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Le processus européen de libéralisation des industries de réseaux est une transformation qui fait interagir un très grands nombres d’acteurs : les anciens monopoles mais aussi les puissances publiques (Etats, collectivités locales, régulateurs…), institutions européennes (Commission, Conseil..) ou encore des clients – consommateurs (industriels & résidentiels). Par l’ampleur des transformations liées à ces politiques publiques, le contexte institutionnel joue un rôle décisif dans le comportement des firmes concernées. La maîtrise de l’environnement politique et la mise en œuvre de stratégies hors-marché devient alors stratégique.

2.3.1) Le rôle des parties prenantes

Les parties prenantes (ou stakeholders, en anglais) sont tous les acteurs qui exercent directement ou indirectement une influence stratégique sur une organisation (cf. Figure 16).

Développée par Freeman (1984), la notion de « stakeholder » renvoie en effet au détenteur

(holder) d’enjeu (stake). Dans un contexte de forte proximité et d’interdépendance, des firmes

concurrentes disposant d’informations et de ressources très similaires, un des leviers stratégiques passe donc par la maîtrise des stakeholders.

Comme le souligne Baumard (2000, p.36) : « Une situation d’interdépendance change

complètement la logique de création de rentes et d’avantages durables. Le plus souvent privés des possibilités de radicalisation des attaques, et de la possibilité d’évincer les concurrents, les oligopoleurs sont contraints de bâtir leur avantage concurrentiel dans le cadre d’une stratégie d’influence auprès des acteurs pouvant les dissuader d’un comportement distinctif. (…) Le faible nombre d’acteurs fait que l’information circule généralement très bien dans les secteurs oligopolistiques. La similarité des structures de coûts fait, que de toutes façons, chaque oligopoleur connaît peu ou prou les conditions compétitives de ses pairs. Le jeu consiste à « verrouiller » ses avantages concurrentiels auprès des « stakeholders »

respectifs ».

Figure 16 : L’environnement défini par les stakeholders

(Source : Mathé, 2001, p.36).

Contribuant à l’idée qu’une bonne compréhension du comportement d’une organisation passe nécessairement par une prise en compte de son contexte social et de son environnement, Pfeffer et Salancik (1978), défendent une approche englobante de la stratégie. Dans ce contexte, une stratégie cohérente doit viser tant la transformation de l’organisation que

l’adaptation de la perception de celle-ci par son environnement. La conduite d’une organisation oscille alors entre des choix délicats de distinction et de conformité, afin de pérenniser une industrie interdépendante.

Le contrôle et l’influence indirecte consistent alors à contraindre le comportement d’un concurrent sans avoir recours à un conflit frontal, ou à un rapport de forces direct. Ces stratégies sont utilisées lorsqu’il est impossible pour l’offenseur d’agir à découvert, soit par peur d’acquérir une réputation de prédateur, soit par volonté de cacher ses intentions stratégiques. Elles peuvent également être utilisées lorsque l’offenseur sait que le rapport de forces en conflit frontal lui est défavorable. Dans ce cas la stratégie d’influence indirecte est l’influence des prescripteurs. L’objectif stratégique d’une firme est atteint par un système de ricochets et de jeux de bande. Le concurrent ou le client potentiel est forcé d’adopter la position de prédateur car son système décisionnel est sous l’emprise indirecte des prescripteurs, soit à l’aval du marché (réseaux de distribution, grands clients), soit à l’amont du marché (régulateurs, puissances publiques).

2.3.2) Vers des stratégies d’influence

L’objectif des stratégies d’influence est de mobiliser la perception du marché auprès des stakeholders de la firme : clients, consommateurs, régulateurs, actionnaires, autorités de la concurrence, etc. Ainsi la finalité n’est pas d’emporter directement la décision, mais de préparer un terrain d’acceptation et d’accueil favorable à la perspective défendue par la firme. L’utilisation d’agents d’influence privés, de lobbyistes, d’instituts d’image neutre, d’experts « indépendants », de sources de normalisation et de certifications privées en sont les vecteurs usuels.

Comme le souligne Pfeffer & Salancik (1978, p. 106) « le contrôle de l’information est un mécanisme important à la fois dans l’exercice et l’évitement de l’influence. Certains penseront qu’une organisation diffusera l’information quand elle jugera que c’est dans son intérêt de le faire, tout en essayant d’obtenir l’information nécessaire à sa politique d’influence. Mais l’information qui est disponible est le résultat d’un processus politique au sein duquel les acteurs, chacun essayant de défendre ses intérêts, tentent de récupérer ou de

Nos travaux pourraient être enrichis par une analyse plus approfondie des réseaux sociaux des dirigeants des entreprises concernées ou encore d’une analyse détaillée de la dynamique institutionnelle et de son influence sur le comportement de ces dirigeants.

