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Le présent travail de thèse propose d’étudier comment les processus de communication impliqués dans les interactions inter- et intra-castes chez les fourmis diffèrent en fonction de l’organisation sociale de la colonie (c’est-à-dire en fonction du nombre de reines fonctionnelles présentes dans le nid). En effet, dans le contexte de la polygynie secondaire (voir figure 1), qui constitue l’une des principales voies d’accès à la polygynie chez les fourmis, la décision des ouvrières d’accepter ou non une reine supplémentaire va déterminer le nombre d’individus reproducteurs au sein de la colonie. Dans un second temps, lorsqu’une reine supplémentaire est acceptée, l’issue des interactions entre cette dernière et la reine résidente déterminera le régime de reproduction de la colonie (c.-à-d. le nombre de reines fonctionnelles participant à la reproduction de la colonie).

L’hypothèse que nous formulons est donc que l’organisation sociale de la colonie pourrait être déterminée par le résultat de ces interactions et donc par le produit des processus de communication inter- et intra-castes.

Ainsi, nous avons cherché à déterminer les règles qui président à la prise de décision des ouvrières quant à l’acceptation d’une reine supplémentaire ainsi que les règles comportementales qui régissent les interactions entre reines. Parallèlement, nous nous sommes intéressés à l’identification des signaux utilisés par les individus lors de ces processus de prise de décision.

Pour tester notre hypothèse, nous avons utilisé comme modèle biologique principal la fourmi Odontomachus hastatus qui présente comme particularité une organisation sociale variable. Cette caractéristique offre la possibilité intéressante d’une étude comparative des processus de communication inter- et intra-castes entre colonies monogynes (une seule reine) et polygynes (plusieurs reines) au sein d’un même taxon. Dans le cadre de l’étude des interactions entre reines, nous avons également réalisé des expériences chez des reines fondatrices de l’espèce Lasius niger car ce modèle nous offrait des possibilités en matière de manipulations expérimentales qui étaient inexistantes chez O. hastatus. De plus, cette espèce fait l’objet d’une littérature abondante et donc d’un contexte théorique important en particulier dans les domaines de la communication chimique et des interactions inter- et intra- castes.

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III.

PRÉSENTATION DES MODÈLES BIOLOGIQUES

III.A.

La fourmi Odontomachus hastatus

Odontomachus hastatus (Fabricius) est une fourmi de la sous-famille des Ponérines. Cette sous-famille, dont la plupart des espèces vivent dans des milieux tropicaux, constitue un taxon basal de la famille des Formicidés. De ce fait, de nombreuses espèces de Ponérines ont conservé des caractères ancestraux comme un dimorphisme faible entre les individus reproducteurs et les ouvrières stériles. O. hastatus vit dans les milieux tropicaux humides d’Amérique du Sud et d’Amérique Centrale. C’est une espèce arboricole dont l’écologie est peu connue. Au Brésil, les nids sont situés principalement à la base du système racinaire de broméliacées (genre Vriesia principalement), généralement épiphytes (Camargo & Oliveira, 2012). En Guyane Française, les nids sont construits à partir de litière accumulée au niveau de lianes ou de branches d’arbres, à la base de palmiers (Asplenium, Cyclanthus, Philodendron) ou au niveau du système racinaire de plantes épiphytes (Geonoma, Astrocaryum, Bactris) (Jeanson & Fourcassié, non publié).

O. hastatus est une espèce principalement insectivore dont les ouvrières chassent des proies dans la canopée dans un rayon de 8 mètres autour de leur nid (Camargo & Oliveira, 2012). La chasse est individuelle et a lieu durant la nuit à partir de la tombée du jour jusqu’à l’aurore. Les colonies sont de taille modeste (quelque centaines d’ouvrières, voir ci-dessous) et diffèrent dans leur organisation sociale en fonction de la localisation. En Guyane française, les populations étudiées présentent des colonies strictement monogynes (c’est-à-dire qu’une seule femelle désailée a été observée lors de la dissection du nid). Au Brésil, les colonies semblent être facultativement polygynes avec environ 40% des nids récoltés contenant plus d’une reine fonctionnelle (i.e. une reine pondant des œufs fertilisés). Le nombre de reines au sein des colonies polygynes est compris entre deux et vingt quatre (Raphaël Jeanson, communication personnelle). Les reines désailées au sein des colonies polygynes sont généralement fécondées et la reproduction est régulée par des interactions de dominance entre individus reproducteurs dont le cannibalisme des œufs (Oliveira et al., 2011).

