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75 Comme déjà relevé ci-dessus, les auteurs sont de plus en plus nombreux à admettre la nécessité d'aménager le droit actuel. En revanche, ils sont loin d'être unanimes lorsqu'il s'agit de proposer le chemin à suivre pour parvenir à des solutions. Chacun propose une démarche qui lui est propre, si bien que même la systématique des propositions diffère entre les diverses contributions. Nous ne ferons pas exception à la règle et proposerons notre schéma. Ainsi, nous distinguerons les propositions fondées sur l'interprétation de l'actuel art. 139 al. 3 Cst.

(A) de celles ayant trait à une révision formelle de la Constitution (B).

A. La solution interprétative 1. Le cas du jus cogens

76 Les contours du jus cogens n'étant pas délimités avec précision, c'est l'interprétation de cette notion qui s'avère déterminante. Celle du Conseil fédéral, qui fonde la pratique actuelle, est la plus restrictive112. Certains auteurs, proches de cette position, se contentent de considérer l'art.

139 al. 3 Cst. comme renvoyant au contenu du jus cogens international et nient d'une manière générale que de nouvelles règles puissent venir renforcer les garanties ayant à l'heure actuelle la qualité de normes impératives113.

77 Cette approche restrictive, minimaliste et rigide n'est plus à même de résoudre les difficultés juridiques et pratiques que présentent désormais les initiatives populaires. Elle méconnaît en outre les fondements théoriques du jus cogens: cette notion a été conçue pour évoluer et renforcer la protection des droits fondamentaux, non pour recevoir des contours définitivement gravés dans le marbre constitutionnel des Etats. Cette conception est celle de la Convention de Vienne, de la CDI, de la Cour internationale de Justice et de nombreux auteurs contemporains. C'était aussi celle du Conseil fédéral, dont l'attitude est désormais parfaitement contradictoire, puisque après avoir affirmé que l'Assemblée fédérale (sur recommandations de sa part) devrait clarifier la portée de cette notion dans une jurisprudence

112 Voir supra n° 26.

113 Voir supra notes 38 et 40.

"tenant compte de la doctrine" et que la réglementation "laisse au contraire la porte ouverte à une évolution dans ce domaine"114, il a fait sienne une pratique des plus conservatrices.

78 Notre préférence va donc à une interprétation dynamique du jus cogens, reconnaissant aux Etats la faculté d'en délimiter des contours plus larges à la lumière de leur propre pratique.

Dans cette optique, on ne voit pas quelle raison s'opposerait à inclure dans un premier temps l'interdiction des discriminations, raciales au moins, ainsi que la liberté religieuse115, dans le cercle des règles impératives du droit international au sens de l'art. 139 al. 3 Cst. La doctrine sceptique rétorque que l'interdiction des discriminations notamment est loin de faire l'unanimité de la communauté internationale, et que par conséquent elle ne saurait avoir valeur impérative116. Cet argument peut être écarté en s'appuyant sur l'existence d'un jus cogens régional117. Il suffit en effet de rappeler que l'art. 14 CEDH vaut pour les 47 Etats du Conseil de l'Europe et que le non-respect de celui-ci conduit à des condamnations avec effets obligatoires. Rien ne s'oppose donc à ce que la Suisse interprète plus largement la notion de jus cogens, de manière à augmenter la protection des droits fondamentaux au sein de son ordre juridique.

2. Le cas des traités non dénonçables

79 Dans un second temps, nous avons traité de la problématique des limites implicites, qui est elle aussi liée à l'interprétation de l'art. 139 al. 3 Cst. La proposition déjà citée de la sous-commission n° 1 de la Commission constitutionnelle du Conseil national présentait un défaut majeur: proposer comme nouvelle condition de validité matérielle l'ensemble des traités non dénonçables. C'est donc sans surprise qu'elle n'a pas été retenue par la Commission constitutionnelle118. En revanche, les propositions plus récentes tiennent compte de ce refus et contiennent toutes un critère permettant d'éliminer les traités de peu d'importance119. Par conséquent, l'argument consistant à se baser sur cette décision pour justifier le caractère exhaustif de l'art. 139 al. 3 Cst. n'est plus pertinent. Quoiqu'il en soit, nous avons montré qu'il n'était pas convaincant et que les travaux préparatoires soulignent la nature ouverte de la

