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RELEVER DES MESURES

LA GéOMéTRIE PRATIQUE

RELEVER DES MESURES

L’architecte du Moyen Age travaille le plus souvent dans un contexte contraignant, ainsi lorsqu’il réaménage un bâti-ment existant ou prend le relais du long chantier d’une église.

Il doit alors prendre les mesures du bâti existant pour s’adapter aux modules définis par des prédécesseurs parfois lointains.

Cela n’est pas toujours facile, ainsi lorsqu’il faut déterminer la projection au sol d’un point inaccessible, comme une clé de voûte. Villard propose donc une série de solutions aux problèmes de ce genre.

4 Id., p. 72.

Le graphomètre (fol. 20r, 12 et 13)

Tous les commentateurs ont compris les deux procédés de mesure à distance proposés par Villard, à l’aide d’un instru-ment assez primitif que Lassus qualifie néanmoins de grapho-mètre 5. Il s’agit de deux règles placées en carré ou en trapèze sur deux lattes parallèles. Elles sont fixées à la latte arrière et, libres à l’avant, s’ouvrent ou se ferment en ciseaux.

64. Le graphomètre en 3D : mesure de la distance (JW)

Dans le premier cas, il s’agit de mesurer la largeur d’une rivière sans pouvoir la traverser (ill. 64). On avise un point sur l’autre rive et on dirige les deux règles servant de mires sur ce point. Selon Lassus, on dispose ensuite l’instrument, les règles étant tenues dans le même angle, sur une aire suffisamment vaste et on place un piquet à l’intersection du prolongement des deux règles. Il suffit alors de mesurer la distance du piquet à l’instrument. Bechmann propose une démarche différente 6. Une fois les deux règles placées dans l’angle de la visée, on trace sur la latte formant la base du trapèze la projection de son sommet. Le triangle restant étant proportionnel à celui que produit la visée, la distance de l’objet visé se calcule par la règle de trois. Les deux procédés sont équivalents, mais celui que propose Bechmann a toutes les chances de faire intervenir les nombres fractionnels qui sont incompatibles avec les chiffres romains. La solution de Lassus paraît donc la bonne.

5 Lassus 1858, p. 150 et s.

6 Bechmann 1993, p. 154 et s.

65. Le graphomètre en 3D : mesure de la fenêtre (JW)

Le second procédé est destiné à donner la largeur d’une fenêtre inaccessible (ill. 65). Il suffit pour cela de viser avec les deux règles maintenues parallèles les deux côtés de la fenêtre et de prendre la largeur de l’intervalle entre les règles. Hahnloser expose cette solution, mais la considère comme absurde, parce qu’elle serait limitée aux objets dont la largeur n’excède pas celle du graphomètre 7. Il propose ensuite une solution avec deux visées successives. Ce n’est pourtant pas sans raison que Villard a choisi comme exemple la largeur d’une fenêtre, plutôt que celle d’une tour par exemple : il s’agit justement des dimensions que peut atteindre son ustensile. En outre, il a dessiné les mires parallèles, alors qu’elles formeraient comme dans le dessin précédent un trapèze avec les lattes, s’il exposait la solution de Hahnloser. Il reste une difficulté : les règles sont fixées à la latte arrière comme dans le dessin précédent, alors qu’elles devraient glisser perpendiculairement aux lattes pour atteindre la bonne mesure. Une inattention de Villard?

La mesure de la hauteur d’une tour (fol. 20v, 10)

La compréhension du dessin ne pose pas davantage de problèmes que celle des deux précédents (ill. 66). Il s’agit de mesurer la hauteur d’une tour à l’aide d’une mire triangu-laire, en utilisant la proportionnalité des triangles. Il suffit de multiplier le côté vertical de la mire par le rapport entre la

7 Hahnloser 1972, p. 109 et s.

distance de la tour et le côté horizontal pour l’obtenir. Cela suppose connue la distance à laquelle on se situe de la tour, mais, comme nous venons de le voir, la manière de la calculer lorsque la tour est inaccessible a été donnée à la page précé-dente. A nouveau, on peut éviter le calcul des fractions en lui substituant la construction géométrique grandeur nature de la figure, sur une aire plate suffisamment vaste.

66. La mesure de la hauteur d’une tour (Album, fol. 20v)

La poire et l’œuf (fol. 21r, 2)

La légende est moins explicite que le dessin pour faire comprendre de quoi il en retourne : « Ainsi met-on un œuf sous une poire de sorte que la poire tombe sur l’œuf ». Trois règles sont disposées pour servir de mires à proximité d’un poirier. Celle de gauche chevauche le dessin de la salle capi-tulaire (effacé dans l’ill. 67). Une croix indique la projection au sol de la poire, c’est-à-dire l’endroit où placer l’œuf. Pour déterminer ce point, on vise successivement la poire depuis deux des trois mires tenues bien verticales. A chaque fois on

place la troisième dans le prolongement de la visée, au-delà de la poire, et on tend un cordeau entre la mire de visée et la troisième. L’intersection des deux cordeaux donne le lieu où placer l’œuf. Malgré sa présentation ludique, le procédé est très utile, car il permet de trouver l’aplomb d’un point inacces-sible, par exemple d’une clé de voûte 8.

