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Figure 9: La représentation du développement durable sous la forme du triangle de soutenabilité

Pôle social Pôle économique

Pôle écologique

Equilibre et évolution

Équité Rationalité

Raison Efficacité

Déséquilibre et disparition

Il s'agit ici de la reproduction de Jean-Marie Harribey, représentant le triangle d'incompatibilité lorsque nous recherchons à atteindre les trois pôles à la fois.

Des trois pôles, le social, l'économique et l'écologique, partent des axes et représentent ensuite les objectifs de chacun. Le pôle social porte l'axe de l'équité à l'efficacité, le pôle économique du rationnel à la raison et le pôle écologique de l'équilibre et l'évolution au déséquilibre et à la disparition. Cette représentation permet de comprendre les enjeux et les tendances de l'ensemble des décisions si l'équilibre du développement soutenable n'est pas atteint: en s'éloignant du pôle social, on va vers plus d'efficacité; en s'éloignant du pôle écologique, il se produira des déséquilibres et des disparitions; en s'éloignant du pôle économique, on s'achemine vers une pensée plus raisonnable, mais on perd en efficacité. Si ce schéma souligne la difficulté d'atteindre les objectifs des trois pôles à la fois, il permet également de noter les déséquilibres généraux à ne pas accentuer et les orientations politiques à suivre afin de conserver l'ensemble des équilibres permettant la viabilité, la vivabilité et l'équité de ce système.

Chacune de ces représentations a ses avantages: la première permet de ne pas perdre de vue le système général dans lequel nous agissons; la deuxième permet de comprendre les directions, les objectifs politiques à prendre; et la troisième permet d'identifier les enjeux et les conséquences de chacun des

principes. Il va sans dire que ces représentations sont complémentaires et ne permettent pas d'appréhender l'ensemble des enjeux et des contraintes que pose le développement durable lorsqu'il faut le mettre en pratique, le changer en politiques concrètes.

Il est vrai qu'une des difficultés majeures est de comprendre à quel niveau se situe la discussion et le débat général, sans pour autant affaiblir les possibilités d'actions et de marges de manœuvres politiques. Ce concept doit permettre suffisamment de flexibilités politiques en vue de son adaptation aux transformations de la société et de l’évolution de la situation économique et environnementale. Il s’agit donc d’un concept dont "la mise en pratique est mouvante et renégociée perpétuellement selon les objectifs de la société dans laquelle elle s’applique et selon les contraintes politiques"221. Ainsi, elle doit aller au-delà d'une simple intégration de nouvelles dimensions à celles déjà prises en compte par les politiques.

La soutenabilité est la capacité de chaque système à se reproduire, sans pour autant sous-entendre que cette reproduction pourrait se poursuivre à l'infini du fait des limites physiques, matérielles et entropiques de chaque système. Les politiques doivent pouvoir nous permettre de favoriser les conditions de reproduction de chacun de ces systèmes. La soutenabilité économique se traduirait, par exemple, par sa capacité à organiser les réponses aux besoins selon les moyens mis à disposition afin d'améliorer le bien-être individuel et d'assurer à son tour la mise en place des conditions économiques institutionnelles permettant la continuité de son système. Comme nous l'avons vu chez Marx, le processus d'accumulation du capital nécessite une augmentation de capital afin de ne pas se reproduire à l'identique et ainsi permettre l'expansion du système plutôt que subir la loi des rendements décroissants. Le système capitaliste ne peut survivre sans croissance de la masse de son capital, obtenue pour la plus grande partie pendant l'industrialisation et par l'utilisation exponentielle des ressources naturelles abiotiques pour la transformation de la matière en énergie et de la matière première en flux d'utilités. Les conditions de reproduction du système économique actuel nécessitent alors une hausse continuelle de capitaux financiers ainsi que des ressources naturelles abiotiques.

