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SYNTHÈSE DES RÉFLEXIONS ET PROPOSITIONS THÉORIQUES DE LA PREMIÈRE PARTIE 

2.  LE CANCER DE LA PROSTATE, RÉVOLUTION DANS L’ÉCONOMIE LIBIDINALE 

2.2.  Le désir et la pulsion sexuelle Dans quelle mesure le corps a‐t‐il voix au chapitre ?

2.3.2.  Narcissisme & vulnérabilité (psycho)somatique 

Comme le souligne A. Green : « Il existe un lien très étroit entre le narcissisme et la dépression, comme Freud l’avait bien perçu, il me paraît non moins indéniable que les problèmes du narcissisme se retrouvent au premier plan dans les névroses de caractère, dans la pathologie psychosomatique et at last but not least, chez les cas-limites » (1983, p. 16).

Aux racines du sujet, le narcissisme serait-il le maillon faible ou l’un des maillons faibles de l’unité somato-psychique comme C. Dejours le dit de la subversion libidinale ? Serait-il le point d’articulation entre le corps biologique fait de cellules et de sang et le corps érotique que l’on pourrait aussi définir comme l’incarnation du sexuel infantile dans le corps même ? Et comment articuler le narcissisme à la subversion libidinale quand celle-ci se réitère, se récapitule et se régénère dans la relation à l’autre ? Pourrions-nous parler d’un « narcissisme corporel », comme A. Green, favorisant l’unité somato-psychique du sujet ? Le narcissisme serait-il le résultat cartographié dans le corps de la subversion libidinale, sans cesse à reconquérir ? Serait-il en cela à la fois notre plus grande force et notre « talon d’Achille » ?

Approfondissons le narcissisme corporel d’A. Green. L’auteur le conçoit comme « le sentiment (affect) du corps, soit les représentations du corps. Du corps comme objet du regard

de l’Autre en tant qu’il lui est extrinsèque, de même que le narcissisme du sentiment du corps – du corps vécu – est narcissisme de la scrutation de l’Autre en tant qu’il lui est intrinsèque. Conscience du corps, perception du corps en sont les bases élémentaires » (1983, p. 201). Autrement dit, nous pouvons aisément y entendre le « corps éprouvé », le « corps érotique » de C. Dejours mais pris dans le « regard » libidinalisant et/ou intrusif et agressant de l’autre. Il y aurait tout un cheminement partant de « l’autre me regarde » puis « je suis regardé par l’autre » pour arriver à la position réflexive et lacanienne : « je porte un regard sur l’autre qui me regarde » ou encore « je porte un regard sur le regard de l’autre » et « le regard que j’ai du regard de l’autre influence le regard que j’ai sur moi ». Et la conclusion de ces opérations multiples, spéculaires et réflexives pourrait être « le regard que j’ai sur moi découle aussi du regard de l’autre et de mon regard sur le regard de l’autre ».

Si nous tentons de comprendre la pensée d’A. Green en la décortiquant et en la décomposant en plusieurs étapes séquentielles et complexes, il nous semble que le narcissisme corporel se construit à travers un jeu de miroirs de regards. Le regard de l’Autre participerait nécessairement à la construction du corps érotique, puis serait en partie intériorisé. Pour A. Green, le regard de l’autre aurait ainsi une place importante dans le processus de subversion libidinale comme un miroir dont le sujet tenterait de s’affranchir en passant par un processus d’intériorisation du regard de l’autre. Nous pourrions dès lors souligner que le regard est à la limite du somato-psychique et de la relation intersubjective. Bien plus que les « yeux » appartenant au corps, le regard est déjà psychique, psychisé et saturé de sens. Rappelons-nous les apports de la clinique de la périnatalité et de l’importance du regard de la mère dans la construction psychique du petit d’homme (D.W. Winnicott, S. Lebovici, B. Golse). Il nous semble qu’il y aurait chez A. Green un processus de psychogénèse dans lequel le regard aurait une valeur d’étayage dans la construction du narcissisme corporel « à un moment donné ». Ainsi, un processus d’intériorisation du regard de l’autre aurait conféré une certaine stabilité à ce narcissisme corporel. Mais si un regard peut être aimant ou blessant, passionné ou indifférent, il reste un peu éloigné de la problématique du corps. En ce sens A. Green tenterait peut-être un peu de s’affranchir du « corps », concept difficile à intégrer épistémologiquement dans le référentiel psychanalytique.