67. La poire et l’œuf (Album, fol. 21r et JW)

Les deux pierres qui ne tombent pas si loin (fol. 20r, 7) Villard a tracé un cercle, avec son diamètre horizontal et trois rayons divisant la moitié supérieure en parties égales (ill. 68). Ces rayons sont coupés par un petit trait aux trois cinquièmes environ. Au centre, on pense reconnaître un pieu fiché dans le sol, vu obliquement d’en haut, comme celui qui figure, par exemple, sur le dixième dessin de la page suivante.

Dans la moitié inférieure du cercle se trouve une espèce d’asté-risque et ce qui semble être un caillou. La légende n’est pas plus claire que le dessin : Par chu fait om choir deus pires a un point si lons ne seront. Il s’agit donc de faire tomber deux pierres sur un point. On pourrait aussi traduire pires par

« poires », ce qui rapprocherait du second dessin du folio 21r, où il s’agit de faire tomber une poire sur un œuf, mais l’objet représenté au sol n’est pas piriforme. Le deuxième membre de

8 Bechmann 1993, p. 150 et ss.

la phrase est généralement traduit par « si elles ne sont pas éloignées », mais Hahnloser préfère, sur le conseil d’un philo-logue : « même si elles sont éloignées » 9. Curieusement, tout le monde oublie que le verbe est au futur. Villard veut certai-nement dire que les deux pierres tomberont à proximité l’une de l’autre, non pas qu’elles tombent de deux endroits plus ou moins proches. Il vaut donc mieux traduire : « Ainsi fait-on tomber deux pierres en un point ; elles ne seront pas si éloi-gnées ». Le cercle apparaît ainsi comme une sorte de cible au sol. Sans tomber au centre marqué par le piquet, une pierre est tombée à la distance du centre marquée sur les rayons par un petit trait. A la même distance du centre, l’astérisque pourrait représenter l’impact d’une deuxième pierre.

68. Les deux pierres qui ne tombent pas si loin (Album, fol. 20r)

A supposer que notre lecture du dessin et de sa légende soit la bonne, elle n’explique pas grand-chose. Seul Bechmann a vraiment essayé de comprendre 10. Il a mis le dessin en relation avec des pierres de taille gravées d’un motif très proche, utili-sées ou réutiliutili-sées sur un mur dans de petites églises romanes provençales, pensant à des cadrans solaires, mais aussi à des théodolites de chantier primitifs, comme le gnomon décrit par

9 Hahnloser 1972, p. 106.

10 Bechmann 1993, p. 162 et ss.

Vitruve (I, 6), qui auraient été scellés ensuite dans les murs comme cadrans solaires. Bien qu’ils soient tous sur le mur sud de l’église, il faut exclure l’hypothèse du cadran solaire lorsque l’hémicycle rayonnant est en haut, comme d’ailleurs sur le dessin. On peut effectivement imaginer une sorte de gnomon placé sur le sol du chantier pour indiquer les directions. Mais on ne comprend pas la raison d’y faire tomber deux pierres.

Dans le dessin du folio 21r, la chute de la poire, comme l’a montré Bechmann, est destinée à donner la projection au sol de l’endroit d’où elle tombe, ce qui serait une étrange utilisa-tion d’un tel appareil.

François Bucher avait essayé de contourner le problème en supposant la légende de ce dessin intervertie avec celle du suivant, mais il faut beaucoup d’imagination pour trouver dans ce dessin la manière de tailler un voussoir 11. On ne comprend pas comment Barnes a pu reprendre cette interprétation absurde et s’en être servi, comme nous l’avons vu, pour montrer que ces dessins et leurs légendes étaient recopiés d’un traité, alors que Bechmann avait correctement interprété le dessin suivant, montrant ainsi que sa légende lui appartenait bien 12. Le problème attend donc toujours un début de solution.

La mesure du diamètre d’une colonne (fol. 20v, 2)

69. La mesure du diamètre d’une colonne (Album, fol. 20v)

11 Bucher 1979, p. 118.

12 Barnes 2009, p. 133 et p. 138.

Pour mesurer le diamètre d’un objet cylindrique, tel qu’un fût de colonne, Villard propose de le placer contre un mur et de le coiffer de l’équerre, le grand côté contre le mur, pour former une sorte de toise (ill. 69). Il suffit ensuite de relever la distance entre le petit côté de l’équerre et le sol. Le dessin est parfaitement explicite et l’interprétation correcte se trouve déjà chez Lassus 13.

