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Ces rapports de domination sont d’autant plus sensibles que les groupes concernés sont proches. Ainsi, c’est surtout à Jakarta, lieu de contact entre les différentes communautés, que ces rapports sociaux se manifestent. Hérités des conceptions coloniales, les récits d’Occidentaux sur cette ville ne manquent pas de souligner tout ce qui diffère, marque, choque, par rapport à « leurs villes », à « leur quotidien ». Plusieurs ouvrages scientifiques portant sur Jakarta s’ouvrent sur de longues descriptions du paysage urbain étonnant et/ou de l’ambiance originale qui règne dans la ville. L’aménageur australien Christopher Silver (2008) développe pendant plusieurs pages son « périple » depuis l’aéroport jusqu’à son logement en pointant tous les éléments choquants de l’« urbanisme indonésien »105. Il décrit précisément dans ses premières pages les ensembles informels et leur proximité avec les tours de bureaux. Il marque lui-même son étonnement face à la quantité de « petits véhicules » et la présence des vendeurs ou de piétons sur la route, et pose rapidement la question : Pourquoi Jakarta est si différent ? (de ce qu’il connaît, ajouterais-je). Nigel Barley, anthropologue, passe aussi par cette « expérience de Jakarta » relevant les éléments pittoresques :

« Des habitations pour les classes moyennes y côtoyaient des logements pour les pauvres. Sur les artères principales s’ouvraient des ruelles grouillantes de monde, où l’on vivait comme dans un village et non dans une ville. […] Des vendeurs de rue erraient sans but. Une femme folle courait dans le quartier en grimaçant.

Des deux côtés de la rue coulaient, ou plutôt stagnaient, des égouts à ciel ouvert, bloqués par les détritus. » Barley, 1988, p. 40.

Plus qu’une ville orientale, Jakarta est donc plutôt une ville orientalisée qui rassemble plusieurs éléments de l’exotisme lui interdisant d’être considérée comme d’autres villes dites occidentales. Au-delà d’une forme de fascination des « belles Indes » se maintient celle d’une région colonisée, donc dominée depuis longtemps (dès le XVIème siècle) par les Européens.

« Tout se passe comme si nous avions besoin de concevoir ainsi, à la périphérie de notre monde étroit, des zones de basse pression culturelle qui, par contraste, nous pondèrent et nous confortent ; après « l’homme malade » et « le colosse aux pieds d’argile » est apparu « le monde en voie de développement ».

Lombard, 1990, p. 39.

Et dépassant ce rapport Orient/Occident, s’impose désormais – tant dans le langage courant, médiatique et scolaire que dans le discours académique – un autre rapport mis en place à travers une nouvelle locution résumant l’inégalité de Monde : l’invention du Sud (Grataloup, 2014). L’expression Nord/Sud106 peut être perçue comme liée à l’occidentalisation du Monde, imposant un regard occidental sur le devenir des régions intertropicales tout en se dédouanant de leur corrélation avec ce qui fut appelé « Tiers Monde ».

106 Si la notion de « Sud » tente en effet de sortir de ces rapports de domination, on ne peut nier que ses délimitations spatiales recouvrent dans l’ensemble, tout en s’appuyant sur des niveaux de richesse, les anciens territoires colonisés et/ou dominés économiquement, ce qui reproduit une conception du monde bipolarisée et en creux, le sud, voire les suds rassemblent tous les États qui ne sont pas du Nord/Occident.

2.2. Une ville émergente

« Les villes post-coloniales sont les supports des nouveaux États. Elles constituent les espaces premiers de leur déploiement, de la construction de leurs bases sociales et de la mise en place de leur symbolique. Elles mêlent l’ancien et le nouveau, la continuité et la rupture. »

Massiah et Tribillon, 1987, p. 40.

Alors que les décennies suivant la période coloniale ont profondément remodelé Jakarta et ses alentours, permettant d’y identifier un exemple du changement urbain, les héritages du régime antérieurs restent sensibles et témoignent de la perpétuation des inégalités dans la ville du fait de la reproduction des rapports sociaux de domination dans l’espace. Le passage d’un régime colonial à un système national avec l’Indépendance est souvent un moment identifié comme une rupture profonde dans l’histoire de la ville et du pays. Pourtant, en ce qui concerne les inégalités et la question de la pauvreté, cette charnière ne semble pas pertinente. Ainsi ont été construits certains espaces mais aussi des pratiques et représentations au cours de la période coloniale dont certains aspects se sont perpétués durant les régimes suivants. Il faut aussi tenir compte de l’inertie induite par les formes bâties et les infrastructures conçues pour organiser la dépendance. C’est ce que l’on peut voir avec le terme de « kampung ».

Jakarta tient une place spécifique pour l’État-nation indonésien. La ville est considérée comme un cadre de référence pour les politiques urbaines et les transformations de l’espace à plusieurs échelles. Les politiques, processus et transformations à l’échelle nationale prennent forme notamment à Jakarta. Ainsi, on peut y voir les conséquences et implications de processus nationaux comme ceux de la décentralisation et de la démocratisation, mais aussi des preuves d’une évolution contextuelle des processus économiques en œuvre, plus larges, souvent présentés comme universels, tels que la mondialisation ou encore la néolibéralisation (Brenner et Theodore, 2002).

La logique étatique englobe les différentes interventions publiques des nouveaux États indépendants. Celle-ci, qui succède à la logique coloniale antérieure, ne remet pas nécessairement en cause les politiques issues de la colonisation. Ainsi, l’imposition de réformes centralisatrices, autoritaires et volontaristes semble faire disparaître les rapports sociaux de domination existants. Pourtant, la récupération des approches et le transfert des représentations maintiennent des formes de domination, liées aux ethnies à l’intérieur du pays, mais aussi aux rapports de classe qui se combinent et co-construisent une nouvelle division sociale dans l’espace urbain.

Figure 2 : Chronologie de l’histoire de Jakarta

2.2.1. Une transition urbaine critique

Les modalités de l’urbanisation : une ville du « Sud »

Jakarta, capitale de la République d’Indonésie, a été créée suite à la fin du régime colonial et à la disparition des Indes néerlandaises. Batavia était la ville relais entre la colonie et la métropole, centre administratif mais aussi économique du pouvoir colonial. Localisée dans l’hémisphère sud107, Jakarta ainsi que toute l’Indonésie et l’Asie du sud-est insulaire font partie de ce qu’on appelle le « Sud » en géographie économique. En effet, Jakarta cumule un certain nombre de critères de définition, de caractéristiques et de dynamiques qui permettent de l’assimiler au groupe des « villes du Sud ».

Dans cette région du monde, si le fait urbain est ancien, l’urbanisation tardive et rapide à partir du milieu du XXème siècle – touchant en particulier Jakarta – est un trait des plus marquant de l’évolution du peuplement dans un pays majoritairement rural jusqu’en 2011108.