"réglementation" des conditions de validité matérielle120. D'une manière générale, nous avons également mis en évidence les arguments qui plaident en faveur de la doctrine progressiste121. 80 Nous proposons donc de retenir que la liste de conditions prévue à l'art. 139 al. 3 Cst. n'est pas exhaustive. Cela ne revient évidemment pas à dire que n'importe quelle nouvelle condition pourrait être "adoptée" par le Conseil fédéral. Toute interprétation extensive doit garder un lien étroit avec la lettre de la Constitution et respecter son esprit, c'est-à-dire le respect par l'ordre juridique suisse des garanties fondamentales du droit international. De ce fait, nous sommes d'avis que les traités non dénonçables de jure ou de facto doivent constituer une limite à la révision de la Constitution, pour autant qu'ils protègent des droits fondamentaux. A ce propos, les auteurs parlent de "traités garantissant des droits fondamentaux à l'échelon international"122, de "Verträge von erheblicher Tragweite"123, de "Staatsverträge von

114 FF 1997 I 454-455.

115 Son noyau dur ne pouvant faire l'objet de restrictions (FF 2008 6231), la nouveauté concernerait la dimension extérieure de cette liberté, sous réserve d'une restriction justifiée.

116 Voir notamment: AUER/TORNAY, p. 744.

117 Voir supra n°29. ZIMMERMANN, p. 758, appuie la thèse de DE QUADROS en l'illustrant par la question de l'interdiction de la peine de mort. Il conclut qu'"il serait surprenant que l'Assemblée fédérale n'invalide pas une initiative populaire demandant la réintroduction de la peine de mort au motif qu'elle ne contrevient pas aux règles impératives du droit international". Contra: GRAF, n° 103.

118 Voir supra note 53.

119 Voir infra n° 80.

120 Voir supra n° 39.

121 Voir supra n° 41.

122 ZIMMERMANN, p. 758. Idem: AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, Vol. I, n° 1301.

besonderer Wichtigkeit"124, de "Völkerrechtsnormen (…) von inhaltlich weittragender Bedeutung"125, ou encore de "völkerrechtliche Verpflichtungen von grundlegender Bedeutung"126. Il n'existe donc pas (encore) de notion bien arrêtée, mais l'on peut aisément déduire ces éléments qu'il s'agit bien de prendre en compte les instruments internationaux de protection des droits de l'homme, à l'exclusion de tout autre traité, fût-il non dénonçable de jure.

81 Concrètement, c'est au cas par cas qu'il faudra trancher la question, car établir abstraitement une liste de traités paraît être un exercice périlleux. Seraient visés notamment la CEDH, les deux Pactes de l'ONU (non dénonçables de jure), mais également la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discriminations raciales, la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants127 et tout autre traité de facto non dénonçable. Nous pensons qu'une interprétation englobant la CEDH et les deux Pactes de l'ONU permettrait en pratique d'éviter de soumettre au peuple et aux cantons les initiatives contraires aux droits fondamentaux. Cependant, il n'existe aucune raison d'exclure d'emblée les autres conventions, qui pourraient le cas échéant trouver application en tant que limite matérielle afin de combler les lacunes des conventions de portée générale. Quant au droit de l'Union européenne, il formerait nécessairement, en cas d'adhésion, une condition de validité matérielle. Il tomberait donc lui aussi, implicitement, sous le coup de l'art. 139 al. 3 Cst.128 Le contrôle serait par ailleurs analogue à celui de la conformité des initiatives cantonales au droit fédéral.

