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À l'issue de ce chapitre un peu technique, j'en conviens, je voudrais mettre en évidence quelques aspects du travail de recherche tel qu'il a lieu sur le terrain.

En montrant les contraintes qui ont pu peser sur la relation chercheur-enseignant, j'ai dit les raisons qui m'ont poussée à passer par la voie hiérarchique pour rencontrer les enseignantes qui m'ont finalement accueillie. Bien qu'ayant enseigné moi-même dans l'Éducation Nationale pendant deux ans, mais dans une autre région, je n'avais strictement aucun contact privilégié avec de quelconques enseignants dans la zone frontalière française (département de l'Ain et de la Haute Savoie), et encore moins en Suisse romande. Je ne pouvais donc pas m'appuyer sur des réseaux de personnes connues et ma première tentative de prospection "au hasard", en faisant un mailing adressé à un ensemble d'enseignants de 4P/5P sur le canton de Genève, a échoué.

Néanmoins, je pense que trouver des enseignants qui acceptent d'entrer dans un contrat de recherche aussi contraignant est un problème en soi, pour n'importe quel chercheur. Car c'est une chose, en tant qu'enseignant, que d'accepter une ou deux observations filmées à un moment ponctuel de l'année, que l'on va essayer de gérer en donnant ce qu'on pense être le meilleur de soi-même pour l'occasion, c'est-à-dire un rapport probablement assez conforme aux attentes de l'institution, faute de pouvoir vraiment cerner le cadre des attentes du chercheur. Mais l'affaire est tout autre dès lors qu'il faut tenir une relation régulière avec un observateur, toute une année durant. Les visites répétées avec le surcroît de planification et d'organisation que cela demande, la crainte d'être jugé par un chercheur qui serait plus

"expert", l'acceptation d'être filmé, et donc figé, dans les moindres détails de sa pratique, la réception de l'image dans les enregistrements, de soi et de sa relation avec les élèves, dans tous ses aspects émotionnels, éthiques, voire esthétiques, qu'il faut assumer ensuite au fil des visites suivantes du chercheur, le temps qu'il faut consacrer aux entretiens, etc. ; tous ces éléments sont autant de contraintes qu'un enseignant voit –tout à fait légitimement ! – dans une requête telle que la nôtre. Je profite d'ailleurs de ce moment pour saluer le courage de Joëlle, Magali, Clarisse et Claudie, qui ont accepté l'aventure.

Ceci étant, la posture du chercheur n'est pas des plus confortables non plus. Premièrement, il s'agit, autant que possible, de faire "tomber" les barrières que nous venons de citer, en créant une relation basée sur la confiance et la prise en compte des contraintes de chaque partie. Dans les entretiens de prises de contact, j'ai longuement exposé ce qui motive mon projet :

-voir comment les enseignements s'organisent dans l'année sur la notion de mesure, une notion jusque-là peu étudiée du point de vue de la recherche ;

-comment les élèves évoluent d'une séance à l'autre à propos d'un même thème ;

-dégager des similitudes et des différences d'approche de la notion entre la France et la Suisse romande, etc.), comparaison pour laquelle l'étude des programmes et des manuels ne

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suffit pas, car, à notre avis, il y a aussi des manières de faire propre à chaque culture pédagogique, etc.

mais aussi, ce qu'il n'est surtout pas :

- une évaluation de pratiques pédagogiques à l'aune de critères en vigueur du côté des inspecteurs et de l'institution plus généralement ;

- une comparaison des "meilleures" réussites scolaires ou pédagogiques entre la France et quelques cantons suisses ;

-un répertoire de leçons modèles sur la mesure qui serviraient à la formation, etc.

Les modalités ont été négociées avec chaque enseignante au départ, puis ajustées au fil de l'année. Il m'est apparu très vite, par exemple, que les entretiens ne supportent pas la répétition d'un canevas de questions ; que des questions trop pointues sur l'identification du savoir en jeu dans les supports didactiques pouvaient être rapidement déstabilisantes pour l'enseignant au point de le mettre mal à l'aise. Non pas qu'il ne sache pas résoudre le problème à sa manière, et qu'il n'ait pas son idée des notions en jeu, mais plutôt parce qu'une insistance sur de telles questions parait suspecte, car ces questions touchent des enjeux souvent naturalisés par les enseignants. "Il va de soi que ce chercheur sait aussi bien que moi, sinon mieux, quelle est la technique à utiliser dans ce problème ; alors pourquoi me pose-t-il ce genre de questions ?", se dit-il. C'est que l'épistémologie du chercheur n'est pas celle de l'enseignant ; les clés de lecture du monde sont différentes de par les lunettes théoriques que le premier s'est forgées, et les dispositions que le second a incorporées dans l'institution scolaire. Et il se trouve que ces deux registres épistémologiques ne sont pas objectivables in situ, au risque d'hypothéquer le contrat de recherche.

