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o Ordonner la ville

La quête de modernité est en effet le leitmotiv dans lequel s’installe Jakarta par l’action des autorités, penseurs et aménageurs. De fait, les conceptions de la modernité sont directement issues des normes occidentales comme le montre Jérôme Monnet (2010) dans le cas du Mexique. Les dominants reprennent en effet les classifications portant sur les individus et leurs activités. Les conceptions binaires héritées de la période des Lumières sont réinvesties comme vectrices de normes et de différenciation à l’intérieur de la population urbaine, séparant ce qui est considéré comme du « public » ou du « privé », ce qui est domestique de ce qui serait valorisable en termes économiques, ainsi que ce qui serait « formel » ou « informel ». La « modernisation » de Jakarta telle que voulue par les régimes suivant la colonisation a ainsi comme objectif de donner une direction claire à l’aménagement de la ville face à cette société si mélangée (l’expression consacrée en Indonésie est la référence à une salade de légumes, le gado gado). Les Présidents, les maires et gouverneurs successifs pointent à Jakarta ce qu’ils considèrent comme un facteur essentiel de perturbation de la ville : le manque d’ordre. Ce désordre désigné serait responsable de l’insuffisante beauté de la ville pour la capitale d’une grande nation. Cette terminologie est un indicateur de l’orientation autoritaire de la modernisation recherchée. La mise en œuvre de cette quête de modernité implique pour les autorités la nécessaire entrée en conflit avec les habitants de la ville et surtout avec leurs pratiques et modes de vie. Abeyasekere (1987) relève trois sources de conflits : l’occupation illégale du sol, les sans-abri, et les marchands et musiciens de rue.

o La dépolitisation de l’espace urbain…

Afin de faire apparaître les qualités de la modernité dans la ville, les autorités font appel à la rationalisation technicienne139 de leurs politiques. L’informalité n’est pas visée en tant que telle mais les quartiers et habitants doivent obéir à un ordre pensé et voulu par la puissance publique qui promeut le développement.

138 L’approche postcoloniale a comme objectif de créer « un autre rapport au passé, au présent et au futur par l'instauration d'un regard critique fondé davantage sur la distance spatiale que sur la distance temporelle. D'où le sens "d'au-delà" plutôt que "d'après" du préfixe "post" ». C’est pourquoi je choisis ici de croiser les évolutions urbaines et de la pauvreté sous deux régimes bien différents surtout idéologiquement pour révéler de quoi est constitué le présent de cette problématique.

Être contre le principe de cette planification équivaudrait à être contre le progrès. Le rôle des agences d’aménagement, composées de fonctionnaires techniciens, ainsi mis en valeur dépasse le pouvoir des représentants (élus) des habitants. C’est pourquoi ces nouvelles pratiques induisent une dépolitisation de la construction urbaine.

Quelques bâtiments symbolisent la création de cette modernité urbaine comme le Gedung Pola, un immeuble en verre de six étages où étaient rassemblés les plans imprimés des projets pour le développement de l’Indonésie. De même, l’action la plus ambitieuse des autorités a été la mise en place d’une commission pour la conception du schéma directeur de Jakarta. Pour le réaliser, la municipalité ne fait pas appel à des fonctionnaires indonésiens mais à un consultant extérieur, Kenneth Watts, nommé en 1956 pour constituer une équipe chargée de l’aménagement de la ville. Les choix et orientations des formes à donner à l’aménagement sont lisibles à travers les nominations et les membres de cette équipe. Le responsable est issu des Nations unies et du fait du manque de personnel qualifié, les Indonésiens140 ont été envoyés Outre-mer, et notamment aux États-Unis pour leur formation. Un ancrage occidental est donc clairement assumé. D’ailleurs, dès 1958 pour la réalisation d’un plan plus détaillé, un aménageur architecte britannique se joint à l’équipe, George Franklin.

o … par sa planification

La rationalisation de la ville est notamment incarnée par le plan de 1960. Bien qu’il n’ait jamais été pourvu d’un statut officiel, ce bref document (seize pages) est un cadrage pour comprendre les orientations des aménagements urbains. L’héritage moderniste apparaît à travers la création de trois zonages concentriques aux fonctions distinctes. Le centre-ville (de 2000 hectares) reste partagé entre les fonctions résidentielles pour une moitié, l’autre est consacrée à l’emploi, aux services et aux fonctions récréatives. La seconde auréole d’une même surface est programmée pour une moindre densité résidentielle et surtout pour des activités commerciales et industrielles. Enfin, la ville extérieure, composée de presque 60% de la zone urbanisée serait surtout résidentielle et récréative, sur 6000 hectares. L’objectif est que cette zone absorbe la moitié de l’augmentation de la population anticipée de Jakarta (soit 2,5 millions de personnes) avec des densités résidentielles plus faibles. Concrètement, le soutien à la multiplication des centres commerciaux montre que les architectes de ce plan cherchent plus à imiter le concept occidental de desserrement urbain faisant fi des centralités existantes (Silver, 2008). Mais cette planification ne parvient pas à remettre en cause le développement historique

140 Parmi les difficultés pratiques auxquelles devaient faire face l’équipe, la principale était la pénurie sévère de personnel, même après le programme de formation. En 1957, il n’y avait que huit aménageurs formés en Indonésie. Ces derniers subissaient une forte pression car ce schéma directeur devait servir de pilote pour d’autres villes.

de la ville, qui reste très dépendant des voies de communications permettant les interactions entre les espaces centraux et les zones extérieures.