Mais elle nécessite aussi une certaine stabilité sociale et politique. C'est ce que nous appellerons la soutenabilité sociale qui dépendrait de la cohésion sociale, le

221 Boutaud Aurélien (2005)

sentiment d'équité et de participation à la vie collective (par exemple politique, reconnaissance sociale), ainsi qu'à l'épanouissement de tout un chacun (par exemple l'éducation). Dans notre système économique, elle passe par une redistribution équitable des biens et des richesses, mais pas nécessairement sur la recherche intrinsèque de l'épanouissement. Cependant, elle implique un principe de responsabilité qui doit être soutenu non seulement par les individualités mais également par la collectivité. Hans Jonas222 nous rappelle que

"l'avenir de l'humanité est la première complication du comportement collectif humain à l'âge de la civilisation technique devenue « toute-puissante » modo negativo. Manifestement l'avenir de la nature y compris comme condition sine qua non, mais même indépendamment de cela, c'est une responsabilité métaphysique en et pour soi, depuis que l'homme est devenu dangereux non seulement pour lui-même, mais pour la biosphère entière. Même si les deux choses se laissent séparer—c'est-à-dire si, avec un environnement ravagé (et remplacé en grande partie par des artefacts), une vie digne d'être appelée humaine était possible pour nos descendants—la plénitude de vie produite pendant le long travail créateur de la nature, et maintenant livrée entre nos mains, aurait droit à notre protection pour son propre bien". La soutenabilité environnementale consisterait, quant à elle, à maintenir l'intégrité, la productivité et la réactivité des systèmes biologiques et physiques et à préserver l'accès à un environnement sain.

C'est bien dans cette optique que, parallèlement, se mit en place à la fin des années 60, le Club de Rome. Sa création fut un cri d'alarme poussé par une communauté de scientifiques de nombreux pays industrialisés qui se réunirent afin d'alerter la communauté internationale par rapport aux ravages écologiques que les activités humaines semblaient causer. La conclusion du message de Menton en juillet 1971, réunion préparatoire pour le rapport Meadows223, donne le ton:

"Il nous faut désormais voir la Terre, qui nous semblait immense, dans son exiguïté. Nous vivons en système clos, totalement dépendants de la Terre et dépendant les uns des autres, et pour notre vie et pour la vie des générations à venir. Tout ce qui nous divise est infiniment moins important que ce qui nous lie et le péril nous unit. Nous croyons vrai, à la lettre, que l’homme ne gardera la

222 Jonas Hans (1998), p.260

223 Meadows Donella et Denis (1972)

Terre pour foyer que si nous écartons ce qui nous divise."

Quant aux objectifs du rapport Meadows, ils sont présentés par les principaux fondateurs du Club de Rome.

Figure 10: Extraits des principes fondateurs du Club de Rome

Aurelio Peccei (p 52) : nous avons tellement développé notre capacité de production qu’il nous faut soutenir une économie dont le côté productif est hypertrophique. […] Nous sommes prisonniers, comme Sisyphe, d’une chaîne de production qui ne satisfait pas la demande, demande qui croît, exige encore plus de production.

Saburo Okita (p 97) : Pour maintenir un rythme de croissance excessivement rapide sur une longue période, le Japon aura à faire face à d’énormes exigences : en ressources naturelles ou pour la coopération internationale ; à des problèmes difficiles à résoudre, tels que la destruction de l’environnement et une excessive densité urbaine.[…]

L’expansion du PNB n’est pas suffisante ; le problème n’est plus uniquement économique ; il faut rechercher une plus grande harmonie dans les différentes activités nationales.

« Les progrès spectaculaires de la recherche scientifique accompagnent le

« développement ». […] Nous ne pouvons pas ne pas reconnaître les étonnants succès de la science et de la technologie, nous leur sommes redevables d’une prospérité sans précédent […]. Pour nos arrière-grands-parents, cette opulence eût symbolisé l’âge d’or.

Mais la science et la technologie, […] ont permis l’extraordinaire poussée démographique, amené la pollution et autres nuisances et effets nocifs et annexes de l’industrialisation. p 137

La publication du Rapport Meadows en 1972, "The limits to Growth"224 démontre l'impact négatif de la production industrielle et du système économique actuel sur l'environnement, ainsi que les limites physiques de la croissance dues à la finitude des stocks de ressources naturelles. Il s’agit là d’un cri d’alarme. Le choc créé par ce rapport va provoquer diverses réactions, dont une négation de la part de certains économistes afin de discréditer les conclusions du rapport, remettant en cause entre autres la loi de l'entropie, le problème de rareté des ressources abiotiques (utilisant l’argument que la technologie arrivera toujours à substituer les ressources et que la production d'énergie n'est pas un problème de rareté mais de technologie). Il s'agit de souligner l'importance politique de cet ouvrage

