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2.2 L’accélérateur comme espace liminal d’entrainement à la gestion des impressions

2.2.1 La liminalité

Je présente dans cette section la liminalité, les principales approches de la liminalité et comment abordons ce concept.

2.2.1.1 Définition de la liminalité

Le mot liminalité provient de l’expression latine limen, qui est interprétée en anglais par threshold. Je traduis cette expression par seuil. Ce concept a été introduit par l’anthropologue Van Gennep dans son ouvrage les rites de passage (van Gennep, 1960 (1904)), où l’auteur traite de la manière dont les individus abordent les changements sociaux.

Pour Van Gennep (1904), le passage d’une étape de la vie à une autre, ou d’une situation sociale à une autre, se fait à travers des rites qu’il qualifie de rites de passage. Il présente le passage sous trois étapes qui s’exécutent à travers des rites spécifiques. Il s’agit de la séparation, de la transition (ou la marge) et de l’incorporation (ou la réintégration) (van Gennep, 1960 (1904)). La séparation est le moment ou l’individu se sépare de sa condition initiale. Pendant cette étape, il exécute des rites préliminaires pour marquer l’amorce de son changement de condition ou de statut. La séparation est suivie de la période de marge qui marque la transition vers la nouvelle situation. Pendant la période de marge, l’individu séparé exécute des rites liminaires visant à le préparer à sa nouvelle condition. Vient enfin

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l’incorporation de l’individu dans sa nouvelle situation. Cette étape marque la fin de la transition et se caractérise par des rites que Van Gennep qualifie de post liminaires. Pour illustrer la séquence des rites de passage, j’utilise des exemples présentés par l’auteur : l’accouchement chez les Oraiba de l’Arizona et l’initiation chez les Brahmanes.

Chez les Oraiba de l’Arizona, selon Van Gennep (1960 (1904)), lors d’un premier accouchement, les parents et époux assistent au travail de la femme enceinte, mais « la mère ne doit pas assister à l’accouchement proprement dit, non plus que le mari, les enfants, ni personne d’autre » (Van Gennep, (1960) 1904 : 61), ce qui traduit son isolement ou son entrée en liminalité. Dès que l’enfant nait, la mère de l’accouchée vient prendre le placenta pour l’enterrer dans un endroit sacré. « Pendant 20 jours, la jeune mère est soumise à plusieurs tabous alimentaires » (Van Gennep, 1904 : 62). Le 20e jour les femmes du clan donnent des noms à l’enfant, qui est ensuite présenté au soleil. Puis la famille et les femmes qui ont donné des noms à l’enfant ainsi que d’autres invités prennent part à un repas. Dès ce moment, la vie reprend son cours normal pour cette famille. Selon Van Gennep, la séquence est bien la séparation (accouchement) pendant laquelle la mère est dans l’isolement, la période de marge (les 20 jours de tabous alimentaires), et la réintégration dans la vie ordinaire est marquée par les rites célébrés le 20e jour (Van Gennep, (1960)1904 : 62).

Chez les brahmanes, selon le même auteur, les prêtres naissent prêtres. Cependant, ils apprennent à agir comme des prêtres par une initiation qui est rendue nécessaire à cause des gestes à faire et des formules à prononcer dans l’exercice de la fonction de prêtre (Van Gennep, 1904 : 149). L’initiation ici commence par la tonsure, le bain, le changement de vêtement, le changement de nom, etc., et on déclare que « l’enfant est mort », ce qui symbolise son isolement. Le novice est ensuite soumis à toutes sortes de tabous, et apprend des formules et des gestes auprès d’un précepteur. Le 3e jour, l’on récite des formules et l’enfant renait. Puis vient la cérémonie d’intégration au cours de laquelle « le novice se dépouille des signes du noviciat […], se baigne et revêt des vêtements neufs » (Van Gennep, 1904 : 150). La séquence est encore la séparation (la mort de l’enfant) dans laquelle l’enfant est isolé, la période de marge (les 3 jours de noviciat) où il exécute les rites le préparant à son nouveau statut social, et l’intégration dans le sacerdoce.

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Pour Van Gennep (1904), la liminalité représente ce moment transitoire et temporaire situé entre l’ancienne situation et la nouvelle, pendant lequel les individus exécutent des rites liminaires pour se préparer à leurs nouvelles situations. L’auteur affirme que cette séquence (séparation, liminalité, intégration) est générique et s’applique à presque tout mouvement des humains en société avec des durées très variables pour chaque étape dépendamment des contextes.

