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2.3) La question du positionnement du sujet dans le lien social

Ainsi que nous l’avons vu précédemment, la question du lien social dans l’hystérèse du sujet est une affaire de positionnement psychique de l’un par rapport à l’autre.

En 1905, Sigmund Freud dans « Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient » pose à travers le Witz les premières bases du lien social et notamment du jeu pulsionnel mis en scène entre les individus qui prennent part au plateau.

Après avoir fait montre des différents intervenants psychologiques (associations d’idées, pensées tendancieuses, déplacement, condensation…) qui sont à l’ouvrage dans le Witz, Freud nous enseigne sur l’efficacité des pulsions sexuelles et du gain de plaisir que recèle cette technè.

Si Freud, mais également les postfreudiens, lui accorde une si grande place dans la théorie psychanalytique, ce n’est pas tant du fait d’un certain esthétisme linguistique, mais plutôt dans le saisissement qu’il occasionne. J. Lacan dit à ce propos dans le livre XXIV du séminaire dans la leçon du 19 avril 1977 : « il ne tient que d’une

64 équivoque ou, comme le dit Freud, d’une économie ».

Ainsi le jeu du mot d’esprit n’a de sens que parce qu’il faut faire avec une autorité, autorité surmoïque avec laquelle il faudra dans un jeu pervers « lui faire dans le dos », grâce à une saillie, une pointe, atteindre l’objet visé, se glisser dans la brèche d’une suite de mots, alors que le chemin paraissait à première vue long et délicat, lui le Witz, il trouve un raccourci.

En ce sens, et par le raccourci emprunté, le witz est source de plaisir et de satisfaction ; cela tient pour une part à « l’économie réalisée sur la dépense d’inhibition ou de répression »81 sur les pulsions sexuelles et agressives qui selon le mécanisme de l’exhibition vont malgré tout pouvoir être en représentation. Cependant contrairement au comique qui se joue dans une relation duelle et donc solitaire parce que ce dont on rit se rapporte à soi par le mécanisme d’une identification au trait burlesque de la situation, « on peut jouir seul du comique là où on le rencontre. Au contraire, on est obligé de communiquer le mot d’esprit à autrui »82

, le witz, lui, comporte toujours la notion d’une troisième personne, quelle soit présente ou pas. Ainsi nous pouvons deviner le procédé pulsionnel mis en lien par le mécanisme du mot d’esprit.

Le besoin de communication du fait de son apparente extériorité répond indéniablement au principe même de liaison de la pulsion sexuelle et agressive en partance du ça mais ne pouvant pas s’exprimer telle quelle. En ce sens, la pulsion lors de la phase de traitement par le moi, lui-même de connivence, lui contraint de dérouter subtilement la censure du surmoi en jouant sur « le non-sens contre les objections de la raison »83 et en communicant le witz à autrui chez qui on devra ou pourra observer une manifestation de rire et de plaisir.

L’auteur va ainsi mener à son terme l’achèvement du mot d’esprit. Achèvement parce qu’en provoquant « l’hilarité [chez l’autre] qui m’est refusée à moi-même, mais qui chez l’autre est manifeste [… L’auteur] a besoin d’autrui pour éprouver s’il a accompli son intention »84. Achèvement d’un mouvement de transgression qui a su contourner toutes les censures pour en partager la jouissance.

Le Witz va ainsi permettre l’expression par procuration de cette pulsion sexuelle et agressive grâce au jeu subtile de la triangulation dans laquelle il s’impose. Triangulation

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S. Freud : Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, P 226, Folio Essais, 2005.

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65 qui met en exergue la dimension sociale à trois personnes, trois intervenants que ne possède pas le comique : une première personne auteur du mot d’esprit, une deuxième prise pour objet de l’agression ou sexuelle, et la troisième qui entend et jouit du plaisir contenu dans l’allusion. Ce qui fera dire à Freud que « le mot d’esprit est un coquin en lui-même duplice qui sert deux maîtres à la fois »85 mais en omettant de dire que le coquin avait été convoqué par l’auteur, conférant de fait, à ce dernier, une position de grande maîtrise dans le lien social et de talent pour en constituer le canevas, pour jouer son coup ; le plaçant ainsi en position de Maître dans une pseudo-relation sado masochiste où le sadisme est partagé entre deux protagonistes selon le procédé suivant :

1. Le sujet émetteur du Witz, qu’on appellera ($), va se servir d’une tierce personne (a) pour assouvir un désir d’agression sans pour autant l’anéantir totalement mais avec l’intention de la rabaisser symboliquement.

2. ($) crédite une autre personne (A) à son insu d’accepter la transmission de cette pulsion libidinale agressive en provenance d’une partie du moi déformé de ($), la partie la plus rebelle aux injonctions du surmoi répresseur, qui pour arriver à ces fins, devrait engager un surcroît d’énergie.

3. (A) se trouve malgré lui impliqué dans ce partage de désir d’agression et complice de la machination dont ($) est l’instigateur.

