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dans le processus de radicalisation violente

Bilel Ainine Docteur en sciences politiques (CESDIP-CNRS),

chercheur associé à la Miviludes

Depuis les attentats tragiques du 11 septembre 2001, la question du terrorisme en lien avec la radicalisation violente de type djihadiste est abor-dée de manière beaucoup plus fréquente par les milieux de la recherche scientifique 1. Répondant à des préoccupations exprimées par les pouvoir publics occidentaux en matière de sécurité, les travaux de recherche sur ce phénomène se sont le plus souvent orientés vers des approches psychologique, sociologique et psychosociologique (dont je m’inspire moi-même) largement dominées par les travaux anglo-saxons 2. L’objectif affiché est de saisir les contours de la radicalisation violente qui touche un certain nombre de jeunes individus vivant dans des sociétés occidentales et qui rejoignent les rangs des organisations djihadistes 3.

Si l’accent est mis sur les ressources mobilisatrices de l’engagement, telles que les variables idéologique, organisationnelle, identitaire et émotion-nelle, l’approche processuelle semble prendre de plus en plus de place dans l’analyse de ce phénomène 4. Cette approche a en effet le mérite

1. Dans sa thèse de doctorat intitulée « Devenir jihadiste à l’heure du web » Benjamin Ducol rappelle que les travaux publiés sur le thème de radicalisation dans les deux revues phares traitant du terrorisme vont passer de seulement 3 % durant la décennie qui va précéder le 11 septembre à 77 % à partir de 2006, voir Ducol B., (2014), p. 54.

2. Des travaux qui ont pour particularité de privilégier l’analyse quantitative même si l’ana-lyse qualitative n’est pas pour autant absente.

3. McCauley C. et Moskalenko S., (2008), p. 415-433 ; Wiktorowicz Q., (2005) ; Waldmann P. K., (2010) ; Khosrokhavar F., (2015).

4. Devin R., Springer D. R., Regens J. L., and Edger D. N., (2009) ; Seib P., et Janbek D. M., (2010) ; Smelser N. J., (2010) ; Desai M., (2006) ; Berman E., (2011) ; voir aussi une série d’articles publiés dans Magnus Ranstorp M., (2010).

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d’éclairer le caractère progressif et non linéaire de l’engagement dans la violence en proposant une déconstruction minutieuse des trajectoires individuelles étudiées.

En France, nous avons assisté dès avril 2014 à la mise en œuvre d’un premier plan national de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes (présenté par le ministre de l’Intérieur en avril 2014).

Parallèlement, la nécessité pour les autorités publiques de développer des ponts avec le monde de la recherche fut de plus en plus persistante au regard des besoins exprimés (aussi bien par les différentes institutions publiques que la société civile) pour la compréhension de ce phéno-mène. Les nombreuses interrogations liées aux profils psychologique et sociologique des djihadistes impliqués dans les attentats commis en France au cours des quatre dernières années n’ont fait qu’accroître cette nécessité d’associer le monde de la recherche au dispositif de prévention de la radicalisation.

Dès mon intégration à l’équipe de la Miviludes en septembre 2016, c’est en tant que chercheur et chargé de mission qu’il m’a été confié d’assu-rer des formations sur le processus de radicalisation. Dans un premier temps, les nombreux déplacements que j’ai pu effectuer en France dans le cadre de ces formations Miviludes m’ont permis de prendre la mesure de l’ampleur des préoccupations formulées par les professionnels (éduca-teurs, travailleurs sociaux, conseillers d’insertion, personnel de santé, enseignants, protection judiciaire de la jeunesse, service de sécurité…) au sujet de la radicalisation. Dans un deuxième temps, j’ai pu avoir le privilège de rencontrer et d’écouter de nombreux acteurs institutionnels et associatifs impliqués dans le dispositif de prévention de la radicalisation.

Il n’est pas de mon ressort ici de m’attarder sur les questionnements liés aux facultés psychiques des individus radicalisés. Nombreuses en effet sont les interrogations autour de la santé mentale des individus impliqués dans des faits de terrorisme commis en France. L’on se demande alors s’ils agissent en parfaite conscience au nom d’un idéal politico-religieux, ou bien s’ils souffrent tout simplement de maladies mentales. Des « profils hybrides » 5 mêlant radicalité et pathologies, ou bien d’individus « paumés » ont été évoqués. Des expertises psychiatriques ont également fait état

5. Selon les experts psychiatres et la police, ce fut par exemple le cas pour Yassin Salhi qui avait décapité son patron à Saint Quentin-Fallavier avant de se suicider quelques mois plus tard dans sa cellule à la prison de Fleury-Mérogis.

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de « schizophrénie paranoïde » 6, de  «psychose schizophrénique » 7 ou de

« délire mystique » 8. Néanmoins, psychiatres et psychologues s’accordent eux-mêmes sur le fait que la maladie mentale est bien loin de constituer un déterminant pour l’engament violent chez la plupart de individus étudiés, bien au contraire, elle renvoie plutôt à des cas restreints et particuliers.

