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« RÉINVENTONS NOS PLACES » : LES DÉFIS POSÉS PAR LE PROJET

ET L’ADAPTATION DES PROFESSIONNELS

INTRODUCTION

« On invente une nouvelle doctrine de l’aménagement de l’espace public, la doctrine Hidalgo.

On repense la manière d’aménager l’espace public. Disons une philosophie de l’aménagement de l’espace public qu’on écrit. PAVEX et l’APUR s’y mettent. »133

(24 septembre 2015, ingénieur, réunion pré-AGORA, locaux du SAGP).

« (…) l’activité réflexive se cristallise autour de la description des changements contextuels

intervenus. Ces énoncés ont souvent pour particularité de s’inscrire dans des raisonnements binaires d’évolution (passé/présent, inertie/modernité) qui rendent l’adaptation des pratiques d’aménagement d’autant plus incontournable » (Cadiou, 2016, p.31).

La Ville de Paris engage des projets d’aménagement d’espaces publics. Ils visent à expérimenter, essayer, faire évoluer des façons de faire l’espace public. Les ingénieurs et architectes voyers de la Ville de Paris, à la fois maître d’ouvrage et maître d’œuvre, centralisent toutes ces injonctions à modifier les pratiques, les savoirs et savoir-faire. Ils doivent changer certaines de leurs pratiques. S’ils ne sont directement visés, ils sont les intermédiaires entre les professionnels du projet, centralisent les demandes, les initiatives. Ainsi, ces projets s’inscrivent, a priori, dans ce raisonnement binaire qu’évoque Stéphane Cadiou. Il y a un passé, que les ingénieurs et architectes voyers représentent pour partie. Le projet des sept places doit permettre d’expérimenter et donner naissance à de nouvelles pratiques, de nouveaux savoir faire. Les ingénieurs et architectes voyers du SAGP sont au centre de ces volontés politiques, notamment en raison des connaissances techniques et patrimoniales liées au territoire parisien. Il y a également des raisons budgétaires et de pragmatisme : le projet réalisé en interne sera moins onéreux et le lancement du projet sera plus court. Cette vision d’un nouvel aménagement d’espace public et les façons de faire ou objectifs qui y sont liés sont alors proposés aux services.

L’agencement134 du projet « Réinventons nos places » vise alors « l’adaptation des pratiques d’aménagement » (Cadiou, 2016, p.31) des services de la Ville à de nouvelles attentes municipales. Les professionnels des services, détenteurs de l’ensemble de ces connaissances techniques, territoriales, normatives, sont placés en situation d’incertitude et d’expérimentation. Le processus de projet engagé doit permettre l’incorporation de nouvelles pratiques et l’adaptation de ces corps professionnels à ces nouvelles propositions. L’adaptation suppose alors un juste milieu entre ce « passé » et cette nouvelle « philosophie de l’aménagement ». Si plusieurs professionnels sont impliqués dans ce grand projet

133 Ces rappels quant aux exigences du projet, aux défis qu’ils posent pour ces professionnels n’enlèvent en rien les difficultés abordées plus tôt. Tous les mots, tous les objectifs posent question. A la suite de cette intervention, un des architectes voyers explique que ce serait davantage une histoire, mais qu’il est difficile de raconter une histoire avant de l’avoir faite. Le chef de projet des berges, quant à lui, du fait de son expérience en lien aux nouvelles façons de réaménager les espaces publics explique les contraintes et blocages : « On est bloqués entre les ABF et la Mairie. C’est pas cher en fonctionnement, pas beaucoup d’infra non plus… Les ABF veulent enlever les signes de circulation… La Maire veut les laisser comme témoignage du passé. Et il faut des usages pérennes. Sinon, ça coûte cher… C’est difficile de raconter une histoire ! ». (même réunion).

134 La définition de l’ « agencement » est « l’arrangement résultant d’une combinaison ». En cela, le terme nous semble convenir dans le cadre d’un projet urbain. Le terme souligne ici les réorganisations successives par l’Hôtel de Ville. Cette notion fait également écho à la « configuration » de Norbert Elias. Cette dernière met, quant à elle, l’accent sur les jeux d’acteurs et les règles du jeu dans l’action, les interdépendances entre acteurs. En utilisant cette notion d’agencement, celle de configuration est également présente.

urbain, les demandes municipales, les temps de réflexion, les nouveaux objets, circulent à un moment ou à un autre dans les services de la Ville.