Car il ne faut pas se faire d’illusion, l’emploi du mot d’esprit par le sujet est bel est bien un échec du mécanisme de défense du refoulement. De faire avec la réalité qui s’impose et la censure à laquelle il doit faire face, le moi se déforme en deux sect eurs : l’un interne adaptatif vis-à-vis du surmoi, l’autre tourné vers l’extérieur ayant dans le viseur (a) et (A) la jouissance par procuration.

Il s’agit maintenant pour ($) de trouver un chemin extérieur rapide pour cette pulsion libidinale, un raccourci, « un court-circuit »86 phonétique, langagier en direction de (A) permettant dans une association représentative externe, et grâce à un trait de communauté, de se substituer par un lien interne. ($) désormais débiteur de (A) ne peut que s’exonérer de sa dette par le crédit d’une jouissance qu’il lui procure, et qui se manifestera par le rire. Le rire en tant que paiement au comptant (ou au content) d’une

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66 jouissance que ($) ne peut s’accorder à lui-même, en tant que résidu manifeste de cette pseudo-relation sadomasochiste, ce rire résiduel qui signe la transaction, et son absence la sanctionne.

En effet, le fruit de cette ternarité, c'est-à-dire un prétexte avec une pseudo-relation sadomasochiste, sera nécessaire au déclenchement du rire par satisfaction pulsionnelle qui relève sans doute d’une esthétique qui se joue dans cet espace à trois dimensions, dans un entre, et donne de la consistance à de l’intermédiaire par une allusion flottante partagée.

Cependant en définissant le lien qui unit ces trois protagonistes nous omettons un paramètre, un quatrième intervenant situationnel permettant de souteni r la mise en scène du Witz. Ce quatrième facteur pourrait être dénommé le contexte. Contexte qui finalement soutient l’ensemble de cet édifice et sa mise en œuvre. Il inclut à la fois les acteurs mais également les circonstances qui entourent l’événement pour donner dans le non-sens du message, une réponse, un sens à la communication qui la rend intelligible pour l’Autre. Il influence la relation elle-même. Contexte qu’il ne faut pas confondre avec le cotexte qui lui serait lié directement au trait de communauté qui met en jeu la relation.

À travers la technique du Witz, nous pouvons mieux apprécier ce qui en substance constitue le lien social. La mise en scène des pulsions libidinales engage des individus dans un processus de liaison grâce à une sorte de pulsion de transmission qui induit le jeu d’un entrelacement dont la résonnance donne de la consistance au vide qui les sépare tout en favorisant l’intermédiarité psychique de représentations inconscientes.

Le trait de communauté qui va unir notre relation nous en avions déjà parlé dans le processus d’identification, c’est le même qui est à l’œuvre dans le cas du Witz. Il a la même particularité temporelle et spatiale, à savoir qu’il vient s’actualiser dans la relation par une mise en jeu, dans l’instantanée, d’une formation de l’inconscient dont « la sonorité des mots au lieu qu’elle fût vers leur sens, [de] faire en sorte que la représentation (acoustique) du mot elle-même [prenne] la place de sa signification »87. Dans une sorte de pseudo-délire canalisé, où au lieu d’être comme dans le cas du délire issu de pathologie relative à un moi morcelé dont la représentation acoustique porte sur des « associations externes »88. Dans le Witz l’association est « interne »89. Et évoquant

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67 ce trait acoustique commun à l’un et à l’Autre, il vient frapper l’imaginaire qui en relève l’antinomie pour mieux en réconcilier la logique sous-jacente.

Dans ce jeu triangulaire de transmission d’un trait d’esprit commun à l’un et à l’Autre, le Witz se fait acte par excellence d’un lien social. Acte à partir de la pulsion qui le produit et de la vérité qui en soutient le désir de l’auteur. De plus l’effet éclair (Blitz) de liaison à l’égard de l’auditeur, et peu importe sa réaction, témoigne de la part du sujet d’un positionnement particulier qui est conféré au procurateur sur le moment. Positionnement qui ne peut être que le même où fût un temps, l’enfant était « habitué à traiter les mots comme des choses, [avec] l’inclination à chercher derrière des sonorités de mots identiques ou similaires une signification identique, inclinaison qui est source d’erreurs dont rient les adultes »90

ou substituts parentaux avec lesquels se forment les premières identifications et se tissent les premiers liens sociaux. L’adresse en question sera donc celle du grand Autre (A) le lieu de l’au-delà du plaisir, car si la plus-value, la satisfaction pulsionnelle et le plaisir sont du côté du sujet du Witz qui en témoigne par sa retenue affective, la jouissance est du côté de l’Autre duquel jaillit par le rire, ce surplus pulsionnel, que le sujet ne peut s’accorder à lui-même.