Il paraîtrait alors peut-être plus pertinent de penser le narcissisme corporel à l’aune de la subversion libidinale, notamment pour ses apports dynamiques et car celle-ci est sans cesse à reconquérir, à co-construire dans la relation à l’autre. Cela complexifierait le narcissisme en lui conférant à la fois un statut de ressource interne du sujet, de retour de la libido sur soi pour

renforcer et éprouver un sentiment d’unité, mais également de point de fragilité dans le sens où une partie, celle qui est sans cesse à reconquérir, dépendrait aussi de l’autre et de la relation à celui-ci. Cela serait par définition scandaleux pour le narcissisme lui-même et une réalité dont le Moi narcissique ne voudrait rien savoir. Tentons de mettre ceci en perspective avec les dynamiques narcissiques mises en place quand l’individu est fragilisé.

Pour ce faire, revenons à notre question initiale : une pathologie somatique touche-t- elle le narcissisme dans le sens où elle actualise (met à jour/met en exergue) une vulnérabilité somatique en blessant le narcissisme primaire et l’idéal d’immortalité ou bien les fonctionnements dits narcissiques seraient-ils plus vulnérables sur un plan somatique, ce qui pourrait articuler la fragilité somatique et la dimension psychique dans une unité qui ne souffrirait pas le clivage cartésien psyché/soma ?

Pour envisager la question sous un autre angle, dans quelle mesure le narcissisme serait-il un destin pulsionnel privilégié dans une pathologie somatique (thèse défendue par exemple par K.-L. Schwering, 2015) ou bien une cause de celle-ci ? De l’œuf ou de la poule, lequel est arrivé en premier ? Autrement dit, la pathologie somatique engendrerait-elle un « moment narcissique » au sens où Freud (1914) a déjà décrit la douleur dentaire ou bien la décompensation somatique serait-elle en lien et/ou favorisée par un fonctionnement initialement narcissique et/ou par des failles narcissiques avérées ? Expliquons nous. Les sujets ayant un fonctionnement narcissique se sont notamment organisés autour d’un traitement singulier de l’angoisse de perte et d’abandon et dépensent beaucoup d’énergie psychique à refuser la dépendance quelle que soit sa forme. Or l’avènement d’une pathologie somatique met en lumière notre extrême dépendance face à un corps que nous avons et que nous sommes, nous ramenant également à notre fragilité fondamentale et à la précarité de notre existence. En ce sens, dans la mesure où elle menace notre vie, au moins sur un plan fantasmatique, une pathologie somatique peut blesser le narcissisme primaire en malmenant les croyances d’immortalité et la mégalomanie infantile. Dès lors, il n’est nullement surprenant qu’une maladie soit vécue comme une blessure et/ou un affront narcissique et ceci indépendamment d’un fonctionnement psychique narcissique sous-jacent (cf. l’identification narcissique psychiquement vitale dans la traversée de la maladie somatique pour K.-L. Schwering, 2015).

Par ailleurs, comme dit supra, nous sommes, tous, inévitablement soumis à notre corps dans ses limites, ses failles et son involution programmée. Pour certains sujets, cette

dépendance au corps est insupportable, comme le montrent certaines tentatives pathologiques d’affranchissement des fonctions vitales et des limites corporelles : anorexie mentale, refus de la sexualité incarnée, passages à l’acte auto-agressifs, abus de substances, conduites ordaliques, etc. Rappelons que cette recherche de limites corporelles associée le plus souvent à une volonté de se confronter à l’existence dans ce qu’elle a de plus nue, est typique de l’adolescence et des fonctionnements limites.

