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ou résoudre différents types d’incertitude sur la qualité

Du problème social à l’objet sociologique

Encadré 2 : Organismes nationaux et internationaux de normalisation En France, la normalisation et la certification sont orchestrées par le Groupe AFNOR

II- ou résoudre différents types d’incertitude sur la qualité

II- …ou résoudre différents types d’incertitude sur la qualité

Le cadre de réflexion qui vient d’être présenté repose sur trois hypothèses nécessaires pour que l’incertitude sur la qualité soit évacuée par les labels et les logos. La qualité est intrinsèque au produit (elle est indépendante du contexte) et pré-existe au dispositif (hypothèse 1). Les consommateurs se caractérisent par un même ordre de préférences (hypothèse 2), et connaissent celui-ci (hypothèse 3). Rarement vérifiées sur les marchés concrets, ces hypothèses ont été remises en cause par différents courants de sociologie et d’économie hétérodoxe (Le Velly, 2012). Ce faisant, la possibilité d’incertitudes sur la qualité, fréquentes et de différentes natures, est introduite dans les échanges. Des « prescripteurs » sont nécessaires pour guider les acheteurs. Deux formes d’incertitudes sont plus particulièrement analysées : sur la qualité d’une part, sur les conventions de qualité, d’autre part.

A-Le recours aux prescripteurs comme solution à de fréquentes et diverses

incertitudes

1) Incertitude de fait, de technique, de jugement

Pour A. Hatchuel (1995), le marché des économistes, sur lequel règne la concurrence pure et parfaite, est un cas limite. Ces hypothèses sous-jacentes étant rarement confirmées, les acteurs marchands sont confrontés à des crises cognitives de diverses natures. Cet auteur complète ainsi le registre d’incertitudes identifié par les économistes. Dans le cas du marché imparfait des voitures d’occasion présenté par G. A. Akerlof (1970), l’incertitude prise en compte est une incertitude « simple » : la qualité des voitures d’occasion est connue des vendeurs mais pas des acheteurs. Un ajout d’information sur la chose ou la prestation suffit pour rétablir la symétrie d’information entre les deux parties. La qualification de l’état décrit est un savoir détenu par l’acheteur. Tout le monde partage la même définition de la qualité (Stanziani, 2003). L’information nécessaire pourrait être celle du nombre de kilomètres déjà

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parcourus par le véhicule. L’acheteur sait en déduire la qualité de la voiture vendue. A. Hatchuel désigne cette situation comme incertitude de « fait ».

Deux autres situations viennent s’y ajouter. L’une, plus complexe à résoudre, se présente lorsque l’incertitude porte sur des notions initialement inconnues de l’acheteur. Celui-ci nécessite que l’espace même des questions qu’il est en mesure de se poser soit élargi. L’ignorance peut concerner les usages de la chose ou de la prestation, ou encore des notions techniques. Elle peut être résolue par l’intervention de figures expertes telles que celle d’un architecte, d’un ingénieur ou d’un médecin. Il s’agit d’une incertitude de « technique ». L’incertitude de « jugement », enfin, porte sur l’appréciation que peut avoir l’acheteur de la chose ou de son usage.

2) Pouvoir et limites du prescripteur

Chaque acteur du marché poursuivant son intérêt, l’acheteur ne peut s’en remettre au vendeur pour résoudre ces différentes crises de l’échange. Leur résolution nécessite l’intervention d’un « prescripteur ». Son apport peut porter sur la chose ou prestation acquise (prescription de fait), son mode de jouissance ou d’usage (prescription de technique) ou encore sur l’appréciation qui est portée sur celle-ci (prescription de jugement). Ces trois sortes de prescription sont en pratique souvent liées : le guide qui étoile les restaurants ne donne pas seulement des informations mais émet également un jugement sur celles-ci.

Le prescripteur tel que décrit par A. Hatchuel occupe une place centrale dans les échanges. En neutralisant l’incertitude, il permet aux acteurs des échanges de s’orienter. Il contribue de plus à structurer leur représentation du monde en participant à la formation de la valeur des biens et services (Hatchuel, 1995). Il joue enfin un rôle dans la formation des marchés : la concurrence, le monopole ou l’oligopole peuvent être modifiés. Les prescripteurs ont en effet la capacité de rendre substituables des biens qui n’étaient pas perçus comme tels, de restreindre l’espace des choix envisagés, ou de participer à l’invention d’un nouveau marché.

