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Partage des responsabilités 1. Nécessité de la délégation

Bien que la question de la délégation ne se posait pas concrètement dans l’ar-rêt Von Roll, étant donné que les organes de la société n’avaient pas chargé des tiers de prendre des mesures d’organisation et de contrôle afin d’empêcher des livrai-sons de composantes d’armes, le Tribunal fédéral semble reconnaître l’admissibi-lité de la délégation des tâches d’organisation et de surveillance incombant au conseil d’administration138.

Lorsqu’une société atteint une taille importante, la délégation de certaines tâches devient fréquente, car incontournable139. Les administrateurs ne pourront pas assumer seuls toutes les responsabilités, en raison de la masse de travail ainsi que du manque de connaissance dans certains domaines requis par l’activité de l’entreprise140. Ils devront donc s’entourer de spécialistes dans ces domaines de l’en-treprise, notamment pour la mise en œuvre de la surveillance et le contrôle des risques (audit interne, direction opérationnelle, y compris la compliance)141.

Il n’est pas possible de déterminer abstraitement quel degré de délégation est adéquat pour une entreprise142. Une répartition insuffisante des tâches peut

136 Hauri (n. 123), 18; Popp (n. 30), 31.

137 Cassani (n. 19), 62.

138 ATF 122 IV 128. Voir Cassani (n. 18), 65 qui considère que les considérants de l’arrêt laissent apparaître qu’il y avait matière à poursuivre les autres membres du conseil d’administration.

139 Godenzi/Wohlers (n. 17), 236 ss; Donatsch/Blocher (n. 27), 59.

140 Cassani (n. 18), 70; Popp (n. 30), 29.

141 Voir notamment Circ.-FINMA 2008/24 Surveillance et contrôle interne – banques.

142 Donatsch/Blocher (n. 27), 58 s.

menter les risques inhérents à l’activité de l’entreprise, étant donné que le person-nel engagé manquera certainement de temps et des connaissances nécessaires pour la bonne exécution de la tâche. A l’inverse, un morcellement trop important des tâches comporte le risque d’une dilution des responsabilités individuelles en rai-son du manque de clarté de la délimitation des différents domaines de responsabi-lité et de compétence.

2. Limites matérielles de la délégation

La délégation, notamment par le conseil d’administration, se voit fortement encadrée par la loi. Ainsi, la direction est, en principe, exercée conjointement par les membres du conseil d’administration (art. 716b al. 3 CO), sous réserve d’une éventuelle délégation. Si le conseil d’administration souhaite déléguer certaines tâches, notamment celles liées à une position de garant, il doit se tenir aux règles fixées par le Code des obligations143.

L’art. 716a CO prévoit que le conseil d’administration bénéficie de certaines compétences inaliénables144, notamment la fixation de l’organisation (al. 1 ch. 2) et l’exercice de la haute surveillance sur les personnes chargées de la gestion pour s’as-surer notamment qu’elles observent la loi, les statuts, les règlements et les instruc-tions données (al. 1 ch. 5).

Il incombe notamment au conseil d’administration de déterminer le cahier des charges de chacun de ses membres, d’établir un organigramme hiérarchique et d’édicter un règlement d’organisation en cas de délégation145.

La haute surveillance des personnes chargées de la gestion impose au conseil d’administration la mise en place des mécanismes nécessaires pour s’assurer que les délégataires respectent la loi et le devoir d’intervenir lorsqu’il constate des in-dices concrets d’une violation de leurs devoirs par les délégataires146.

L’énumération exhaustive des tâches inaliénables permet au conseil d’ad-ministration de déléguer les autres tâches147. Au sens de l’art. 716b al. 1 CO, «les statuts peuvent autoriser le conseil d’administration à déléguer tout ou partie de la

143 Cassani (n. 18), 71 s.

144 P. Forstmoser, Organisation und Organisationsreglement der Aktiengeselleschaft, Rechtliche Ordnung und Umsetzung in der Praxis, Zurich, Bâle, Genève 2011, § 8 N 4; M. Bauen/ R. Ber-net/N. Rouiller, La société anonyme suisse, Genève, Zurich, Bale 2007, N 462; Böckli (n. 2),

§ 13 N 285 s.

145 Forstmoser (n. 144), § 8 N 29 ss; Bauen/Bernet/Rouiller (n. 144), N 465; Böckli (n. 2), § 13 N 318 ss, not. N 336g s sur la responsabilité pénale des membres du conseil d’administration et de la direction en cas de défaut d’organisation.

146 Forstmoser (n. 144), § 8 N 63 s; Bauen/Bernet/Rouiller (n. 144), N 468; Böckli (n. 2), § 13 N 377.

147 Forstmoser (n. 144), § 6 N 1; Bauen/Bernet/Rouiller (n. 144), N 460 s.

gestion à un ou plusieurs de ses membres ou à des tiers conformément au règlement d’organisation».