Durant une étude réalisée en 2012, Vincent Fourcassié, Paulo S. Oliveira et Raphaël Jeanson ont comparé différents traits sur des colonies d’O. hastatus au Brésil et en Guyane Française. L’objectif de cette étude était de mettre en évidence des différences entre les colonies des deux zones qui pourraient être associées aux différentes formes sociales qui caractérisent ces deux populations (syndrome de monogynie et/ou de polygynie).

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Les ouvrières des colonies brésiliennes sont plus grandes que celles des colonies guyanaises et au Brésil, les ouvrières issues de colonies polygynes sont légèrement plus grandes que celles issues de colonies monogynes (Figure 10, gauche). On ne constate pas de différence de taille significative entre les reines monogynes et polygynes au Brésil, cependant, les reines brésiliennes sont légèrement plus grandes que celles de Guyane française (Figure 10, droite). Ces résultats vont à l’encontre de ce qui est reporté dans la littérature car le syndrome de polygynie est défini en partie par la petite taille des ouvrières et des reines par rapport aux individus issus de colonies monogynes obligatoires.

Figure 10. Tailles des ouvrières et des reines d’Odontomachus hastatus en fonction de la zone

d’appartenance (Brésil/Guyane Française) et de l’organisation sociale de la colonie (Monogyne/Polygyne). La taille du corps est estimée par la mesure de la tête entre les deux yeux. Les valeurs de P des tests post-hoc de comparaisons multiples de moyennes (Tukey) sont indiquées. La ligne horizontale noire et le carré noir dans chaque boîte représentent respectivement la médiane et la moyenne de l’échantillon. La hauteur de la boîte donne l’espacement entre le 1er et le 3ème quartile. La moustache la plus haute (ou basse) s’étend jusqu’à la plus extrême valeur dans un intervalle d’1.5 fois la distance entre quartiles à partir du 3ème (ou du 1er) quartile. Les cercles représentent les valeurs extrêmes. 1.2 1.4 1.6 1.8 2.0 Brazil French Guiana H e a d s iz e ( m m ) Workers P=0.033 P=0.032 P<0.001

(10 colonies) (12 colonies) (9 colonies)

N=106 N=114 N=89 Monogynous Polygynous 1.2 1.4 1.6 1.8 2.0 Brazil French Guiana P=0.013 P=0.94 P=0.004 Queens N=11 N=8 N=26 (7 colonies) Monogynous Polygynous

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Une comparaison de la taille des nids montre que les colonies polygynes du Brésil sont plus grandes que les colonies monogynes brésiliennes et guyanaises (Figure 11). Les colonies monogynes guyanaises et brésiliennes possèdent des tailles similaires. Ce résultat suggère que les colonies polygynes du Brésil possèdent bien plusieurs reines fonctionnelles puisqu’elles produisent plus d’ouvrières que les colonies monogynes. La polygynie au Brésil est certainement due à l’adoption de reines supplémentaires par des colonies matures (polygynie secondaire). Si toutes les colonies au Brésil peuvent potentiellement adopter des reines (polygynie facultative), les colonies monogynes sont celles qui n’ont pas encore adopté de reine et, statistiquement, la probabilité d'avoir adopté une reine additionnelle est plus faible dans une jeune colonie quand dans une colonie plus âgée.

Figure 11. Tailles des colonies d’Odontomachus hastatus en fonction de la zone d’appartenance

(Brésil/Guyane Française) et de l’organisation sociale de la colonie (Monogyne/Polygyne). Les valeurs de P des tests post-hoc de comparaisons multiples de moyennes (Tukey) sont indiquées. La ligne horizontale noire dans chaque boîte indique la médiane de l’échantillon. Chaque point noir représente une taille de colonie. La hauteur de la boîte donne l’espacement entre le 1er et le 3ème quartile. La moustache la plus haute (ou basse) s’étend jusqu’à la plus extrême valeur dans un

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intervalle d’1.5 fois la distance entre quartiles à partir du 3ème (ou du 1er) quartile. Les cercles représentent les valeurs extrêmes.