Quant à l’objet prétexte (a) élément du contexte, car c’est bien lui qui sera à l’origine de l’intention de formulation d’un Witz, provoquera chez le sujet le désir de communication à l’Autre, « a » étant la cause libidinale de ce désir. Là encore, c’est le jeu de l’identification qui parle, mais qui parle vraisemblablement de quelque chose que le sujet ne peut ou ne peut plus s’accorder à lui-même. Ce trait de communauté est le sujet d’où s’origine une tendance interne qui voit le jour dans une forme travestie. Ce trait d’identification n’est rien d’autre que le sujet lui-même, et l’autre objet de la moquerie n’est autre que l’image moqueuse que le sujet a de lui-même, l’autre objet auquel le sujet s’identifie comme trait répétitif qui condense l’histoire du sujet, mais contrairement à l’auditeur (A) qui partage la satisfaction pulsionnelle, la personne objet (a) échappe à la logique transactionnelle de la pulsion, elle reste en dehors de la dynamique homogène de ($) et de (A), et c’est parce qu’elle est source de production par excès qu’elle donne vie au système.

Et comme dans le travail du rêve ou le lapsus, la chose va sortir, mais contrairement à ce dernier se sera dans une forme sublimée. C’est donc par un retour du refoulé que se

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68 produit le Witz. Processus inconscient qui par le travail préconscient va probablement orienter la pulsion libidinale.

En résumé, la technique du Witz, nous a permis dans un premier temps d’observer que toute identification est sociale, dans un second temps, de mettre en avant les conditions pulsionnelles qui poussent un individu à communiquer avec ses congénères. Dans un troisième temps, malgré la ternarité dans laquelle le mot d’esprit s’invente, « Un plus » est repéré pour en garantir la jouissance.

Enfin cette technè langagière sur laquelle s’appuie la pulsion libidinale partagée répond à une logique inconsciente et à un savoir interne à l’hystérèse du sujet pour l’adresser (la pulsion) ou le représenter (le sujet) auprès d’un Autre intervenant en vu de le faire jouir. L’innovation que l’on doit à Freud dans l’analyse du mot d’esprit est non pas de définir les relations sociales uniquement sur un mode longitudinal comme on pourrait le supposer, mais bien d’y introduire de la transversalité. De plus, et même si on en reporte tous les honneurs aux linguistes du XXe qui ont théorisé la structure du langage avec la question du signe, du signifié et donc du signifiant, il est indéniable que Freud dès 1 905 en introduisant la question de représentations acoustiques chargées d’affects , et donc sans le nommer ainsi du signifiant, « anticipe sans s’en rendre compte, les travaux de Saussure et du cercle de Prague (Jakobson). [L’hypothèse de François Péraldi]91

est que Freud met en place une conception apparemment naïve du langage et de la parole qui en fait anticipe la sémiotique de Charles Sanders Pierce telle qu’elle ne pouvait être découverte et comprise qu’après le développement de la linguistique saussurienne et néosaussurienne, bien qu’elle ait été écrite et pensée entre 1860 et 1914 »92.

Ainsi à partir de l’analyse du mot d’esprit, et de cette courte assertion comme quoi la technè, ou plutôt la praxis langagière du Witz s’appuie sur une pulsion libidinale partagée qui répond à une logique inconsciente et d’un savoir interne à l’hystérèse du sujet pour l’adresser ou le représenter auprès d’un Autre intervenant en vu de le faire jouir, J. Lacan, qui ne l’exprime pas ainsi, défendra cette thèse qui lui permettra de bâtir son édifice psychanalytique et définir le discours comme lien social en référence aux travaux de Marx sur la position du Maître. Conceptualisation tirée de la division

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François Péraldi, Psychanalyste et professeur au département de traduction de l'Université de Montréal, né en Corse en 1938 décédé en 1993 à Montréal Québec.

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69 harmonique et du théorème de Thalès. Élaboration matricielle et mathématique du lien social et du discours traduisant notre assertion précédente, en d’autres termes que le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant pour produire une perte. Mais aussi que le désir de production de discours s’appuie ou s’assoit sur une vérité inaccessible à l’adresse d’un Autre où « sous l’Autre, c’est celle où se produit la perte, la perte de jouissance dont nous extrayons la fonction du plus de jouir. »93

Avant de traiter et d’approfondir la question du discours, du rapport de l’individu et du social au travers des travaux de J. Lacan, il nous semble important à cet instant d’abandonner provisoirement la théorie freudienne pour faire un aparté sur une affirmation que l’on peut retrouver tout au long de l’enseignement lacanien sur la non- existence du rapport sexuel.

En effet, nous ne pouvons faire l’impasse sur cette question sachant que ce travail traite avant tout de la question de la sexualité, mais aussi elle nous permettra d’avancer par la suite lorsque nous traiterons la question du malaise dans la culture néolibérale et du rapport des individus à la jouissance.

Alors peut-on parler entre individus de rapports sexuels ? Mais tout d’abord qu’est ce qu’un rapport ? Comment peut-on définir cette notion de rapport en psychanalyse ? Et puis, s’il existe un ou des rapports sexuels, en existent-ils d’autres ?