La haine d’un corps qui impose ses besoins, la haine d’un corps qui se révèle, et de plus en plus au fil de la vie, fondamentalement autre et étranger, la haine d’un corps qui résiste dans ses manques et ses failles, qui exhibe ses limites, qui se dérobe pour s’affaiblir et perdre la vie, ne contribue pas à une bonne intrication entre corps biologique et érotique. Or pour A. Green, narcissisme moral et narcissisme corporel peuvent être très liés : « Le corps comme apparence, source de plaisir, de séduction et de conquête d’autrui est banni. Chez le narcissique moral, l’enfer ce n’est pas les autres – le narcissisme s’en est débarrassé – mais le corps. Le corps, c’est l’Autre qui resurgit, malgré la tentative d’effacement de sa trace. Le corps est limitation, servitude, finitude. C’est pourquoi le malaise est primordialement un malaise corporel – qui se traduit par l’être-mal-dans-sa-peau de ces sujets » (1983, p. 213). Ainsi, il nous semble probable que, de par leur intolérance et leur refus de cette insupportable dépendance, les fonctionnements narcissiques sont plus fragiles sur un plan somatique. Vouant une haine sourde et féroce à ce corps, ils se dérobent à la subversion libidinale sans cesse à reconquérir, notamment dans la relation à l’autre qu’ils fuient ou aménagent à leur avantage. A ne pas s’y méprendre, il ne s’agit pas d’une fragilité directe et raccourcie entre le somatique et le psychique, mais bien d’une fragilité consécutive à des défauts de subversion libidinale ; défauts de subversion qui menaceraient le corps biologique et le corps érotique de se désétayer, de se désintriquer voire de se dissocier, particulièrement au niveau des failles dans le corps érotiques (cf. supra, p. 43-48).

Ainsi, au regard d’une fixation inhérente au narcissisme phallique et d’un investissement phallique marqué venant contre-investir des failles narcissiques patentes, il se pourrait que les sujets ayant un fonctionnement narcissique soient plus fragiles au niveau de la sphère uro-génitale. Suivons C. Dejours (2001) sur le primat du choix de la fonction sur le choix de l’organe. Selon cet auteur, le sens d’une décompensation somatique sur un organe bien précis serait à déchiffrer selon les différentes fonctions de l’organe qui pourraient être en

jeu6. Dès lors, si l’on prête attention à la dimension symbolique et phallique de l’érection, il ne serait pas étonnant qu’une faille au niveau de la subversion libidinale cristallisée à l’endroit de la génitalité mène à un surinvestissement compensatoire de celle-ci, cachant une vulnérabilité de la sphère uro-génitale. Par ailleurs, le vieillissement atteignant les capacités érectiles du sujet, il se pourrait que la subversion libidinale s’appauvrisse notamment chez les sujets qui évitent la rencontre avec l’autre. Une défaillance du corps, rappelant alors la dépendance initiale, serait en outre encore plus insupportable pour un individu fonctionnant sur un mode plutôt narcissique.

Etant entendu qu’il convient de se garder de la fascination (par définition « phallique ») que peut exercer, sur tout clinicien sensible à la dimension psychosomatique, la psychogenèse, les apports de P. Cazenave (L. Lambrichs, 1998) nous ont indéniablement aidée dans la compréhension de nos patients. Comprenant le cancer comme une « maladie du nourrisson dans l’adulte », l’auteur décrit des patients encombrés d’une douleur existentielle aux frontières de l’indicible et de l’irreprésentable, voire d’une « honte à exister », et pour lesquels la relation à l’autre est difficile et la confiance dans le lien extrêmement problématique. Somme toute, il décrit des patients que d’aucuns qualifieraient d’« état- limite » voire de « fonctionnement narcissique » adaptés ou compensés et dont les fragilités seraient restées jusque-là inaperçues, car trop silencieuses. Ce serait à la faveur d’un événement de vie déstabilisant, venant réveiller cette « faille existentielle » en deçà du langage, que ces patients décompenseraient à travers la voie d’expression somatique du cancer de la même manière que les nourrissons expriment leur mal-être dans/avec leur corps. Selon cette théorie, les patients ayant un fonctionnement narcissique et/ou limite seraient plus en difficulté face au cancer. Sans vouloir adhérer trop rapidement à tous ces développements, ayant en tête que ce psychanalyste, mort d’un cancer, a théorisé sur une pathologie dont il était atteint – ce qui oblige à une certaine prudence scientifique car, bien que Freud ait pu le faire avec un regard incisif, il n’est pas aisé de réfléchir sur sa propre pathologie, notamment face à la mort –, nous ne voulons pas non plus jeter le bébé avec l’eau du bain et reconnaissons que les travaux de P. Cazenave nous ont aidée dans l’approche clinique et l’écoute des patients atteints d’un cancer. Enfin, rappelons que pour C. Dejours (séminaire, 2013), ce ne serait pas tant la pathologie somatique que la bonne santé qui serait à questionner       