B. La solution démocratique

82 Outre le fait d'interpréter plus largement le texte constitutionnel existant, il est bien sûr possible de réviser formellement la Constitution pour y inclure en toutes lettres une ou plusieurs nouvelles conditions de validité matérielle. Les auteurs défavorables aux propositions touchant à l'interprétation sont divisés: certains d'entre eux sont contre l'ajout de toute nouvelle condition, quelle que soit la méthode utilisée pour y parvenir. D'autres en revanche sont conscients que des aménagements sont nécessaires mais sont convaincus qu'ils ne doivent être entrepris que par la voie de la révision constitutionnelle129. Quant aux auteurs favorables à la solution interprétative, il ne fait aucun doute qu'ils se réjouiraient du succès d'un projet de révision de l'art. 139 al. 3 Cst.130

83 Parmi les auteurs les plus réticents à une évolution, certains soutiennent qu'il revient tout simplement aux autorités, en cas d'initiative contraire à la CEDH et aux Pactes de l'ONU acceptée par le peuple, de prendre toutes les mesures nécessaires pour en atténuer les conséquences néfastes pour la Suisse131. Nous l'avons déjà montré à maintes reprises: il semble particulièrement insatisfaisant de laisser sans autre le souverain jouer un bien mauvais rôle, celui d'un organe de l'Etat violant les droits fondamentaux, pour ensuite tenter de réparer les pots cassés. En outre, il nous paraît injuste de déplacer le problème et de faire supporter aux autorités d'application la responsabilité, politique et juridique, de manipuler des textes contraires aux droits fondamentaux.

123 WILDHABER, Neues zur Gültigkeit, n° 19.

124 KAYSER, p. 194.

125 THÜRER, § 11, n° 15.

126 RHINOW, n° 3191.

127 Entrée en vigueur pour la Suisse le 26 juin 1987 (RS 0.105).

128 Voir supra n° 43 et note 62.

129 HANGARTNER, n° 42; KELLER/LANTER/FISCHER, p. 145 ss.

130 Voir notamment les prises de position de KAYSER, p. 192-196, 270, et supra note 57.

131 NOBS, p. 121; HANGARTNER/KLEY, n° 561, COTTIER/HERTIG, p. 21-22, AUER/TORNAY, p. 745-746; MADER, n° 111; Problemfelder, p. 108.

84 La révision formelle de la Constitution fédérale présente un double avantage. D'une part, elle permettrait au constituant de se prononcer sur l'aménagement de son droit populaire "favori", ce que ne permet pas la solution interprétative. Autrement dit, la création de nouvelles limites matérielles gagnerait en légitimité. D'autre part, elle offrirait l'occasion de mettre un terme aux controverses liées à l'interprétation, en définissant précisément dans le texte de l'art. 139 al. 3 Cst. quels traités doivent constituer une condition de validité matérielle des initiatives populaires. La formulation suivante pourrait être adoptée par le constituant: "Lorsqu'une initiative populaire ne respecte pas le principe de l'unité de la forme, celui de l'unité de la matière, les règles impératives du droit international, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 mai 1950 et ses protocoles ou les Pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques sociaux et culturels du 16 décembre 1966, l'Assemblée fédérale la déclare totalement ou partiellement nulle.". Il est possible de préférer une formulation plus ouverte, en se contentant d'ajouter aux

"règles impératives du droit international" le corps de phrase suivant: "ou un traité international protégeant des droits fondamentaux"132.

85 La première formule a l'avantage d'être précise. En revanche, elle exclut les autres traités, comme les accords de l'OMC, de l'OIT, les accords bilatéraux ou les conventions régionales et internationales protégeant des droits fondamentaux133. La seconde, plus ouverte, règle la question des traités non dénonçables de facto ou de jure, puisqu'elle vise tous les traités protégeant des droits fondamentaux. Par contre, c'est par l'interprétation, de cas en cas, qu'il conviendrait de déterminer quels traités tomberaient sous le coup de cette nouvelle notion.

Les travaux préparatoires, mais surtout la pratique, seraient déterminants.

86 Quoiqu'il en soit, nous sommes d'avis que la solution interprétative et celle, plus démocratique, d'une révision de la Constitution, ne s'excluent pas. Au contraire, elles se complètent, notamment dans une perspective temporelle. A court terme, un changement de pratique des autorités se basant sur une interprétation nouvelle de l'art. 139 al. 3 Cst. est plus probable que la réussite d'une révision formelle de ce même article. Ainsi, l'interprétation, la construction de principes constitutionnels non écrits, pourrait précéder la codification, et ce dans le respect de la plus pure tradition fédérale: c'est en effet de cette manière que les termes

"règles impératives du droit international" de l'art. 139 al. 3 Cst. ont vu le jour, tout comme de nombreuses dispositions de la Constitution fédérale du 18 avril 1999.

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