Si le conseil d’administration ne prend pas les mesures pour requérir de l’as-semblée générale une base statutaire autorisant la délégation (art. 698 al. 2 ch. 1 CO), puis n’édicte pas un règlement d’organisation, il devra répondre pleinement de sa négligence de ne pas avoir tout mis en place pour éviter les risques inhérents à l’activité de l’entreprise148.

A l’inverse, si le conseil d’administration est bloqué par l’assemble générale, il est possible que la responsabilité d’un éventuel actionnaire majoritaire soit enga-gée en tant qu’organe de fait de la société149.

3. Partage horizontal

Le partage horizontal consiste en la division des tâches au sein de l’entre-prise en différents secteurs de responsabilité. Cette possibilité est prévue à l’art. 716a al. 2 CO pour le conseil d’administration. Celui-ci peut répartir entre ses membres, pris individuellement ou groupés en comités, la charge de préparer et d’exécuter ses décisions ou de surveiller certaines affaires150.

Le chiffre 24 du CSBP prévoit, par exemple, qu’un comité de contrôle éva-lue notamment le fonctionnement du système de contrôle interne en tenant compte de la gestion des risques ainsi que de l’observation des prescriptions légales qui s’ap-pliquent et des normes adoptées volontairement dans la société151.

La responsabilité de chaque membre se limite au secteur pour lequel ce der-nier a la possibilité d’agir152. Les autres membres doivent toutefois être convenable-ment informés pour assurer la coordination entre les différents secteurs153.

Ces secteurs de responsabilité et partant la responsabilité pénale individuelle sont cependant difficiles à délimiter dans la pratique154. Dans des situations de crise qui touchent toute l’entreprise et débordent des domaines déterminés de respon-sabilité, les individus ne peuvent pas se dégager de toute responsabilité en invo-quant la limitation de leur responsabilité à un secteur. Il est attendu de chaque

148 Donatsch/Blocher (n. 27), 59.

149 Donatsch/Blocher (n. 27), 59.

150 Voir Forstmoser (n. 144), § 5 N 3 ss pour la délégation de compétences à des comités en général.

151 Böckli (n. 2), § 14 N 298 ss; Bauen/Bernet/Rouiller (n. 144), N 709; Forstmoser (n. 144), § 5 N 84 ss.

152 Godenzi/Wohlers (n. 17), 239; Stratenwerth (n. 16), § 14 N 28; Eicker (n. 76), 687 s; Schmid (n. 46), 175 s.

153 Godenzi/Wohlers (n. 17), 239.

154 Ackermann, in: Ackermann/Heine (n. 14), § 4 N 110.

dividu ayant le pouvoir décisionnel d’intervenir qu’il le fasse pour mettre fin à la situation illicite qui perdure155.

4. Partage vertical a) Effets pour le délégué

Si les prescriptions légales susmentionnées ne sont pas respectées, le délé-gué reste entièrement lié156, sauf pour le transfert de compétences de simple exécu-tion qui ne nécessitent pas une base statutaire157.

A l’inverse, en cas de délégation admissible, le contenu du devoir des admi-nistrateurs se transforme. Dès lors, au sens de l’art. 754 al. 2 CO, la responsabilité de ces derniers se limite à prendre tous les soins commandés par les circonstances en matière de choix (cura in eligendo), d’instruction (cura in instruendo) et de sur-veillance (cura in custodiendo) du délégué158. La doctrine159 considère que le rai-sonnement de droit privé peut être repris mutatis mutandis en droit pénal, ce que le Tribunal pénal suggère également dans l’arrêt Von Roll160.

aa) Choix (cura in eligendo)

Celui qui délègue doit s’assurer que les bénéficiaires de la délégation dis-posent des connaissances et des qualités nécessaires pour la bonne exécution de la tâche confiée161. L’analyse du bénéficiaire de la délégation doit être effectuée, tant concernant les aspects professionnels que personnels. Si des connaissances spéci-fiques sont nécessaires, des spécialistes doivent être mandatés.

bb) Instruction (cura in instruendo)

Le délégataire doit être précisément instruit sur tout ce qui lui permettra d’effectuer le travail attendu de sa part au sein de l’entreprise. Il doit notamment être mis au courant de ses tâches et de ses compétences, des éventuels rapports de subordination ou de coopération, ainsi que de la politique et de la culture de

155 Godenzi/Wohlers (n. 17), 239.

156 Donatsch/Blocher (n. 27), 60; Forstmoser (n. 144), § 10 N 18.

157 Forstmoser (n. 144), § 10 N 19 s.

158 Forstmoser (n. 144), § 10 N 15; Bauen/Bernet/Rouiller (n. 144), N 586; Böckli (n. 2), § 13 N 570 s.

Voir aussi Fischer (n. 2), 50 s pour les liens entre les trois curae et la gouvernance d’entreprise.

