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1.1.1. Apprendre

1.1.1.3. Savoir et Connaissance

« On est en été… » m’annonce Enzo. Il est vrai qu’aujourd’hui il fait particulièrement

chaud en cette fin du mois d’avril. Je montre le calendrier de la classe - je l’ai créé

particulièrement grand et détaillé pour qu’il puisse être facilement consultable - : « Pas tout

à fait. Regarde bien, nous sommes encore au printemps… ». La voix d’Enzo monte d’un cran:

« Maman m’a dit qu’on était en été… ». J’imagine très bien sa mère faisant remarquer que vu

le temps « on se croirait en été… ». Mais pour Enzo, pas de croyance, mais une certitude : la

parole de maman est sacrée.

J’avance prudemment avec Enzo et ses colères immaîtrisables qu’il qualifie lui-même

de « bleues ». Loin d’apporter une connaissance nouvelle, je suis devenue celle qui persécute.

Enzo, 8 ans maintenant, qui possède un bon niveau de vocabulaire, nous présente à tous le

même refus d’entrer dans les apprentissages.

Les deux termes de savoir et de connaissance semblent se renvoyer l’un à l’autre sans pouvoir dire où s’arrête leur glissement. Rien n’objecte à première vue que tout l’ordre du savoir relève de la connaissance humaine, et que celle-ci soit un savoir accumulé au cours des siècles. Si nous consultons le dictionnaire, l’impression que nous en retirons, est que le terme savoir semble renvoyer à celui de connaissance et celui de

connaissance à celui de savoir. Mais il est cependant notable qu’il n’est jamais dit que

savoir et connaissance soient synonymes.

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Lacan note : « parmi les modes de connaissances que la nature exige du vivant

pour qu’il satisfasse ses besoins, l’instinct se définit comme cette connaissance qu’on admire de ne pouvoir être un savoir »62. Nous remarquons que, pour l’auteur, il y a clairement opposition entre savoir et connaissance.

De même, comme le rappelle Joseph Attié63, la position de Freud ne prête à aucune confusion en la matière : « Il ne semble donner aucun statut particulier à la

connaissance, alors que le savoir (Wissen) mobilise grandement son attention ».

L’auteur précise : « Ce qui a retenu l’attention de Freud, ce n’est pas tant le terme

de connaissance que celui de Unerkannt : qui est le point de non reconnu. C’est à partir de l’interprétation des rêves qu’il aboutit à ce terme d’Unerkannt. […] Tout se passe comme si on ne peut épuiser totalement la signification d’un rêve. C’est là le point que Freud a appelé l’ombilic du rêve, c’est le point de refoulement primordial et c’est ce qu’il désigne par l’Unerkannt. Ainsi tout se passe comme si ce qui intéresse Freud à propos de la connaissance, c’est justement quand on se heurte à du non reconnu, du jamais connu en terme de savoir ».

Cette notion de non reconnu est particulièrement intéressante pour l’enseignante spécialisée que je suis. Du non-su au su, il y a l’apprentissage. Il y a acquisition de connaissances possédées par les autres, ou par un autre, et qui sont ainsi transmises. Mais, dans le cas d’Enzo, c’est un savoir absolu qui bloque cet apprentissage. Le refus de celui-ci nous rappelle celui d’Ernesto qui, dans le livre de Marguerite Duras Pluie d’été64,

refuse d’aller à l’école parce qu’on lui apprend des choses qu’il ne sait pas.

Alain Rey, dans son dictionnaire historique de la langue française, nous rappelle que le verbe connaître est issu du latin cognoscere et qu’il possède une valeur inchoative commune à tous les verbes latins en –scere, dont naître. Celle-ci montre bien la valeur de commencement que suscite toute connaissance, avec toute la problématique posée d’emblée dont celle, éthique, de l’acharnement pédagogique et éducatif avec comme archétype Jean Itard et son rapport à Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron.