6 Par exemple pour la prostate, nous pouvons compter quatre fonctions : fonction érectile, fonction éjaculatoire et

reproductive, fonction urinaire, fonction orgasmique (sur un plan fantasmatique car il s’agit bien d’un phénomène nerveux, les patients gardent leur capacité à avoir des orgasmes y compris après une prostatectomie radicale autrement dit, y compris, sans éjaculation).  

notamment avec l’avancée en âge. Comment un sujet fait-il pour ne pas tomber malade ? Alors que la moitié de la population a eu, a ou aura un cancer (cf données épidémiologiques de l’Institut Curie : http://curie.fr/sites/default/files/campagne-une-personne-sur-deux.pdf ), c’est la bonne santé et l’absence de cancer qui seraient étranges.

 

Synthèse : Revenons à la question initiale de savoir si des failles narcissiques peuvent fragiliser le sujet face à une maladie somatique ou si celle-ci peut occasionner des blessures narcissiques. Au regard des développements qui précèdent, nous pouvons à la fois concevoir qu’une pathologie somatique puisse être vécue comme une blessure et/ou un affront narcissique majeurs et que les fonctionnements narcissiques puissent être plus vulnérables sur un plan somatique. Ces deux propositions n’étant pas impossibles et ne s’excluant pas, les fonctionnements narcissiques atteints d’une pathologie somatique auraient, sans surprise, moins de ressources psychiques pour élaborer et traverser l’expérience de la maladie. Mais n’oublions pas d’envisager le narcissisme en tant que ressource – et un équipement défensif possiblement très solide et efficace – notamment ici contre le désir qui malmène le sujet. En effet, au delà d’un possible point faible ou point de fragilité, il est également possible de concevoir le narcissisme à la fois comme une blessure et une arme, mais aussi comme une ressource face à une pathologie somatique telle que le cancer de la prostate. A. Green avait déjà souligné de multiples facteurs pouvant venir s’opposer au plein accomplissement du désir (1983, p. 22), parmi lesquels le narcissisme. Dès lors, nous pourrions tout à fait retourner les choses et envisager le narcissisme, non plus comme un obstacle, mais comme une arme contre le désir et ses menaces.

De fait, si le désir est la conscience parfois aiguë et douloureuse d’une séparation spatiale et temporelle avec l’autre, cette séparation peut être perçue dans ce contexte de maladie comme irréductible dans la tête du sujet. Sous l’effet d’une confusion entre les objets du désir et les sphères du sexuel et de l’existentiel qui sont peu aisées à dissocier, le sujet peut considérer qu’une dysfonction érectile peut rendre irréductibles les séparations spatiales et temporelles avec l’objet. Dès lors, d’obstacle au désir, le narcissisme pourrait devenir une aide. Le sujet tenterait de se recentrer sur lui pour ne pas être déstabilisé par un désir a fortiori inassouvissable. N’oublions pas que conjointement et plus insidieusement, le vieillissement met aussi à l’épreuve l’unité et le narcissisme du sujet. Le narcissisme est une mimésis du désir quand il peut se renforcer dans un accomplissement unitaire. Mais, ici, l’accomplissement unitaire du narcissisme fait forcément défaut après le cancer de la prostate car il y aurait une incapacité de se recentrer sur soi et de se rassembler sur son unité car

quelque chose de surcroît très investi, a été enlevé et qu’il faut traiter, voire élaborer, cette perte. Cela pourrait éventuellement favoriser un basculement dans le narcissisme de mort en déstabilisant peut-être l’économie pulsionnelle.

 

Ce développement théorique métapsychologique va nous permettre de mettre au travail la question suivante : le cancer de la prostate, plus précisément les traitements de celui- ci, qui agissent sur le corps et ont un impact fantasmatique indéniable, menacent-ils Éros – et si oui, dans quelle mesure, ou bien se contentent-ils de rendre Priape impuissant ?

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