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Les recherches sur l’expérience des personnes diagnostiquées avec un TDA/H

6.2. Le récit de vie comme approche

Afin de permettre au lecteur de comprendre pourquoi j’ai choisi l’approche du récit de vie, je présenterai d’abord cette approche en tant que telle pour, ensuite, exposer certaines critiques qui peuvent lui être adressées ainsi que mes réponses à celles-ci.

6.2.1. Pourquoi le récit de vie ?

Avant d’arrêter mon choix sur le récit de vie, j’avais déjà en tête la perspective des méthodes qualitatives. D’abord, parce que le déséquilibre entre la quantité de recherches quantitatives et qualitatives sur le TDA/H laisse croire que davantage d’études qualitatives seraient bénéfiques par le développement de connaissances sur le sujet. Ensuite, parce que lorsque je me suis intéressée à la question de l’expérience des personnes diagnostiquées, les méthodes qualitatives me semblaient un bon moyen de comprendre cette expérience en allant au-delà de la quantification d’un de ces aspects, par exemple, en étudiant le nombre d’années

d’utilisation de la médication. À cela s’ajoute une dimension éthique, selon Smith (1990), puisque ces méthodes peuvent nous permettre d’éviter plus facilement d’imposer notre vision de chercheur sur la réalité et le discours des gens qu’on étudie. Tandis que les données quantitatives sont souvent produites au cours de grandes études où on perd le contexte d’où sont issues les données, les méthodes qualitatives favorisent la double considération des discours et des contextes. Comme j’ai souligné plus tôt que je souhaite éviter la « décontextualisation » de l’expérience des personnes interrogées, les méthodes qualitatives sont donc le meilleur choix afin de réduire le risque d’imposer la vision du chercheur.

Le choix du récit de vie a été guidé d’abord par deux constats généraux : il est possible d’étudier le social à travers l’individuel (Bertaux, 2010) et les personnes sont expertes de leur « monde social » (Kaufmann, 2011). Ainsi, ce n’est pas parce qu’une personne raconte sa propre expérience à travers un récit de vie que cela empêche d’en tirer une analyse sociologique. Ensuite, parce que j’ai choisi de m’intéresser à la population adulte ayant été diagnostiquée pendant l’enfance ou l’adolescence, le choix du récit de vie permet de voir leur perception de l’évolution de leur expérience du TDA/H. Cette capacité d’étudier notre sujet à travers le temps par le récit de vie a été relevée par Bertaux (2010). Cependant, selon ce dernier, on devrait se concentrer principalement sur les pratiques des individus étant donné leur importance dans la mise en place du récit. Or, je suis d’avis qu’il est possible de combiner l’approche de Bertaux et de Kaufmann (2011) ; que le récit de vie n’oblige pas le chercheur à abandonner une approche compréhensive. Son approche s’appuie sur une prise en compte non seulement des pratiques, mais des systèmes de valeurs des individus. En ce sens, on doit rester attentifs aux conditions dans lesquelles les actions et leurs sens sont produits. C’est ainsi que nous pouvons comprendre comment les gens voient leur monde social (Kaufmann, 2011). Cette combinaison de la méthode du récit de vie et de la prise en compte du sens des actions pour les personnes a été d’ailleurs utilisée par Chantraine (2004) dans son étude de l’expérience carcérale de détenus d’une maison d’arrêt en France. Cela m’a donc permis de penser que cette approche serait pertinente pour étudier mon sujet, car la dimension du sens est une part importante de l’expérience de la maladie (Kleinman, 1980 ; cité par Brice, 2009 : 22-28).

6.2.2. Critiques et réponses

Une des critiques émises lorsqu’une étude repose sur la parole des gens concerne la crédibilité ou véracité de leur discours. Pour Kaufmann (2011), il faut certes rester critiques vis- à-vis des discours des personnes, mais il faut surtout comprendre pourquoi une personne a dit telle version des choses plutôt qu’une autre, car à travers cela on peut déceler des éléments qui sont importants pour elle (Kaufmann, 2011). Quant à lui, Bertaux (2010) considère qu’il est plus difficile de mentir dans un contexte d’interaction en face à face où on peut se faire relancer sur une question, que lorsqu’on répond à un questionnaire sur papier. Il ajoute qu’il faut tenir compte de la différence possible entre l’histoire réelle et le récit puisqu’une personne a tendance à « lisser » son parcours, mais que cette différence n’empêche pas le chercheur d’être capable d’étudier l’aspect social de son objet d’étude.

Leclerc-Olive (1998) apporte davantage à la question avec ses travaux sur le rapport au temps biographique. Si le récit d’une personne interrogée peut différer de ce qui s’est « vraiment » passé, il ne faut pas tout de suite sauter à la conclusion qu’elle nous ment de façon délibérée. En effet, Leclerc-Olive, en s’appuyant sur Mead, rappelle que nous revisitons notre passé plusieurs fois au cours de notre vie. De plus, la mise en récit de notre histoire personnelle nécessite une reconstruction du passé. Il ne faut donc pas s’étonner si en cours de route certaines erreurs se glissent dans notre récit. Notre rapport au temps est principalement pragmatique, c’est-à-dire axé sur l’action et sur les « évidences jusqu’à nouvel ordre » (p.104). Ainsi, nos représentations sont assez arrêtées jusqu’à ce qu’un évènement nous force à faire une pause pour y réfléchir. Cet « évènement biographique » peut nous faire remettre en question notre conception de soi et de la société (p.107). Ce bouleversement est souvent vécu en intersubjectivité, par exemple à travers un processus de sanction, c’est-à-dire quand quelqu’un vient confirmer ce qui s’est « réellement » passé. De tels évènements peuvent parfois être vécus sous forme de « catastrophe », ce qui amène la personne à constamment réinterroger l’évènement. Ce dernier est par conséquent jamais vraiment fini. D’autres fois, ces évènements peuvent constituer plutôt un « tournant » où la personne peut identifier un « avant » et un « après ». Toujours selon la même auteure, la personne peut plus facilement « tourner la page »

dans ce cas (p.114). Au fil du temps, le sens des évènements peut changer pour la personne, ce que l’auteure appelle le « temps interne des évènements » (p.108). Ainsi, il ne faut pas s’étonner qu’il soit difficile de mettre notre biographie en récit de façon cohérente, un même évènement pouvant avoir plusieurs sens ou plusieurs interprétations, qu’il soit vécu comme « catastrophe » ou comme « tournant ». À cela s’ajoute le fait qu’on ne peut pas tout se rappeler, la mémoire ayant ses limites et les émotions pouvant aussi jouer contre elle. Malgré ces difficultés, le récit d’une personne peut tout de même nous informer sur son vécu individuel et social, ne serait-ce que par un évènement qui bouleverse son regard sur elle-même et sur la société. Ainsi, il ne faut pas discréditer les méthodes qualitatives pour des difficultés qui sont intrinsèques à la vie psychologique des personnes et qui, par conséquent, semblent impossibles à éviter complètement peu importe la méthodologie choisie.