Les relations entre les acteurs des échanges et le prescripteur sont cependant relativement instables. En fournissant un savoir à l’acheteur, ce dispositif crée sa propre obsolescence. Sa pérennité implique donc un subtil équilibre entre transmission de connaissances et préservation de son utilité… Plusieurs prescripteurs peuvent en outre se trouver en concurrence. L’acheteur peut ainsi contester l’un d’entre eux au profit d’un autre.

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Enfin, la relation entretenue avec l’offreur est délicate : si le prescripteur a besoin du vendeur pour obtenir des informations, ce dernier a également intérêt à convaincre de la qualité de ses prestations. Le soupçon de dépendance envers l’offreur constitue une des failles fréquentes du prescripteur.

L’approche d’A. Hatchuel remet ainsi en cause les trois hypothèses sur lesquelles reposait la perspective portée par les économistes de l’information sur les labels et les logos. La qualité n’est plus considérée comme intrinsèque au bien et pré-existante au dispositif (hypothèse 1) : le prescripteur contribue à la formation de la qualité, en proposant des usages, des techniques ou un jugement. La qualité n’est pas universelle (hypothèse 2) : la diversité des prescripteurs correspond à celle des ordres de préférences. Enfin, les consommateurs ne savent pas toujours apprécier seuls les biens et services (hypothèse 3) : c’est la raison d’être de la prescription de jugement.

B- Des dispositifs de jugement pour résoudre l'incertitude radicale sur la qualité

L’incertitude sur le jugement et les dispositifs qui y répondent ont fait l’objet de développements spécifiques, donnant lieu au courant de recherche de l’« économie des singularités ».

1) Les biens singuliers

Ayant le premier posé les bases de cette théorie tout d'abord sous le nom d' « économie de la qualité », L. Karpik affirme que la prise en compte de la qualité ne peut pas se régler uniquement dans le cadre de la coordination par les prix. E. O. Chamberlin puis K. J. Lancaster tentent d’intégrer la qualité dans la théorie des prix sans y parvenir véritablement (Karpik, 1989). En envisageant chaque bien différencié comme un bien homogène associé à un marché particulier, le premier néglige aussi bien les produits multidimensionnels, que les produits marqués par l'incertitude sur la qualité qui empêche la détermination des prix. Le second ambitionne de remédier à ces lacunes en présentant le bien comme panier de caractéristiques. Trois critiques sont formulées à son encontre : cette théorie ne s'applique pas à des biens dont les qualités sont interdépendantes (cas du vin par exemple), les choix des caractéristiques retenues n'est en rien évident, et enfin, rien ne justifie que la

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valeur d'une caractéristique soit la même chez tous les individus (remise en cause de l’universalité de l’ordre des préférences) (Karpik, 2002). Des situations d'incertitude radicale sur la qualité persistent. Des outils sont donc nécessaires pour permettre les échanges dans de tels contextes.

Ces situations particulières d’incertitude sont liées à l'existence d'un certain type de biens socialement construits comme des « singularités ». Le marché qui leur correspond s’ajoute, d’après L. Karpik (2007), au marché des biens homogènes et au marché des biens différenciés. La qualité des singularités ne provient en effet pas d’un ensemble de caractéristiques fini et observable mais d’un jugement global. Le consommateur recherche une « bonne » interprétation d’un morceau, un « bon » médecin, ou encore un « beau » tableau. Il peut également par le biais des singularités chercher à résoudre « des problèmes cruciaux tenant à la santé, à l’éducation, à la défense des droits et plus généralement au bien-être ou au mal-bien-être » (Gadrey, 2008, p. 381). La recherche du « bon » produit indique que la concurrence par la qualité prime sur la concurrence par les prix.

