (76538) 583920 (37703) 905914

Source : Recensement 1954, cité par Liabes [1984] et calculs personnels

2.1.2.3. L’expansion de la pauvreté

La pauvreté affecte non seulement la population rurale23, les migrants ruraux entassés dans les bidonvilles, mais également la population urbaine.

Le faible niveau des salaires conjugué à la hausse de l’inflation24 a donné lieu à la détérioration du niveau de vie des salariés.

La fin de la colonisation et les premières années de l’Algérie indépendante vont s’accompagner du recul progressif de l’informel de subsistance et de misère [Prenant, 2002]. La nouvelle stratégie de développement, adoptée par le pays et mise en œuvre à partir de 1967 va accélérer cette tendance au recul de l’informel mais ne tardera pas à induire un nouveau type d’informel, spécifique à la gestion étatique de l’économie. Il s’agit notamment du développement de petites unités économiques informelles et d’activités spéculatives.