Dans les années 1960 à 1980, l’anthropologue britannique Victor Turner reprit les travaux de Van Gennep et mit l’accent sur la phase liminale des rites de passage. Pour lui, Van Gennep n’a pas exploité tout le potentiel de sa découverte et est resté trop focalisé sur l’aspect rituel des changements qui ont lieu dans la vie des individus ou des collectifs dans la société (Turner, 1977). Selon Turner « l’essence de la liminalité doit être recherchée dans ce qu’elle libère des contraintes normales, rendant ainsi possible la déconstruction de ce qui est inintéressant dans la construction du sens commun [Common sense en anglais], le sens de la vie ordinaire […] en des unités culturelles, lesquelles sont ensuite reconstruites d’une nouvelle façon […] » (Turner, 1977 : 68, ma traduction). Pour cet auteur, la liminalité relève du domaine de l’intéressant, du non commun, et favorise l’innovation et la créativité. Selon Howard-Grenville et al. (2011) qui s’inspirent de l’approche de Turner, lorsque l’attention est mise sur les rituels, la liminalité prend la forme d’une obligation plutôt qu’une décision volontaire des acteurs en réaction à certains événements externes.

Dans le mode de fonctionnement des accélérateurs, existent a priori les trois étapes du cycle décrit par Van Gennep (1960 (1904)) : la sélection des entrepreneurs à inclure dans les cohortes (séparation), l’accompagnement des entrepreneurs à travers un certain nombre d’activités (liminalité) et la graduation qui marque la fin du programme d’accélération (incorporation). Je les aborde selon la perspective de Van Gennep (1960). Afin de mieux expliquer ce choix, je donne davantage de détails sur le passage des entrepreneurs dans les accélérateurs.

L’admission dans les programmes d’accélération débute par des tests de sélection incluant la complétion de formulaires et des conversations orales entre les entrepreneurs et l’équipe en charge des recrutements chez l’accélérateur. Pendant cette étape, les entrepreneurs entrent en conversation avec des personnes qui leur sont généralement inconnues, ce qui

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correspond bien à la phase de séparation de Van Gennep (1960). Après la sélection, débute la période d’accélération de plusieurs mois (Cohen, 2013b) qui correspond à la période de marge chez Van Gennep. Pendant cette étape, les entrepreneurs font du réseautage, suivent des ateliers ou des séminaires selon les spécificités de chaque accélérateur (Miles, et al., 2017). Ensuite vient le jour de la graduation qui prend la forme d’une journée d’exposition du savoir-faire des entrepreneurs devant un public (Cohen, 2013b; Miles, et al., 2017). À la suite de la graduation, les entrepreneurs quittent le programme d’accélération et retournent à leurs activités. La séquence ici est bien la séparation (sélection), la période de marge (période d’incubation) et l’incorporation (graduation).

Je me concentre sur l’étape liminale qui est la période de transition de l’entrepreneur, là où l’accompagnement par l’accélérateur a lieu. Les accélérateurs accompagnent les entrepreneurs dans leur passage de la condition d’entrepreneurs en démarrage vers celle d’entrepreneurs à succès à travers des pratiques dont le but est de rehausser leurs compétences (Hallen et al., 2016). J’assimile ces pratiques à des rites de passage (Gennep, 1960 (1904)) et voudrais les comprendre dans le but de mieux saisir la préparation des entrepreneurs.

Mon choix de la perspective de la liminalité selon Van Gennep répond à l’appel lancé par Söderlund et Borg (2017) de « revisiter les idées centrales de Van Gennep concernant la transition en tant qu’un fait d’existence, d’examiner non seulement les « faits vivants », mais aussi les moments ambigus de transitions et la variété des rituels à travers les différentes frontières […] » (Söderlund et Borg, 2017 : 14).

En adoptant la perspective de Van Gennep, je définis la liminalité comme le moment transitoire et temporaire que les entrepreneurs passent dans les accélérateurs et pendant lequel ils sont accompagnés à travers diverses activités qui peuvent prendre la forme du coaching, du mentorat, des formations ou d’interactions informelles.

La liminalité dans la littérature a plusieurs dimensions. Je les présente dans la section suivante et explique le choix d’approcher la liminalité à travers la processualité.

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2.2.1.2 Les dimensions de la liminalité

À la suite d’une revue systématique de littérature, Söderlund et Borg (2017) ont identifié trois dimensions de la liminalité : processus, position ou place.

Dans l’approche processuelle, la liminalité est abordée comme le processus par lequel des individus ou des collectifs entreprennent des actions pour apporter des changements identitaires (Beech, 2011; Simpson et al., 2010) ou organisationnels (Henfridsson et Youngjin, 2014; Howard-Grenville et al., 2011). Garcia-Lorenzo et al. (2017) ont appliqué la liminalité à la condition des entrepreneurs de nécessité en démarrage. Ils les présentent comme en transition d’une situation de sans-emploi ou de sous-emploi vers une véritable intégration sociale (Garcia-Lorenzo et al., 2017). À travers l’expérience liminale, les acteurs exécutent des activités et se livrent à des réflexions qui aboutissent in fine à des changements. Pour Garcia-Lorenzo et ses collègues, l’espace liminal favorise l’autoréflexion et l’exploration de nouvelles possibilités (Garcia-Lorenzo et al., 2017).

D’autres auteurs abordent la liminalité comme une place (Söderlund et Borg, 2017). Selon Söderlund et Borg (2017), ces chercheurs approchent l’espace liminal principalement comme un espace physique dans lequel les routines, normes et activités traditionnelles ne s’appliquent plus. Shortt (2015) les présente comme des espaces de transition qui se situent à la frontière de deux espaces dominants, c’est-à-dire des espaces institutionnalisés ayant des frontières bien définies et dotées de normes et des routines (Shortt, 2015). S’appuyant sur le cas d’un salon de coiffure, cet auteur présente les toilettes, les salles de repos ou les autres espaces situés à la périphérie du lieu de travail principal des employés comme des espaces liminaux séparant leurs espaces publics et privés. L’hôtel est également présenté comme un espace liminal; un espace de transition situé entre le domicile et le lieu de mission pour les voyageurs d’affaires, ou de divertissement pour les vacanciers. Il se situe en marge de la vie sociale normale de ses occupants (Pritchard et Morgan, 2006). Daniel et Ellis-Chadwick, dans le domaine de l’entrepreneuriat, décrivent les entrepôts qu’une entreprise en démarrage utilise provisoirement (en attendant qu’elle grossisse) comme des espaces liminaux situés entre les étapes de démarrage et de croissance de l’entreprise (Daniel et Ellis-Chadwick, 2016). Ces auteurs présentent généralement l’espace liminal comme un espace anonyme où les identités sociales des occupants sont suspendues, un

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espace flexible qui procure à ses occupants un sentiment de liberté et d’affirmation de soi, un espace qui stimule l’inspiration et la créativité (Daniel et Ellis-Chadwick, 2016; Garssten, 1999; Shortt, 2015; Sturdy et al, 2006). Selon des chercheurs, le sentiment de liberté, l’intimité et la flexibilité qu’offre l’espace liminal permettent aux entités liminales, c’est-à-dire les usagers des espaces liminaux, d’être plus disponibles et plus réflexives et donc plus créatives (Shortt, 2015; Wood, 2012). Mais l’espace liminal peut aussi être perçu comme menaçant, dangereux, espace d’insécurité, car l’occupant peut y rencontrer des inconnus (Pritchard et Morgan, 2006).

L’autre dimension de la liminalité identifiée par Söderlund et Borg (2017) est la position. Selon les tenants de cette approche, certaines situations d’emplois ou certains rôles sont fondamentalement liminaux. Ces auteurs mettent l’accent sur les sujets qui font face à la liminalité et moins sur le caractère transitoire (Söderlund et Borg, 2017). Dans cette perspective, plusieurs auteurs présentent le travail temporaire comme une position liminale entre la situation de sans-emploi et le poste à temps plein (Garsten, 1999; Tempest et Starkey, 2016). Czarniawska et Mazza présentent le travail du consultant qui est constamment chez le client sans faire partie de son organisation comme un espace liminal (Czarniawska et Mazza, 2003). D’autres auteurs appliquent la liminalité à la position de certains objets. Ils présentent par exemple les blogues comme occupant une position liminale entre le face-à-face et la communication en ligne (Oravec, 2003; Wood, 2012). La position liminale est présentée comme source d’opportunité, mais aussi d’inquiétude et d’ambiguïté. Selon Garsten (1999) le travail temporaire offre à son occupant l’opportunité de devenir un employé permanent. Il offre aussi la liberté et la flexibilité pour choisir son employeur et ses horaires de travail (Garsten, 1999). Cependant, il est également source d’incertitude, d’inquiétude et de stress, car le travailleur n’a aucune certitude sur ses perspectives d’emploi (Garsten, 1999). Pour Tempest et Starkey, la position liminale est pleine d’ambiguïtés parce qu’elle est à la fois porteuse de risques et d’opportunités (Tempest et Starkey, 2016).

J’aborde dans la section qui suit, le fonctionnement de l’accélérateur en utilisant la liminalité comme grille de lecture. Je m’intéresse à la production de l’espace liminal

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d’accélération et sa ritualisation au sens des pratiques et stratégies développées dans le cadre de la préparation des entrepreneurs.