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La pratique du soin à la première personne :

C) L’abandon de soi :

2- La pratique du soin à la première personne :

Dans la problématique du soin que l’on se prodigue à soi-même, nous ne pouvons pas occulter le fait que l’organisme dispose d’un mécanisme destiné à le protéger des agents pathogènes : le système immunitaire. Par conséquent, avant d’être une action élaborée et mise en œuvre par la personne, l’auto-soin est, d’abord, une production de l’organisme. Mais, ce n’est pas parce que le système immunitaire est un automatisme qui agit à l’insu de la personne, que celle-ci doive s’en désintéresser. Au contraire, il est patent qu’un état psychique solide ou fragile, une conduite appropriée ou inadéquate affectent la qualité intrinsèque attendue du système immunitaire qui est de pouvoir répondre, efficacement, à l’action d’un agent pathogène. A cet égard, nous devons avoir conscience que le travail du négatif qui opère dans la vie psychique, à travers les émotions éprouvées, entrave son bon fonctionnement. Dans le même ordre d’idées, il est notoire que l’adoption de conduites à risques répétitives et l’exposition à des substances nocives en amoindrissent l’efficacité.

Nous sommes, en effet, bien obligés d’admettre que la personne est capable d’adopter des comportements déraisonnables de nature à nuire à la préservation de sa santé. C’est, en particulier, le cas lorsqu’elle cultive l’insouciance de soi. Elle néglige, alors, le fait qu’elle est actrice dans le déclenchement de la maladie par un mode de vie inadéquat ou par des conduites constitutives de risques. Il n’est, certes, pas concevable de dénier à une personne le droit de choisir son chemin y compris le plus mauvais. Par contre, il est nécessaire de veiller à ce qu’elle ait une parfaite conscience de ce qu’impliquent ses propres choix de vie qui, soulignons-le, engagent sa responsabilité. A l’opposé, lorsque la personne se soumet à la vaccination, elle contribue à l’éducation de son système immunitaire, et par conséquent, elle renforce son efficience. Ces éléments montrent, à l’évidence, que la personne joue bien un rôle actif dans l’affermissement ou dans l’affaiblissement de son système immunitaire.

L’existence même du système immunitaire consacre, pour moi, à un double titre, l’idée du soin en première personne. En effet, d’une part, chaque personne dispose d’un

165 mécanisme de défense autonome contre les agents pathogènes qui lui appartient en propre et qui réagit selon sa singularité. D’autre part, si la personne est dans l’incapacité d’intervenir sur les modalités de fonctionnement de son système immunitaire, elle possède, néanmoins, comme nous venons de l’évoquer, le pouvoir d’améliorer son efficacité, et de ne pas contribuer à son altération par des conduites inappropriées.

Mais nous devons reconnaître que la parfaite efficacité du système immunitaire n’est jamais assurée. Il lui arrive, même, de détruire les éléments constitutifs du vivant qu’il est sensé préserver. Au regard de tels dysfonctionnements qui, en règle générale, se traduisent par l’apparition d’une pathologie, l’idée hippocratique selon laquelle chaque personne doit savoir se secourir par elle-même dans les maladies garde, à l’ère moderne, toute sa pertinence. Elle est, d’ailleurs, reprise par Bergson :

« […] la nature, ayant conféré à l’être vivant la faculté de se mouvoir dans l’espace, signale à

l’espèce, par la sensation, les dangers généraux qui la menacent, et s’en remet aux individus

des précautions à prendre pour y échapper158 ».

A l’évidence, se poser comme sujet existant, c’est-à-dire comme puissance d’actualisation de possibles, suppose, à mon sens, que la personne sache perdurer dans son être en mettant à distance ou en éliminant les états menaçants. Cette attitude apparaît d’autant plus légitime que c’est bien la personne qui est la mieux placée par rapport à un tiers, fût-il savant, pour orienter sa vie à partir de la connaissance qu’elle a de sa propre existence :

« L’existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu’on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément159 ».