Trois caractéristiques permettent de déterminer si des biens et des services peuvent être envisagés comme singularités : la multidimensionnalité structurée, l'incommensurabilité et la qualité radicalement incertaine de ces biens et services. La multidimensionnalité structurée correspond au fait que les caractéristiques d'un bien ou d’un service ne peuvent pas être distinguées les unes des autres, comme dans le cas des biens différenciés (Lancaster, 1966). Celles-ci sont interdépendantes et rendent le bien ou le service indivisible. On peut opposer l’achat d’un logement (bien différencié), pour lequel le consommateur distingue des caractéristiques comme la surface ou le nombre de pièces, à celui d’un grand vin (singularité) dont les composantes ne sont pas séparément identifiables, du fait de leur interdépendance (Karpik, 2009). La deuxième caractéristique des singularités est l’incommensurabilité : l’impossibilité de classer un bien par rapport à un autre dans l’absolu. Dans le domaine artistique, il est par exemple impossible d'établir une hiérarchie collective entre Vermeer et Rembrandt (Karpik, 2009). La hiérarchie individuelle est en revanche possible, du fait des multiples classements associés à des points de vue particuliers. La dernière propriété des singularités est de présenter une incertitude radicale sur la qualité, c’est-à-dire ne pouvant être levée par la seule information. L’échange de bien ou service est transformé en échange de « promesses » ; le dispositif de jugement promet une certaine qualité. C’est le cas par exemple lors de l’achat d’un disque présentant un « label qualité ».

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Comme on l’a vu, les biens singuliers ne sont pas des biens différenciés au sens de K. J. Lancaster. Ils se distinguent également des biens de confiance (Neslon, 1970 ; Darbi et Karni, 1973) : bien que le consommateur ne puisse pas vérifier la qualité de ceux-ci, cette information existe et est détenue par le vendeur. Dans le cas des singularités en revanche, seul un jugement permet de lever l’incertitude (Karpik, 2008).

2) Les dispositifs de jugement

L'échange de ces biens dépend donc moins du prix né de la confrontation d'une offre et d'une demande que de l’existence de dispositifs de jugement (Karpik, 1989, 1996, 2002, 2007, 2008, 2009). Proposant une multiplicité de formes de connaissance des produits, ils peuvent être classés en deux grands ensembles -dispositifs personnels et impersonnels- et cinq catégories. Les dispositifs personnels rassemblent les réseaux cognitifs (les proches, les connaissances), marchands (vendeurs et acheteurs) et corporatifs (professionnels d'un marché). Parmi les dispositifs impersonnels se trouvent les « cicérones » (critiques, guides), les classements (prix littéraires ou de cinéma, box-office), les confluences (chargées de faciliter l'ajustement final des produits et des clients tels que des espaces architecturaux ou des codifications de pratiques de ventes) et enfin, les appellations au sens large : labels, certifications, logos, marques (Karpik, 2009).

Leur objectif commun n'est pas de proposer une information au sens de l'économie (objective et concernant des caractéristiques intrinsèques au produit) mais une connaissance orientée des biens et services. Le dispositif de jugement restitue le monde tel qu'il est vu par les professionnels du marché qui en sont à l’origine. Il n'assure pas la transparence entre une offre et une demande pré-existantes mais participe à la construction d'une relation particulière entre les produits et les individus (Karpik, 2009).

Les consommateurs sont censés faire confiance aux dispositifs de jugements. La crédibilité de la connaissance apportée est décisive pour leur bon fonctionnement. Ce crédit est l'enjeu principal de la concurrence entre dispositifs. La confiance peut être définie comme une « relation de délégation ancrée dans le symbolique » (Karpik, 2009, p. 174.) ; ce qui renvoie à quatre points. Elle ne peut se fonder sur le seul savoir mais repose également sur la croyance. Celle-ci a le pouvoir de transformer une représentation en réalité. Elle varie entre solidité (consommateur attaché au dispositif) et fragilité (croyance facilement remplacée par une autre). Enfin, la confiance obéit à une logique symbolique qui explique que ses effets

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soient souvent marqués par l'excès et l'inattendu. Les relations entre les différents dispositifs se traduisent par une lutte pour faire prévaloir un jugement sur celui des autres.