Sur un autre plan, la découverte par le chercheur des supports didactiques ou de modifications importantes de ce qui était prévu, dans les minutes qui précèdent la séance, est une grande source de stress, quand cela se produit. Il faut en quelques minutes résoudre les problèmes pratiques liés à la prise de vue (groupes d'élèves, déplacements, rotation d'ateliers, etc.), puis tenir l'une des caméras pendant toute la séance, derrière laquelle on pense au cadrage, aux zooms sur le tableau, à anticiper les prises de parole, à la qualité du son en s'approchant de tel élève, etc. Et voici qu'arrive l'entretien "à chaud" avec l'enseignant. Or le cameraman vit d'abord les enjeux de la qualité de prise de vue et de son, et ne peut pas en même temps réfléchir aux questions, difficultés, événements qui émergent çà et là dans la classe, surtout s'il n'a pas pu anticiper le contenu de la séance. Alors, dans l'entretien, face à un enseignant encore "dans" l'action qu'il vient de mener avec sa classe, le chercheur ne peut qu'essayer de suivre, en donnant le change sur des détails parfois anecdotiques, de ce qu'il a pu saisir. Je suis ressortie de nombreuses fois extrêmement déçue de moi-même, car j'avais l'impression que je n'arrivais pas à trouver les questions qui pouvaient servir de ressort pour saisir le rapport de l'enseignant à son projet d'enseignement, aux liens qu'il établit entre les dispositifs, etc.

Quand je reprends ces entretiens aujourd'hui, autant dire que j'assume complètement le fait qu'ils étaient très peu dirigés. Mais pouvaient-ils l'être ? Car il faut, pour en rendre raison,

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avoir compris que la classe et moi n'avons pas partagé le même cours d'action, tout en étant réunis physiquement dans la même salle, au cours d'un même intervalle temporel. Au-delà de la subjectivité naturelle de chacune des parties (l'enseignant et moi), notre reconstruction des faits et de leurs motifs est profondément inégale, car non seulement je n'ai pas participé au jeu qui vient d'être joué entre le professeur et les élèves, mais je ne suis pas même partie prenante dans sa construction en amont. Alors que l'enseignant s'attend à voir le chercheur exprimer "sa science" sur ce qui vient de se passer, la relation est bel et bien dissymétrique, mais en sens inverse. Et de là, à ce qu'au fil des entretiens le chercheur y perde son crédit, il n'y a parfois pas loin… Les entretiens relais ont été des moments importants de pérennisation du projet de recherche, car ce sont des points où le chercheur a quelques moyens de reprendre la main sur la conduite des entretiens, et l'orientation des questions en fonction de ses préoccupations.

À décrire tout ceci, on comprend bien que le chercheur a mené un "jeu" sur l'enseignant et sa classe, qui ressemble par certains aspects au jeu du professeur avec celui des élèves.

Tout comme l'enseignant accepte de prendre des risques en donnant la parole à tel élève, et en laissant la responsabilité aux autres de faire les constats qui s'imposent, dans ces moments d'entretien "difficiles", le chercheur doit accepter que l'affaire lui échappe, en misant sur le temps long de la recherche, et la reconstruction après coup, pour trouver le sens du projet d'enseignement.

Enfin, l'organisation temporelle du recueil de données, en France d'abord, en Suisse ensuite, n'est pas anodine. Je vais relater ici une part très subjective de la recherche, qui concerne les messages "non-dits". Certes, le contrat de recherche est formalisé, mais la manière dont il est contextualisé peut changer bien des choses dans sa réception.

Commencer par la France, c'est, pour moi, commencer en terrain "presque" conquis. Je me suis présentée comme "une collègue" qui se lance dans un projet de recherche personnel, soutenu par l'université de Genève (à l'époque, la thèse n'est pas encore enregistrée en cotutelle), où j'ai fait mes premières armes avec un DEA en Sciences de l'Éducation. Je suis assistante de recherche, mais cet aspect n'a pas vraiment d'écho côté français. L'idée de la comparaison France / Suisse est d'emblée séduisante pour ces deux enseignantes françaises de la région frontalière qui semblent n'avoir que très peu de repères sur ce qui se fait dans le cadre de l'école genevoise, à quelques kilomètres de là. Elles imaginent que c'est sans doute assez différent ; Genève entretient la vision d'un système scolaire plutôt "bien doté".

Tout au long de l'année, je vais justifier mon enquête par le fait que (1) je n'ai pas d'expertise particulière sur l'enseignement de la mesure, et en plus, il y a peu de recherches sur ce thème ; (2) ce que j'ai eu l'occasion de voir dans les classes genevoises au cours de mes deux années d'études m'a paru suffisamment "étrange" (le choc culturel fut d'ailleurs bien réel lorsque j'ai pris connaissance des Moyens d'enseignement pour la première fois…) pour que je me décide à mener une recherche scientifique sur le sujet. La demande est donc de m'aider à "illustrer" le côté français, avec le sous-entendu que "je sais à peu près comment ça se passe mais j'ai besoin de données concrètes pour rendre les choses objectives…". Chez Joëlle, je pense avoir été regardée essentiellement comme une collègue, qui s'est lancée dans une voie difficile mais intéressante, et qu'il faut aider du mieux

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possible. L'idée d'une recherche dans la classe la passionne, elle qui regrette de se trouver géographiquement trop éloignée des centres névralgiques de la recherche et de la formation dans son académie. Magali a sans doute eu plus de peine à me donner un statut : un drôle de "chercheur" qui ne vient pas pour déployer son expertise –c'est un peu dommage- mais observer des choses, décidément bien ordinaires, dans une classe sans problèmes. Elle annonce d'entrée qu'elle a peu de temps pour des entretiens après la classe, mais si elle peut m'aider, pourquoi pas ? À chacun sa carrière… Je ne le sais pas encore, mais, de son côté elle nourrit l'ambition de devenir maître-formateur.

