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LA REVENDICATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE : LA PRISE EN COMPTE DE LA SUBJECTIVITE ET DE L’INCARNATION

représenta-tionnelle, sans double articulation, émergente, évocatrice ou exemplifi-catrice, mais largement non symbolique (cf. la musique de Stravinsky, ou

« l’entretien des muses » de Rameau) met en porte-à-faux la conception majoritaire de l’esprit que promeuvent les (neuro)sciences et la philoso-phie cognitives (cf. Vion-Dury, 2008b). Si la musique est « l’idée concrète » de B. de Schloezer (1947), comment la penser à partir des neu-rosciences cognitives et la philosophie de l’esprit?

Sans doute notre argumentaire nécessite d’être peaufiné, mais la composition ou l’expérience musicales posent des problèmes théoriques à notre sens très fondamentaux en philosophie de l’esprit (comme d’ailleurs toutes les expériences esthétiques) qui nous semblent devoir ne pas être éludés.

7. LA REVENDICATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE : LA PRISE

problem ») interrogent. Ces insuffisances ont conduit nombre de philo-sophes, dans la lignée de la phénoménologie husserlienne, comme Mer-leau-Ponty, à prendre en compte l’expérience subjective, en « première personne », en insistant notamment sur la distinction corps/chair (Kör-per/Leib) et en s’interrogeant sur les conditions de la perception du monde. Comme l’indique Merleau-Ponty,“la plus importante acquisi-tion de la phénoménologie est sans doute d’avoir joint l’extrême subjec-tivisme et l’extrême objecsubjec-tivisme dans sa notion du monde ou de la rationalité”(Merleau-Ponty, 1945 ; p. XV). Heidegger et Merleau-Ponty, contre la tradition cartésienne (dont on a vu qu’elle promouvait une conception représentationnelle de l’esprit) ont proposé de considérer com-ment l’être humain dans son entier est en relation avec le monde, ou plus exactement quel est son être-au-monde, (Dreyfus, 1983).

Ce changement radical de perspective suppose d’intégrer, comme le dit Merleau-Ponty dans la citation ci-dessus la subjectivité et l’objecti-vité dans la même démarche. C’est ainsi que Roy (2004) appelle reven-dication phénoménologique « l’exigence d’introduire un niveau de description en première personne de la dimension consciente des pro-priétés cognitives assimilées à des propro-priétés phénoménologiques spéci-fiques… ». Car il s’agit ici de tenter de surmonter le déficit dans l’explication des qualia que ne peuvent résoudre les théories du physica-lisme réductionniste qui n’abordent ces problèmes qu’en 3èmepersonne.

L’intérêt de cette investigation phénoménologique au sein d’une théorie naturaliste de la cognition est d’introduire des descriptions aussi pures et rigoureuses que possible des propriétés phénoménologiques conscientes qui accompagnent la mise en œuvre des processus cognitifs (Roy, 2004).

En réalité les propositions husserliennes initiales (anti naturalistes) sont remises en cause par le programme de naturalisation de la phénoméno-logie, mais, en même temps, elles servent de socle et de cadre conceptuel à l’analyse fine et rigoureuse (phénoménologique) de l’expérience sub-jective (Roy et coll, 2002).

Dans cette ligne de pensée, parmi les nombreux travaux réalisés, ceux de travaux de Varéla et Thomson ont conduit à une approche empi-rique et théoempi-rique spécifique, la neurophénoménologie (Thomson et coll, 2005), qui, enracinée dans la phénoménologie, intègre les données des sciences cognitives pour tenter de contribuer à la réduction du fossé

ex-plicatif entre le domaine de l’expérience subjective en première personne et le domaine de l’analyse en troisième personne du cerveau, des com-portements, et de la conscience. La neurophénoménologie propose la no-tion « d’énacno-tion »35, qui correspond à un point de vue non objectiviste et souligne que la cognition est l’avènement conjoint d’un corps et d’un es-prit, à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde. Dès lors: a) les organismes sont des agents autonomes qui en-gendrent et maintiennent activement leur identité et définissent leurs propres domaines cognitifs ; b) le système nerveux est un système auto-nome, fonctionnant dans les conditions thermodynamiques éloignées de l’équilibre, favorables aux processus d’autopoïese et d’émergence. C’est une structure autoréférentielle organisée en réseau de relations possédant une dynamique récursive, récurrente et ré-entrante, définissant le système comme une unité36. Il engendre et maintient ses propres configurations d’activités en utilisant le réseau des neurones en interaction ; c) les struc-tures cognitives émergent des couplages sensorimoteurs récurrents entre le corps, le système nerveux et l’environnement ; d) l’organisme construit ainsi son propre point de vue sur le monde. Cette conception, très direc-tement inspirée par la pensée de Merleau-Ponty, fait de nous des êtres in-carnés et non « des agents cognitifs parachutés dans un monde pré-donné » (Varela et coll., 1993, p 234).

La neurophénoménologie ne rejette ni les résultats ni les théories des sciences cognitives. Elle en amende le caractère réductionniste au profit d’une vision nettement moins mécaniste et déterministe, en de-mandant d’insérer dans les neurosciences un versant expérientiel sus-ceptible d’enrichir les descriptions objectives. Comme l’indique N.Depraz (2006), ce qui importe dans la neurophénoménologie, c’est la co-productivité (non la simple corrélation isomorphique en extériorité) des descriptions subjectives vécues (en première personne) et des ana-lyses objectives externes (en troisième personne).