L. Karpik distingue différents régimes de coordination construits à partir des dispositifs de jugement. Chacun correspond à une « forme pure » de marché des singularités, c’est-à-dire une expression particulière de la primauté de la qualité sur les prix. Chaque régime, seul ou associé à d'autres, explique la réalité de ces marchés. La régulation par le jugement vient s'ajouter aux deux modes de régulation de la vie économique traditionnellement mis en avant que sont le marché-prix et l'organisation (la hiérarchie). Il combine en effet des décisions décentralisées et des institutions, remettant en cause la dichotomie précédente (Karpik, 2009).

Sur ces marchés-jugement, les interactions entre dispositifs et individus façonnent la qualification finale des singularités (Karpik, 2002). La qualité n'est plus envisagée comme consubstantielle au bien ou au service mais comme le résultat d'un processus.

Les labels et logos peuvent dans cette perspective être envisagés comme des dispositifs de jugement impersonnels, substantiels (ils ne visent pas à hiérarchiser mais à produire des connaissances spécifiques sur les produits). De même que les appellations d’origine contrôlée ou certaines marques, ils associent des noms à des constructions délibérées de la singularité (Karpik, 1996).

Parmi les différents régimes de coordination décrits par L. Karpik, ces dispositifs se rapprochent soit du « régime de l'authenticité », soit du « régime méga » selon la taille du marché auquel ils s’adressent. Il ne s’agit pas selon cette approche, de signaux réduisant l'asymétrie d'information (et dévoilant une qualité pré-existante et universelle) mais de dispositifs proposant un regard sur le produit. Ils contribuent à la construction de la qualité des singularités auxquelles ils s'appliquent.

A. Hatchuel avait introduit la possibilité que les dispositifs ne transmettent pas uniquement de l’information factuelle mais également des choix en termes de valeurs (prescription de jugement). L’économie des singularités conforte cette idée en affirmant que les dispositifs de jugements concurrents proposent chacun un point de vue sur un bien ou service. Plusieurs visions de ce qu’est la qualité d’une chose ou prestation co-existent. C’est la voie approfondie par l’école des conventions.

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C- Résoudre l’incertitude quant à la convention de qualité

Contestant l’existence d’un unique ordre de préférences chez les acteurs du marché, l’économie des conventions postule la pluralité des jugements sur la qualité. Il en résulte une possible incertitude sur la façon d’évaluer les biens et des services. Les dispositifs de qualité apparaissent comme des solutions possibles à ces situations.

1) Pluralité des biens communs et des conventions de qualité

L’économie des conventions affirme l'existence d'une pluralité des conceptions de la qualité des produits. Ce courant cherche ainsi à remédier à l'absence de prise en compte de la multiplicité des valeurs par la théorie économique standard. Celle-ci ne traite en effet que des problèmes d'incertitude simple (de fait) et d'asymétrie d'information, mais pas de ceux que pose la coexistence de différentes conceptions de la valeur des choses (Eymard-Duvernay, 2002).

Les sociétés modernes sont traversées par une pluralité de conceptions du « bien commun ». Chacune renvoie à une convention de qualité, c’est-à-dire un ensemble de valeurs, de règles et de représentations conduisant à un mode de définition de la qualité (un système d’équivalences). Situant l’échange dans un espace au sein duquel le calcul est possible, la référence à un bien commun permet la coordination entre individus.

L’économie des grandeurs prolonge l’économie des conventions en modélisant les formes de bien commun à l’aide de six idéaux-types appelés « cités » (Boltanski et Thévenot, 1991). Chacune d’entre elles est forgée à partir d'un principe d'équivalence (ou de « grandeur ») qui permet de qualifier les biens ou services. Les autres qualifications sont alors exclues (ce qui est grand dans une cité ne l’est pas nécessairement dans une autre).

L’existence de différents ordres de préférences conduit à une discussion sur les valeurs et à la possibilité d’arbitrage entre elles. Pour l’économie standard, l’individu n’évolue qu’au sein d’un seul univers de bien commun, caractérisé par un unique classement de préférences, à partir duquel se livrer au calcul. Pour l’économie des conventions en revanche, chaque univers de bien a sa propre cohérence interne et les principes d’équivalence sont incommensurables. Il n'existe par exemple pas de classement des films ou des œuvres d'arts

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dans l’absolu, en revanche différents classements existent, reposant chacun sur un principe d’équivalence (Eymard-Duvernay, 2009).