C'est donc avec une année d'expérience de recueil des données dans les deux classes françaises que j'ai abordé les classes suisses. Mes moyens techniques ont évolué (capacité d'enregistrement audio numérique directement sur un même support permettant de tenir ensemble les entretiens et le son séance ; branchement de micros supplémentaires pour le son des élèves travaillant en groupe, introduction du micro-cravate pour les sessions d'ateliers) et j'ai systématisé les entretiens relais (environ 1 tous les mois) en réduisant le temps consacré aux entretiens à chaud.

À ce moment, les organisations institutionnelles scolaires genevoise et vaudoise restent pour moi encore très opaques. Je me suis présentée comme une ex-enseignante française, actuellement assistante à l'Université de Genève, et faisant une thèse en cotutelle avec l'Université de Provence. Je poursuis une recherche déjà commencée en France, dans le but de pouvoir comparer ce qui s'enseigne et comment de chaque côté de la frontière, à propos de la mesure, sujet peu exploré par la recherche. J'indique clairement que je ne connais pas grand-chose des contextes scolaires respectivement genevois et vaudois. Au fil de l'année, et quand l'occasion s'y prête, je ferai part aux deux enseignantes de certaines pratiques que j'ai pu observer en France, afin de susciter de la curiosité, mais aussi de bien montrer que

"je viens d'un autre monde", et donc il ne faut pas hésiter à m'expliquer comment "ça se passe ici". Pour Clarisse, qui a prolongé ses études en faisant une Licence en Sciences de l'Éducation au-delà des exigences du Brevet pour l'Enseignement Primaire genevois, et qui reçoit régulièrement des étudiants en formation, je pense avoir été vue surtout comme une étudiante, qui fait un "gros" mémoire. Elle-même, en position de faire son propre mémoire de licence, se souvient avoir eu de la peine à trouver une classe pour mener à bien son projet, donc, aujourd'hui, elle pense que c'est important d'ouvrir sa classe, de rendre la pareille, en somme. Mais comme je viens de la FPSE, à ses yeux, le fonctionnement de l'école genevoise ne doit pas m'être complètement étranger ; du reste, son discours comportera beaucoup d'implicites. Claudia, en revanche, depuis le contexte vaudois, mettra un point d'honneur à m'expliquer tous les rouages du système, les attentes institutionnelles en termes de modalité de travail, d'évaluation, de coopération entre enseignants, sa vision de l'apprentissage marqué par ses nombreuses expériences, à tous les niveaux de l'enseignement primaire et secondaire inférieur vaudois. Il lui semble bien normal que je ne sache pas tout cela, moi française, venant de l'Université de Genève pour faire une recherche dans sa classe…

Ce petit tour d'horizon tend à montrer que je n'ai pas été le même chercheur, d'une classe à l'autre, de par mon insertion institutionnelle actuelle et passée, et de par les contextes et les

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expériences diverses des personnes qui me reçoivent. Il serait vain de croire que l'expérience du recueil a eu lieu quatre fois, toutes choses étant égales par ailleurs. À mon sens, la comparaison expérimentale dans les contextes institutionnels s'enracine déjà dans cet espace tout subjectif, et qui n'est pas exempt d'effets temporels. Je pense que c'est important d'en avoir conscience et de le pointer, car nous verrons plus avant (dans les réflexions relatives aux choix qui ont été faits dans les plans de coupe empiriques) que cela a des conséquences inévitables sur ce qui est naturalisé, et qui doit être déconstruit pour pouvoir être reconstruit ensuite.

Le processus de recueil des données est une histoire, la mienne qui se mêle à celle de quatre enseignantes et de leurs classes respectives, qui ont bien voulu se prêter au jeu de la recherche, pour un temps donné ; une histoire fortement personnalisée, contextualisée, complexe, une histoire dont il faudra nécessairement se déprendre, c'est-à-dire oublier beaucoup de détails pour pouvoir les redécouvrir ensuite sous un autre jour, dans la logique de l'enquête clinique ; laisser s'évanouir les affects, les relations aux personnes, pour en faire des sujets institutionnels ; cela prend du temps, beaucoup plus de temps que je ne l'avais imaginé, pour être en mesure de reconstruire cette histoire scientifiquement. Car le processus de recueil des données n'est que le début de toute l'histoire…

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CHAPITRE 4

Points de vue sur l'enseignement et l'apprentissage de la