35« To enact »= décréter, représenter (tragédie), susciter, faire advenir (Varela et coll.

1993).

36Il s’agit d’ un point de vue holiste, très différent du point de vue analytique. On no-tera par ailleurs une certaine proximité avec a) les modèles dynamiques et b) les ré-flexions engagées à partir de la mécanique quantique et l’interprétation de l’école de Copenhague.

Mais le problème central reste celui de l’incarnation d’une pensée (non localisée ?) dans un corps localisé et fini.Toujours dans la tradition phénoménologique, la thèse de Henry (2000) va encore plus loin, à par-tir de la constatation de cette confusion entre, d’une part, le corps (mon-dain, matériel) décrit par les sciences (en troisième personne) et, d’autre part, la chair, vécue, qui s’éprouve soi-même, souffre, subit, jouit (en pre-mière personne). L’originalité d’Henry consiste à réinterprèter lecogito cartésien puis à proposer une philosophie (phénoménologique) de l’in-carnation. Pour Henry, l’incarnation, l’autorévélation de la vie dans la chair, pas à pas, instant par instant, nous offre un paradigme novateur, centré sur une philosophie de la vie. Dans cette autorévélation, il y a un moment, dans l’enfance de chacun, ou dans l’enfance de l’humanité, où la conscience apparaît, non pas esprit séparé du corps, mais vie sentie, éprouvée, subie, partagée. Sans doute pourrait-on demander si l’on ne dé-place pas le problème d’un cran, de l’incompréhension de la conscience à l’incompréhension de la vie. Mais cette perspective nous arrache à la sé-cheresse de la « mécanisation » de l’esprit que déplore Dupuy (2004) et nous conduit à nous penser incarné comme être-pour-les-autres, et à-l’autre, incarné comme être-au-monde. Les conséquences épistémiques et éthiques sont alors radicalement différentes des conséquences épisté-miques et éthiques de la conception computationnelle de l’esprit.

7.2. Etats de conscience : le trou conceptuel

Limiter notre conscience aux processus rationnels émergeant dans le langage et rapportées par lui n’est pas satisfaisant. Ainsi notre conscience ne se limite pas à la réflexivité, c’est-à-dire la conscience que l’on a d’être conscient. Cette conscience réflexive, médiate, attentive constitue en quelque sorte une couche « superficielle », l’enveloppe, de notre conscience au sens large, c’est-à-dire de ce qui, dans notre vie, n’est pas inconscient. Un second niveau est celui d’une vigilance ouverte, d’un accueil panoramique, d’une conscience de base minimale, graduelle et ouverte (Depraz 2006, p 11 et 12). C’est ce que l’on dénomme « aware-ness ». Ce second niveau, cette conscience pré-réflexive, couche profonde de notre expérience subjective est multimodale, conceptuelle et pré-cognitive. Elle est présente avant toute séparation de nos modalités

sen-sorielles.

L’accès à la conscience pré-réflexive est possible par des méthodes d’explicitation, phénoménologiques, qui peuvent même être utilisées dans certaines psychothérapies (Petitmengin, 2007). En revanche ces méthodes ne permettent probablement pas l’accès à l’inconscient (au sens freudien), dont elles ne révèlent seulement que certaines de ses manifestations.

Les méthodes d’explicitation de l’expérience consciente pré-ré-flexive sont partiellement inspirées des techniques bouddhistes de médi-tation. Or, les neuroscientifiques disposent de quelques informations sur les corrélats neurophysiologiques des expériences de méditation boud-dhiste qui constituent en eux-mêmes des états de conscience modifiée, même s’ils ne sont pas superposables aux expériences d’explicitation de la conscience pré-réflexive, citées au paragraphe précédent (Lutz et coll, 2004).

Nous insisterons également sur un état de conscience modifiée très connu, le plus souvent caricaturé, mais utilisé de manière très large en clinique (comme psychothérapie et méthode analgésique notamment): il s’agit de l’hypnose. « L’hypnose est un état passager d’attention modifiée chez le sujet, état qui peut être produit par une autre personne et dans le-quel divers phénomènes peuvent apparaître spontanément ou en réponse à des stimuli verbaux ou autres. Ces phénomènes comprennent un chan-gement dans la conscience et la mémoire, une sensibilité accrue à la sug-gestion et l’apparition chez le sujet de réponses et d’idées qui ne lui sont pas familières dans son état d’esprit habituel » (Chertok, 2008). On voit dans ce cas qu’il s’agit bien de la mobilisation différente de certaines

« fonctions » cognitives . L’état d’hypnose se traduit par une modification des activités EEG, tout en n’étant équivalent ni à un état de veille atten-tive, ni à un état de sommeil à ondes lentes, ni à un état de sommeil pa-radoxal. L’hypnose constitue un état de vigilance particulier. Cet état particulier conduit à des modifications d’ordre affectif mais aussi cogni-tif très considérables (pour revue cf Chertok, 2008; Roustang, 2003).

Ces états de conscience modifiée, d’une part, ont un impact consi-dérable sur les processus cognitifs et, d’autre part, nous permettent d’en-visager le fonctionnement de l’esprit très différemment par rapport à ce que nous proposent les (neuro)sciences cognitives. Ils soulignent l’im-portance de l’expérience subjective et de sa description. En tout état de

cause ils ne peuvent être ignorés par une philosophie et une épistémolo-gie qui se penchent sur l’organisation et le fonctionnement de l’esprit hu-main.

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