La mesure du diamètre d’une colonne engagée (fol. 20r, 1 et 2)

Les deux dessins présentent en deux étapes la mesure d’une colonne engagée. Si tout le diamètre de la colonne était dégagé, il serait possible de procéder plus simplement, comme nous venons de le voir. Dans le cas présent, il faudrait disposer de deux équerres et en placer une à chaque extrémité. Ces dessins étant assez faciles à comprendre, ils permettent de saisir la manière elliptique dont Villard procède. Il ne s’agit pas pour lui d’expliciter tout le procédé, mais d’en synthétiser le moment clé, en général à l’aide d’une seule figure, afin de faciliter sa mémorisation.

70. La mesure du diamètre d’une colonne engagée, I (JW)

Le premier dessin porte comme légende « Ainsi prend-t-on la grosseur d’une colonne qu’on ne voit pas entièrement »;

celle du second est apparemment plus problématique : Par chu trov om le point en mi on canpe a conpas. Hahnloser a cru à tort qu’il fallait corriger canpe en caupe, du verbe « couper »

13 Lassus 1858, p. 156.

en français moderne 14, mais Bechmann a supposé avec raison qu’il s’agissait de « camper » au sens de « placer » 15, ce qu’un coup d’œil sur l’article correspondant du Trésor de la langue française permet de confirmer : cet usage est en effet attesté au XIIIe siècle, en Picardie précisément. Les deux pointes d’un compas sont placées en a et B contre la colonne et une baguette posée sur l’arc de ce compas vient la toucher en c, entre les pointes (ill. 70). Trois points de la circonférence de la colonne sont ainsi déterminés pour être reportés sur une épure.

71. La mesure du diamètre d’une colonne engagée, II (JW)

Le dessin suivant correspond à l’épure : il montre la circon-férence de la colonne avec les trois points, le centre et deux points recouverts par la légende, du fait de la propension de Villard à économiser le parchemin. On obtient ces deux points

d et e au compas par l’intersection de deux arcs de cercles tracés à partir de a et de B (ill. 71). Ils déterminent une ligne dans le prolongement de laquelle doit se trouver le centre du

14 Hahnloser 1972, p. 104 et s.

15 Bechmann 1993, p. 143 et ss.

cercle o. Il suffit alors de refaire deux intersections semblables, par exemple f et g à partir des points B et c, pour obtenir une ligne dont l’intersection avec la précédente donne le centre o

et permet de tracer le cercle. Comme Bechmann l’a remarqué, le point c n’a pas besoin d’être équidistant de a et de B, car trois points quelconques d’une circonférence suffisent pour la déterminer. Dans le second dessin, il est très légèrement décalé par rapport à la droite oe, ce qui est sans doute inten-tionnel. S’il était équidistant de A et de B, il suffirait en effet de tracer l’une des deux intersections d ou e pour obtenir la droite sur laquelle se trouve le centre, l’autre ne servant à rien. Par ailleurs, les points f et g ne sont pas indiqués. La présence du point c est donc destinée à rappeler qu’il faut s’en servir pour obtenir f et g.

On voit ainsi tout ce qui distingue ces pages d’un traité de géométrie. Les figures sont bien estraites de geometrie et, comme l’écrit Villard à la page précédente, en ces .iiii. fuelles (les folios 18r à 21v) a des figures de iometrie. Cela est parfai-tement exact, mais un traité de géométrie indique pas à pas comment tracer les figures, puis s’en sert pour démontrer des théorèmes. Villard emprunte à la géométrie les seules figures et les applique à la maçonnerie avec une légende si succincte qu’elle n’est guère plus qu’un titre. Lorsqu’il s’agit de procé-dés très simples, cela peut suffire pour comprendre, mais, dans un grand nombre de cas, faute des explications orales que devait recevoir le maçon, cela donne aux historiens du fil à retordre.

Les centres de la voussure (fol. 21r, 4)

Le dessin est explicite : pour trouver les « points », c’est-à-dire les centres d’une voussure taillée, on tend deux cordeaux sur les joints d’un voussoir jusqu’à leur intersection (ill. 72). Comme l’a vu Bechmann, le pluriel « points » implique un arc brisé, l’arc en plein cintre n’ayant qu’un seul centre 16. Notons en outre qu’il est impossible de comprendre « voussure » au sens de

« voussoir », comme il arrivait entre autres à Branner de le faire, bien que le dessin pourrait le suggérer. En effet, quel que soit l’arc, un voussoir n’a qu’un seul centre.

16 Bechmann 1993, p. 214.

72. Les centres de la voussure (Album, fol. 21r)