En effet, niveau intermédiaire entre l’individu autonome et des institutions structurées, le réseau social est un niveau d’analyse pertinent mais aussi un mécanisme de transformation du champs institutionnel. (DiMaggio et Powell, 1983 ; North, 1990 ; Scott, 2001).

Scott (1991) définit la dynamique institutionnelle comme les relations entre des contextes imbriqués, depuis des institutions sociétales, jusqu’à l’acteur individuel. Chaque niveau constitue le contexte d’action du niveau inférieur. Parmi ceux-ci, des processus descendants (obligation, diffusion, socialisation, sanction) façonnent les différents niveaux successifs et définissent le cadre de l’action possible. A l’inverse, des processus ascendants (invention, négociation, interprétation, innovation, erreur) modifient les contextes institutionnels et la régulation qui leur est associée.

Dans cette optique, les institutions, entendues comme des créations humaines, peuvent être à ce titre, sujettes à des évolutions. Pour North (1991, p.97) : « Les institutions sont les contraintes conçues par l’homme qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales. Elles consistent à la fois en des contraintes informelles (sanctions, tabous, coutumes, traditions et codes de conduite) et de règles formelles (constitutions, lois, droits de

propriété) ».

Dans contexte où les instances de régulation jouent un rôle majeur sur l’évolution des marchés ou de la structure de l’industrie, ces réseaux relationnels peuvent être parfois utilisés par une ou plusieurs firmes dominantes, pour défendre leurs propres intérêts. Ces comportements sont qualifiés de « capture » par les économistes (Stigler, 1971 ; Laffont & Tirole, 1991).

Selon les approches institutionnelles et néo-institutionnelle (DiMaggio & Powell, 1983 & 1991 ; Greenwood & Hinings, 1996) le choix de l’action procède d’exigences de socialisation, de normes institutionnelles et de pressions vers la conformité. Dans un contexte turbulent et incertain comme celui d’une dérégulation, les forces institutionnelles peuvent encourager un groupe d’opérateurs à adopter des formes organisationnelles et des développements stratégiques mimétiques permettant la légitimation collective (Stienstra & al., 2004).

Ainsi au sein d’une industrie de réseau en cours de libéralisation, les règles du jeu sont émergentes et non stabilisées. Le cadre réglementaire est alors en évolution et soumis aux pressions institutionnelles. La dimension hors-marché, notamment politique et médiatique, prend alors une importance stratégique pour les acteurs concernés.

Figure 17 : L’influence des constituants du marché

(Sources : Abrahamson & Fombrun, 1992, p.180 ; repris dans Baumard, 2000, p.125)

A partir des travaux de chercheurs « institutionnalistes » comme DiMaggio (1987), Abrahamson & Fombrun (1992) ont analysé les vecteurs d’influence du secteur économique sur la production d’une « macro-culture ». Leur analyse détaille le rôle des média, de la politique et de l’éducation dans la propagation d’idées façonnant indirectement une superstructure sociétale (cf. Figure 17).

C’est au travers de différents processus interorganisationnels « hors-marché » (donations, lobbying, presse) que certaines entreprises développement de véritables stratégies d’influences, qui peuvent avoir des impacts tant au niveau d’une industrie que parfois même d’un pays.

2.3.3) La mise en œuvre de stratégies hors-marché

Comme nous le rappelle Russo (1992), les firmes régulées ont en effet un levier stratégique important car elle bénéficie de liens importants avec la puissance publique. L’asymétrie d’information (Laffont & Tirole, 1993) permet à l’opérateur d’obtenir un certain pouvoir sur l’autorité de contrôle et de régulation (Bernstein, 1955). L’opérateur peut également prendre l’ascendant sur le régulateur grâce à certains recrutements de personnes clés ou d’anciens membres de l’autorité (Eckert, 1981), ou par des manœuvres juridiques (Stigler, 1971) ou l’utilisation stratégique des procédures administratives (Owen & Braeutigam, 1978).

Ces stratégies hors marché sont au cœur des activités politiques des entreprises. Le concept d’activité politique des entreprises a été approché par quelques auteurs en management (Attarça, 2000 ; Baron, 1995 ; Baysinger, 1984 ; Boddewyn & Brewer, 1994 ; Epstein, 1969 ; Getz, 1997 ; Keim & Zeithaml, 1986 ; Mitnick, 1993 ; Mahon, 1993 ; Nioche & Tarrondeau, 1998 ; Oliver, 1991 ; Pfeffer & Salancik, 1978 ; Yoffie, 1988).

La finalité de cette stratégie politique est la production, directement ou indirectement, de règles institutionnelles favorables aux intérêts de l’entreprise. Pour une entreprise, il ne s’agit pas d’une fin en soi mais bien d’un moyen de défendre ou de valoriser ses intérêts.

