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L’existence de l’espéranto est mise en péril dès les prémices de la Deuxième Guerre mondiale (1939). Dans un contexte européen nationaliste, pour la gauche comme pour la droite, l’espéranto est désormais considéré dangereux. D’allié de l’Internationale socialiste, l’espéranto devient un rival de la langue russe pour la même mission. Lors des purges staliniennes de 1937-1938, des espérantistes soviétiques seront accusés de « cosmopolitisme » et de contacts internationaux douteux. Considérés comme des espions ou des traîtres, ils seront transférés aux goulags sibériens.

Fervent espérantiste, le leader bolchévique Léon Trotsky désignait l’espéranto « langue de la révolution mondiale ». Opposant de Joseph Staline, il sera exilé par celui-ci en 1929 alors que

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commencent les cruelles répressions. Les trotskistes autant que les espérantistes sont alors considérés comme des dissidents, des espions et des terroristes.

A la différence de l’URSS, l’Allemagne nazie condamne l’espéranto dès 1920 comme faisant partie du complot judaïque, un concept développé dans l’ouvrage d’A. Hitler, Mein Kampf (1925), où il est question de l’utilisation future de l’espéranto par les Juifs pour la domination des autres peuples. Dès 1933, les associations espérantistes sont bannies en Allemagne et les espérantistes persécutés. Les descendants de Zamenhof (sa sœur Ida et ses enfants Adam, Sofia et Lidia) seront exécutés par les Nazis au camp de Treblinka (Pologne).

2.1.12. 1931 : fin de la coopération entre l’union des espérantistes soviétiques (SESR) et la SAT

Cinq ans avant que ne commencent les persécutions, les tensions avaient augmenté au sein du mouvement anational, qui regroupait alors les associations communistes.

L’union des espérantistes soviétiques (SESR) avait eu pour objectif, dès 1920, de combattre le courant « neutraliste » espérantiste mondial. « СЭСР оказывал непосредственную финансовую помощь для осуществления издательских планов САТ. » (Krasnikov 2008, p. 47) [« La SESR fournissait une aide financière directe en soutien des projets de publications de la SAT. »] La SAT est alors considérée en URSS comme un mouvement extrêmement utile pour la diffusion des idées soviétiques en raison de sa proximité avec les mouvements sociaux les plus avant-gardistes, mais aussi pour la discipline organisationnelle de ses membres.

Les anarchistes au sein de la SAT qui considéraient que l’association subissait une influence communiste excessive se sont séparés en 1924, créant la TLES (Tutmonda Ligo de Esperantistaj Senŝtatanoj ou Ligue mondiale des anarchistes espérantistes).

En 1929, Ernst Drezen, fidèle espérantiste et responsable du mouvement espérantiste soviétique, tente de concilier ses deux missions en tant qu’espérantiste et en tant que communiste. Il se consacre donc à critiquer les positions au sein de la SAT qui cherchent de

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manière « opportuniste » à s’éloigner de la cause de la lutte des classes et à orienter la SAT vers des buts culturels, éducatifs et informatifs. De son côté, la SAT accuse Drezen de vouloir aligner ses objectifs sur ceux du Komintern et de la contraindre à renoncer à son indépendance non-partisane (Krasnikov 2008, p. 48). En 1929, Eugène Lanti décide de se recentrer sur l’a-nationalisme, pour se battre sur les fronts économique et social, mais non politique. En 1931, le 11e congrès de la SAT refuse majoritairement les conditions des communistes, et ceux-ci quittent l’organisation pour créer leur propre association. Internacio de Proleta Esperantistaro, l’Internationale des Espérantistes Prolétaires, est fondée en 1932 par Ernst Drezen).

2.1.13. Conclusion

A travers la présente revue historique, nous avons pu établir :

- les valeurs humanistes fondatrices du mouvement espérantiste ; - les premières propositions idéologiques et de politique linguistique ;

- les liens idéologiques entre le mouvement non neutre et le bloc soviétique (nous verrons au point 2.3 que les associations neutres ont intégré de manière conditionnelle les associations espérantistes d’Europe de l’Est).

Un premier constat est que dès ses débuts, le mouvement a dû composer avec son idéal de neutralité et les compromis à trouver vis-à-vis des courants politiques révolutionnaires, qui se sont incarnés de manière forte dans l’idéologie socialiste. Force est de constater que le mouvement, même s’il reste éloigné des systèmes politiques officiels, comporte une composante politique par sa définition même. En effet, il est défendable d’affirmer qu’une langue artificielle conçue pour éliminer l’injustice linguistique entre locuteurs, dans un objectif égalitariste et non élitiste, porte en elle un potentiel projet politique, social et économique.

Alors que l’UEA s’est toujours évertuée à rester politiquement la plus neutre possible, la SAT, fondée par la figure révolutionnaire Eugène Lanti, a au contraire revendiqué ses valeurs de gauche. Toutefois, le mouvement espérantiste ne saurait être résumé à un mouvement de gauche, car il a trouvé, au cours de son histoire, des adhérents parmi les militaires, les cercles

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scientifiques, l’Eglise catholique , ainsi que dans d’autres traditions spirituelles (par ex. les Bahais dès 1973). Au travers de la diversité idéologique au sein du mouvement, la préoccupation sociale et les idéaux spirituels restent présents.

2.2. 1945 : Bretton Woods et la marche de la langue anglaise

L’essor mondial de la langue anglaise se profile au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, alors que les Alliés signent à Bretton Woods, aux États-Unis, les accords scellant un nouveau système monétaire mondial autour du dollar américain. « L’anglais devenait d’un seul coup, dès 1945, la langue auxiliaire de l’Europe, » (Kersaudy 2003, p. 213).

L’importance de ce sujet pour le mouvement espérantiste réside dans le fait que cette réalité va infirmer l’ancien postulat espérantiste selon lequel aucune langue nationale ne peut être acceptée au niveau mondial comme langue auxiliaire, en raison de la concurrence entre langues nationales. Ainsi, au fur et à mesure que se précise la position dominante de la langue anglaise, l’UEA se résignera, dès le milieu des années 1970, à modifier ses allégations au sujet de la concurrence entre langues nationales, et ses stratégies, marquant un nécessaire tournant idéologique pour le mouvement.