Si les colonies monogynes du Brésil étaient systématiquement plus petites que celles de Guyane, alors cela pourrait indiquer qu’elles sont plus jeunes. Cependant, on n’observe aucune différence significative entre les tailles de colonies monogynes entre le Brésil et la Guyane.

Une autre partie de l’étude des différentes populations d’O. hastatus consistait à tester l’hypothèse de la limitation des sites de nidifications (voir § sur la polygynie, pages 9 et 10) pour déterminer si ce paramètre pouvait expliquer les variations de l’organisation sociale entre le Brésil et la Guyane. Le nombre de sites de nidification potentiels au Brésil est nettement supérieur au nombre de sites présents en Guyane (Tableau 1). Ainsi il est peu probable que la polygynie secondaire au Brésil s’explique par un nombre limité de sites de nidification disponibles lors de la fondation. Les jeunes reines fondatrices qui dispersent au Brésil ont plus de chance de trouver un site qui convienne à la fondation que les reines fondatrices qui dispersent en Guyane. Cependant, l’estimation des sites de nidification potentiels ne prend pas en compte la qualité de ces sites, qui peut difficilement être estimée.

Nids/ha Nids potentiels nids/ha

Nombre de femelles ailées par nid

0 1 >1 G u y an e F ra n ça is e Inselberg 7.1 83.1 4 11 0 Pararé 8.1 64.2 0 5 0

Pour les deux

sites 7.6 74.3 4 16 0 B ré si l Cardoso 26.8 1525.0 1 12 4 Cananéia 10.8 716.7 1 4 7

Pour les deux

sites 21.2 918.7 2 16 11

Tableau 1. Densité des nids occupés par les colonies d’Odontomachus hastatus et des nids potentiels

(nids inoccupés aux caractéristiques équivalentes à celles observées pour les nids occupés) en fonction de la zone considérée (Brésil/Guyane Française). Les trois colonnes de droites indiquent le nombre de reines présentes dans les nids occupés.

En conclusion de ces expériences préliminaire, nous pouvons conclure qu’Odontomachus est une espèce socialement polymorphe mais dont on ne connait pas le degré de plasticité de la structure sociale.

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III.B.

La fourmi Lasius niger

La fourmi Lasius neoniger (Linné) ou Lasius niger, appelée également fourmi noire des jardins est une petite fourmi (3-5 mm) de la sous-famille des Formicinés. Elle appartient au groupe niger contenant trois autres espèces morphologiquement très proches mais habitant des milieux très différents.

L. niger est commune en Europe, en Amérique du Nord et en Asie. Elle niche majoritairement dans les milieux urbanisés où elle colonise les jardins, les espaces sous les pavés, les dalles ou les pots de fleurs. Le nid est généralement sous-terrain et comprend une petite partie hypogée formée à partir de boulettes de terre agglomérées grâce aux sécrétions salivaires des ouvrières. C’est une espèce omnivore et opportuniste qui se nourrit de fruits, de graines de petits insectes morts et qui pratique fréquemment l’élevage de pucerons. Les colonies matures sont strictement monogynes (une unique reine) et peuvent comprendre plusieurs milliers d’individus (jusqu’à plus de 10 000). La reine, mesurant jusqu’à 9 mm, peut vivre plusieurs années (le record d’espérance de vie ayant été obtenu par une reine élevée en laboratoire aux E.U. durant 29 années). Les colonies se reproduisent lors de vols nuptiaux annuels massifs. Les reines dispersent et s’accouplent aux mâles puis cherchent un lieu pour débuter une fondation au sol. Elles perdent leurs ailes ou les arrachent grâce à leurs mandibules. La fondation peut être pléométrotique (18% des fondations dans Sommer & Hölldobler [1995]) mais les reines ne semblent pas rechercher ou éviter les autres fondatrices (Sommer & Hölldobler 1995), cependant on observe souvent des agrégats de reines lorsqu’on les confine dans une même boîte) et elle est claustrale (la ou les reines s’enferment et élèvent leur premières ouvrières en utilisant leurs réserves corporelles). Les reines perdent en moyenne 50% de leur poids durant la fondation (voir chapitre 4). Les fondations pléométrotiques sont plus productives que les fondations solitaires (Holman et coll. 2010a; Sommer & Hölldobler 1995).

Lorsque les premières ouvrières éclosent dans les fondations pléométrotiques, les reines s’engagent progressivement dans des combats violents. Une seule reine survit aux combats et monopolise la reproduction du nid.

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