L’intégration au sein de l’Union Européenne et la mise en place de nouvelles régulations communautaires a en effet renforcé ce phénomène (Van den Hoven, 2002 ; Dahan, 2003). Ainsi dans le cadre du développement d’une politique européenne de la concurrence et de la création d’un marché unique, les états nationaux peuvent jouer directement un rôle stabilisateur au profit de leurs entreprises nationales en temporisant les processus de réformes pilotées par la Commission.

En science de gestion, le lobbying peut être rattaché à la stratégie politique de l’entreprise. A la différence de groupe de pression rassemblant des citoyens, les entreprises ne votent pas, et donc elles ne peuvent pas échanger des votes contre des biens publics ou des réglementations. En revanche, les entreprises peuvent trouver d’autres voies pour influencer les autorités. En effet, la stratégie politique de l’entreprise peut être définit comme un processus d’actions d’influence mis en œuvre par une entreprise dans le but d’orienter ou d’influencer les décisions publiques (Epstein, 1969)

Les entreprises, notamment pour les plus grandes, ou grâce à leurs organisations patronales, disposent de moyens de pression :

- Positivement, l’association de l’entreprise à des efforts politiques (insertion sociale, politique de l’emploi, investissements…).

- Négativement, par la menace de l’utilisation de leur pouvoir de nuisance (grève, dysfonctionnement, délocalisation).

Les firmes peuvent ainsi s’adresser directement à certains hommes politiques pour les sensibiliser à leurs idées et leurs intérêts. Dumez & Jeunemaître (2001) soulignent que les hommes politiques cherchent avant tout à faire évoluer leur pays sans provoquer de ruptures radicales, qui pourraient au contraire de l’effet recherché, paralyser une économie. Les efforts des entreprises sont alors concentrés sur une légitimation de la spécificité de leur secteur et du non respect de procédure réglementaire qui s’applique pourtant à d’autres secteurs.

Ainsi, la mise en œuvre d’une stratégie politique peut permettre à l’entreprise de légitimer ses activités économiques, ses objectifs technico-économiques ou les moyens particuliers qu’elle met en œuvre (Baysinger, 1984). La stratégie politique de l’entreprise peut également viser à modifier les conditions de réalisation des activités économiques de l’entreprise, que ce soit dans le but d’améliorer son efficacité économique, d’accroître son pouvoir de marché (Boddewyn & Brewer, 1994). Gale et Buchhloz (1987) identifient trois types d’objectifs pour la stratégie politique de l’entreprise :

- la modification de la taille d’un marché (par exemple à travers l’obtention de marchés

publics),

- la définition ou la redéfinition des règles du jeu concurrentiel (dresser des barrières à l’entrée, instaurer des règles limitant la concurrence…)

- la modification de la structure des coûts sectoriels (salaires minimum, octroi de subventions directes ou indirectes, variation des contraintes règlementaires…).

Dahan (2003) a proposé une modélisation du processus d’acquisition d’un avantage concurrentiel politique. En transformant, son accès à des décideurs politiques et sa capacité d’influence en une réglementation qui lui est favorable, l’entreprise se construit ainsi un avantage concurrentiel.

Saïd & Attarça (2005) complètent cette approche en proposant une vision dynamique (cf. Figure 18). A travers ses actions de lobbying, l’entreprise développe une « ressource politique » (réseaux relationnels politiques, savoir-faire en matière de conduites d’actions, connaissance du fonctionnement des institutions…) (Dahan, 2002, Attarça, 2002).

Figure 18 : Lobbying & acquisition d’un avantage concurrentiel

(Source : D’après Saïd & Attarça, 2005)

Baron (1995) recommande à ce titre une véritable intégration des stratégies de marché et hors marché (market & non-market). L’auteur définit les spécificités des stratégies « non marché » à travers les particularités de leurs environnements. Illustrant le système propre à la mise en place de stratégie non marché à l’aide d’exemple de différents secteurs (habillement, médical…) l’auteur structure et conceptualise sa démarche. En s’appuyant sur l’étude du cas Kodak-Fujifilm, Baron (1997) recommande la mise en œuvre d’une « stratégie intégrée » qui met à profit une stratégie concurrentielle tout en développant une stratégie non-marché visant à façonner les règles de fonctionnement de l’industrie.

Section 3 : Notre problématique et nos questions de recherche

Cette recherche doctorale est fondée sur la rencontre d’un centre d’intérêt théorique (celui de la dynamique concurrentielle) avec le développement d’une entreprise partie prenante d’un processus de libéralisation européen. Est alors né un besoin de recherche pour comprendre les comportements concurrentiels de firme au sein d’un secteur en cours de libéralisation.