Le projet étudié doit être le lieu de l’expérimentation : expérimenter de nouvelles formes d’organisation, de nouvelles relations de travail, le partage de tâches, de nouveaux réflexes… L’enjeu est alors pour la Ville de concentrer des savoirs et savoir-faire jugés innovants par et dans les pratiques, pour partie, des services de la Ville. Ces derniers sont alors accompagnés et sont placés en situation d’apprentissage. C’est un « espace des savoirs » (ibid., p.31) qui se forme à travers l’encadrement et le suivi des pratiques des services de la Ville.

La municipalité par l’intermédiaire de la Mission PAVEX135 (Secrétariat Général) et de l’APUR va conduire les services à faire évoluer des savoir-faire, à proposer de nouvelles façons de faire, à faire circuler de nouvelles connaissances pour fabriquer un espace public. Associer des savoir-faire différents pour agir est à la mode, à l’image du pôle de compétences du pOlau136. Mais ici, il ne s’agit pas uniquement de mettre des professionnels différents autour d’une table. Il s’agit aussi de transposer des savoirs d’un monde professionnel à un autre, de les appliquer, de construire parfois un guide de préconisations à partir d’idées plus abstraites qui ne correspondent à aucune pratique concrète pour les services137 à Paris. La Ville veut faire évoluer les pratiques par « des circulations et des transferts de modèles, de

références, d’idées, de savoirs et de pratiques en urbanisme et en aménagement » (Bourdin, Idt, 2016,

p.9).

De nombreux défis sont lancés : construire un dialogue avec Cisco pour mettre en adéquation des propositions numériques et des besoins territoriaux ou techniques à la Ville de Paris, ou encore, intégrer des références extérieures et un nouveau vocabulaire ; comme le terme de « préfiguration » ou « le genre »; dans la programmation des usages sur les places. Ces volontés municipales sont nombreuses, elles se traduisent en séminaires, en outils138 à développer, en propositions d’aménagement ou en pratiques à acquérir pour les professionnels de la Ville. Ces propositions construisent un « projet-formation » ou un « projet-expérimentation » et entraînent ponctuellement une modification du travail, de ses tâches, de ses temporalités et de ses réflexes.

Dans le chapitre 3, nous présentons, dans un premier temps, l’agencement du projet par la municipalité parisienne. Ce processus de projet vise à la formation de nouvelles pratiques – pour partie dirigée vers les services de la Ville – et l’expérimentation. Des temps de réflexion sont proposés, une équipe-projet est recomposée en associant des compétences liées à la scénographie et à celles du corps des ingénieurs de la Ville. Ce ne sont que quelques exemples qui illustrent la structuration inédite de ce projet d’aménagement d’espaces publics. Nous proposons de regarder la forme de ce projet et les propositions

135 Mission Préfiguration Aménagement Valorisation Expérimentation, du Secrétariat Général de la Ville de Paris.

136 A partir du mois d’avril 2017, le « pôle de compétences » du pOlau (pôle des arts urbains, pôle de recherche et d’expérimentation sur les arts et la ville, à Saint-Pierre-des-Corps) permet de réunir divers

professionnels pour travailler sur les arts et l’urbanisme. « […] il permet de concentrer des savoirs et savoir-faire complémentaires autour de l’urbanisme culturel et de développer des collaborations fertiles » (pOlau, pôle arts. urbanisme, 2017, cf. http://polau.org/incubations-et-experimentations/).

137 Nous pensons ici aux questions liées au genre.

138 « Outil » et « objet » sont utilisés à plusieurs reprises ici. Ce que nous nommons « outil », permet le travail. Ce que nous nommons « objet » est une chose matérielle, solide ou quelque chose qui se présente « à la pensée ». La Boîte à Outils, par exemple, est un objet « matériel », c’est aussi un outil construit pour accompagner le travail des équipes de la Ville de Paris. En l’occurrence, nous utilisons dans ce cas, l’une et/ou l’autre notion.

faites pour accompagner les services et faire évoluer les pratiques et savoirs de l’aménagement. Il s’agit également de voir les premiers effets de ces propositions sur le « vrai boulot » (Bidet, 2010) des équipes de la Ville.

Ces temps de réflexion organisés par l’APUR et la Ville ou la constitution des équipes-projets permettent d’observer des temps de travail à proprement parler « extra » ordinaires. Les services de la Ville doivent dans ces temps courts – parfois une journée – dialoguer avec un panel de professionnels, retenir et évaluer des propositions pour leur projet en cours et les intégrer « en cours d’action » (Schön, 1983, 1994). Ces temps spécifiques au projet « Réinventons nos places » - qui ont en majeure partie concentrés tous les intérêts des chercheurs et professionnels sur ce projet – sont des moments de production de connaissances, organisés à l’initiative de la municipalité. Ce chapitre 3 présente alors, un premier niveau de lecture de la production de connaissances dans un projet d’aménagement d’espace public.