159 Donatsch/Blocher (n. 27), 60; Cassani (n. 19), 66; Schmid (n. 46), 175 s. D’un autre avis: Vest (n. 22), 302.

160 ATF 122 IV 128.

161 Donatsch/Blocher (n. 27), 63; Geiger (n. 78), 62.

treprise162. L’instruction doit ainsi permettre au délégataire d’avoir effectivement compris ses tâches et la manière de les accomplir.

cc) Surveillance (cura in custodiendo)

Le délégué doit contrôler de manière appropriée et raisonnable que le délé-gataire effectue ses tâches de manière conforme. S’il réalise que le délédélé-gataire manque à ses devoirs, il doit immédiatement intervenir pour y remédier163. Lorsque le contrôle porte sur le travail d’un spécialiste, le surveillant doit posséder les connaissances nécessaires pour effectuer adéquatement la surveillance164.

b) Effets pour le délégataire

Si la délégation ne respecte pas les règles fixées par les articles 716a et 716b CO, le délégataire peut, tout de même, être responsable pénalement en tant que di-rigeant de fait165. La conséquence est évidemment identique si la délégation a été effectuée de manière appropriée.

Dans les deux cas de figure, la responsabilité pénale du délégataire se limite aux tâches précises d’organisation ou de surveillance qui lui ont été effectivement déléguées et pour lesquelles il bénéficie d’un pouvoir décisionnel166.

Une constellation particulière apparaît lorsque le contrôle de l’activité des employés est délégué, par exemple à un Compliance Officer, sans toutefois lui attri-buer la compétence propre de donner des instructions lui permettant d’intervenir en cas de détection d’un manquement167. En l’absence d’une possibilité objective d’agir pour écarter le danger, la responsabilité pénale du délégataire se limite au devoir de surveiller les employés et d’informer le délégué en cas de manquement168. Le devoir d’intervenir demeure chez ce dernier.

Malgré l’utilisation du terme de «chef» d’entreprise, la question se pose de savoir jusqu’où il est possible d’aller vers le bas de l’échelle hiérarchique dans l’at-tribution d’une responsabilité pénale pour défaut d’organisation ou de surveillance.

En lien avec la possibilité d’agir du chef d’entreprise, il nous semble que la respon-sabilité pénale peut être retenue pour tout individu qui dispose d’un pouvoir de dé-cision quant aux devoirs précités169.

162 Donatsch/Blocher (n. 27), 64; Geiger (n. 78), 63.

163 Godenzi/Wohlers (n. 17), 238 s.

164 Donatsch/Blocher (n. 27), 65; Geiger (n. 78), 63.

165 Popp (n. 30), 29; Wohlers (n. 17), 98 s.

166 Godenzi/Wohlers (n. 17), 239 ss

167 Godenzi/Wohlers (n. 17), 238 ss; Ackermann, in: Ackermann/Heine (n. 14), § 4 N 133 ss.

168 Godenzi/Wohlers (n. 17), 239 s.

169 ATF 113 IV 75 = JdT 1988 IV 77; Cassani (n. 18), 74.

5. Principe de la confiance

L’entreprise qui constitue par définition un lieu de collaboration suppose l’existence d’un climat de confiance réciproque170. En vertu du principe de la confiance, développé par la jurisprudence en matière de circulation routière, chaque individu peut «compter, en l’absence d’indice contraire, avec une certaine prudence des autres personnes»171. Appliqué à la collaboration au sein d’une entreprise, cela indique qu’«en cas de division horizontale du travail, chaque travailleur doit pou-voir légitimement s’attendre à ce que son collègue respectera ses depou-voirs, tant qu’au-cune circonstance ne laisse présumer le contraire. En cas de répartition verticale, la doctrine subordonne le principe de la confiance aux curae in eligendo, in ins-truendo et custodiendo»172.

En cas de division des tâches entre les différents membres d’un comité ou d’un même niveau hiérarchique, le principe de la confiance constitue une limita-tion indispensable à leur devoir de surveillance173. Ainsi, pour prendre un exemple, les autres collaborateurs du même rang que le service compliance pourront se fier à la pertinence et à la véracité des informations transmises par les spécialistes com-posant ce dernier174.

De plus, l’intensité du contrôle des subordonnés par leurs supérieurs ne dé-pendra pas uniquement du risque en lien avec l’activité précise du délégataire, mais également de la confiance acquise par ce dernier avec le temps grâce à ses actes175. La confiance ne pourra qu’être fondée lorsque le supérieur aura choisi, instruit et surveillé le délégataire avec diligence176.

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