158 Bergson Henri, Matière et Mémoire, op.cit., p.12.

166 Ainsi, il revient à chacun le soin d’établir, dans le domaine de sa santé, ce qu’il convient de faire, et de choisir les moyens jugés les plus appropriés pour la préserver ou la restaurer. τr, il est à noter que, pour le sens commun, l’activité qui consiste à se soigner est envisagée dans un sens restrictif. En effet, l’idée de soin est habituellement liée à l’existence de la pathologie, et à la finalité qui est recherchée, à savoir la guérison. Il en résulte, par conséquent, qu’en l’absence de la maladie, la personne est susceptible d’oublier une dimension essentielle de l’existence qui consiste à prendre soin de soi :

« A la différence de la maladie, la santé ne nous est pas constamment présente à l’esprit, elle nous accompagne sans que nous nous en souciions. Elle ne nous enjoint pas, ni ne nous engage à prendre soin de nous-mêmes. Elle participe de ce prodige qu’est l’oubli de soi160 ».

La personne peut être, ainsi, amenée à occulter le fait que sa santé est à entretenir sous peine de la perdre.

Pourtant, elle possède bien une prérogative qui lui appartient en propre qui est de se soucier de sa santé, ce qui signifie, soulignons-le, qu’elle ne saurait être déléguée à un tiers. C’est, d’ailleurs, à mon sens, ce qui fonde la pratique des soins que l’on se prodigue à soi- même. La personne se doit de chercher, de trouver et de mettre en œuvre ses propres solutions pour tenter de prévenir les altérations de sa santé. Mais, il convient d’observer que la possibilité d’une action efficace suppose qu’elle connaisse précisément le risque encouru, et l’attitude d’évitement appropriée qu’elle se doit d’adopter. Elle doit, également, posséder le savoir-faire propre à lui permettre le rétablissement d’une santé dégradée.

En fait, chacun possède la faculté de se soigner en faisant l’expérience de ce qui, dans son mode de vie, lui convient ou ne lui convient pas. La personne peut, dans ce cas, se livrer à des expérimentations qui ont pour finalité d’améliorer son état de santé. Le simple exemple de la colopathie fonctionnelle161 illustre cette assertion. Ainsi, pour traiter cette pathologie, la

160 Gadamer Hans-Georg, Philosophie de la santé, op.cit., p.107.

161C’est un « trouble du fonctionnement du côlon, d’origine inconnue, sans lésion organique décelable », selon

167 personne, à partir de la connaissance qu’elle a d’elle-même, procède à des essais successifs pour déterminer les aliments qui lui conviennent le mieux. Si ce tâtonnement empirique et progressif ne lui permet pas de comprendre les phénomènes physiologiques qui conduisent à la guérison, il contribue, néanmoins, à l’amélioration de sa santé.

Il est, généralement, admis que l’adoption d’une hygiène de vie permet à chacun d’espérer se prémunir contre certaines altérations de sa santé. Il est acquis, en effet, que la pratique des exercices physiques contribue à affermir le corps, à le rendre plus résistant, plus actif, plus puissant, et, par conséquent, moins sujet à l’apparition de pathologies. Du coup, la personne est moins asservie aux contraintes physiques occasionnées par la maladie ; ce qui, me semble-t-il, est de nature à lui permettre de se rendre plus disponible pour s’adonner à ce qui constitue un moyen de prévention efficace contre la pathologie qu’est l’indispensable travail réflexif sur soi. Il apparait, donc, que, par le fait de prendre soin de soi en observant, par exemple, comme nous venons de le voir, une hygiène de vie, la personne se donne le moyen de renforcer sa résistance aux aléas auxquels est soumise sa santé.