Les questionnements qui mettent le jugement moral au centre des inquié-tudes sont aussi très présents. Ceci est d’autant plus compréhensible qu’il est difficile de rester insensible à l’égard des atrocités commises au nom de la « cause djihadiste » avec les chocs moraux qui en résultent, aussi bien pour les victimes et leur famille, que la société tout entière.

Néanmoins, cela ne va pas sans favoriser une compréhension biaisée du phénomène de radicalisation, car le plus souvent, lorsque l’émotionnel l’emporte sur la raison, on aurait tendance à se contenter de conférer de manière très subjective aux individus radicalisés des qualificatifs tels que « monstres », « sauvages », « barbares » … en somme des « terroristes pulsionnels » submergés par leurs émotions et incapables de tenir une lecture lucide de la réalité.

Le développement que je propose ici vise de par son ancrage sociolo-gique et psychosociologue, à apporter quelques éléments de réflexion qui s’inscrivent en complémentarité avec les approches psychiatrique et psychopathologique de la radicalisation violente. Aussi nécessaires et légitimes soient-ils, les débats liés à cet aspect psychique chez les individus radicalisés ne doivent pas nous amener à négliger les cadres cognitif et rationnel sur lesquels repose l’action djihadiste. Ceci de la même manière qu’on ne doit en aucun cas évacuer l’articulation qui se joue entre mécanismes cognitifs et mécanismes émotionnels.

Le plus souvent, les jeunes radicalisés tiennent en effet un discours de légitimation qu’ils préfèrent mettre en avant au détriment d’un discours de victimisation de soi-même (je ne suis pas une victime déclarent certains d’entre eux 9) qui tendrait à justifier l’action violente par des facteurs de fragilités psychologiques. Toutefois, la dimension affective n’est pas en reste, car à les écouter, la colère, le sentiment d’injustice, le désir de

6. Déjà inscrit dans le répertoire des fichers S, Mamaye D. avait été hospitalisé en unité pour malades difficiles (UMD), avant d’être transféré dans un hôpital psychiatrique proche du domicile de ses parents. Sa tentative d’agression à la tour Eiffel intervient à la suite d’une permission de sortie après une amélioration de sa santé mentale.

7. Pour Alexandre Dhaussy (23 ans), qui avait planté un couteau dans le cou d’un chasseur alpin en mission Vigipirate (mai 2013), l’expertise psychiatrique évoque une « psychose schizophrénique ».

8. Cette formule est le plus souvent mise en avant lorsqu’il s’agit de « loup solitaire ».

9. Crettiez X. et Ainine B., (2017).

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vengeance, mais aussi de reconnaissance (T. Lindemann 10, J. Saada 11, S. Atran 12), de grandeur, de quête identitaire (T. B. Hansen 13), le tout marqué par une logique de virilisme… sont autant de variables à prendre sérieusement en compte si l’on veut comprendre les mécanismes qui président au processus de radicalisation violente.

En premier lieu, ma démarche tend à éviter de faire l’impasse sur la perméabilité que pourraient présenter certains individus au contenu du discours radical violent, en l’occurrence ici, le salafisme djihadiste.

Négliger la place du contenu de ce discours revient à nier toute forme de sens accordé par les individus radicalisés à l’action violente qu’ils entendent entreprendre. C’est à ce titre qu’il semble nécessaire de tenter de comprendre ce que pensent ces individus qui ont, soit fait le choix de s’engager dans une action violente, soit ont soutenu à cette fin des méthodes dites terroristes. Identifier leurs référentiels, saisir leurs orien-tations intellectuelles et leur vision du monde, contribuerait sans aucun doute à situer la variable cognitive dans le processus de radicalisation et en mesurer la portée.

En second lieu, il me paraît indispensable de prendre en compte les liens étroits qui existent entre idéologie et émotions dans la mesure où il apparaît clairement que la manière dont les doctrines sont professées suscite chez les individus des réactions émotionnelles fortes, susceptibles d’encourager l’action violente radicale (Ron Aminzade et Doug McAdam 14).

Le but ici est de replacer les dimensions émotionnelles dans l’analyse processuelle. Ce qui d’une part, nous amène à reconsidérer le rôle des affects dans la construction des intentionnalités (Antonio Damasio 15) qui sous-tendent l’action violente, et d’autre part, nous conduit à nous intéresser de plus près au rôle que peuvent jouer les « chocs moraux » 16 et les « dispositifs de sensibilisation » 17 destinés à canaliser la « colère juste » (W Gamson 18) qui mobilise dans l’action violente.

10. Lindemann Th., (2010).

11. Lindemann Th. et Saada J., (2012).

12. Atran S., (2015).

13. Hansen T. B., (1996).

14. Aminzade R. et McAdam D., (2002), p. 107-109.

15. Damasio A., (1994) ; Zhu J. et Thagard P., (2002), p. 19-36 ; Zirotti J. P., (1/12/2010), p. 47-62 ; Döring S. A., (2003), p. 214-230.

16. Notion développée par le sociologue américain Jasper J., (1999).

17. Par dispositif de sensibilisation, Christophe Traïni entend « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue ». Voir Traïni C., (2009).

18. Fireman B., Gamson W. A. et Rytina S. (1982).

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