Ces spécificités – comme un ensemble de volontés politiques cumulées pour faire de ces places un projet emblématique – entraînent pour autant une complexification de l’action et son lot d’incertitudes. D’une part, les professionnels des services doivent faire avec l’enchevêtrement des temps - ajouts de réunions et d’étapes -, la modification de certains repères - changements de termes et des référents hiérarchiques - mais aussi les incertitudes quant à leur pratique professionnelle - mobilisent-ils les bons termes et les bonnes « connaissances » ? comment se positionner et se répartir les tâches avec certains professionnels avec qui ils ne travaillaient pas alors ?, etc. D’autre part, si les temps dits « extra » ordinaires posent question et interrogent la recherche et les professionnels, le travail routinier perdure en toile de fond. Nous observons dans ce « vrai boulot » (Bidet, 2010) des professionnels qui doivent continuer à agir sur la régulation de la circulation automobile, l’éclairage public ou l’emplacement des étals du marché. Les acteurs institutionnels sont toujours contactés (les ABF, la RATP, le STIF, etc.) et le travail des services continue parallèlement ou se croise avec ces nombreuses modifications engagées par la municipalité.

Les services de la Ville doivent « faire avec » les deux processus de travail, apprendre par l’action dans la routine139 et apprendre des propositions de la Ville. En dépit des difficultés pour l’agir professionnel et de divers freins (techniques, normatifs, administratifs), les ingénieurs et architectes voyers du projet doivent insérer dans leur travail de nouveaux mots, de nouveaux gestes, participer à des réunions de travail avec des professionnels jusqu’alors éloignés de leurs compétences pour faire circuler des savoirs propres à un monde professionnel à un autre ; tout en continuant à faire avec un principe de réalité, les aspects concrets et routiniers de l’aménagement d’un espace public à Paris. Nous proposons alors de s’arrêter un instant sur les difficultés posées à l’action pour les professionnels des services.

Au-delà des temps de production de connaissances clairement identifiés comme tels par la municipalité à l’image des séminaires « Réinventons nos places », les professionnels prennent en main ces défis et s’adaptent dans l’immédiat. L’observation du projet, de son déroulement, donnent à voir un objectif d’acculturation des services aux nouveaux objets de l’espace public. En réalité, l’analyse des temps de travail, en dehors des phases « extra-ordinaires » permet de voir les services composer entre les attentes de la Mairie et les contraintes du travail quotidien. Ce sont alors d’autres temps de production

139 Ce terme est utilisé pour désigner des processus de travail connus par les équipes de la Ville. Il est relatif… Il n’est pas péjoratif dans notre texte car il souligne aussi une grande maîtrise professionnelle. Il n’enlève en rien, par ailleurs, à la complexité de leur travail : routine ne signifie pas ici l’absence d’aléas et d’incertitude dans leur travail. Il désigne le travail quotidien.

de connaissances, des temps de mise en circulation et de co-production de savoirs. Le praticien fait face aux exigences du politique pour l’adapter à son travail. Le chapitre 4 propose ainsi de voir un deuxième niveau de lecture de l’évolution des pratiques et des savoirs professionnels « en cours d’action » : celui de la composition et de l’adaptation de professionnels par l’action (pour faire référence au « hands-on-learning » de John Dewey) et dans l’action pour relever la diversité des sujets proposés. Ce chapitre propose de voir l’adaptation de ces professionnels à ces défis posés par la municipalité : une adaptation par et dans le travail quotidien, mais également une prise en main de ces demandes quant aux connaissances et pratiques qu’il faut intégrer et aux professionnels avec qui travailler. Nous regardons alors la mobilisation des professionnels de la Ville par leur travail et leur adaptation : en étant à l’initiative de temps de production de connaissances. Il s’agit de décrire le travail et les adaptations des services en cours d’action pour participer au renouvellement des pratiques d’aménagement des espaces publics.

La deuxième partie dans son ensemble s’appuie pour beaucoup sur les éléments issus des réunions suivies - de travail entre professionnels ou de concertation - mais également de témoignages et d’entretiens menés, pour certains, à plusieurs reprises avec un même professionnel, et sur le temps long du projet. Cette analyse, à l’appui des récits et du travail de terrain, est étayée par la consultation et l’examen des documents produits – techniques ou plus généralistes et publics – l’étude des mots employés et des échanges entre professionnels.

CHAPITRE 3

L’AGENCEMENT DU PROJET PAR LA VILLE DE PARIS : DE NOUVELLES