Philippe Meirieu, lors d’une conférence donnée le 15 mars 2008 dans le cadre d’un séminaire intitulé « Éducation nouvelle, espoir d’une éducation renouvelée » notait à ce propos : « Itard, qui décide d’éduquer Victor de l’Aveyron, alors qu’il est considéré par

tous comme un incurable, un débile définitif… et Pestalozzi qui décide d’éduquer les

62

LACAN Jacques, Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien, 09-1960, p. 5 63

ATTIÉ Joseph, La subversion de la connaissance, in Du désir de savoir, La Cause Freudienne, N°7, 1996 64 DURAS Marguerite, La pluie d’été, P.O.L Editeur, 1990

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enfants de Stans alors qu’ils sont considérés comme socialement perdus, inéducables eux aussi, […] font le pari, l’un et l’autre, de réussir à éduquer les inéducables, de réussir à éduquer ceux dont personne ne veut. Et ils se donnent des moyens pour y parvenir… Qu’ils y parviennent bien ou non est une autre question. […] Mais on ne peut pas nier que ce qui a caractérisé l’entreprise d’Itard, comme celle de Pestalozzi, c’est le pari de l’éducabilité sur les « inéducables ».

L’auteur ajoute : « Cependant, on ne peut s’en tenir là pour définir la pédagogie.

Car on voit bien que, très vite, le pari de l’éducabilité peut basculer dans la manipulation… Et la modernité, précisément, nous donne la possibilité de faire du pari de l’éducabilité un terrible instrument de manipulation. C’est la leçon de toutes les œuvres de science-fiction – 1984 d’Orwell ou Le meilleurs des mondes d’Huxley – que de nous montrer à quel point un projet éducatif peut devenir fou dès lors qu’il postule la malléabilité complète des personnes et qu’il décide d’utiliser tous les moyens pour y parvenir : après tout, dès lors que les individus sont éducables, pourquoi ne pas les mettre sous électrode pour qu’ils apprennent à lire ? »65

Mais si nous ne pouvons qu’approuver cette mise en garde, il serait temps de prendre aussi en compte celle lancer par Hannah Arendt, dès 1954 dans son livre La crise

de la culture, qui dénonçait une théorie moderne sur la façon d’apprendre et qui a permis à la pédagogie et aux écoles normales de jouer ce rôle pernicieux dans la crise actuelle :

« Cette idée de base est que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on fait soi-

même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre. […] L’intention avouée n’était pas d’enseigner un savoir, mais d’inculquer un savoir-faire. »66

A cette substitution du faire à l’apprendre, l’auteure ajoute celle du jeu au travail. Pour celle-ci, cette application tend à faire du monde de l’enfant un absolu : « Cette

façon de tenir l’enfant à l’écart est artificielle, car entre enfants et adultes elle brise les relations naturelles qui, entre autres, consistent à apprendre et à enseigner, et parce qu’elle va en même temps contre le fait que l’enfant est un être humain en pleine évolution et que l’enfance n’est qu’une phase transitoire, une préparation à l’âge adulte. »67

Cette notion de commencement est fortement développée par Hannah Arendt dans la relation de l’enfant au monde. L’auteure souligne que l’enfant n’est nouveau que

par rapport à un monde qui existait avant lui, qui continuera après sa mort et dans lequel il doit passer sa vie68.

65

MEIRIEU Philippe, Quelles stratégies pour les militants d’aujourd’hui ?, http://www.meirieu.com 66

ARENDT Hannah, Op. Cit., pp. 234-235 67

Ibidem, p. 236 68 Ibidem, p. 238

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Pour elle, il est nécessaire d’introduire celui-ci dans un monde qu’il ne connaît pas. L’enseignant doit en assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, il

le souhaite différent de ce qu’il est : « Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation. »69 Propos qui nous replacent devant le terrible de notre confrontation au réel.

Nous avons donc abordé ces trois apories et, comme nous le verrons, chacune d’entre elles va nous permettre de développer trois conceptions différentes du non- apprentissage d’Ambre.

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