Mais, il est à remarquer que si la personne dispose bien d’une liberté de choix quant aux moyens pour prendre soin d’elle-même et se soigner, celle-ci est sans cesse mise en question par l’action d’un biopouvoir médical qui apporte des réponses, présentées comme les seules possibles, aux problématiques de santé. En conséquence, il apparaît bien que la personne doit faire preuve de vigilance, et veiller à s’en tenir, rappelons-le, à un bon usage de la médecine technico-scientifique ; ce qui signifie qu’au recours systématique à un thérapeute, elle puisse substituer une automédication assise sur l’autocontrôle et l’autorégulation. Autrement dit, se soigner par soi-même est une attitude raisonnée qui se conçoit, d’une part, comme la mise en œuvre d’une hygiène de vie visant à prévenir l’apparition de pathologies et, d’autre part, comme le recours à la médecine lorsque la personne a épuisé ses propres capacités à restaurer sa santé.

168 Mais, nous devons bien convenir que ce qui caractérise surtout la modernité c’est que l’attitude qui consiste à se soigner par soi-même est étroitement déterminée par l’existence de facteurs liés au développement même de la médecine. Premièrement, la connaissance des mécanismes physiologiques et des éléments qui nuisent au bon fonctionnement de l’organisme fournit à celui qui veut l’utiliser des moyens pour se maintenir en bonne santé. Deuxièmement, le fait que la médecine soit présente et agisse dans tous les champs de l’existence dépossède la personne de son pouvoir de prendre soin d’elle-même, et de choisir, en cas de besoin, sa propre voie thérapeutique. Troisièmement, la puissance ou l’impuissance, selon les cas, de la médecine technico-scientifique conduit le malade qui l’accepte à devenir son délégataire pour pouvoir vivre dans des conditions supportables. Quatrièmement, les opérations chirurgicales de remplacement d’un élément anatomique perdu à la suite d’une maladie ou d’un accident sont de nature à provoquer chez le patient un vacillement identitaire qu’il se doit d’annihiler pour espérer renaître à la vie.

C’est pourquoi nous allons articuler notre propos autour d’une double approche. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à ce qu’il convient d’appeler les modalités de l’agir. C’est-à-dire qu’à partir du constat que l’organisme oscille entre la santé et la maladie, nous examinerons ce que signifie prendre soin de soi et se prodiguer des soins à soi-même. Ensuite, nous nous poserons la question de savoir si, de fait, une pratique auto-soignante n’est pas déjà sous l’influence de la médecine technico-scientifique. Puis, dans un second temps, nous chercherons à déterminer si, à partir des problématiques qui consistent à vieillir sans déclin, à vivre avec une maladie de compagnie et à affirmer ses traits identitaires après un acte chirurgical réparateur, se soigner par soi-même ne consiste pas, en définitive, à répondre de manière inventive à des situations inédites. Si c’est le cas, il conviendra alors de tenter de comprendre ce que recèle cet agir, nécessairement, créatif.

2-1 Les modalités de l’agir du bien-portant et du malade :

Personne ne peut mettre en doute le fait qu’à l’exception des personnes atteintes de maladies congénitales héréditaires ou de maladies acquises in utero, les êtres humains

169 naissent tous en bonne santé. Il convient, donc, d’en prendre soin. Mais, nous devons bien reconnaître que ce fonctionnement régulier et harmonieux de l’organisme est sans cesse menacé : « Nous sommes destinés à vieillir, à nous affaiblir, à être malades malgré tous les traitements médicaux162 ». On voit bien que la pleine santé, si tant est qu’elle existe, est un état

qui ne perdure pas, malgré la mise en œuvre d’actions destinées à la préserver. En effet, la santé possède la caractéristique de s’altérer au fil du temps. τn peut, donc, légitimement penser que si la personne entreprend de se soigner, c’est justement parce que sa santé est devenue problématique ; elle s’est dégradée ou elle a été perdue. Il me semble, donc, qu’en préalable à toute action, se pose, pour la personne, la question de savoir à quel phénomène elle a affaire ; ce qui revient, par conséquent, à déterminer ce qu’est la santé et son antonyme la maladie.