Carte 4 : La planification de Jakarta dans les années 1960

L’analyse de la répartition des fonctions publiques majeures entre 1976 et 1996 effectuée par Luki Budiarto (2003) montre la très forte concentration des activités économiques

tertiaires et des administrations le long des grands axes routiers de communication. La croissance linéaire de Jakarta témoigne de l’importance de l’accessibilité dans les facteurs de localisation de ces fonctions urbaines d’où la mise en évidence des réseaux dans l’organisation de la ville.

L’axe principal de croissance nord-sud est complété par un développement vers l’ouest puis l’est toujours en suivant de grands axes de transport. Ces orientations ont été appuyées par l’installation d’activités urbaines (notamment la création de malls à partir des années 1980) et des programmes de lotissements planifiés tout autour. La proximité des fonctions urbaines et l’accessibilité aux infrastructures sont les principales raisons de ce développement urbain auquel s’ajoutent de nouvelles zones de constructions informelles.

La succession de schémas directeurs témoigne de cette volonté de mise en ordre de la ville et de rationalisation des espaces urbains : après la présentation du masterplan simpliste de 1960 consacré surtout à l’usage du sol, le schéma directeur pour deux décennies (de 1965 à 1985) porte les notions d’ordre, de rénovation et d’expansion de la ville : son élaboration et son adoption rapide sont dues à la volonté de Sadikin qui exerce une forte pression sur le conseil local (il présente le nouveau plan en septembre 1966 alors qu’il n’a été nommé comme gouverneur que depuis le mois d’avril de la même année et le fera adopter dès mars 1967). Cela témoigne aussi de l’absence totale de discussion ou de négociation sur le projet. Son objectif est de « transformer Jakarta en une ville/région capable de se hisser au niveau d’une ville capitale et

d’une ville internationale avec les standards universels nécessaires pour être le vaisseau des aspirations tant nationales qu’internationales ».

Chaque schéma directeur contient dans son dossier le recensement des problèmes majeurs de la ville… sa fonction et sa raison d’être étant d’y proposer des solutions. Le schéma directeur de 1985 à 2005 n’a jamais été promulgué, c’est pourquoi un court projet promulgué en 1999 visait la planification de Jakarta pour 2010 qui n’a jamais été suivi.

Ainsi, le nouveau projet de Jakarta 2030 (qui sera analysé de manière plus détaillée dans la deuxième partie de ce travail) se propose de rompre avec cet historique velléitaire des pratiques de l’aménagement urbain en inscrivant Jakarta dans le rang des villes « globales ».

Ce chapitre met en évidence le rôle des dogmes pour penser et créer la ville, leur origine et leurs principes afin d’analyser la production des formes urbaines ainsi que l’organisation spatiale de l’ensemble urbain. Alors que les deux premières logiques sont centralisatrices et autoritaires, marquant la toute-puissance de l’État dans les réformes engagées (le pouvoir colonial d’abord puis le gouvernement national indonésien), la dernière cherche à limiter les interventions de l’État par la mise en place de réformes d’inscription néolibérale basée sur la privatisation et la création de nouveaux marchés.

2.3. Une ville compétitive

La troisième partie de ce chapitre propose d’interroger la mise en œuvre d’une logique dite « mondiale » (Osmont, 1995) dans la production de la ville. Cette nouvelle phase marque l’introduction de nouveaux acteurs (chapitre 1) et de nouvelles échelles dans les questions urbaines en général et dans la gestion de la pauvreté en particulier. En plus du rôle d’institutions internationales comme la Banque mondiale qui à partir des années 1970 participe directement à la production de politiques urbaines par le biais de ses prêts et de ses politiques d’ajustement structurel (PAS), l’ouverture à l’économie mondiale implique des choix urbains stratégiques qu’il s’agit de mettre en évidence. Que ce soit la Banque mondiale, les politiques et fonctionnaires, ou les acteurs privés, les projets de gestion urbaine et la compréhension même de la ville s’insèrent directement dans le système capitaliste et dans ses restructurations néolibérales.

L’enjeu est de présenter les recompositions de l’espace urbain de Jakarta qui, de par les principes qui les portent et leur mise en œuvre, produisent des situations d’insécurité (étudiées dans la troisième partie de la thèse) et fragilisent les positions sociales des habitants affectés. En effet, les projets urbains ici présentés semblent faire disparaître ou sinon ne prennent pas en compte les citadins « ordinaires » exposés à ces mutations pensées « en haut ». Cette analyse appuie l’idée que le renforcement du caractère international des « villes en mondialisation » (les

Worlding cities d’après Roy et Ong, 2011) accentue tensions et dominations dans la société

urbaine. En effet, les analyses critiques des études urbaines postcoloniales postulent que la globalisation des villes met en tension les marchés du travail et du logement, participant ainsi à faire s’exprimer les rapports sociaux de domination dans les espaces urbains.