224 A noter que la traduction française est sans doute à l'origine du manque d'enthousiasme côté français, qui à ce moment prend du retard dans la prise de conscience écologique. En effet, The Limits to Growth sera traduit par "Halte à la croissance" et amputé d'un certain nombre de tableaux et explications scientifiques.

et son retentissement malgré les nombreuses erreurs commises225, notamment dans les perspectives de stocks de ressources. Même si cet ouvrage et le travail de leurs auteurs ont par la suite été discrédités du fait de ces erreurs d'appréciation par les sceptiques, hostiles à la remise en cause du bien-fondé de la Croissance économique et du modèle techno-industriel, ce signal d'alarme scientifique reste la référence de la prise de conscience mondiale, des politiques aussi bien que des spécialistes, des enjeux écologiques qui allaient survenir et prendre une importance colossale dans les décennies futures.

Depuis l'éveil de conscience des années 70, la communauté internationale prépare un certain nombre de conférences et réunions d'experts internationaux.

Cependant, il faudra encore du temps avant que la prise de conscience politique se fasse. Il est vrai que, comme le rappelle Sylvie Brunel226, la situation internationale ne se prêtait guère à ce genre de considération. La Guerre Froide battait son plein, et la course à l'armement, aussi bien que la guerre idéologique - capitalisme versus communisme -, n'allait certainement pas prêter son flanc à des inquiétudes qui remettaient en question le fondement même du productivisme et de l'enrichissement de ces deux types de sociétés. Par la suite, le retentissement de l'ouvrage The Limits to Growth et les nombreuses catastrophes à répercussions écologiques telles que le naufrage du Amoco-Cadiz qui provoqua une gigantesque marée noire en Grande-Bretagne en 1978, l'incident nucléaire de Three Miles Island aux USA la même année, l'explosion de l'usine de pesticide Union Carbides à Bhôphal (Inde) en 1984, et surtout, l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl (Ukraine) en 1986, vont marquer les esprits et préparer le monde à prendre conscience des enjeux environnementaux (plutôt qu'écologiques). Entre les premiers préparatifs des Nations Unies en vue d'une grande conférence mondiale sur les problèmes environnementaux en 1971 à Founex, en passant par Stockolm en 1972, Cocoyoc (Mexique) en 1974, il fallut encore attendre 1992 pour qu'ait lieu la fameuse conférence sur l'environnement et le développement dont la problématique sur le changement climatique à Rio. En 1987, les Nations Unies commanditèrent le rapport Brundtland qui mit en place le concept de développement durable. Afin de ne pas remettre en cause la croissance économique, le rapport Brundtland va donner une définition du développement

225 Aujourd'hui, il existe une remise à jour du rapport Meadows: Donella, et Dennis Meadows and Jorgen Randers (2004)

226 Brunel Sylvie (2005)

durable plus floue, plus consensuelle: "a development which meets the needs of the present without sacrificing the ability of the future to meet its needs."227 Cependant, elle a permis que se mette en place un consensus rendant compatible la croissance économique à la durabilité environnementale, une série de conférences mondiales sur le concept de développement durable, et d'éveiller la conscience politique sur la nécessité de prendre des mesures. A partir de cet instant, progressivement, le monde parlera de développement durable et la coopération internationale et régionale des grandes puissances industrielles tenteront de prendre quelques mesures afin de mettre en place une régulation internationale pour la protection de l'environnement.

Nous verrons dans le chapitre suivant les résultats et l'évolution de ces mesures internationales. Toutefois, nous pouvons déjà prédire que le vote sur des grands principes n'est pas synonyme d'action. Pourtant, il faut examiner jusqu'à quel point ce changement ou ces mesures sont possibles à mettre en place à propos d'un concept encore relativement récent et qui est en pleine maturation intellectuelle et politique. Ainsi, nous devons nous tourner vers les théories et comprendre comment elles ont évolué et vers quelle applicabilité.

4.3. - Deux approches économiques différentes: critique et

analyse pour une application du développement soutenable: