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Les méandres du fil

Partie II Dessiner avec le fil, envahir l'espace

A. Débordement mouvant

2. Les méandres du fil

Comment le fil me permet-il d'explorer une autre facette du dessin? Peut-être parce que cette fois, libéré du support, il échappe à mon contrôle et propose un graphisme différent, presque une sorte de gribouillage indiscipliné, mou et qui ne garde pas en mémoire les formes. Ce tas, on ne peut le façonner, on ne peut lui donner une ligne directice, il ne s'agit pas d'un dur bloc de pierre que l'on pourrait tailler ou de terre que l'on pourrait modeler. Cette masse semble dans un état transitoire de forme à naître, avec des surgissements comme prêts à disparaître aussitôt qu'ils naissent. "Le fouillis des lignes l'emporte alors dans ce qui devient labyrinthe, entrelacs. Comme dans cet archétypique dessin automatique, les Etoiles (1925-Masson), astres et seins se confondent en de pures circonvolutions. La ligne flirte avec la forme, se maintient un temps en une forme ou une figure pour, tout aussitôt, s'en échapper et retrouver ce geste (géré par des règles et des puissances relevant du biologique, des mécanismes psychomoteurs et de l'inconscient), trajet ou tracé fusant dans l'espace."65 Le dessin du fil finit par m'échapper, à chacun alors de voir dans cet épanchement de fils

ce qu'il veut y trouver.

63 Hubert Damisch, Traité du trait, Paris, Réunion des musées nationaux, 1995, p.68. 64 Ibid.

65 Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne & contemporain, Paris, Larousse, 2011, p.286.

Il y a donc dans cette masse de fils, quelque chose de la ligne qui grouille, qui foisonne, qui serpente. La matière paraît comme en mouvement, relayant cette théorie du chaos qui veut, selon le fragment d'Héraclite, que la matière soit en éternel devenir, en éternel mouvement, sans consistance véritable. L'énergie de l'oeuvre vient alors de la matière à l'oeuvre et non plus véritablement de son créateur. Elle se détermine elle même, devenant un processus. Ce magma de fils, à travers des lignes qui se croisent, s'entrecroisent, sinueuses, tordues et labyrinthiques, rejoint ce "rêve impossible : celui d'une matière sans forme, sans armature et sans corset. Neutre, brute et vierge de tous linéaments. Riche de tous les possibles, mais ne faisant que les indiquer et esquisser."66

Certaines de mes broderies trouvent une assise dans le magma de fils qui se répand au sol alors que d'autres voient leurs fils en suspension dans le vide, comme dans une sorte d'état transitoire, un entre-deux, attirés par le sol et retenus par la broderie. Au fur et à mesure de mes travaux et de mes expérimentations, j'essaie aussi de laisser une plus large place à la matière fil, d'en révéler toutes les potentialités graphiques, d'en trouver l'essence pour provoquer chez le spectateur de plus grandes interrogations. Plutôt que de comprendre, j'essaie qu'ils puisse ressentir mon travail. Cette matière filaire présente dans mes productions, qui parfois se répand dans l'espace, donne, je l'ai dit, comme une assise à mes broderies. Les fils, soumis à la loi de la gravité, tels des fils à plomb, rejoignent le sol et le centre de la terre, point d'attache de toute destinée ici bas. Finalement, est-ce la broderie qui supporte la masse de fil ou bien cette dernière qui agit comme socle pour la broderie? J'aime cette pesanteur de la matière, qui au même titre que la tranche de viande (voire plus encore), donne du corps, fixe, rend charnel. En tant que plasticienne, j'ai besoin de manipuler, de toucher, d'embrasser la matière, comblant autant mon regard que mes mains. Il y a dans certaines de mes broderies, cette volonté de "laisser pendre, laisser aller en limitant le plus possible le contrôle, de façon à ce que l'objet présenté (...) ait la possibilité d'exprimer au mieux sa capacité automorphique (...) c'est résister à la pesanteur sans franchir les limites extrêmes et contraintes de l'incertaine errance aérienne ou de l'effondrement"67, un état dont fait éloge Maurice Fréchuret dans Le mou et ses

formes.

Cette masse de fil informe finit par prendre le dessus (physiquement) sur le travail de broderie. Comment alors nommer mes travaux? S'agit-il de sculptures? D'installations? De dessin, sous quelle forme? On ne peut nier ce volume de fils dans l'espace, ce tas soumis aux lois de la pesanteur dont la base est plus large que le sommet, comme le définit Ben Vautier.

Avec ce tas, on pourrait parler d'un "équivalent sculptural de la tache, non encore informé ou

66 Idem, p.281.

67 Maurice Fréchuret, Le mou et ses formes, Essai sur quelques catégories de la sculpure du Xxe siècle, Paris, ENSBA, 1998, p.161.

"travaillé", l'état de magma, de tas, est fréquent dans l'art contemporain le plus récent (...) par opposition aux formes dures et pleines de la sculpture classique"68. Une ambivalence que traduisent

bien les sculptures de De Kooning, à la fois molles et dures, avec un contours qui semble aléatoire, comme incertain, toujours en mouvement, en mutation, sans forme reconnaissable (annexe 14). Ses sculptures sont à l'extrême frange de la naissance des formes, une sorte de chaos où "la matière s'essaie à prendre forme et semble souvent prête à retomber dans ce néant d'où elle provient."69 Cet

effet donne encore une fois l'impression d'une matière vivante, en train de se mouvoir, indépendante, autonome, automorphe capable de créer sa propre forme.

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